Auteur Sujet: Aedes Magnificens de Felix Delmond  (Lu 11466 fois)

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Aedes Magnificens de Felix Delmond
« le: jeu. 03/06/2021 à 17:46 »
Aedes Magnificens de Felix Delmond


1
A l’aube des derniers jours

L’ultime round de négociation s’annonçait décisif et tout continuait de se présenter sous les meilleurs auspices. Tout du moins, du point de vue d’Ange Jouno. Il observait le secrétaire général des Nations Unies qui enchainait les déplacements et les déclarations percutantes afin d’exhorter la communauté internationale à un sursaut salutaire. « Il nous échoyait de préserver la planète que nous léguerions aux générations futures », disait-il en substance. Face aux caméras du monde, le dignitaire s’échinait à afficher sa constante détermination, sa confiance en l’avenir et son optimisme, mais Ange Jouno savait que ce n’était que balivernes. Une façade de circonstance, du trompe l’œil. Depuis plusieurs mois, le patron de l’ONU parlait dans le vide, même s’il voulait croire que la « responsabilité qui animait les leaders mondiaux », les amènerait à « assumer leurs responsabilités face aux peuples du monde », le cœur n’y était plus. Ce pathétique bouffon, emmanché dans son costard-cravate, s’efforçait vainement à montrer au monde qu’il possédait encore un quelconque pouvoir. Mais intérieurement, il avait conscience que la partie lui échappait. Seulement, il refusait encore de s’avouer vaincu. Le baroud d’honneur d’un magnifique looser s’étalait sur les télés du monde entier.
Confortablement lové dans un fauteuil façonné dans les cuirs les plus riches et les bois les plus rares, Ange Jouno savourait ce moment. Il coupa le son et s’attacha à observer les signes de communication non verbale. Ce que lui renvoyait l’écran ultra-mince, couvrant presque toute la superficie du mur, fit naitre un sourire sardonique sur ses lèvres charnues. Tout dans les attitudes du chef de l’Organisation des Nations Unies sonnait faux. Il y discerna les derniers soubresauts d’un mastodonte à l’agonie dont les ultimes efforts seraient sans conséquence. Le destin de monde était déjà scellé, et rien ne viendrait y remédier.


Pourtant il s’en fallut de peu. Une obscure gamine, sortie de nulle part, avait bien failli tout compromettre. Du haut de ses seize ans, semblable à une Jeanne d'Arc moderne, elle avait su susciter l’espoir en ralliant la jeunesse à sa cause. Partout dans le monde, répondant à son appel, les écoliers séchaient régulièrement les cours pour se lancer dans des marches pour le climat, reprochant aux adultes de ne rien faire pour préserver leur avenir. D’abord regardée avec une certaine condescendance, l’amplification du mouvement fut rapidement considérée comme dangereusement subversive. Finalement, on commença à s’inquiéter de l’écho qu’elle obtenait partout sur la planète. Sa popularité devint si grande, qu’elle fut invitée à s’exprimer à la tribune de l’ONU. Et là, se produisit l’instant sublime, hors du temps, celui où tout bascule.
Elle fit une déclaration d’une rare intensité, emprunte d’une émotion à fleur de peau. Les larmes au bord des yeux, elle cria son désarroi à la face des dirigeants du monde. Elle leur reprocha leur inaction et leur trahison.  Le discours, étrangement mature de cette gamine, dérangea jusqu’aux plus hautes sphères. Ils applaudirent, mais ne lui pardonnèrent pas l’affront. Un torrent de haine déferla sur les réseaux sociaux. Tout était autorisé pour salir la gamine et faire oublier son message. Les éditorialistes et les politologues de tout poil et de tout bord montèrent au créneau, reprochant sa vision anxiogène de l’avenir. Elle désespérait la jeunesse au lieu de l’enchanter. Elle devait retourner à l’école et vivre la vie insouciante qui seyait mieux à son âge. Elle devait apprendre à obéir aux adultes plutôt que de leur donner des leçons.  Elle se débâtit quelque temps dans ce torrent de boue, mais perdit vite pied. Ses adversaires exultèrent alors, assurant avoir démasqué une fausse écologiste, une mystificatrice à la solde d’obscures lobbies. La messe était dite et le soufflet retomba. Les chiens de garde avaient remporté la partie et si la pauvre fille s’était dans un élan de désespoir immolée par le feu, tel le moine bouddhisme Mahāyāna, les plus enragés lui auraient sans doute reproché son bilan carbone lamentable. Le retour de flamme fut dévastateur pour l’ONU. Elle qui avait eu l’audace de porter la gamine aux nues, était à la peine sur la question climatique. Le mistigri avait changé de camp.
Satisfait de la tournure des évènements, Ange Jouno, lustrait machinalement d’une main distraite l’accoudoirs en acajou. Il aimait la sensualité du contact du bois précieux. Le pommeau, finement ciselé, figurait un dragon enserrant dans ses puissantes serres un globe terrestre, le portant vers de solides mâchoires, ouvertes dans un nuage sulfureux. Le monstre fabuleux semblait vouloir engloutir le monde tout entier dans un tourbillon de vapeurs infernales. Jouno ferma lentement les yeux, rejeta lentement la tête en arrière. Il se représenta mentalement, pour la énième fois, l’agencement de l’ensemble des rouages de son grand projet. Jusque-là tout se mettait en place à la perfection. Tout s’ajustait au millimètre, comme les engrenages de la plus parfaite des horlogeries. Doucement, insidieusement, son plan se déployait comme une maladie qui, rongeant le corps patiemment de l’intérieur a déjà corrompu la plupart des organes avant même de se déclarer. Il savourait cette délicieuse sensation de la prédation. Le moment admirable où, comme le superbe dragon tout en nuances de rouges finement incrusté de son accoudoir, ayant patiemment et discrètement enveloppé sa proie, elle se trouvait maintenant, sans même le savoir, à la merci de sa gueule avide. Tel un spectre, l’exterminateur implacable avançait, dissimulé parmi les brumes de l’illusion. Bientôt, dans un assaut furtif, il frapperait ôtant la vie à sa victime sans qu’elle ne fût jamais consciente de l’imminence d’un quelconque danger. Jouno laissa s’épanouir en lui cette perception de toute puissance. Elle se diffusa au travers de son corps, comme les remous d’un frisson sensuel. Des picotements de plaisir remontaient le long de sa colonne vertébrale. Avec délice, il s’attacha à prolonger ce moment, avant de revenir à la réalité et d’ouvrir les yeux.
Il se redressa subitement sur son siège et s’empara du boitier de commande. Il sélectionna, entre plusieurs caméras disponibles, celle qui donnait dans la grande salle du conseil. Sur l’écran mural, les images de la chaine d’information en continue firent place à un plan large capté par le mochard dissimulé dans le plafonnier. Au premier plan, trônait une impressionnante table de réunion ovale en plein bois, pouvant accueillir plus d’une cinquantaine de personnes. En faisant pivoter l’optique, il constata que son rendez-vous était arrivé à l’heure, et qu’il avait été introduit, conformément à ses instructions. L’individu déambulait nonchalamment et donnant l’impression d’apprécier le décorum surchargé et pompeux.
Il attendrait bien encore quelques minutes, pensa Jouno. Il coupa la retransmission et s’accorda le temps de repasser en revue le « CV » de son interlocuteur avant d’engager la conversation. Il s’empara de la tablette posée sur le sous-main en cuir finement décoré. Du bout du doigt, il fit défiler d’innombrables fiches classées par ordre alphabétique. En quelques secondes et clics tapotés du bout de l’index, il relut ce qu’il convenait de connaitre de son interlocuteur. En son for intérieur, il louait la puissance des nouvelles technologies. Ce qui tenait aujourd’hui au creux de sa main, il y a quelques années seulement, aurait rempli toute une salle d’archives. Indéniablement, le virtuel avait ses avantages. 
Avec dextérité, il fit défiler l’écran et s’arrêta sur une photo au format portrait. Elle avait été prise quelques mois plus tôt par les caméras de surveillance lors de la première visite de Charles de Saint-Léger. D’ordinaire, il était aisé de trouver rapidement des informations sur n’importe qui. Il suffisait de quelques secondes pour « googleiser » un nom et ainsi obtenir bon nombre de détails aussi bien professionnels que personnels, y compris des photos parfois même compromettantes. Mais cette fois, l’internet était resté pratiquement muet. Si Google avait bien identifié des pseudos homonymes, il ne trouva rien de consistant sur M. Charles de Saint-Léger. L’individu semblait être particulièrement prudent ou discret. Presque autant que lui-même, pensa Jouno, avec une pointe de satisfaction. Néanmoins il y avait d’autres façons de se renseigner, vieilles comme le monde, moins rapides, plus coûteuses aussi, mais qui avaient porté leurs fruits. Jouno reporta son attention sur l’écran mural et se concentra sur l’homme qui attendait dans la salle du conseil pour le détailler de pied en cap.
De son côté, dès son entrée dans l’immense salle, Charles de Saint-Léger avait instinctivement pressenti qu’on l’observé. Sa petite alarme intérieure avait retenti. Elle fut confirmée par la perception d’un ronronnement discret mais caractéristique du moteur miniaturisé qui animait les mouvements d’une caméra. Cela ne l’alarma pas outre mesure. Il était habitué à ce genre d’ingérence, ce n’était somme toute qu’une sorte de rituel de passage obligé. Chaque fois que de riches mécènes le conviaient dans leurs bureaux, il y avait immanquablement une phase d’observation qui précédait à la confrontation. Au fil du temps, il s’y était accoutumé, et maintenant, cela l’amusait plus que ça ne l’agaçait. Parfois en rajoutait juste pour le plaisir, bien persuadé qu’il restait en toute circonstance, maître de la situation. Mais pas aujourd’hui, il n’était pas d’humeur.
L’optique focalisa sur sa personne. D’une stature roide, trahissant une ascendance aristocratique de haute lignée, Charles de Saint-Léger portait comme toujours un costume à la dernière mode, taillé sur mesures. Strict, sobre, mais d’un grand standing qui ne laissait aucun doute sur sa qualité de gentleman. Grand, les épaules carrées, les cheveux légèrement grisonnants et impeccablement peignés comme s’il sortait directement d’un salon de coiffure, il avait un visage gracieux et les traits fins, presque féminins. Pourtant rien dans sa physionomie ne retenait particulièrement l’attention. Cela lui conférait l’étrange et précieuse capacité de pouvoir passer facilement inaperçu en société.
Personnage omniprésent, il grenouillait dans les hautes sphères diplomatiques, son nom n’apparaissait pourtant sur aucun organigramme d’aucune institution. Toutefois, il avait ses entrées aussi bien dans les ministères que dans les salons feutrés des cabinets des différentes agences de l’ONU. Certains prétendaient même qu’il avait la totale confiance du secrétaire général et qu’il était le parrain de sa dernière nièce. Une chose était certaine, pour conclure des affaires en partenariat avec une des agences de l’ONU, il valait mieux avoir Saint-Léger avec soi ou au moins fallait-il s’assurer de sa neutralité.
Pour l’instant, celui que toute la sphère diplomatique avait l’habitude d’appeler Monsieur le Conseiller ne semblait nullement contrarié de devoir patienter et d’attendre le bon vouloir de son hôte.
En réalité, Saint-Léger affichait sciemment un air de nonchalance savamment étudié. En déambulant lentement, il donnait l’impression d’apprécier en amateur, l’aménagement de la salle du conseil. Les riches tentures, au style faussement renaissance, qui habillaient les murs n’étaient évidemment que de pâles reproductions, mais de bonne facture. Elles avaient certainement été commandées et acquises à grand frais, tout comme les deux lustres Murano polychromes monumentaux en pur verre vénitien. Ils pendaient, ostensiblement surchargés de couleurs, sous un haut faux plafond à caissons également décoré de fresques aux teintes saturées. Elles représentaient des scènes mythologiques empruntées aussi bien à la Grèce antique, qu’au bouddhisme ou au Mahâbhârata et Râmâyana hindous. Cette farandole hétéroclite donnait l’impression d’une recherche esthétique pour le moins étonnante. Une sorte d’approche universelle qui laissait une étrange sensation.
En son for intérieur, Saint-Léger trouvait tout ce déballage de « magnificence » d’un parfait mauvais goût. Du pur kitch dont la seule justification se trouvait dans la volonté d’exhibition ostentatoire de fastes. La grande table en bois précieux, d’une fabrication moderne et équipée des derniers moyens de communication complétait cet étrange décor. Depuis cette salle, des réunions pouvaient sans doute se tenir en visioconférence avec des interlocuteurs se situant n’importe où sur la planète.
Au fond, au-dessus d’un bar en ébène, surmonté de carafes en cristal et de bouteilles de spiritueux hors d’âge, une tapisserie s’escamota vers le plafond dans un froissement feutré. Elle laissa apparaitre un écran sur lequel se détacha la silhouette d’un l’homme en contre-jour. Seules deux mains reposant sur des têtes de dragons s’exhibaient distinctement.
— Bonjour Monsieur le Conseiller, veuillez excuser mon retard.
Sans attendre de réponse, Jouno poursuivi.
— Comme vous l’imaginez, mon temps est autant compté qu’il est précieux et je suis persuadé qu’il en va de même pour vous. J’en viendrais donc directement à l’essentiel. Les intérêts que je représente tiennent à vous assurer de leur pleine et entière satisfaction.
L’entrée en matière, peu protocolaire, heurta quelque peu Saint-Léger releva, qui toutefois n’en laissa rien paraître. Il remarqua également que son temps devait avoir une moindre valeur puisque son hôte s’était permis de le faire patienter.
— Monsieur Jouno, la satisfaction est réciproque, articulât-il finalement sur un ton froid. Vous avez sans doute reçu le dernier rapport de l’Agence. Votre projet y est brillamment mis en valeur, vous en conviendrez. Il est présenté comme l’une des principales contributions relevant d’un partenariat entre des organisations publiques et privées pour l’amélioration des conditions sanitaires dans les pays en développement. L’Organisation Mondiale de la Santé le qualifie même d’initiative exemplaire.
Depuis trois ans, la "Fondation Mondiale pour la Santé Maternelle" (FMSM) en étroite collaboration avec l’antenne locale de l’Organisation Mondiale de la Santé et le ministère béninois de la santé faisait indéniablement progresser la prise en charge des femmes tout au long de leur grossesse. La gratuité et la qualité des soins dispensés avaient nettement fait régresser l’occurrence des pathologies et drastiquement chuter la mortalité des femmes en couche. L’Hôpital Renaissance, flambant neuf et doté des équipements les plus modernes, accueillait annuellement plusieurs milliers de patientes. Depuis six mois, une équipe médicale locale, prenait progressivement la place des personnels soignants de la FMSM. L’hôpital serait bientôt entièrement autonome et seul le département de recherche sur les maladies tropicales resterait sous l’entier contrôle de la FMSM. Cette initiative novatrice, entièrement financée par la Fondation, s’affichait comme une réussite représentative des efforts de la communauté médicale internationale, ce que louait dernier rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé.
— En effet, j’ai reçu un exemplaire voici quelques semaines. Et j’ai bien noté que vous avez eu la délicatesse de me faire parvenir une copie avec un paraphe du secrétaire général. Croyez bien que j’en ai été très touché.
Saint-Léger ne répondit pas. Il acquiesça simplement, signifiant ainsi que c’était la moindre des choses.
— Nous faisons de grandes choses poursuivit Jouno. C’est l’essentiel. Notre collaboration est un exemple inspirant. J’espère bien que les résultats prometteurs que nous obtenons ne sont qu’un début.
Saint-Léger détacha son regard d’une tapisserie représentant, avec force couleurs, une scène qui se voulait bucolique, mais qu’il jugeait grotesque. Dans un basculement de buste il se posta face à l’écran feignant d’ignorer où se trouvait la caméra espionne. Il asséna alors d’un ton détaché.
— Je m’en voudrais de doucher votre optimisme, mais votre réussite, est … comment dire ? Pas du goût de tous à l’Agence. Trop rapide et trop flamboyante, vous dérangez mon cher Jouno. Certains, dont je terrais les noms prédisent déjà que ce pourrait plutôt être l’annonce d’une fin imminente.
Si Jouon, rencogné dans la pénombre, encaissa difficilement l’estocade, il fut impossible à Saint-Léger de le discerner. En revanche, au bout de quelques secondes, l’écran laissa entrevoir l’ombre d’un sourire affable qui aurait pu être pris pour une manifestation de bonhomie.
— Monsieur le Conseiller, je suis certain que vous ne prêtez pas l’oreille aux bruits de couloir, fussent-ils feutrés. Je considère au contraire que notre grand projet est un aboutissement. D’ici deux à trois ans au maximum, l’équipe médicale aussi bien que la partie administrative de l’hôpital seront entièrement béninoises. Lao-Tseu n’aurait-il pas dit « Si tu donnes un poisson à un homme, il mangera un jour. Si tu lui apprends à pêcher, il mangera toujours » ? Eh bien nous ne faisons ni plus ni moins que de mettre en pratique cette sagesse ancestrale. Qui pourrait décemment s’y opposer ?
— Certes, nous le savons. Mais comment dire… les luttes de pouvoir internes, alors que le mandat du secrétaire général doit prochainement être renouvelé, brouillent la situation. Il se dit que, sous couvert d’un transfert de compétences, vous organisez en réalité votre désengagement. Il serait même question d’enrichissement personnel…
— C’est de la pure diffamation, éructa Jouno, cette fois hors de lui. Qui oserait croire une telle l’infamie ? Après avoir reçu les honneurs et la reconnaissance de l’ONU, nous laisserions l’hôpital à son sort l’abandonnant à une inévitable décrépitude. C’est une pure absurdité !
— Croyez bien que, si je prends ici la liberté de vous en parler, c’est pour vous assurer de notre soutien. Le secrétaire général est conscient de la rigueur qui vous caractérise et de la valeur de vos engagements. Nous avons le plus grand respect pour vos actions philanthropiques. Néanmoins nous faisons face à des temps troublés où tous les coups sont permis. Il vous faudra sans doute faire le dos rond et avoir les épaules larges. Tout rentrera en ordre lorsque le secrétaire général sera reconduit, ce dont je ne doute guère. Mais d’ici là il vous faudra être prudent.
— Monsieur Saint-Léger, commença Jouno en articulant exagérément chaque syllabe. Je ne vous surprendrais pas en vous disant que la dérobade n’est pas inscrite dans mes gènes. Cet l’hôpital revêt pour nous une importance capitale. Et nous assumerons notre engagement jusqu’au bout. N’en déplaise aux grincheux, je compte même passer à la vitesse supérieure. Ainsi, comme nous l’avions programmé, des médecins locaux vont venir en formation ici pour y acquérir la meilleure expérience qui soit, tandis que d’autres, triés sur le volet, partiront au Bénin pour une année de travail en coopération. Tout cela grâce à des bourses de ma Fondation. Dans un premier temps, nous gardons évidemment l’entière maîtrise du département de recherche sur les maladies tropicales, je n’envisage pas encore de transfert à ce niveau-là.
— Vous savez que l’Agence ne vous suivra pas financièrement, affirma Saint-Léger, plus qu’il ne posa la question. Tous nos budgets sont gelés et les repenses reportées sine die.  Vous savez comme moi que nombre de pays ont tendance, ces derniers temps, à surseoir à leurs engagements en matière d’aide au développement. Évidemment, ils n’ont pas le front de remettre en cause leur participation. Ce serait diplomatiquement discourtois et difficile à assumer politiquement… Mais ils préfèrent jouer la montre et retardent autant que possible leurs échéances de payements.
— Je n’ai aucune inquiétude et je vais vous faire une confidence. Si la Fondation était notée par ces agences qui se permettent de juger de la tenue des finances des pays, je ne doute pas une seule seconde qu’elle aurait un triple A.
Saint-Léger esquissa un sourire tout diplomatique invitant son interlocuteur à poursuivre.
— Voyez-vous, nos membres sont des donateurs richissimes. Certains même réalisent pour la plupart de leurs bénéfices faramineux en commercialisant des traitements pour soulager les maladies des pays riches. Entre nous, c’est incroyable la profitabilité que représentent l’obésité, le diabète et les maladies coronariennes. C’est une sorte de rente de situation qui rend ces pathologies d’autant plus lucratives que nous sommes « contraints » de les traiter sans jamais avoir à les guérir. Une véritable poule aux œufs d’or. Alors que ce soit par empathie ou tout simplement pour soulager un peu leur conscience, tant soit peu qu’ils en aient une, qu’importent leurs motivations. Les intérêts que je représente souhaitent continuer à injecter suffisamment d’argent dans la Fondation pour lui assurer toute l’autonomie nécessaire.
— De la solidarité nord-sud en quelque sorte, fit remarquer sarcastiquement Saint Léger. Les malades des pays riches peuvent aisément payer leurs traitements. Ainsi les profits grassement générés par ceux-ci, si je puis me permettre, participent indirectement à sponsoriser l’accès aux soins des populations des pays défavorisés.
Sur l’écran mural, l’ombre du sourire de son interlocuteur se fit carnassier.
— Monsieur le Conseiller, je constate que l’ironie de la situation ne vous a pas échappé. Mais lorsqu’il faut faire preuve de réalisme économique, la morale n’est plus de mise. Toutefois, quoi que l’on puisse penser de cette stratégie, l’essentiel est qu’elle permette de soutenir efficacement la vocation de notre Fondation. En conclusion, vous pouvez être rassuré, tant qu’il y aura suffisamment d’obèses diabétiques… les fonds ne manqueront pas. Et, nous ne prévoyons aucune crise dans ce domaine.
Saint-léger se demanda à quel degré de cynisme il fallait prendre cette dernière remarque. Après un silence, durant lequel Jouno savoura toute l’amoralité assumée de leur dernier échange, il reprit d’une voix enjouée.
— Ceci-étant dit. C’est d’une toute autre affaire dont je souhaitais vous entretenir aujourd’hui. Les intérêts que je représente. Hum… Vous voudrez bien excuserez l’usage excessif de ce vocable qui revient sur mes lèvres comme un leitmotiv. Mais vous comprenez bien, que les investisseurs, dans ces périodes incertaines, préfèrent en général rester discrets.
Sans laisser le temps à son interlocuteur de réagir, il poursuivi.
— Comme je disais-donc, nous envisageons de mettre sur pied une nouvelle opération. C’est un projet innovant et démesuré. Il sera à vocation humanitaire, il va de soi. Son objectif premier est évidemment l’amélioration des conditions de vie des populations les plus vulnérables. Mais cette fois, dans un tout autre domaine. Je pense, en toute humilité, que vous allez l’apprécier…


2
La chance du débutant

Terminal 2, un ballet incessant de taxis déversait des passagers devant les portes d’accès au hall des départs. Au loin, des enceintes, haut perchées, répandaient une voix féminine aux tonalités suraigües. L’écho amplifiait le son qui réverbérait douloureusement le long de la mégastructure métallique des interminables couloirs annonçant l’ouverture de l’embarquement des passagers à destination de Kuala Lumpur. A proximité de la porte d’embarquement K39, Constant patientait, installé sur un siège, lui aussi, métallique à l’assise terriblement inconfortable. Il jeta un bref coup d’œil à l’affichage digital qui égrainait inlassablement les minutes. Il lui restait encore une petite heure à tirer. Son vol pour Johannesburg, avec escale, à Madrid ne décollerait qu’à 10h 50. Stressé à l’idée du départ, il avait peu dormi et s’était présenté très à l’avance pour enregistrer ses bagages. En tenant ses billets en main, il réalisait tout juste qu’il se trouvait en partance pour ce qui serait la plus grande aventure de sa vie. Pour un baptême de l’air quel début ! Il n’aurait pu rêver meilleur tremplin pour son premier véritable pas dans la vie professionnelle ! Et quel pas ! En seulement quelques mois, il passait du statut d’obscur blogueur à celui de journaliste officiellement accrédité par l’ONU.
Depuis la fin de ses études, Constant vivotait gentiment. Il enchaînait les petits boulots alimentaires, courses et jardinage pour des personnes âgées de son quartier, employé de mise en rayon dans un supermarché voisin… Il travaillait aussi occasionnellement le week-end pour une enseigne de jardinerie située à deux pâtés de maisons.  Parallèlement, il arpentait régulièrement les salles de rédaction de la presse locale, où à force d’acharnement, il réussissait parfois à placer quelques piges. Il espérait sortir l’article qui ferait mouche et lui ouvrirait les portes. Il parvint bien une fois à décrocher un contrat court, mais à son grand désespoir, on lui refila la couverture de sujets sans intérêt. Sans être découragé, il sentait bien que dégoter un vrai premier job en période de récession ne serait pas facile.
Afin de ne pas perdre le contact avec le journalisme et tenter de se faire un nom - faute de se faire un « CV » - il avait créé son blog. C’était dans l’air du temps et il espérait ainsi, à terme, se faire connaître. Faute d’être rémunérateur, cela lui vaudrait au moins une première expérience dans son domaine professionnel. Autre avantage, non négligeable au fond, il était son propre rédacteur en chef, il se trouvait donc libre d’écrire sur les sujets qui l’intéressaient. Fini les chiens écrasés, les rencontres sportives de quartier et les lotos de la maison de retraite. Place au vrai journalisme, avec de l’investigation, de la rédaction pointue et rigoureuse sur des enjeux de société et des dossiers de fond suivis sur plusieurs mois.
Contre toute attente, son avenir bascula le jour où il décida d’écrire un article fouillé sur la diversité culturelle. Ce jour-là, il ne l’oublierait jamais, la chance lui donnait rendez-vous d’une façon incroyable. Constant prévoyait de titrer son billet de blog « La mondialisation conduit-elle à une uniformisation culturelle ? ». Il se documentait sur les notions d’homogénéisation culturelle et en corollaire, sur les conséquences de la perte de diversité culturelle. Il espérait trouver une approche novatrice et accrocheuse. Il pensait à l’urgence qui se faisait jour en termes de perte de la diversité biologique provoquée par nos sociétés. Pouvait-on rapprocher ces deux phénomènes d’extinction massive par une sorte d’analogie ? Il identifiait ainsi, le fond de la problématique qu’il voulait d’aborder dans son papier.
La disparition de la biodiversité se manifestait déjà par une impressionnante éradication des espèces animales et végétales de notre planète. Elle atteignait, dans l’indifférence générale, des proportions inquiétantes, comparables voire supérieures aux grandes phases d’extinctions massives que la Terre avait déjà connues durant ses quelques 4,5 milliards d’années d’existence. Cette catastrophe annoncée, il fallait en convenir, ne semblait nullement inquiéter le citoyen lambda, pour qui la perte momentanée de sa connexion wifi ou l’absence de réseau pour son Smartphone était bien plus préoccupante… Le miroir aux alouettes du monde du paraître…
La question sous-jacente, à laquelle Constant voulait apporter une réponse, était griffonnée sur le sous-main à côté du clavier de son ordinateur. La perte de la diversité culturelle ne risquait-elle pas – selon le même principe que la perte de la biodiversité– de se traduire par une paupérisation culturelle généralisée qui plongerait l’humanité dans une période d’obscurantisme et de marasme digne d’un nouveau Moyen-âge ?
Au cours de ses recherches sur internet il se concentra sur le continent africain. Le nombre de langues parlées y était considérable. Il variait selon les différentes sources qu’il consultait de plus de 1 000 à 2 500. Parallèlement, certains sites faisaient de l’Afrique le berceau de plus de 3000 ethnies, notamment caractérisées par l’usage de langues ou de dialectes mais surtout détentrices de cultures endémiques. Le plus souvent, ces groupes minoritaires étaient opprimés par des gouvernements centralisateurs voulant imposer un semblant d’unité nationale sur leur territoire. Les conséquences de ces politiques de négation des diversités et des différences culturelles s’avéraient en général désastreuses pour les populations autochtones. Elles menaient même parfois à des tensions voire à des actes d’épurations ethniques.
Alors qu’il était pris par son sujet, Constant tomba, presque par hasard, sur le site web de l’Organisation Internationale de la Francophonie. Fortement implantée en Afrique, elle semblait faire de la défense de la diversité culturelle un des axes forts de sa stratégie.  Le site regorgeait de rapports et de synthèses émanant d’organisations non gouvernementales de tous pays.  Une masse d’informations captivantes. Constant commença à compulser cette montagne de documents qui s’offrait à lui.
C’est alors que, parmi les actualités du site, son attention fut attirée par un concours qui venait d’être lancé. Le prix du « Jeune reporter Francophone ». En lisant le dossier de presse de lancement de l’opération, il s’imagina un instant dans la peau d’un Tintin moderne partant pour d’incroyables aventures. Physiquement, il en avait la carrure et aussi une apparence juvénile qui le faisait paraître quatre à cinq ans plus jeune que son âge. Les candidats devaient justifier d’une formation en journalisme et avoir moins de vingt-cinq ans. Pour participer, il suffisait de proposer un article original correspondant aux priorités de la Francophonie et fournir quelques références antérieures afin de démontrer l’implication des postulants en matière sociale, environnementale ou économique. 
Tout en voyant un signe du destin, sans toutefois vouloir trop y croire, il finalisa, avec énergie, son article en cours, estimant qu’il correspondait raisonnablement aux critères de sélection. Puis, il remplit le formulaire de participation et joignit une copie scannée de ses diplômes. Il ne manqua pas également de mentionner l’adresse de son blog sur lequel figurait l’ensemble de ses publications récentes. 
Depuis, Constant avait repris sa routine quotidienne, au point d’en oublier presque complètement ce concours. Lorsque trois mois plus tard, il avait reçu un courriel à l’entête de la Francophonie, il avait bien manqué le jeter à la corbeille tant il était persuadé que c’était encore un spam. Il fut stoppé dans son geste juste avant de faire clic alors que son regard se portait sur les derniers mots du sujet du message. Ils lui annonçaient qu’il avait gagné. Avant d’oser ouvrir le mail, il dû relire plusieurs fois ces quelques mots « Gagnant du prix du Jeune Reporter Francophone », comme si l’information avait du mal à s’imprimer dans son esprit. La semaine suivante, il recevait un courrier postal officiel tamponné du logo de l’Organisation Internationale de la Francophonie. Le doute n’était plus permis. Il ne lui restait plus qu’à acheter une valise et se lancer enfin dans l’aventure de sa vie.
Il faisait partie des 25 lauréats répartis sur les cinq continents. La Francophonie proposait à chacun une expérience unique dans une carrière. Ils allaient assister à la prochaine « COP », la Conférence Environnementale Mondiale convoquée par l’Organisation de Nations Unies et ils en assureraient la couverture journalistique. L’ensemble de leurs frais seraient couverts et ils bénéficieraient d’un accès « presse » pour pouvoir se déplacer librement entre les différents sites de la conférence. Ce précieux sésame leur permettrait d’avoir les mêmes privilèges que les grands reporters et envoyés spéciaux des médias mondiaux qui ne manqueraient pas de couvrir l’événement. Pour leurs premiers pas, ils entraient directement dans la cour des grands. Constant se voyait déjà en salle de presse jouant des coudes avec les plus grandes stars mondiales du petit écran. En outre, ses articles apparaîtraient, directement postés depuis le lieu de la conférence, sur le site officiel de l’Organisation Internationale de la Francophonie, de quoi toucher plusieurs milliers de lecteurs par jour. Afin de s’assurer du bon déroulement de la mission, Constant serait en lien permanent avec les services de l’information et de la communication de la Francophonie qui mettrait à sa disposition une antenne temporaire locale à proximité du lieu de la conférence.
La voix dans le haut-parleur, se fit de nouveau entendre, annonçant le vol à destination de Madrid. Étaient invitées à se présenter prioritairement les familles voyageant avec des enfants en bas âge.
Sortant de ses pensées, Constant contempla ébahi les gens s’entasser contre la porte d’embarquement. Il patienta calmement et se leva finalement lorsque la presse des passagers se fit moins dense. Il alla tranquillement prendre place au bout de la file d’attente qui s’était spontanément constituée plus de trois quarts d’heure à l’avance sans respect de la consigne annoncée. Un phénomène qui lui parut « inexplicable », pour lui qui prenait l’avion pour la première fois. Sa carte d’embarquement comme celle de tout passager portait un numéro de place attribuée et Constant ne parvenait pas à comprendre les raisons de cette bousculade aux abords du comptoir. A croire que tous ces « bipèdes » surexcités étaient pris d’une sorte de « peur panique » collective à l’idée de ne pas pouvoir embarquer et de rater leur avion… Pathétique, pensa Constant.


3
Voir ou ne pas voir telle est la question

Devant son ordinateur, Serge Moscovitch n’en menait pas large, les derniers résultats qui s’affichaient devant ces yeux dissipaient toute ambiguïté. Ce qui devait être une survenue fortuite de quelques cas sporadiques. Tant qu’il s’agissait d’artéfacts situés dans la marge d’erreur et donc non significatifs, il restait légitime de jouer l’ignorance. Mais là, Serge devait se rendre à l’évidence, les complications se multipliaient et il n’était plus question d’incertitude. Au fil des jours, ils apparaissaient toujours plus nombreux, confirmant ses craintes. Les tableaux et graphs emplissant l’écran, comme dans un cauchemar, montraient une forte augmentation du nombre de fausses couches spontanées. Les tracés explosaient les plafonds et la tendance dépassait largement ce qui pouvait être considéré comme négligeable. Il se devait de toute urgence en référer à son chef de service.
A l’approche de cette entrevue, il compulsa nerveusement une fois de plus ses notes. Il fouillait le moindre détail à la recherche d’une erreur de sa part qui montrerait un biais dans les courbes et expliquerait le changement subit d’inclinaison. En vain, tout semblait désespérément correct.
La porte s’ouvrit brusquement dans son dos, ce qui fit sursauter Serge. A la place du chef de service attendu, ce fut le directeur général qui fit son entrée dans le laboratoire.
— Bonjour Serge, lança le Professeur Langlois, l’appelant pour la première fois par son prénom.
Surpris de se retrouver devant le « grand patron » le jeune homme se leva d’un bon, tendant une main peu assurée.  L’air sévère, Langlois ne fit même pas mine de vouloir le saluer. Déstabilisé par le regard dédaigneux de son interlocuteur, Serge ne sut que faire de sa main suspendue dans le vide. Le visage rouge cramoisi par la gêne, il la fourra donc promptement dans la poche de sa blouse et se rassit devant son écran avec une célérité qui le surprit lui-même.
— Bonjour Professeur, j’aurais sans doute dû vous prévenir plus tôt mais…
Le Professeur Langlois lui coupa sèchement la parole, sans aucun ménagement.
— Vos résultats sont-ils confirmés ? Vous avez écarté toute possibilité d’erreur ? attaqua-t-il directement.
Mal à l’aise, Serge chercha à temporiser.
— En fait, pas encore, mentit-il gauchement. Je recherche encore une explication logique, comme des dossiers qui n’auraient pas été correctement saisis… par exemple… ou même oubliés. Mais il semble quand même que les dernières tendances sont inquiétantes... Si elles sont justes, évidemment…
Alors qu’il tentait des explications qu’il sentait de plus en plus embrouillées, Serge s’écarta légèrement et fit pivoter son écran vers le Professeur Langlois. A la vue des courbes de couleur vive, il observa le visage de son supérieur se rembrunir sensiblement.
Langlois assurait une double fonction dans l’hôpital. Chef du département des maladies tropicales, il était surtout aussi le directeur général de l’établissement. Sa réputation en faisait un homme d’une extrême rigueur et d’une sévérité non moins roide. Pour rien au monde, Serge ne se sentait prêt à l’affronter sur quelque terrain que ce soit. Il aurait plutôt voulu disparaître, être à des milliers de kilomètres.
— Qui est au courant ? demanda Langlois d’un ton aussi sec qu’un coup de trique.
Serge sentit son corps s’enfoncer dans son siège, écrasé par le poids du regard noir.
— J’ai prévenu mon chef de service en premier… parvint-il finalement à balbutier.
Enfin, je veux dire dès que j’ai eu des doutes … et à part vous maintenant, il est le seul informé. Je ne me serais pas permis évidemment de….
Sans ciller Langlois le coupa du ton cassant qu’il affectionnait avec les subalternes.
— Et vous avez des conclusions ? ou au moins un semblant de début d’explication à ce merdier !!
— A vrai dire non, rien, repris Serge en baissant la tête.
Il avala péniblement sa salive.
— Mais il est fort plausible que nous ayons à faire face à une sorte d’infection nosocomiale qui serait apparue subitement. Enfin, je veux dire, c’est que ça y fait penser …  Enfin, il me semble… Mais il faudrait approfondir… s’entendit-il dire presque malgré lui d’une voix tremblotante.
Langlois le coupa d’un geste impérieux.
— Je vous arrête tout de suite, jeune homme. Moi ! J’ai l’explication et vous allez l’intégrer dans votre petite cervelle ! assénât le supérieur.
Serge en eut les bras qui lui tombèrent et resta bouche bée. Le Directeur poursuivit d’un ton sans réplique.
— Cette année, la saison des pluies est accompagnée de très fortes chaleurs. Cette situation, très inhabituelle, associée à l’extrême pauvreté de la population que nous recevons ici est sans doute la seule et unique cause de ces courbes. Ce n’est vraisemblablement qu’un phénomène saisonnier et tout reviendra à la normale à la fin de la vague de chaleur. Rien à voir, en tout cas, avec une prétendue infection nosocomiale! Me suis-je bien fait comprendre ? Jeune homme…
Sans vouloir absolument braver son supérieur, Serge ne put retenir une remarque qui lui brûlait les lèvres et qui surtout contredisait le point de vue de Langlois.
— Oui, mais si on regarde bien, il y a une autre corrélation possible. Les troubles ne sont apparus chez les patientes qu’après qu’elles soient venues consulter. C’est-à-dire que la première fois que nous les avons venues elles étaient saines et en bonne santé. En fait elles n’ont présenté des complications qu’après être passées dans nos services…
Langlois se détourna de Serge et se focalisa sur l’ordinateur.
— Et c’est en regardant vous courbes là, éructa-t-il en agitant une main nerveuse devant l’écran, que vous sortez de pareilles inepties ?
Il tourna lentement un regard noir sur son subordonné.
— Ce ne sont certainement pas vos graphiques qui peuvent le dire. Vous tenez ça d’où hum ?…. Monsieur Moscovitch, articula lentement le directeur en se penchant ostensiblement vers la poitrine de serge pour lire le nom sur son badge…
Serge sentit une sueur d’angoisse lui couler le long des reins.
— Non, en effet, mais lorsque j’ai commencé à avoir des doutes, j’ai consulté les dossiers des patientes qui ont fait une fausse couche spontanée.
— Mais, vous savez que vous n’avez pas l’autorisation nécessaire pour consulter les archives. Vous avez enfreint le règlement et vous l’avez fait de votre propre chef, je parie. Vous n’en avez pas référé à votre supérieur, je me trompe ?
— Non, admit Serge, penaud.
— Et cela vous a appris quoi, votre petite enquête dans nos dossiers, hum ?
— Et bien, pratiquement, j’ai remarqué que toutes ces femmes avaient une grossesse normale et elles présentaient un état clinique tout à fait satisfaisant jusqu’à leur dernière visite et qu’ensuite... 
Langlois arqua des sourcils narquois et coupa la parole à Serge.
— Quelle découverte ! Bravo !… Sachez Monsieur … Moscovitch   qu’en général tout va bien jusqu’à ce que l’on tombe malade. Je ne vois rien d’étonnant à cela. Est-ce tout ce que vous avez découvert comme scoop ?
Serge sentit le cynisme de la remarque s’instiller jusque dans ses veines. De plus en plus mal à l’aise, il poursuivit néanmoins, tentant une justification.
— Oui, mais il y a un truc étrange. Elles présentaient toutes sensiblement les mêmes symptômes lors de leur hospitalisation en urgence. Ils sont en outre apparus dans les dix jours après leur dernière consultation et …
Langlois lui intima de se taire en levant la main.
— Et vous en déduisez une contamination nosocomiale ?
Le visage du directeur virait au rouge cramoisi. Il semblait sur le point d’exploser à la face de son interlocuteur.
— Non, Monsieur évidemment non, je n’irai pas jusque-là, mais, il me semble, qu’il y a un doute raisonnable, bredouilla Serge, liquéfié sur place.
— Quoi ! Un doute raisonnable ? !
Langlois venait littéralement de hurler, fou de rage.
— Laissez-moi vous expliquer espèce de petit con prétentieux. Et vous avez tout intérêt à enregistrer le message monsieur « Mosco… machin ». Je suis le patron de cet établissement depuis trois ans. Je me suis battu jour après jour pour faire progresser la prise en charge de milliers de femmes pour qu’elles mettent au monde des enfants en bonne santé sans y perdre elles-mêmes la vie une fois sur cinq. Alors ce n’est pas vous, un pitoyable petit interne de merde fraichement débarqué, qui allez avec vos deux pauvres graphiques remettre en cause mon travail et ruiner la réputation de mon établissement.
Devant la violence de la charge, Serge ne savait plus où se mettre. Il baissa la tête, les yeux au bord des larmes et la rage au cœur. Il aurait mille fois préféré ne rien trouver d’anormal dans les dossiers. Tentant de garder un semblant de contenance et de dignité, il parvint à balbutier :
— Mais Monsieur ces femmes ont tout de même perdu leur enfant…
— La belle affaire ! Elles sont en vie et se portent bien, s’exclama Langlois d’un ton sans réplique.
 Je vous parie que d’ici quelques mois elles reviendront consulter pour une nouvelle grossesse. Ainsi va la vie. Vous êtes en Afrique jeune homme. Il faudra vous y faire. Ici la vie et les gens sont rudes et il faudra aussi vous endurcir si vous voulez rester parmi nous. Et si ça ne vous convient pas vous pouvez toujours démissionner. Je ne vous retiens pas.
Sur ce, directeur tourna les talons et sortit du labo en claquant la porte laissant Serge en plein désarroi.
Alors que Langlois retournait, au pas de charge, à son bureau, il devait bien admettre une évidence. Ce petit merdeux était brillant, un peu trop même et indubitablement très consciencieux. Il l’avait d’ailleurs ressenti dès son arrivée. Maintenant, il était face à un problème en devenir, il fallait rectifier le tir et mettre en place un pare-feu pour prévenir toute complication…


4
Aux grands hommes les grands rêves

Après l’avoir fait voluptueusement rouler entre ses doigts, il porta le cigare à ses lèvres et en huma l’incomparable arôme. Le plus cher des « Cohiba », produit par la célèbre manufacture El Laguito à La Havane.  Il hésitait à l’allumer ne sachant s’il aurait le temps de le savourer avant de partir pour l’aéroport.
Comme Jouno, Saint-Léger était parti satisfait de leur entrevue. Il repartit avec l’assurance que la « Fondation Mondiale pour la Santé Maternelle » ne se désengagerait pas financièrement de l’Hôpital Renaissance qui continuerait à pouvoir s’offrir les meilleurs équipements et personnels médicaux existants en Afrique. Bien évidemment, cette promesse n’avait pas été formellement couchée sur le papier. Dans ces milieux, la plupart des accords se concluaient de façon informelle. Comme ici, lors d’une entrevue de « courtoisie » ou bien lors d’un repas d’affaire ou encore sur un parcours de golf, rien ne serait jamais écrit. Et les deux parties savaient pertinemment que la parole donnée serait respectée. C’est à ce prix que la confiance se construit et que les collaborations s’instaurent et perdurent. Un seul manquement et vous perdez instantanément tout crédit et les opportunités de business s’évaporent comme par magie.
Lorsqu’ils avaient abordé le projet de la création d’une nouvelle fondation, Saint-Léger avait paru, dans un premier temps, sceptique presque déconcerté. Mais au fur et à mesure de la discussion, Jouno sentit monter un certain intérêt et Saint-Léger finit par solliciter des compléments d’information s’avouant séduit par le concept. A la fin, observant l’ampleur pharaonique du projet, il salua le côté audacieux et prometteur, mais craignait un gouffre en termes d’investissements.
S’efforçant de se montrer rassurant, Jouno argumenta que les grands rêves menaient aux grandes réalisations. Ce n’était que parce que l’Homme avait rêvé de la lune qu’Armstrong y avait posé le pied. Si à l’époque, on avait fait une étude de faisabilité suivie d’une étude de risques, puis une évaluation des conséquences potentielles d’un accident, il était bien certain que l’application du sacro-saint principe de prévention aurait voulu que l’on renonce à la lune !
— Monsieur le Conseiller, quand l’œuvre est le mieux être, pour ne pas dire le bien être, de l’humanité, il convient de ne pas ménager ses efforts, avait ainsi conclu Jouno, se voulant persuasif. Notre projet vous semble peut-être extrêmement ambitieux, mais vous verrez qu’une fois réalisé il sera tout simplement grandiose. Au-delà même de ce que nous sommes capables d’imaginer aujourd’hui.
— Et quel nom portera cette nouvelle fondation ? s’enquit Saint-Léger, levant un sourcil interrogateur.
— « La Fondation pour la réhabilitation, la préservation et l'aménagement intégré des écosystèmes côtiers », mais comme c’est un peu long, nous l’avons appelée Fondation Gaïa 2.0. Elle a déjà, par ailleurs, une existence légale, ce qui vous montre à quel point nous sommes confiants.
— Vous sous-entendez que vous seriez prêt à passer à une phase opérationnelle ?
— Certainement, il nous manque seulement un lieu d’expérimentation pour pouvoir prouver de façon indéniable la faisabilité. Je vous assure que c’est bel et bien réalisable, même si sur le papier ça vous paraît invraisemblable. J’ai toutes les études en main.
— Et comment voyez-vous le lancement de cette grande œuvre ? S’enquit le conseiller.
— Nous souhaiterions nous inscrire dans le cadre d’une initiative volontaire privée visant l’adaptation au changement climatique. L’objectif est de maintenir les populations, qui sans notre aide, deviendraient immanquablement des réfugiés climatiques. De plus, nous assurerons la réhabilitation des écosystèmes et le développement des énergies renouvelables à destination de ces mêmes populations.
— Je vois, … vous avez travaillé la question. Et ainsi vous souhaiteriez le soutien de l’Organisation des Nations Unies, comme nous l’avons fait avec la Fondation Mondiale pour la Santé Maternelle, supposa à voix haute Saint-Léger.
Le visage de Jouno emplit soudain tout l’écran de la salle de réunion. Pour la première fois, depuis le début de l’entretien, Saint-Léger discerna les traits adipeux affichant l’expression d’une détermination sans faille. Les petits yeux brillants perçant la pénombre avaient aussi quelque chose de glaçant.
— Pour vous parler franchement, je ne vous cache pas qu’un soutien politique du Programme des Nations Unies pour l’Environnement ou du Programme des Nations Unies pour le Développement nous serait d’une grande aide pour assoir notre crédibilité et pour motiver nos bailleurs de fonds.
— Seulement, étant donnée l’ampleur du projet et les risques, aucune institution ne vous accordera sa confiance sur la seule présentation d’un dossier.
Le visage spectral recula, s’effaçant par degrés.
— C’est légitime, j’en conviens, admit Jouno. C’est pourquoi nous proposons de lancer une première expérimentation, disons de façon « philanthropique » mais significative. Nous la financerons entièrement. Si elle s’avère concluante, nous la présenterons alors comme une opération portée par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement et le Programme des Nations Unies pour le Développement. Ainsi, l’ONU en retirerait tous les lauriers, sans prendre aucun risque. De cette façon, j’aurais donc juste besoin de l’assurance de leur soutien, après coup et en cas de succès… Mais je ne peux me lancer que si nous en sommes bien d’accord.
— Et si votre opération essuyait un échec ?
— Nous en assumerions l’entière responsabilité évidemment et l’ONU ne serait en aucun cas impliquée, de près ou de loin, assura Jouno. Vous voyez, il n’y a aucun danger et il n’y aura que des avantages pour vous …
— Ainsi, vous prendriez tous les risques et si l’opération est une réussite, vous la portez au crédit des Nations Unies, résuma Saint-Léger suspicieux et cherchant la faille. Je ne vois pas où vous trouveriez votre intérêt.
— En effet, mais en contrepartie, nous souhaiterions organiser une inauguration solennelle durant laquelle nous remettrions symboliquement les clefs de l’installation conjointement aux Nations Unies et aux autorités locales. Notre bénéfice serait alors inestimable en termes de crédibilité.
Sachant que les riches ne font jamais rien sans une excellente raison et que celle-ci est très souvent de nature sonnante et trébuchante, Saint-Léger posa la question inévitable.
— Et quel en serait votre bénéfice, disons… plus concret, dans ce cas ?
— Énorme ! Croyez-moi. Je suis persuadé que dans un avenir proche, certains États se bousculeront pour acheter nos installations. Ce que nous mettrons en place gracieusement en investissant à perte dans ce qui sera un prototype de démonstration, deviendra alors notre meilleur argument commercial pour vendre la même prestation à un prix exorbitant, lâcha Jouno goguenard.
Un instant décontenancé par le sourire carnassier qui venait d’apparaître à l’écran, Saint-Léger poursuivit, alors que le visage de Jouno s’estompait à nouveau dans la pénombre.
— Et qui seront les heureux bénéficiaires de la première installation gratuite ?
— Nous pensions au Vanuatu. Il y a là-bas des îles qui déjà prennent l’eau et on y compte les premier « réfugiés climatiques » comme dit l’ONU. Évidemment, nous avons déjà approché le premier ministre, qui a été, comment dire, très attentif à nos arguments… D’autant plus que la seule solution possible jusqu’à présent est le déplacement des populations au fur et à mesure de la montée des eaux. Mais sur une île qui disparaît insensiblement sous les flots, on ne peut pas indéfiniment reculer sans finir par se retrouver un jour … à la baille, s’esclaffa Jouno, dans un puissant rire de gorge.
L’entrevue se conclût sur une satisfaction réciproque. Lors de son départ, Saint-Léger reçut, des mains d’une secrétaire, une mallette contenant l’ensemble des éléments communicables du projet ainsi qu’une enveloppe kraft dont le contenu avait pour vocation de dédommager le conseiller de ses efforts.
La voix de la secrétaire résonna dans l’interphone posé sur le bureau.
— Monsieur Jouno… le Commandant Martin vous informe que votre appareil sera prêt à décoller d’ici une heure.
— Bien, merci Yumi, faite lui savoir que nous serons là. Qu’il s’assure que les formalités administratives soient faites. Je déteste devoir attendre dans ces hangars humides et insalubres.
— Bien Monsieur.
Le cigare de près de 20 cm rejoignit ses semblables dans le coffret à 15 000 Euros.


5
Les idées fixes ont la vie dure

Les jours suivants le magistral savon que Langlois lui avait passé sans aucun ménagement, Serge envisagea sérieusement de faire ses bagages. Mais une fois le choc passé et remis de ses émotions, il se força à regarder objectivement les faits. Premièrement, faire une partie de son internat à l’étranger restait chose rare et se valorisait sur un « CV ». En plus, il lui avait fallu plus d’un an pour convaincre et obtenir l’autorisation de ses supérieurs du CHU et surtout pour faire aboutir les interminables démarches administratives. Mais à force d’acharnement, il avait réussi ! Enfin, dernier argument, mais pas des moindres, il ne lui restait plus que deux mois à tenir pour valider son stage et rentrer enfin chez lui.
Il se convainquit alors de ne pas risquer de tout gâcher sur un bête coup de tête. Allait-il jeter l’éponge et tout abandonner à cause d’un chef d'établissement aussi arrogant qu’irascible. Non ! Il ne lui accorderait certainement pas ce plaisir. Serge décida donc que la fuite n’était pas une option. Depuis sa prise de décision, il faisait profil bas et se fondait autant que possible dans le paysage et attendait patiemment que les jours s’écoulent.
L’Hôpital Renaissance était suffisamment grand pour qu’il ne soit pas obligé de croiser Langlois tous les matins. Au fil des jours, il en arriva presque à oublier cette histoire. Pourtant, lorsqu’il lui arrivait d’y repenser, il ressentait un étrange malaise.
Heureusement pour Serge, il avait eu la présence d’esprit de ne pas tenir tête à tout prix à Langlois. Ce qui lui aurait à coup sûr valut de se faire virer manu militari. Dans la fureur du moment, Serge sut discipliner sa langue, et étant donné la tournure de l’entretien, il s’en félicitait.
Lorsque face à Langlois, il avança la possibilité d’une infection nosocomiale, il n’émettait pas une supposition absolument fortuite. Sa conviction, se forgeait sur l’ensemble des informations rassemblées par Serge. Bien que le « comment » le laissât toujours perplexe, des femmes perdaient inexplicablement leur bébé.
En se penchant sur la description des symptômes reportés dans les dossiers, le tableau clinique qu’il intuitait lui faisait étrangement penser à une sorte d’étrange dengue. Une maladie infectieuse aiguë, causée par un virus transmis par un moustique. Mais, plus il y repensait et plus il présentait des incohérences étranges. Normalement, et jusqu’à preuve du contraire, la dengue ne sévissait pas au Bénin. Le paludisme, propagé également par les moustiques, sévissait de façon endémique. Mais la dengue ! Invraisemblable ! Mais impossible ? Évidemment non, il faut un début à toute chose. Une migration récente d’une population de moustiques porteurs pouvait apporter une explication cohérente. En tout cas, l’hypothèse se défendait. Serge découvrait peut-être le début d’une nouvelle épidémie et il conviendrait de prendre des mesures pour tenter de l’endiguer.
Pour définir l’origine géographique de l’apparition de la maladie, le lieu du patient zéro, Il reporta son attention sur les adresses de celles qu’il appelait, en son for intérieur, « des victimes ». Les patientes venaient de toute la région sans distinction particulière. Impossible de délimiter un territoire précisément. Non, le seul point commun évident restait qu’elles consultaient toutes à l’Hôpital Renaissance. Ou alors les moustiques envahissaient subitement toute de la région. Mais dans ce cas, pourquoi serait-il le seul à s’en rendre compte ?
En compulsant la littérature, un autre doute assaillit Serge. Si les symptômes, reportés dans ses dossiers, évoquaient bien ceux de la dengue, ils présentaient toutefois une gravité déroutante. Aucun des articles, publiés dans des revues sérieuses, ne faisait formellement le lien entre la dengue et la survenue de fausses couches. L’implication du virus restait donc toute hypothétique. En résumé, si c’était bien une forme de dengue, dont étaient victimes les patientes de l’Hôpital Renaissance, elle présentait une virulence particulièrement inquiétante. Une sorte de super virus singulièrement agressif.
Laissant vagabonder sa pensée sur ces supputations, Serge se surprit à envisager un commando de moustiques particulièrement organisés et vicieux qui séviraient incognitos dans les couloirs de l’hôpital. A cette pensée saugrenue, un large sourire se dessina sur ses lèvres. Non, sérieusement, il devait forcément y avoir une explication pragmatique. Il se convainquit qu’il avait décidément trop d’imagination et que la fatigue commençait à lui jouer des tours.
Bien qu’il se refusât à l’admettre, le vieux hibou hideux de Langlois avait sans doute raison dans le fond. Une forme de cohérence se cachait certainement dans toute cette histoire, même si elle lui échappait. Il évidence s’imposa. Il se fourvoyait et voyait des relations de causes à effets là où il n’y avait sans doute que des concours de circonstances…  A moins que… Et puis, non. Il secoua la tête comme pour se sortir les idées de l’esprit. Cela ne devait pas devenir son problème, s’ordonna Serge. En aucun cas. Il tenta de chasser une nouvelle intuition qui germain dans son esprit, presque malgré lui. Il se força mentalement à penser à autre chose, revenir à la réalité. Au temps présent. En plus, il lui fallait prendre au sérieux les menaces de Langlois, il avait trop à perdre.
Serge s’aperçu qu’il était en retard pour le briefing du changement d’équipe. Il se leva d’un bond, attrapa sa blouse au vol sur le dossier de sa chaise et parti au petit trot en direction du service « natalité ».

6
Premier vol, en presque first

Son baptême de l’air se déroula à merveille. Lors de l’enregistrement, Constant demanda à avoir un siège côté hublot, plutôt à l’avant, loin des ailes pour espérer profiter du spectacle. L’agent d’escale, une jolie brune au sourire ravageur, fut particulièrement avenante. Elle lui attribua la place 8F, au premier rang, juste à la suite de la première classe, avant de lui souhaiter un bon voyage.
En pénétrant dans la cabine, il avait d’ailleurs pu apprécier le confort que la « first » offrait aux passagers fortunés. Il découvrit de véritables fauteuils, aux amples accoudoirs capables sans doute de s’incliner pratiquement à l’horizontal. Chaque VIP bénéficiait d’un espace vital acceptable et pouvait amplement se mouvoir sans risquer de se cogner aux sièges de ses voisins.
Evidemment, les passagers de première embarquèrent en dernier, comme s’il fut inconvenant de côtoyer le bas peuple qui s’entassait en classe économique. Et « entasser » était le terme juste. Bien que d’une corpulence normale, la plupart des voyageurs avaient les genoux qui touchaient les dossiers des fauteuils situés devant eux. Sur la même planète, mais pas dans le même monde pensa Constant. Le confort des uns se nourrit forcément de l’inconfort des autres…
Une situation digne d’un autre âge. Celui du Titanique, remarqua Constant. Celui où les malheureux de la quatrième classe se voyaient parqués comme des animaux dans les cales, derrière des portes grillagées et cadenassées.
Toutefois, contrairement au paquebot, un avion n’offrait ni chaloupe ni d’échappatoire possible et si le pire survenait, tous les passagers seraient alors égaux face au destin.
Comme les hôtesses tardaient à tirer le rideau de séparation, qui escamote la première classe à la vue de tous, Constant se surprit à observer les occupants qui s’installaient de l’autre côté de la « ligne de démarcation ». A bien y regarder, tous ne semblaient pas être issus du même « sérail ». Il était possible de discerner une certaine diversité. Il y avait en fait principalement deux catégories de personnes. D’un côté, celle que Constant appela en son for intérieur les snobs. D’un port rigide, le regard hautain et l’air manifestement supérieur, elles affectaient faire montre ne pas trop bien supporter devoir partager leur espace réservé. De l’autre, celle des hommes ou des femmes d’affaires, que les snobs devaient manifestement considérer comme des parvenus ou comme au moins des intrus dans leur petit monde. Costumes et tailleurs sur mesures, l’attitude pressée, équipés d’un attaché-case, un Smartphone collé à l’oreille et parlant fort. Parfaitement indifférentes à leur environnement, ces personnes agissaient, comme si elles étaient dans leur bureau personnel, voire carrément leur salon, seules au monde ou plus exactement comme si le monde gravitait autour de leur personne.
Constant se fit la remarque que finalement l’humanité avait bien peu évoluée depuis le 16ème siècle. A cette époque, il y avait la noblesse de robe, issue de la grande aristocratie. Enorgueillie de sa propre importance, justifiée selon elle, par une haute lignée dont elle détenait l’inestimable l’héritage, alors que son seul mérite était d’être bien née. Elle méprisait ouvertement la noblesse d’épée. Celle qui était issue des champs de bataille à force de courage et d’actes héroïques. Seules les armes avaient changé. Les lettres de noblesses ne s’obtenaient plus dans le sang à coup d’épées à deux mains mais dans les salles d’échange des bourses mondiales à coup de millions de dollars. Constant songea que cela pourrait faire un bon sujet pour un prochain billet de blog. L’idée était à creuser.
Le vol n’était pas plein et personne ne vient s’installer à côté de Constant. En relevant les accoudoirs des sièges voisins, il pouvait s’aménager une « banquette » confortable. Comme il occupait le premier rang de la classe éco, il bénéficiait d’un espace deux fois plus grand que les autres pour étendre ses jambes. Presque de la « première classe ». Au bout d’une heure environ, les hôtesses commencèrent à distribuer les collations. Alors que pour la classe éco c’était jus de fruits, soda ou café, en première, le champagne pétillait dans les flutes. Par l’interstice du rideau de séparation, Constant contemplait le ballet des hôtesses proposant le précieux élixir en prenant bien soin de montrer l’étiquette de la bouteille.
Alors qu’il ne ratait pas une miette de ce curieux manège, le regard de l’hôtesse croisa le sien. Constant détourna subitement les yeux, comme un enfant pris en faute en lorgnant par le trou de la serrure. Comme il se concentrait à contempler le ciel par le hublot, la voix de l’hôtesse toute proche le fit sursauter.
— Une petite coupe ça vous tente ? Lui chuchota-t-elle presque à l’oreille.
Constant sentit ses pommettes s’empourprer et bredouilla :
— Heu oui, merci, volontiers…
Elle lui tendit une flûte en plastique.
— Nous avons peu de passagers de première aujourd’hui… lui avoua-t-elle. Presque comme une excuse.
Elle montra la bouteille à moitié pleine et avec un sourire complice elle ajouta :
— Il serait dommage de gaspiller, jugea-t-elle, avec une petite moue malicieuse.
Puis elle reprit interrogative :
— c’est votre premier vol ?
— Heu, oui, ça se voit tant que ça ?
— Vous avez les yeux qui pétillent au moins autant que le liquide de cette coupe, confirma-t-elle avec un large sourire.
Sur ce, elle lui souhaita une bonne fin de vol, et tournant les talons, disparu derrière le rideau pour réintégrer la « first ».
Constant porta la coupe à ses lèvres, savoura le breuvage et se pencha vers le hublot pour admirer les nuages qui moutonnaient au loin. Ils survolaient les Pyrénées. La chaîne de montagnes se découpait en contre bas à perte de vue. Les sommets enneigés, comme ouatés, côtoyaient des barres rocheuses vertigineuses et déchiquetées. La grandeur, la force titanesque mais aussi la beauté de la nature, explosait dans ce paysage grandioses.
Constant eut une pensée pour les aventuriers de l’extrême qui se lançaient à l’assaut des plus hautes montagnes du monde. Il aurait bien voulu avoir l’audace, le courage et la force de caractère de ceux qu’il voyait comme des héros. Accomplir son destin en dépassant ses limites physiques et psychologiques pour parvenir au zénith et laisser un nom dans l’histoire. L’exploit était d’autant plus grand que certains y laissaient la vie, disparaissaient corps et bien devenant de véritables légendes. Constant aurait aimé être ce genre d’homme. Mais il ne s’en sentait pas l’envergure, et sans doute encore moins l’intrépidité…
A l’approche de Madrid, la météo se dégrada sérieusement. La couverture nuageuse, de plus en plus dense, passait du blanc immaculé à des teintes d’un gris crasseux nettement plus menaçantes. Une étrange pénombre enveloppa l’avion lors de la descente, que le pilote abrégea pour traverser rapidement le plafond orageux. Les quelques fortes turbulences et la sensation de chute parurent durer une éternité à Constant qui en eut le cœur au bord des lèvres.
Alors qu’il s’installait enfin en zone de transit pour attendre sa correspondance, le temps vira clairement à la tourmente. Les grandes baies vitrées donnant sur le tarmac étaient battues par une pluie rageuse. Des trombes d’eau hargneuses s’abattaient poussées par de violentes rafales de vents tourbillonnants. Le ciel, considérablement assombri donnait impression de fin du monde. La nuit s’imposait en plein jour. Par intermittence, de puissants flashs déchiraient une masse nuageuse spectrale. S’en suivaient des fracas d’une ampleur monumentale faisant raisonner tout l’aérogare. Cette ambiance, digne de la fin des temps, perdura pendant plus de trois heures.


7
La chute du Baron, les prémices de l’Ange

Spot brillant sur fond azuréen, le fuselage du jet privé faisait miroiter les rayons de l’astre incandescent. Il filait plein Sud à près de 900 kilomètres à l’heure à son altitude de croisière. Comme le vantait son constructeur, le haut niveau de confort et la conception moderne, de cet appareil offrait un environnement idéal, apte à répondre aux exigences des hommes d’affaires. L’aménagement intérieur, tout en harmonie de couleurs et de matériaux, où dominaient évidemment les cuirs naturels et les bois précieux, habillait la cabine d’un grand standing donnant l’impression de voyager à bord d’un véritable club anglais. Sur la demande de Jouno, les boiseries qui couraient le long de la cabine furent rehaussées d’une touche toute personnelle. Un dragon en acajou étirait un corps serpentin, son immense gueule barbue grande ouverte sur une mâchoire écumante. Il était figuré survolant un paysage de montagnes en feu, que ses griffes acérées labouraient. Grandiose et hostile, la représentation de l’animal chimérique dégageait une puissance fantastique, presque maléfique.
Lors de l’achat, son choix s’était porté sur le Falcon 2000 pour sa cabine intérieure plus spacieuse que celle de ses concurrents. Elle intégrait également de nombreux équipements traditionnellement proposés en option.
Au-delà de son style moderne et contemporain, la cabine était équipée des meilleurs systèmes multimédias comme des écrans de très haute définition, de 19 pouces et donnait accès aux dernières technologies de communication. Le tout, servi par une ergonomie qui rendait son utilisation intuitive et efficace. Dernière touche de raffinement, les réglages de la cabine (lumière, température…) pouvaient-être effectués grâce à une simple application accessible depuis son smartphone.
Un air Wagnérien emplissait l’espace. Confortablement callé dans un fauteuil de cuir beige à l’assise pivotante, le visage tourné vers le hublot, le regard perdu dans le vide, Jouno repensait au temps où il était encore le roi de la nuit. C’était une autre époque, presque une autre vie… D’ailleurs, il ne s’appelait, même pas encore Ange Jouno. On le connaissait sous le nom de Jacques Baron. Mais le plus souvent, on le désignait simplement comme « Le Baron ». Il se trouvait alors à la tête d’un véritable empire de la nuit. Inventeur d’un nouveau concept de business, Jouno rassemblait dans son antre, différentes activités complémentaires inspirées des parcs multifonctionnels. La différence majeure se trouvant dans le thème central. Le véritable coup génie avait été d’appliquer le concept au plus vieux commerce du monde. Toujours étant, le business de Jouno remportait un franc succès qui aurait fait blêmir certains parcs d’attraction traditionnels, en perte de vitesse et en manque d’inspiration. Au cœur d’un même complexe, il regroupait dans un espace savamment agencé toutes les activités liées aux plaisirs charnels. Les plus avouables avaient pignon sur rue, alors que d’autres, plus discrètes, se trouvaient réparties dans les hauteurs d’un hôtel particulier. Le bâtiment, de style second empire, se situait en plein cœur d’un quartier aristocratique et renfermait la particularité d’être porteur d’un lourd passé historique. Construit au 19ème siècle, il resta longtemps la possession séculaire d’une riche et noble famille. Le dernier rejeton de cette haute filiation, un Marquis, portait ostensiblement une vénération à la pureté de sa glorieuse lignée. A la fin des années trente, il épousa les théories nazies avouant même publiquement sa franche sympathie pour les thèses Hitlériennes.
Ainsi, tout naturellement, durant la seconde guerre mondiale, la kommandantur allemande avait élu ses quartiers dans l’hôtel particulier du Marquis. Suprême honneur dont l’aristocrate s’enorgueillissait. Après la guerre, la rumeur courut que la musique wagnérienne que l’on entendait lors des nombreuses fêtes données par les dignitaires nazis avait peine à couvrir les hurlements d’agonie qui s’échappaient des salles d’interrogatoire que la Gestapo occupait dans les sous-sols. Les histoires les plus folles évoquaient de mystérieuses disparitions, de jeunes femmes pour la plupart, dont on attribuait la responsabilité soit aux nazis soit au Marquis lui-même. Il fut même question, dans ces récits glaçants, de messes noires, de rites démoniaques, voire de sacrifices humains, accomplis au nom de Satan, dont les obscurs souterrains cachés sous la bâtisse étaient les seuls témoins. Fantasmagorie ou vérité, nul ne le saurait sans doute jamais.
Finalement, à la libération, tous les biens du Marquis furent confisqués et l’hôtel particulier intégra le patrimoine immobilier de l’Etat. Il se retrouva sur le marché, des décennies plus tard, lors d’une vente publique.
Étant donné la sombre réputation de l’édifice, les acheteurs ne se bousculèrent pas. Acquis à un prix raisonnable, par le Baron, il en avait entièrement remanié l’espace intérieur. Pratiquement, seule la façade fut épargnée par les travaux. Ainsi retapée de fond en comble, la bâtisse de l’effroi devin la maison des plaisirs. L’ancienne demeure du Marquis abritait maintenant le complexe « Night pleasure island » façonné selon une architecture préservant l’essentiel du bâtiment original en y adjoignant un design d’intérieur résolument moderne. L’ensemble donnait une étrange impression d’intemporel et d’énigmatique, une invitation à entrer dans un monde parallèle où les époques se télescoperaient.
En fronton, s’affichait fièrement le « Glory Moon », un restaurant tendance à l’ambiance feutrée et gentiment coquine dans lequel des plats aux noms évocateurs vous étaient servis à table par des serveuses pulpeuses habillées seulement de lumière. La décoration de la salle mêlait savamment des estampes japonaises à des représentations de scènes du Kamasoutra réalisées dans le plus pur style indien.
Les amateurs de spectacles plus charnel, pouvaient préférer dîner juste à côté, au « Lolita's night lounge ». Sans être comparable au Crazy Horse ni même au Lido ou au Moulin Rouge, les chorégraphies évoquaient néanmoins une efficacité professionnelle. Les filles qui se produisaient, à moitié et parfois entièrement nues, possédaient toutes une réelle formation de danseuse. Le cabaret se voulait d’un bon standing et un service d’ordre veillait au grain expulsant en douceur mais fermement les clients trop éméchés qui commençait à semer le trouble ou ceux qui trop entreprenants indisposaient les filles. Le lieu devint, au fil du temps, un passage apprécié des touristes qui venaient de plus en plus nombreux s’imprégner de l’ambiance des chaudes nuits du cabaret club.
Parallèlement, les étages supérieurs déployaient un complexe de trois salles de cinéma high-tech équipées, en fonction des nouvelles tendances, et dotées des meilleures technologies disponibles sur le marché. Elles proposaient des films de charme l’après-midi et des projections évidemment nettement plus osées en nocturne.
Comme dans les cinémas d'art et d'essai, ce triplex programmait de façon mensuelle des « cycles découverte » allant du cinéma étranger, le plus souvent asiatique, au cinéma vintage des années soixante-dix. Des séances rétro redonnaient vie à des pellicules datant parfois des débuts du cinéma muet. Pour le plus jeune public, toutefois majeurs, des mangas japonais, particulièrement soignés sur le plan graphique, étaient aussi régulièrement projetés. Une séance 3D, chaque premier samedi du mois, remportait un franc succès.
Les cinéphiles plus timides ou préférant la discrétion, affectionnaient les cabines vidéos disposées le long d’un large couloir volontairement maintenu dans une ambiance de pénombre cramoisie. Comme des portes de chambres d’hôtel, les cabines portaient un numéro correspondant au genre de films disponibles à l’intérieur. Chacune offrait un catalogue riche de plus d’un millier de références.
Toujours selon le même principe, les amateurs de spectacles plus vivants trouvaient dans un autre couloir, attenant au précédent, et suivant la même organisation, les indémodables cabines de peep show. Pourtant classiques, cette « attraction », comme l’appelait le Baron, rencontrait toujours son public d’habitués.
Enfin, le dernier niveau, le plus haut et aussi le plus chaud, donnait accès à trois univers entièrement dédiés aux plaisirs des yeux et de la chaire. Tous trois construits sur le même modèle, ouvrant sur une antichambre où se trouvait la réception et le vestiaire, suivie d’un grand salon richement meublé et décoré où les clients musardaient en profitant du spectacle et de la musique d’ambiance.
De sorte à offrir un maximum de réalisme, le décorum de l’aménagement intérieur et les costumes étaient particulièrement soignés. L’essentiel se résumait dans la volonté de vendre du rêve et de s’assurer que le visiteur en redemanderait. Les clients venaient en ces lieux pour oublier leur vie quotidienne et se donner, le temps d’une soirée, l’impression d’être réellement vivants. On leur offrait de l’onirique, de la luxure et surtout l’impression d’être important… Jacques Baron mobilisa des scénaristes spécialisés dans les Sitcoms, d’anciennes gloires, pour écrire des scénettes originales jouées par des acteurs et des figurants.
Partant directement du salon, un grand escalier en boiserie permettait d’accéder à l’étage supérieur en mezzanine où se trouvaient les « chambres de plaisir ». Le barman servait les boissons et dispensait également les clefs des chambres.
Le premier de ces univers, appelé Pondichéry, invitait le client à un véritable voyage dans l’Empire des Indes à l’époque victorienne. Les figurants donnaient l’ambiance et animaient le salon, vous procurant un véritable saut dans le temps et l’espace. Si le client le souhaitait, il louait au vestiaire, la tenue d’un lord britannique ce qui finissait de le plonger dans l’aventure. Il profitait ensuite, à loisir, du spectacle avec cigares et boissons à volonté avant de s’éclipser avec la fille de son choix dans une des « chambres de plaisir ».
Le salon des « Les Mille et Une Nuits » donnait, quant à lui, l’illusion de se retrouver dans la peau du sultan à l’époque de la grande gloire de Bagdad. Devant les yeux émerveillés des clients, les voiles et les mousselines des tenues, voilaient le superflu, tout en montrant subrepticement, dans un mouvement furtif, l’essentiel qui mettait l’eau à la bouche. Vous étiez pour une nuit le roi du harem. Le fantasme de beaucoup d’hommes. Avoir à ses pieds des créatures, plus divines les unes que les autres, se disputant, à coup de charmes et de minauderie, vos faveurs.
Le dernier, plus spécialement destiné aux intrépides qui voulaient s’encanailler, s’appelait « Macao ». L’ambiance, comme les filles, délicieusement asiatiques, renvoyaient à une époque, bien antérieure à la révolution culturelle, lorsque la France et l’Angleterre menaient une guerre de l’opium dans le but de s’approprier les richesses de l'Empire du Milieu. L’atmosphère lourde enveloppait les acteurs évoluant dans une fumée omniprésente. Artificielle évidemment, elle donnait le change et remplaçait heureusement l’air vicié par de véritables vapeurs d’opium. Les filles splendides évoluaient nonchalamment, vêtues d’ensembles de soie sauvage aux couleurs chatoyantes offrant, dans la grâce d’un mouvement, des reflets moirés. Ajustés près du corps, ils soulignaient richement les formes suaves et délicates. Les motifs, rehaussés de fines broderies raffinées, figurant des dragons asiatiques, brillaient de mille feux.
Au cours d’une soirée typique, la tension montait inévitablement à la table de jeu du « Macao ». Après des échanges verbaux acides et des accusations de tricherie, s’ensuivait une rixe au cours de laquelle un des joueurs devait perdre malencontreusement la vie. Ça faisait un peu cliché mais, ravissait les clients…
A bien y réfléchir, des trois « univers », il avait la préférence du Baron. Lorsqu’il finissait sa tournée quotidienne pour s’assurer que le business marchait bien, il terminait la soirée au « Macao ». Il restait un moment à savourer un maotai, et partageait alcool blanc chinois à base de sorgho et de blé d’importation avec quelques habitués.
A l’étage, les chambres de plaisir partageaient la même configuration, puisque conçues sur le même modèle. Organisées, décorées et meublées selon le style propre à chaque univers, les clients y accédaient, après avoir dûment acquitté le prix de « lutinage » au bar. Attenant à la chambre, les filles possédaient chacune leurs propres appartements, petits mais fonctionnels et accessibles par une porte dérobée.
Jacques Baron était assez fier de son concept mêlant l’imaginaire au voluptueux et mettant le client, pour une nuit ou une heure, au cœur d’une aventure féeriquement sensuelle. Il imaginait d’ailleurs d’autres environnements, dans le même genre, pour deux autres complexes qu’il s’apprêtait à inaugurer en province. Il hésitait entre plusieurs atmosphères : « Paris années folles », « Woodstock », « Shogun & Geisha », « Corsaires des Caraïbes » et « Chicago prohibition ».
Enfin, la sortie du complexe se faisait inévitablement par la boutique. Une des activités les plus lucratives. Une sorte de mélange entre l’échoppe de souvenirs et le sex-shop. Les clients y trouvaient même des répliques, des tenues des filles des salons, qu’ils pouvaient offrir à leur épouse ou maîtresse, histoire de poursuivre le rêve. Les rayons offraient également toutes sortes d’articles anodins, des mugs, des sex-toys rigolos ou des cartes postales griffés aux couleurs du « Lolita's night lounge ».
Rapidement « Night pleasure island » se révéla un fabuleux filon et les deux succursales de province suivraient certainement la même trajectoire, apportant rapidement des profits substantiels. La morosité économique pesait sur la société en général, n’atteignait pas le business du sexe, bien au contraire. Pour fuir cette période maussade, le besoin de rêve et d’évasion allait grandissant. Les hommes et parfois les femmes cherchaient d’autant plus à oublier la grisaille de leur vie. Le « Night pleasure island » était une heureuse parenthèse, ou bouffée d’air et de liberté, dans une existence morne.
Le commerce du sexe, n’étant pas tout à fait comme les autres, le Baron louvoyait souvent pour assoir son business dans une relative tranquillité. Afin d’obtenir les permis de construire et de s’assurer la neutralité des autorités, il « soutenait » plusieurs partis politiques et finançait à l’occasion quelques campagnes électorales de politiques favorables à la libéralisation des mœurs. La prostitution, bien que non légale et tolérée et le niveau de quiétude du Baron se trouvait proportionné à l’épaisseur des enveloppes glissées aux responsables de la police des mœurs.
Pour faire bonne mesure, plusieurs notables avaient discrètement « table ouverte » dans les établissements du Baron. Quelques-uns ne se privant pas d’ailleurs d’en user et abuser, donnant par là-même un bon moyen de pression en cas de conflit. Il lui suffisait de rappeler à certains, d’un ton suave, qu’ils avaient enfants et épouse, couper court aux tergiversations et les récalcitrants lâchaient rapidement prise.
A la tête de son empire naissant, il se voyait déjà exportant son concept à travers le monde à l’image des chaînes de fast-food qui poussaient comme des champignons. Mégalomanie ou réalisme ? En tout cas, cela aurait pu fonctionner. Mais le monde évolue, change et pas toujours dans le sens espéré. Malheureusement, le Baron n’anticipa pas la vague de puritanisme qui s’abattit comme une chape de plomb sur le pays lors des dernières législatives. Le moral des ménages, au plus bas, le discours sécuritaire prit de l’ampleur. Fatalement, les candidats se disputèrent la revendication d’un retour aux « vraies valeurs » traditionnelles de la famille et du travail. Les arguments populistes faisaient mouche dans une opinion publique désemparée. 
Un soir, Jacques Baron vit médusé, devant son téléviseur, un sénateur, grand habitué du salon « Pondichéry », défendre sans sourciller le moins du monde le retour à l’abstinence avant le mariage, et porter aux nues la fidélité dans le couple. Poussé par un mouvement de fond ultraconservateur, le scélérat portait l’audace jusqu’à fustiger l’industrie du sexe. « La meilleure preuve de la décadence de notre société » osait-il dire. La faute en incombait au gouvernement en place, trop oublieux de ses devoirs, laissant omineusement le pays se vautrer dans la fange et la débauche.
Dans un mouvement de rage le Baron, avait sérieusement songé à rendre public des scènes qui montraient le sénateur en petite tenue et charmante compagnie. Internet offrait une vitrine si évidente pour ce genre d’étalage et de mise en pâture de la vie privée, mais il se ravisa face au risque d’effrayer et de faire fuir sa clientèle.
Après cette désastreuse intervention sénatoriale, le mal était irrémédiablement fait. Pratiquement du jour au lendemain, le Baron se retrouva dans l’accoutrement du bouc émissaire. Les féministes, les conservateurs, les mouvements anti-prostitution, tous dénonçaient ce qu’ils appelaient « les supermarchés du sexe ». Bien entendu, le « Night pleasure island » étant le plus remarquable, fut conspué, affublé du titre de nouvelle Sodome et Gomorrhe. Quelques jours suffirent pour voir, des hordes d’excités, vociférer devant ses fenêtres, réclamant comme pour l’antique cité, la destruction de l’œuvre du Baron par « le soufre et le feu ».
La tension montait, la situation devenait explosive. Une provocation de plus, une exaspération de trop et n’importe quel dérapage pouvait survenir. Le Baron le redoutait. Son business subissait déjà un préjudice considérable. Des « paparazzis » planquaient aux abords de l’établissement et il ne voulait pas faire les choux gras des tabloïds et encore moins les frais du journal télévisé. Il décida donc reprendre la situation en main.
Il accepta la proposition d’interview d’un grand quotidien national. Devant le journaliste, il défendit sa position ; « la prostitution existait bien avant lui et elle existerait encore après lui. C’était un fait avéré… Il ne faisait que perpétuer dans les meilleures conditions un métier plusieurs fois millénaire. Point final ! ». Il estimait redonner ses lettres de noblesse au plus vieux métier du monde. Il se justifia augmenta. Il œuvrait pour le bien de ses filles qui ne connaissaient ni les affres de la rue, ni la drogue, ni la violence au quotidien. Dans son « entreprise », elles bénéficiaient d’un véritable statut de travailleuses salariées. Elles cotisaient et, par le fait, auraient droit à une retraite, bien méritée. En outre, elles jouissaient d’un suivi médical et social, entièrement assumé financièrement par le « Night pleasure island ». En bref, Jacques Baron entendait démontrer qu’il remplissait une sorte de mission de service public des plus honorables.  En effet, les clients venaient consommer du sexe, certes, mais dans un cadre contrôlé. Nul sévices à l’encontre des filles, nulle transmission de maladie, nul débordement sur la voie publique. Ses établissements fournissaient un environnement sécurisé.
Le lendemain le quotidien titrait en manchette : un magnat du sexe réclame le remboursement par la sécurité sociale des actes tarifés des prostituées.
Le Baron ne sut jamais s’il devait cette infamie à une manipulation ou plus simplement à l’incompétence du journaliste, mais le résultat fut catastrophique. Les ligues féministes et anti-prostitution ou anti-pornographie tenaient le siège devant le « Night pleasure island » faisant fuir la clientèle, invectivée, parfois violemment.
Les vitrines du restaurant subirent plusieurs caillassages en règle. Un Cocktail Molotov artisanal vint même s’écraser au beau milieu des convives, mais fort heureusement, sans embraser toute la salle.  Les haines et les frustrations semblaient se cristalliser sur un objectif expiatoire. Un commando « d’entarteurs » d’un nouveau genre se mit à sévir. Au lieu d’attaquer les passants à coup de mousse à raser, ils se jetaient sur eux un appareil numérique en main et les photographiaient à grand renfort de flash. Les clichés emplissaient des pages web et déferlaient sur les réseaux sociaux.  Ce mur de la honte présentait un patchwork de portraits d’hommes le plus souvent ahuris, hagards et même parfois terrifiés. Un exutoire malsain, pour ne pas dire un égout, où s’écoulaient les animosités recuites des multitudes frustrées. Généralement, les nouveaux visages s’accompagnaient de commentaires orduriers.
Les tensions montaient, rendant un drame inévitable. Un soir, d’une morosité à couper au couteau, le Baron sortait par la « boutique de souvenir » et avançait soucieux, sur le trottoir pour rejoindre sa Maserati garée non loin. Il avait la tête ailleurs, envahie par de sombres pensées. Il cherchait une échappatoire à cet engrenage de la haine qui asphyxiait son business. Il marchait tel un automate totalement absorbé par ses pensées. Au coin de la rue, une moto de forte cylindrée venait de s’engager et avançait au ralenti. Subitement elle accéléra et le passager sortit une arme automatique de gros calibre jusque-là dissimulée sous le pan de son long manteau en cuir. Ils arrivaient dans le dos du Baron et ils allaient faire un carton.
Arrivé à quelques pas de son véhicule, il cherchait ses clefs de sa poche. Elles étaient accrochées à un porte-clefs représentant un dragon rouge lové autour du symbole noir et blanc du yin-yang. Un petit cadeau que les filles du « Macao » lui avaient offert pour son anniversaire. Cette attention l’avait touché et depuis il ne le quittait plus, même si les griffes du dragon avaient la fâcheuse habitude de se prendre dans le tissu. Ce qui venait justement encore de se produire, lui faisant lâcher prise. Le petit dragon, lesté de toutes ses clefs, lui échappa et chuta au sol. Sous le choc, une écaille écarlate fut éjectée lançant, dans la lueur d’un réverbère, un éclair rouge sang. A l’instant où il se courbait pour le ramasser, le passager de la moto ajustait sa cible et lâchait une rafale assourdissante dans sa direction.
La scène s’était déroulée en un éclair. Les passants n’eurent même pas le temps de comprendre ce qui arrivait. Pas de cri, ni de hurlement, juste de la stupeur. Les détonations raisonnaient encore que déjà les tueurs disparaissaient au coin de la rue, son passager rengainant son fusil d’assaut sous son manteau. Abasourdi, le Baron pivota sur lui-même et aperçut les impacts rapprochés incrustés dans le mur. Le spectacle qui s’offrit à lui évoqua Beyrouth. A l’évidence, il devait être lui-même criblé de projectiles. Son cerveau, en état de choc, refusait d’analyser signaux de douleurs induits par ses innombrables blessures.  Il supposa que son organisme concentrait ses dernières secondes d’énergie vitale dans les quelques organes qui avaient pu être épargnés par les tueurs. Il allait s’écrouler et crever là sur un trottoir. Les voix des passants qui accouraient lui parvenaient comme assourdies, lointaines. Il lui sembla qu’on lui demandait s’il allait bien. Mais tout lui parvenait de façon irréelle, comme à travers un brouillard. Le temps égrainait ses secondes au ralenti. Il se voyait comme un spectateur extérieur. Il pensa en lui-même – Oui je suis mort, et tout va bien… Il restait a-réactif. Finalement il entendit vaguement quelqu’un s’écrier plus fort que les autres.
— Ça alors, c’est incroyable ! Il a rien ! Le type l’a allumé à bout portant. Un vrai déluge de flamme et d’acier et lui, il est passé au travers. Non mais regardez l’état du mur et de la bagnole ! Merde alors, si le bon Dieu existe il doit l’avoir à la bonne.
L’homme passa son bras sous l’épaule du Baron et l’aida à s’asseoir sur le capot de sa voiture.
— Vous devriez vous poser un moment, là doucement, reprenez vos esprits. Faut vous remettre mon vieux. On va demander un truc fort au bar d’à côté. Ça va vous remonter, le rassura l’homme en enjoignant du regard un autre passant qui était lui aussi accouru, pour qu’il aille s’enquérir d’un verre.
Petit à petit, le Baron reprit vaguement conscience et trouva la force de retourner au « Night pleasure island » pour se réfugier dans le salon « Macao ».
Quand les filles l’avaient vu débarquer le visage livide et au bord de l’évanouissement elles virèrent les clients manu militari. Là, son corps avait été pris d’irrépressibles tremblements et ses jambes s’étaient dérobées sous lui. Les filles passèrent une bonne partie de la nuit à son chevet le réconfortant comme elles l’auraient fait avec un jeune enfant. Prostré, il serrait dans sa main, à s’en faire blanchir les phalanges, le petit dragon rouge qui lui avait sauvé la vie. Il y mettait toutes ses forces, comme un naufragé se raccrochant à une ultime bouée alors que son monde s’écroule.
Evidemment, la police l’interrogea et une enquête fut ouverte. Mais le Baron ne se faisait aucune illusion. Bien trop de personnes haut placées avaient plutôt intérêt à étouffer l’affaire. Quant à démasquer les auteurs de la tentative de meurtre… C’était encore une autre paire de manches…
Une chose restait certaine, on voulait l’effacer de la surface de la Terre. Et ce n’étaient pas des amateurs, l’arme utilisée en attestait. Sans une bonne dose de hasard et ce minuscule dragon il ne serait plus de ce monde. Il bénéficiait d’un répit, mais les salauds n’en resteraient certainement pas là. La prochaine fois, ils veilleraient à finir le boulot. Le climat devenait délétère, aussi lourd que le plomb dont on avait voulu lui farcir la paillasse. Il dressa vainement la liste des personnes qui pouvaient lui en vouloir. Des concurrents, des clients épinglés sur le mur de la honte… des maris démasqués par leurs épouses… qui d’autre ? Il y en avait tellement…
Une évidence s’imposa au Baron, aussi clairement que deux et deux font quatre. Il lui fallait disparaître avant que quelqu’un d’autre ne se charge de le faire. Il n’y aurait pas de seconde chance. C’était sa seule certitude.
Alors qu’un plan de survie prit forme. En quelques jours, il ventila tous ses avoirs et ses liquidités dans des comptes en Suisse, au Luxembourg et aux Caïmans.
Sa fortune à l’abri, il partit en direction de la côte, embarqua sur son yacht et mit cap, plein sud, droit vers le large. Un grain s’annonçait, c’était tout ce dont il avait besoin. Aidé de Franck et Tony, ses deux hommes de confiance, qui le rejoignirent en pleine mer avec un bateau rapide, ils causèrent une avarie avant de lancer un appel de détresse.
La tempête avait fait le reste. Lorsque les secours purent se rendre sur zone seuls quelques débris flottaient mollement à la surface. La presse s’empara évidemment immédiatement de l’affaire. Les articles relataient, à l’envie, la thèse officiellement retenue par les autorités. Le patron du célèbre « Night pleasure island », non content d’avoir déjà récemment défrayé la chronique, avait tenté de fuir, mais le destin l’avait rattrapé et envoyé par le fond corps et bien. Justice était faite.
Cette vie lui paraissait maintenant tellement loin. Elle lui plaisait bien à l’époque, mais c’était de l’histoire ancienne.
Il fut tiré de ses souvenirs par la voix de l’hôtesse.
— Monsieur Jouno ?...
— Hum ?...Fit-il en sortant de sa rêverie.
— Monsieur, le Commandant vous informe que nous devons modifier notre plan de vol. Il y a une cellule orageuse très active et nous ne pouvons faire escale à Madrid. Le contrôle aérien nous demande de nous dérouter sur Valence.
— Dites au Commandant que je préférerais Cotonou si c’est possible.
L’hôtesse disparut quelques minutes dans le poste de pilotage.
— Monsieur, le contrôle aérien valide le nouveau plan de vol. Toutefois, le Commandant vous avertit que nous devrons rester à bord durant l’escale car nous n’avons pas de visa pour entrer sur le territoire béninois.
Il dégaina son smartphone et le porta à l’oreille.
— Je vais régler cela, le Ministre Séfou ne peut rien me refuser… lui lança-t-il avec un clin d’œil.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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