Auteur Sujet: Albédo de Sébastien Fritsch (Chapitre 1)  (Lu 5125 fois)

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Albédo de Sébastien Fritsch (Chapitre 1)
« le: jeu. 03/08/2017 à 18:10 »
Albédo de Sébastien Fritsch


Chapitre 1


Jamais je n’aurais imaginé marcher sur une plage en hiver. Mais Mock est capable de tout. Nous avançons côte à côte sur le sol instable. D’une main, je tiens mon col relevé, tandis que l’autre, blottie dans ma poche, se prépare à prendre le relais. Mock paraît bien moins sensible : même rougis par le froid, ses doigts s’agrippent sans faiblir autour de l’urne qu’il transporte depuis le matin. Brusquement, il bifurque vers les vagues. Je m’arrête.
« Écoute, Mock… »
J’ai le nez en ruine, les yeux dégoulinants et du sable plein les chaussures, mais de toute évidence il s’en fout. À moins que le vent l’ait empêché de m’entendre…
Il vient d’atteindre la limite de l’eau ; il se retourne ; nos yeux se rencontrent et malgré la distance, je crois bien que les siens ne montrent que de l’indifférence. Il reporte son attention vers le large. Je crains le pire. Pour me contenir et essayer d’oublier le lieu et la saison, je me mets à compter les secondes. Je fais le pari qu’il va se mouiller les pieds avant une demi-minute. On verra bien. Lui, en tout cas, n’a pas l’air de s’en soucier. Il reste exactement là où il s’est posté, dressé comme un phare, trop terne et trop petit pour être utile à quiconque se serait perdu sur cet océan sans horizon. Et le temps lui donne finalement raison de ne pas reculer, car ce sont trois bonnes minutes qui s’écoulent avant qu’il se passe quelque chose – sans aucun rapport avec ce que je redoutais : les pieds toujours secs, Mock incline la tête, courbe le dos, plie les genoux et s’accroupit. J’arrête de compter. Il vient de déposer l’urne devant lui. Il pose sa main gauche sur le couvercle et – j’ai du mal à le croire au début, mais c’est pourtant bien ce qu’il fait – il lui parle. Je n’entends pas sa voix et ne vois même pas ses lèvres, mais ses mouvements ne laissent aucune place au doute : il hoche la tête, la penche, la redresse, porte le regard d’un côté, puis de l’autre, brasse l’air de son bras droit tendu, visant tel ou tel point de la côte ou englobant des portions plus larges du paysage dans de grands gestes circulaires. Un peu comme s’il décrivait les charmes de l’endroit à un ami qui viendrait d’arriver pour quinze jours de vacances. Sauf que nous sommes en février, qu’il ne fait pas plus de deux degrés, que la plage est parcourue de rafales à culbuter les dolmens et que le destinataire des paroles de Mock n’est rien d’autre qu’un malheureux pot en céramique rempli de poussière grise. Je fais demi-tour et vais me réfugier dans la voiture.
 
Je me réveille en sursaut quand Mock ouvre sa portière. Je m’ébroue, et me frotte vivement le visage, le temps de comprendre où je suis, à défaut de me rappeler pour quelle raison et par quel moyen je suis arrivé là. Pendant que mon passager s’installe, claque sa porte, cale l’urne entre ses cuisses et met sa ceinture, je sors la clé de ma poche, la glisse dans la fente et allume le moteur. Nous n’échangeons pas un mot.
Le cou tordu pour regarder vers l’arrière, je remonte le chemin jusqu’à la route en zigzagant entre les zones de sable trop meuble et les pierres saillantes. Arrivé sur le bitume, je remets la marche avant. Nous traversons le quartier balnéaire, longeons sans un mot l’alignement de maisons mortes, contournons l’Hôtel des Embruns, fantôme de béton blanc dressé comme un monument à la solitude. Nous filons sur l’avenue de la Mer, entre deux rangs de rideaux métalliques baissés. Nous atteignons la forêt, où le vent du large animant les branches nues et les cimes des pins parvient in extremis à nous convaincre que notre terre est encore porteuse de vie.
Après trois ou quatre kilomètres à travers bois et champs, je m’arrête finalement devant la grille de Ti-Gwern. Mock descend pour ouvrir. J’avance dans la propriété, attends qu’il referme et qu’il remonte en voiture. Nous parcourons les trente derniers mètres et je me gare à gauche du perron.
Nous quittons nos sièges en même temps, Mock tenant toujours l’urne contre lui. Nos deux portières claquent de concert. Je fais un premier pas, mais voyant que mon passager ne suit pas, je me ravise et m’immobilise.
Cramponné au toit de la voiture, bouche entrouverte dans une syllabe d’effarement muette, il promène des yeux de naufragé sur la façade. Je suis son regard et comprends sa consternation. Vue de loin, la grosse bâtisse donnait l’impression d’être restée telle que je l’avais connue ; examinée de près, elle révèle toutes ses plaies : les tuiles étouffées par la mousse, les peintures flétries, les boiseries gâtées, les ferronneries gangrenées par la rouille, une gouttière déboîtée à l’aplomb de laquelle des années de pluie ont laissé sur les pierres grises une cicatrice noirâtre ourlée de vert. Tout autour, le parc jadis si net et organisé n’est plus qu’un fatras de buissons informes, de surgeons en pagaille, de branches tombées, de troncs morts. Et sur les surfaces où Mock s’échinait à entretenir une pelouse aussi pimpante et uniforme qu’un tapis de billard, il ne reste qu’un pitoyable chiendent.
Je finis ce tour d’horizon déprimant par l’étendue de gravier sur laquelle je suis planté et où des plaques d’herbes sauvages, rases et sèches du fait de la saison, ont définitivement assis leur domination. Il n’y a qu’un emplacement, situé dans l’axe de la dernière fenêtre sur la droite, qui est parvenu à repousser l’invasion. Dans ce cercle d’environ trois mètres de diamètre, les cailloux autrefois blancs comme le sel sont désormais noircis.
Je reporte mon attention sur Mock et le découvre paupières closes et dents serrées. Espère-t-il faire disparaître ce spectacle en cessant de le regarder ? Il semble que ce ne soit pas son but : dès que ses yeux s’ouvrent à nouveau, il décolle sa main de la voiture et s’avance d’un pas ferme.
Je le suis jusqu’au perron et patiente, le temps qu’il trouve la bonne clé sur le trousseau qu’il vient d’extraire de la poche de son blouson. Il pousse la porte, fait deux pas et s’immobilise ; je reste sur le seuil. Le visage tourné vers la mezzanine qui mène aux chambres, Mock prend trois longues et profondes inspirations. Je ne sais quel rituel il entend accomplir en agissant ainsi, mais je le laisse faire : je ne suis plus à deux minutes près.
Il finit par s’avancer, suffisamment pour que je puisse entrer à mon tour et refermer. La température n’est pas plus élevée à l’intérieur, mais au moins nous laissons le vent derrière nous. Mock continue jusqu’à la porte du salon. Je ne le suis pas immédiatement. Il me semble entrevoir une raison plausible à ma présence ici : pénétrer dans cette maison, après tant d’années, sans autre compagnon qu’une urne funéraire, n’aurait sans doute pas été facile.
Quand je le rejoins dans le séjour, il a déjà ouvert plusieurs volets. Je traverse toute la pièce pour l’aider, en commençant par la porte-fenêtre la plus éloignée.
« Nil ? Tu veux bien aller chercher quelques bûches ? » me demande-t-il, alors que nous sommes sur le point d’achever cette première tâche. « Je vais descendre allumer la chaudière, mais les radiateurs mettent pas mal de temps à chauffer. Il vaut mieux qu’on se fasse une bonne flambée et un café en attendant. »
J’accepte d’un monosyllabe à peine articulé et il disparaît de nouveau dans le hall. Je me charge des deux derniers volets et me dirige vers la porte qui permet d’accéder à la terrasse. Comme je passe devant le piano, je sens ma démarche ralentir ; ma main gauche s’élève et ma paume s’arrondit pour venir épouser la courbe du bois sombre. Oserais-je soulever ce couvercle ? Que pourrais-je tirer des touches qu’il protège ? Avant même que j’aie trouvé une réponse, ma main a glissé d’une extrémité à l’autre de la surface lisse ; elle retombe, inutile. Je continue vers la mission que Mock m’a assignée.
Dès que je suis dehors, j’accélère sérieusement le pas ; je passe entre les vieux fauteuils déglingués et contourne la piscine pour gagner le petit appentis sous lequel est stocké le bois. Mais ma volonté d’abréger le plus possible cette sortie cède devant le spectacle qui s’offre à moi : le sol carrelé de la plage est envahi de mousse, plusieurs dalles sont brisées, certains de leurs fragments ont même disparu ; une table ronde, rouillée et amputée d’un pied, gît sur le côté comme un animal mort, décharné et même plus capable d’attirer des charognards ; et le bassin ne contient plus qu’un fond d’eau noirâtre d’où percent quelques longues herbes et dans laquelle achève d’agoniser l’armature squelettique d’un parasol ouvert posé la tête en bas.
Je reste quelques instants devant ce décor désolant. Est-ce bien sur cette terrasse que, deux décennies plus tôt, je contemplais le corps de Maud flottant sous le soleil ? Ses bras graciles largement écartés, son menton tendu pour tenir son visage hors des flots, ce qui révélait la finesse de son cou. Ses épaules, où s’accrochait parfois l’une ou l’autre mèche aux saisissants reflets de cuivre sombre et dont le souvenir du parfum vanillé ajoutait au trouble qui me paralysait. Et ses petits pieds battant l’eau avec indolence ; et ses cuisses et ses hanches et sa taille d’où partaient en tous sens de lentes ondulations, esquisses fugaces de son corps, aussi brouillonnes qu’involontaires, mais qu’elle ne pouvait retenir de s’avancer vers moi. Je cours presque jusqu’à la réserve de bois, charge mon bras gauche d’une bonne demi-douzaine de bûches et reviens à grands pas vers la maison. Heureusement, Mock est toujours à la cave. Qu’aurais-je bien pu lui dire s’il m’avait trouvé en arrêt devant ce rectangle d’eau croupie ?

Pendant que je dispose vieux papiers, brindilles et bûches dans la cheminée, les radiateurs en fonte commencent à grommeler dans mon dos. Je craque une allumette et la porte à la base de mon assemblage. Une belle flamme s’élève rapidement à partir des tortillons de journal que j’y ai placés. Je regarde le feu prendre possession peu à peu du petit bois réparti au-dessus. Je pensais que j’aurais plus de mal à faire partir ma flambée ; satisfait, je me redresse, m’écarte un peu. Je crois avoir respecté ma part du contrat. Attendons de voir si la chaudière acceptera que Mock remplisse la sienne. Après pas loin de vingt ans d’inactivité, ce genre d’engin est-il capable de produire autre chose que quelques gargouillis dans les tuyaux ?
Tout en admirant les flammes, je pense aussi à la deuxième partie de la mission que Mock s’est assignée : préparer du café. S’il l’a proposé, c’est qu’il doit avoir apporté un paquet de chez lui ; mais trouvera-t-il dans cette maison une cafetière en état de marche ? Et qui ne soit pas remplie de poussière ? Voire de moisissures ? Voire de bestioles grouillantes ?
J’avoue que ça m’ennuierait plus qu’une défaillance de la chaudière : mon feu a l’air d’être bien parti et devrait pouvoir nous tenir agréablement compagnie ; mais passer la journée sans me recharger régulièrement en caféine, je n’arrive pas à le concevoir. D’autant plus qu’il va me falloir déployer une bonne dose d’énergie si je veux enfin comprendre pourquoi je suis ici. Mock n’avait-il vraiment personne d’autre que moi pour lui tenir compagnie au moment de vider cette urne ? Je ne chercherai même pas à approfondir le sujet : je me fous de savoir quel sens il donne à ce rituel de dispersion des cendres. S’il a acquis de quelconques convictions spirituelles au cours des années récentes, j’en serai surpris, mais je les respecterai. Je garderai pour moi le fait que vingt ans en arrière, il aurait très certainement jugé complètement loufoque d’épandre un ou deux kilos d’engrais sur un champ de chiendent figé par le givre.
Déterminé à lancer enfin la discussion que nous n’avons pas pu avoir pendant le trajet, je m’éloigne de la cheminée en direction du hall. Je le traverse pour gagner la cuisine. Je constate tout de suite que Mock a œuvré : une riche et douce odeur de café frais m’accueille. Par contre, lui n’est pas là.
Si ma mémoire est bonne, les tasses sont rangées juste au-dessus de l’évier. J’ouvre le placard en question, trouve le récipient qui me convient. J’en inspecte le fond, qui me semble d’une propreté acceptable. Je le remplis, repose la verseuse sur la cafetière. Mock l’a laissé allumée : j’appuie sur le petit bouton noir avant de retourner dans l’entrée, ma tasse à la main.
« Mock ? »
J’ai lancé mon appel en tendant le cou vers l’étage.
« Fred ? »
On ne sait jamais, il a peut-être oublié le surnom que Pongo lui avait donné, par pur esprit de vengeance. Mais il ne répond pas plus au diminutif de son vrai prénom. Je m’engage dans la volée de marches la plus proche.
« Frédéric ? »
J’arrive sur la mezzanine. Le couloir qui s’ouvre de chaque côté est plongé dans l’obscurité. Mock peut-il vraiment être là ? Que serait-il allé y faire ? Une sieste ? Les lits doivent être aussi froids que des tables d’autopsie. Je m’engage pourtant dans l’aile gauche après avoir appuyé sur l’interrupteur le plus proche. Tout en avançant, je ne peux m’empêcher de jeter un bref regard derrière moi : Mock serait bien capable d’arriver dans mon dos pour me faire renverser mon café. Mais devant ou derrière, le long couloir est désert. D’ailleurs, je comprends à cet instant la raison pour laquelle, en allumant, je l’ai trouvé encore plus nu que dans mon souvenir : sur les murs, des clous solitaires marquent l’emplacement des portraits que Ruis avait faits de chacun de nous. Le mien était fixé tout au bout de l’aile droite ; là où personne n’allait jamais.
J’atteins la porte de la chambre que Mock occupait à l’époque. Il avait pris la plus proche de l’escalier, pour des raisons pratiques, puisqu’il vivait ici à l’année. Je m’étais d’ailleurs toujours demandé pourquoi il ne s’était pas installé au rez-de-chaussée : Richard ne venait que trois ou quatre fois par an, qu’est-ce que ça pouvait lui faire que Mock dorme dans son lit en son absence ? D’ailleurs l’aurait-il su ? Il a mis deux ans avant de réaliser que des dizaines de personnes profitaient de sa piscine et de sa cave tous les étés. Et s’il n’avait pas décidé de faire un saut à l’improviste pendant l’un de ses tournages, il n’aurait sans doute jamais rien su.
En approchant la main de la poignée, j’hésite un peu : si Mock est là, peut-être dort-il vraiment ? Je regarde ma montre : il n’est pas encore dix-huit heures, ce serait plutôt étrange – d’autant plus qu’il a passé les trois quarts du trajet à ronfler comme un sapeur. Mais il est possible qu’il ait besoin de beaucoup de sommeil. Je crois que c’est assez fréquent chez les dépressifs – et un mec qui balade une urne funéraire en Bretagne en février a sans doute plus d’une raison de l’être.
Il me faut pourtant en avoir le cœur net : j’attrape le bouton de porcelaine, le tourne avec douceur, puis pousse lentement la porte. J’attends quelques secondes : je ne veux pas allumer et je dois donc laisser mes yeux s’habituer à l’obscurité. Quand je distingue assez nettement les contours du lit, je m’en approche. Je passe de l’autre côté pour éviter de faire de l’ombre avec mon propre corps. Une masse occupe le centre. Je me penche pour essayer de savoir si cette forme respire ou s’il s’agit d’un tas de couvertures. Je n’entends rien. Je tends la main vers la table de chevet, tâtonne à la recherche de l’interrupteur. Mes doigts se referment sur un fil ; je le suis, trouve un bouton, appuie. C’est un édredon qui est jeté sur le lit. J’éteins, ressors de la pièce sans refermer.
« Fred ? »
J’enfile tout le couloir jusqu’au bout. J’ouvre chaque porte l’une après l’autre, allume directement, constate l’absence de Mock, continue ma tournée, sans oublier les salles de bains. Dans la toute dernière chambre sur la gauche, je m’arrête un instant : elle est pourtant comme toutes les autres (un lit, deux chevets, une armoire, un bureau, une chaise, deux fauteuils), mais j’y découvre aussi un vestige troublant : la guitare de Candice. Serait-elle, elle aussi, partie si précipitamment qu’elle n’aurait pas eu le temps de l’emporter ? Je m’approche de l’instrument. L’absence de poussière pourrait laisser croire qu’elle vient juste d’être posée là ; que Candice est peut-être même encore dans l’escalier ; qu’il ne lui reste que cinq marches à descendre pour nous rejoindre sur la terrasse. Maud l’y attend avec un livre, moi avec le plaisir d’être près de Maud, Pongo avec Perdita ventousée contre lui et Mock caché derrière une forêt de bouteilles, hôte consciencieux qui prépare pour chacun l’apéritif qu’il affectionne. Même au plus fort de l’été, quand notre petit groupe d’habitués s’augmentait des routards qu’il avait ramassés au fil de ses pérégrinations – étudiants désargentés, pèlerins de causes perdues, artistes maudits ou se croyant tels –, il parvenait à mémoriser les goûts de chaque occupant de la grande maison et les verres atterrissaient dans nos mains avec une cadence digne d’une usine d’armement.
Mais Candice n’est pas dans l’escalier ; Maud n’est pas sur la terrasse ; et Mock ne va pas me servir un gin-orange : avant même d’être en mesure de toucher la guitare du doigt, je constate qu’il ne lui reste plus aucune corde. Ou, pour être plus exact, qu’il ne reste que des fragments de métal ou de nylon, entortillés aux deux extrémités. L’avantage d’un piano, c’est qu’on ne voit pas les cordes. On peut toujours croire, même vingt ans après, qu’elles sont restées intactes. Je referme la porte et reprends le couloir.

Avant d’atteindre sa partie droite, celle où nous logions, Damas, Pongo, Perdita et moi, je m’arrête devant la dernière porte de l’aile gauche. C’était la chambre de Maud. Et il s’avère que, par le plus grand des hasards, elle était voisine de celle que j’occupais. J’avais prétendu avoir choisi la mienne pour sa vue sur la piscine, le parc et la forêt. Mon air innocent avait semblé convaincre Mock. Mais pourquoi se serait-il posé des questions ? Comment aurait-il pu penser qu’un type de vingt-deux ans était capable de concevoir des idées dignes d’un gamin qui en aurait eu dix de moins ?
Moi-même, je m’étonnais de relever la tête de mon oreiller, en retenant mon souffle, dès que j’entendais le moindre son de l’autre côté de la cloison. Je passais mes journées à capter de Maud les sourires et les regards, les gestes et les expressions ; et mes nuits n’étaient qu’une prolongation de cette surveillance diurne. Privé d’images, je déployais les mêmes efforts que ceux qui s’imposent aux aveugles dans la réalisation des actes les plus anodins : je tentais d’associer chuintements ou claquements provenant de la chambre voisine aux meubles susceptibles de les avoir produits, et j’en déduisais alors les mouvements et les activités de Maud. Mais le plus explicite, et le plus émouvant, était le grand silence qui s’étendait entre le son feutré de la porte contre son chambranle et le soupir du lit qui accueille un corps. Car je savais que dans cet intervalle, Maud se déshabillait ; et je suivais en pensée chacun de ses gestes : le pouce qui force le passage des boutons dans les œillets du chemisier ; le buste qui se dévoile, les bras qui se révèlent, les poignets et les mains qui se libèrent enfin ; la ceinture qui serpente dans l’acier de sa boucle, le jean qui s’entrouvre quand glisse la fermeture éclair ; le tissu qui descend sur les cuisses, les mollets, caresse la cheville, le pied puis les orteils ; le corps qui se redresse et les bras qui se plient pour remonter les mains entre les omoplates ; les doigts qui pincent la soie fine, de chaque côté de l’attache du soutien-gorge, défont une agrafe ; puis la suivante ; puis la dernière, relâchant alors bretelles et bonnets pour révéler ces seins dont je croyais connaître, à force de les imaginer, jusqu’aux plus fines nuances de l’odeur.
Parfois, cet espionnage reprenait en pleine nuit. Car, quelle que soit l’heure, Maud ne pouvait se soustraire aux subites inspirations qui la prenaient. Elle me l’avait expliqué la première fois que je l’avais croisée dans le couloir à l’aube, alors que je me préparais à aller courir et qu’elle remontait de la cuisine où elle avait avalé rapidement un café et une ou deux tartines grillées avant de se mettre au travail. Lors des rencontres suivantes, nous n’avions pas échangé un seul mot : un sourire, un geste amical avaient suffi. Elle était rentrée dans sa chambre ; j’étais parti vers la forêt.
Mais ces occasions étaient rares : le plus souvent, c’était en plein cœur de la nuit que le besoin d’écriture la réveillait. Alors, même s’il était insignifiant, le grincement de sa poignée me sortait du sommeil. J’attendais, dix minutes, quinze minutes, peut-être plus ; je supposais qu’elle était, malgré l’heure saugrenue, descendue là encore à la cuisine, comme si cela constituait un rituel incontournable dans son processus d’écriture. Elle revenait : de nouveau la poignée, puis sa chaise sur le sol ; qui s’écarte, puis reprend sa place. À l’image de ma chambre, la sienne comportait un petit bureau de bois blond presque accolé au lit. Et du fait que nous dormions tête contre tête – si l’on faisait abstraction du mur qui nous séparait – c’était donc à seulement quelques centimètres de mes oreilles aux aguets que glissait la plume de son stylo. Je ne l’entendais pas, évidemment ; c’était, là encore, un silence que je devais peupler, plus mystérieux que celui de mes soirs. Car s’il m’était facile d’imaginer son corps nu en retravaillant les pleins et les déliés que ma mémoire avait emmagasinés à force de l’observer dans ses infimes bikinis, il m’était impossible de concevoir ne serait-ce qu’un embryon d’idée de ce qu’elle pouvait écrire. J’en récoltais pourtant parfois quelques bribes, par-ci par-là, lorsqu’elle laissait traîner un bout de papier ou de carton sur lequel elle avait griffonné quelques mots qu’elle avait peur de voir lui échapper. Elle pensait en effet que l’inspiration était un animal indomptable, sans doute le plus sauvage de tous, à la fois capricieux et craintif, qui surgissait quand on ne l’attendait pas et se terrait dans sa tanière quand on cherchait à l’appâter. Il fallait donc l’attraper dès qu’il pointait son museau et ne surtout pas le laisser repartir. C’est ce qu’elle nous avait expliqué le jour où l’un d’entre nous – je crois que c’était Damas – lui avait demandé pourquoi elle portait toujours son stylo-plume vert glissé dans l’échancrure de son tee-shirt ou de son chemisier. Même quand elle était en maillot de bain, elle pinçait l’agrafe du bouchon sur la bretelle gauche de son soutien-gorge et ne s’en séparait qu’au moment de plonger.
Ainsi équipée, elle se sentait donc rassurée : aucune idée ne risquait de lui filer entre les doigts. Et nous l’avons vue souvent s’interrompre dans une conversation ou une activité quelconque pour tirer sur son stylo, en laissant le capuchon accroché dans son décolleté. Elle rédigeait alors quelques mots, quelques lignes ou plusieurs paragraphes, en utilisant n’importe quel support qui lui tombait sous la main : une serviette en papier, un carton d’emballage, une notice de médicament, un journal, un morceau de cagette… Le soir, elle emportait ce brouillon dans sa chambre pour y recopier son idée. Le lendemain, une feuille froissée ou une latte de balsa brisée s’était ajoutée au tas de vieux papiers et de petit bois qui remplissait un panier près de la cheminée. Il m’est arrivé, quelques fois, au moment d’allumer le feu, d’avoir la chance de lire l’une ou l’autre de ces brèves ébauches. Mais cela ne m’aidait à comprendre ni les thèmes ni le déroulement des romans que Maud échafaudait tout au long de ses journées et rédigeait dans sa chambre à la faveur de la nuit.
J’avais ainsi retrouvé une fois une succession de courtes phrases dans la marge d’une revue que j’avais apportée, feuilletée distraitement dans le salon, laissé traîner sur la table basse, puis remise dans mes affaires sans y faire attention. C’était dans le train du retour que j’avais découvert ces lignes, reconnaissant immédiatement l’écriture harmonieuse et calme de Maud. J’ai depuis longtemps effacé de ma mémoire le titre de la revue, mais pas ces mots. Même si cela fait des années que je n’ai pas relu ce texte, enterré dans un tiroir de vieilleries sentimentales au quatrième niveau de mon bureau, je ne peux oublier les vagues aigües des m et des n, des u et des i, les flammes des l et celles des f, et les tracés parfaits des lettres rondes, closes avec une grande précision, mais sans donner l’impression d’avoir retardé la plume. Le tout formait des enchaînements d’une régularité et d’une souplesse tenant autant de l’art pictural que de celui de la danse. Et laissait sans peine imaginer ce dont les mains de Maud étaient capables.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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