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Aliandra de Giovanni Portelli

(1/1)

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Aliandra de Giovanni Portelli



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 D'UN LIVRE… À UNE BIBLIOTHÈQUE

Eh salut vous ! Je ne savais pas si vous finiriez par m'ouvrir, depuis le temps que vous traînez devant cet étal. Vous vous demandez sûrement ce que veut dire ce titre ? Auteur méconnu, couverture fruste, probablement le clone d'une histoire de science-fiction que j'ai déjà lu ou vu au ciné.
Et pourtant, si nous avons tant tardé à nous rencontrer, c'est bien parce que je ne ressemble en rien à ce que vous avez pu lire ou voir ailleurs. Ce qui me distingue des autres ? C'est justement que je fuis les codes du genre. Héros sans faille, méchant sans excuse, but clair et précis, très peu pour moi !
Je ne suis qu'un livre, certes. Vous m’oublierez sûrement, poussiéreux sous votre lit ou délaissé sur la banquette d'un train où je devrai patienter qu'une autre personne me saisisse. Je ne saurai rien de plus de vous que ce visage que vous m'offrirez le temps de votre lecture. Vous ne saurez de moi que ce que j'ai à vous livrer.
Le temps nettoie tout, inlassablement. Parfois, cependant, des instants nous marquent. J'espère faire partie de ceux-ci. L'époque où les livres étaient une fenêtre salutaire entre les esprits n'est pas totalement révolue, j'espère. Je les pense même plus libérateurs pour l'esprit que les virulentes vidéos véhiculées par les multiples médias modernes.
Je ne suis pas contre la modernité, attention. Cela rapproche les gens et réduit les distances. Simplement quoi de mieux qu’un livre pour rendre visite à votre seule pensée, votre imaginaire, votre identité quelque part ? Peu importe le récit que je vais vous soumettre, au fond. Ce qui compte, c'est ce reflet de vous qui vous attend. Ne manquez pas ces instants avec vous-même, c'est là mon souhait.
Longtemps je n’ai su déterminer à quel genre appartenait cette aventure. Elle présente certains aspects de la fantasy, de la science-fiction et du thriller, certes, mais du point de vue des narrateurs qui se partageront la tâche de vous la transmettre, il s’agit d’abord d’un témoignage. Le témoignage de leur propre vie, avec ses joies, ses peines, ses douleurs parfois indicibles. Il vous faudra capter parfois leurs silences autant que leur mots pour compenser ce que leurs regards ne pourront vous transmettre. Sur ce, bonne lecture... 

DU POINT DE VUE D’ALEX

2 février 2017
Vous éclairer sans être lourd sur la mythologie qui entoure l’univers d’Aliandra, j’aime autant vous prévenir, on a fait de notre mieux, mais on n’est pas toujours arrivé à un modèle de simplicité. Naturellement nous ne sommes que des personnages de fiction. Tout ce qui suit n’est que le fruit d’une imagination légèrement débridée par le fait de n’avoir reçu aucune influence dès l’enfance pour orienter sa façon de penser.
Votre réflexion s’est forgée au contact d’un milieu familial, religieux ou culturel, voire de tous à la fois. Dans mon cas, je n’ai joui que très peu des trois. Cela dit, comme je ne veux froisser personne et toucher le plus grand nombre, je ne peux pas prétendre que quoi que ce soit ici soit la représentation, même imagée, d’une quelconque réalité commune à la vôtre.
Même si pour vous rendre les choses accessibles, nous allons situer certains des événements qui vont suivre sur Terre, ce n’est que dans l’optique de vous faire entrer graduellement dans notre fantasmagorie. Tout ça pour arriver à la formule consacrée – c’est mon expression du moment, je risque d’en abuser ! – selon laquelle toute ressemblance avec des personnes existantes, ayant existé ou venant à exister ne saurait être que fortuite, blablabla !  

SELON WRANGELLE OU PRESQUE...

02/02/2017
Merci Alex pour ces précisions ! Pour ce qui est du graduel, je ne fais pas dans l’escalator, plutôt dans la catapulte. Autant vous y préparer, vous allez certainement déguster les premiers temps. Toutefois si vous arrivez jusqu’à une certaine course-poursuite de 1974, sachez que le plus dur sera fait. Sur l’autre point, le côté « imaginaire » personnellement, je n’en ai rien à faire que cela vous heurte ou non.
Si vous savez lire, c’est que vous êtes bien assez grand pour faire le tri. Pour bien mettre les choses en place, je ne pense pas non plus que démarrer dans un trou à la campagne, pantoufles aux pieds, à regarder la télé pépère, cela nous mette dans l’ambiance requise. Non, à mon sens il faut remonter à l’origine du problème, sur une planète que j’ai longtemps considérée comme chez moi...
Si tu parles de Lhima, ils ne vont rien entraver, mais libre à toi, mes pauvres quarante piges ne peuvent rivaliser avec tes neuf mille ans d’expérience, après tout.
Merci pour l’intervention, Alex. C’est vrai qu’on n’est pas déjà assez perdu depuis que le « livre » lui-même a souhaité la bienvenue à notre hôte pour l’obliger à faire sans transition le distinguo entre deux narrations.
C’était ton idée, les points de vue croisés, je te signale…
Soit ! Profitez du rappel si vous avez perdu le fil depuis trois paragraphes. À partir d’ici et ce pour toute la durée de cet épisode, les déclamations en italique sont d’Alex Gartempe. Autrement, c’est votre hôtesse, Wrangelle, qui est au clavier.
Déclamations, rien que ça ? Tu trouves que tu ponds du Victor Hugo, toi, peut-être ? Ça te…  #onsenmoque
Bref, vous avez compris l’idée.
Eh ! Mais tu as coupé ma réplique ! Ne me dis pas que tu es encore susceptible sur ton âge après tout ce qu’on a vécu quand même ?
BREF ! On peut perdre du temps de mille façons dans l’espace mais rarement en gagner. Les physiciens ne me contrediront pas là-dessus. S’il est une chose sur laquelle j’aimerais qu’ils ferment les yeux en revanche, ce sont les raccourcis – et ce n’est pas qu’une expression – que j’ai dû prendre pour permettre de ne pas entrer dans les détails techniques qui plombent toujours le récit. En l’occurrence, cela rend rapidement élitiste les meilleures histoires qui placent leur action dans l’espace. C’est donc dans un souci de clarté que je n’emploierai pas un langage trop pointu pour raconter l’origine de ma galaxie comme le fonctionnement de ses méandres. Si l’envie vous prend toutefois d’en savoir davantage, vous pouvez toujours en formuler la demande et…  #chacunsontour
Non sans intérêt, franchement ! Sans vouloir être méchant, ça n’apporte rien à l’histoire, d’une. De deux, ça implique de penser dans une autre langue, avec une métrique et un raisonnement aussi proches de notre science que l’œuvre de Jean-Sébastien Bach peut l’être de celle des Spice Girls. Donc autant arrêter là l’insert sur la physique quantique.
Je te laisse la responsabilité de cette suggestion comme de cette dernière comparaison, Alex. Admettons en soi que le point de vue d’un habitué de l’espace ne soit pas le plus judicieux. Que pensez-vous de celui d’un enfant un rien exceptionnel ?
Oui bonne idée, si on parlait de moi ? C’est vrai que c’est mon sujet de conversation préféré... 

SARAH, OU LE JOURNAL D’ALEX GARTEMPE

26/06/1986
Dominique jauge régulièrement les traits fermés du garçon qui lui fait face. Il est nerveux. Assis sur une chaise, les mains sous les cuisses, ses pieds oscillent doucement d'avant en arrière. Les cheveux en bataille, sa frange mange à moitié ses yeux de jais qui scrutent tour à tour les objets disposés sur son bureau pour ne jamais rencontrer le visage de l'éducatrice.
Élancée, sportive même, cette jeune et jolie Basque d’origine a, malgré ses cheveux bouclés, un faux air de Françoise Hardy. Hélas, souligner cette ressemblance la contrarie car la pauvre chanteuse passe à ses yeux pour une personne sans grande vitalité. Baskets aux pieds, pantalon noir taille haute et une veste assortie à épaulette, elle suit la mode et colle bien à son époque dynamique. Aussi l’éducatrice impressionne-t’elle clairement l’enfant de huit ans.
Elle consulte calmement son dossier, en silence. Émue, elle découvre l’infortune de l’enfant résumée en quelques dates. Une naissance estimée autour du 22 avril 1978, suite à la découverte du nourrisson par un pêcheur près d'une rivière de la Vienne. Plusieurs familles d'accueil se proposent ensuite sans succès de lui offrir un foyer. Bébé « difficile », bambin « ingérable ». L'une d'elle motive même son rejet avec un « penchant pour la pyromanie » en hiver 1984, qui ne s'est cependant pas vérifié ailleurs.
Par les mystérieux rouages de l'administration ou un « caprice du destin » il se voit ainsi ballotté de maison en foyer jusqu'à gagner les côtes charentaises. Cet enfant ne pouvait que perdre tout repère, si tant est qu'il en ait eu un jour. Dominique conclut que son mensonge aujourd'hui sur son état de santé traduit surtout un profond besoin de reconnaissance et d'attention. Bizarrement, plus elle le regarde, plus elle trouve ce petit agitateur attachant. Comme elle lui parle enfin, il reste sur la défensive.
Ses pieds continuent leur mouvement de balancier. Toutefois, il ne perd pas une miette de ce qu'elle lui raconte. Il s'attend déjà à se faire sévèrement réprimander et écoper d'une punition exemplaire pour avoir « simulé » une crise d'asthme. Toux sèche, polypnée, la poitrine oppressée, Alex n'a ressenti cela qu'une poignée de secondes, seulement pour lui c'était réel. Et ce ressenti le trouble bien davantage que tout ce que lui débite cette adulte qui, comme les autres, ne voit probablement pas au-delà d'elle-même.
D'aussi loin qu'il s'en souvienne, personne n'a été capable de lui accorder le moindre crédit. Il sent pourtant ces choses comme les autres. Au début, il s'était imaginé que tout le monde jouissait des mêmes facultés et en avait donc parlé naturellement. Il n'obtint en retour qu'incrédulité, moquerie ou rejet. Tant que cela reste au cinéma ou dans les livres, les gens sont prêts à concéder n'importe quoi au premier venu. Dès que l'anormalité entre dans leur existence propre en revanche, la chasse aux sorcières, le bruit des bottes sur les Champs et la ségrégation ne paraissent plus aussi sagement rangés parmi les vieilles photos des livres d’Histoire.
Alors, comme un réflexe de survie, Alex a appris à se taire. Il laisse distraitement son éducatrice lui expliquer qu'une vraie crise d'asthme dure plus longtemps qu'une poignée de minutes, assez en tout cas pour ne pas s'envoler ensuite comme par magie. Trop jeune, il ne peut pas lui rétorquer qu'il a ressenti les symptômes et non proprement vécu cette crise, encore moins lui faire saisir cette nuance, très différente de ce qu'elle affirme, comme tous les autres avant elle. Quand bien même, il a déjà renoncé avant même que l'infirmier du foyer ne lui serve, faute de symptôme tangible, un regard soupçonneux qu'il ne connaît que trop. A huit ans, il a cerné qu'il n'est pas fait pour entrer dans le moule auquel les enfants comme lui doivent coller pour faire partie d'une famille. Pire, il l'a accepté.
Persévérante, Dominique poursuit en lui suggérant qu'en revanche, il a pu se sentir oppressé devant la violence du traitement qu'ils infligeaient, Dimitri et lui, à leur jeune compagnon réellement asthmatique. Après tout, n'agissait-il pas sous l'influence néfaste de son camarade ? Elle lui concède même qu'il est probablement honnête sur son ressenti. Curieusement, cela fait mouche. Se peut-il que cette jeune Basque au regard franc lui accorde ce qu'il désespérait jamais trouver chez quelqu'un d'autre ?
Lorsqu’elle évoque la possibilité qu'inconsciemment il simule les symptômes des autres pour se faire accepter d'eux, les pieds d’Alex ne bougent plus. Son regard ne quitte plus celui de l'éducatrice. Notant l'attention qu'il lui accorde enfin, elle se retient de sourire pour ne pas trahir sa satisfaction. C'est qu'elle n'est pas si sûre d'elle, la pauvre jeune femme. Malgré ses études, la révolution qu'a connue le monde des enfants en difficulté et l'avènement de l’accompagnement social des familles, Dominique reste en proie au doute quant à ses capacités, comme toute personne qui débute. Elle a beau avoir affronté de sacrées têtes de bois, elle n'est convaincue d'arriver à quelque chose avec lui qu'à partir de cet instant.
De là, captivée par la profondeur du regard de l'enfant, une envie profonde naît à nouveau en elle de mettre un terme à ce parcours chaotique pour enfin offrir un vrai foyer à Alex. Elle est parvenue à faire entrer un peu de lumière dans son regard si noir. Rien qu'une étincelle, une lueur d'espoir tout de même. Il ne faut plus qu'elle s'éteigne désormais, quitte à déplacer des montagnes. 

05/07/1986
De gros écouteurs recouverts de mousse orange sur les oreilles, un T-shirt constellé de badges polychromes, le walkman contre la cuisse, Sarah lance un bref regard dédaigneux au garçonnet qui descend de la voiture de sa mère. Le pincement de lèvres de Dominique suffit cependant à lui arracher un bonjour. Les cheveux longs, noirs, un peu gras aux racines, les yeux baissés sur un magazine à la couverture rouge vif estampillée TOP50, elle doit avoir dix ou onze ans. Sa tenue et son attitude dénotent la recherche d'un air branché que remarque aussitôt Alex, même si elle l'intimide un peu par son accueil un peu froid. Son T-shirt noir porte en revanche de discrètes traces blanches d'une sueur trop salée qui échappent pour l'instant à l'orphelin.
La maison où ils viennent d'arriver est une fermette sur cour ouverte. Dominique explique à son invité avec un enthousiasme non feint que la maison est de plain pied, mais que les petites ouvertures carrées donnent sur un grenier qu'elle aimerait aménager en chambres à coucher par la suite. Les murs crépis et chaulés, le toit en pente douce couvert de tuiles tiges de botte, entrent typiquement dans le style régional. Au-delà d'un immense préau surchargé de matériel agricole, ce ne sont que des forêts et des champs à perte de vue, maïs, tournesols et vigne. À deux cents mètres à peine, un monticule recouvert d'une longue bâche noire maintenue par des pneus de tracteur pique la curiosité d'Alex.
– C'est de l'ensilage. C'est pour nourrir les vaches.
– Et quand ça pue jusqu'ici, c'est qu'il va pleuvoir, glisse la jeune fille sans quitter sa revue du regard, l'air faussement méprisant.
– Dans ton cas, ça marche aussi. Tu n'as pas encore pris ta douche, je présume ? rétorque Dominique, surprise aussitôt par le rire d'Alex.
– Ouf ! C'est un revers digne d’Henri Leconte, ça ! C'est qui le gai luron ? demande la jeune fille qui lève enfin les yeux de son hebdomadaire, sans pour autant retirer ses écouteurs.
– Oui, faisons quand même les présentations. Je te présente Alex. Comme je vous l'ai déjà dit, à Papa et toi, il va passer les grandes vacances avec nous et, s'il se plaît ici, il fera son année scolaire avec toi.
– T'es en quelle classe ? lance la jeune fille au garçon, sans que son visage ne trahisse le moindre intérêt pour la réponse.
– Je vais entrer en CE2.
– Ah ben super ! Pile celle que je redouble, repart-elle, dépitée. Mais ne t'en fais pas, la maîtresse est vraiment super. Tu vas l'adorer.
Alex n'en croît pas ses oreilles. La jeune fille lui paraît vraiment plus âgée que lui, malgré son allure grêle. De plus, les filles sont douces et ne répondent pas comme ça aux adultes. Sarah a de plus une force dans le regard, une maturité auxquelles on ne s'attend pas. Cela captive le garçon qui s'enquiert, presque sans réfléchir :
– Tu as quel âge ?
– L'âge que tu voudras, petit, mais au moins deux ans de plus que toi !
Sans trop avoir compris la réponse qu'elle vient de lui servir, Alex repart spontanément :
– Et tu t'appelles comment ?
– Sarah.
Elle se détend subrepticement comme elle remarque quelque chose de touchant que dégage ce bout de chou de l'assistance. Malgré son bouclier verbal, Sarah ne saurait se montrer cruelle envers un enfant en difficulté. Sa mère qui décèle l'esquisse d'un sourire sur son visage si dur d'ordinaire pense avoir raison de miser sur sa jeune rebelle pour qu'Alex prenne confiance en lui et ose enfin aller de l'avant.
Pierre franchit bientôt le seuil de la maison. Le colosse impressionne d’emblée le gamin. Certes il ne fait qu'un mètre soixante-quinze, mais les épaules larges, le visage carré et les mains épaisses, l'homme paraît un golem aux yeux d’Alex. Intimidé, il ne pipe plus un seul mot lorsque l'agriculteur vient embrasser son épouse et lui confier que presque plus rien ne filtre sur Tchernobyl sur le Minitel. L'homme est inquiet. Malgré les communiqués évasifs des autorités, il s'acharne à décortiquer les informations que diffuse l'AFP :
– On nous balade. Les spécialistes utilisent une multitude d'unités pour nous embrouiller, mais la taille des aubergines et des tomates cette année ne trompe personne. Le vent a buffé  jusqu'ici et on en a soupé, de leurs rayons. La terre en est imprégnée et tout ce qui pousse est contaminé.
– Qu'est-ce qu'on peut faire ?
– C'est trop tard pour décaniller. La Fontaine disait que quand le mal est certain, le moins prévoyant est souvent le plus sage. Alors ma foi, on ne vaut pas mieux que les gorets dans cette histoire. Faut essayer de continuer à vivre normalement, j'imagine.
Compatissante, Dominique désigne d'un coup d’œil rapide son invité à son homme. En effet, leurs inquiétudes ne concernent pas les enfants. Son visage s’illumine d’un franc sourire lorsque Pierre lance, un sourire aux lèvres :
– Alors ! C'est lui, le drôle ?
– Oui, Alex, je te présente Pierre, mon époux.
– Il a l'air d’avoir de bonnes guibolles. Il va pouvoir m'aider…
– Oui oui, on verra ! le coupe Dominique, pressentant un débordement d'enthousiasme plus effrayant qu'autre chose pour son protégé.
Le patois charentais qui colore le langage de Pierre laisse perplexe l'enfant qui n'a connu jusqu'ici que des citadins. L'homme est pur souche et n'en déplaise, il est fier de ses racines. Alors qu'il entraîne Alex à la découverte de la vie à la ferme, Dominique a une pensée pour leur propre rencontre, des années plus tôt.
L’agriculteur était aventureux, du haut de ses vingt-deux ans, lorsqu'il s'était engagé sur les parcours de randonnée des Pyrénées. Elle, native de Saint-Jean-de-Luz, était une habituée des lieux. Lui beaucoup moins, s'était bel et bien perdu. Les joues rougies, l’air hagard, il l'avait d'abord bien fait rire. Puis ils avaient appris à se connaître jusqu'à ce que, de fil en aiguille, ils ne fassent plus qu'un. Comme il était voué à reprendre la ferme de son père, elle, amoureuse, l'avait suivi en Charente-Maritime. Ses parents décédés, elle n'avait pas grand-chose à laisser derrière elle, sinon ses montagnes adorées. Alors que son cher et tendre glisse avec ferveur au garçon :
– O va zou faire de toi un houme, un vrai. Tantôt, si o grâle trop , o fera mijheot  et...
– On ira doucement sur le vin rouge, il n'a que huit ans quand même ! réagit-elle amusée.
Sarah, qui n'a rien perdu de leur échange, les étudie en pesant le pour et le contre. Elle comprend à présent ce que Dominique avait derrière la tête en faisant entrer ce garçon dans leur maisonnée. Elle se sent naturellement un peu jalouse de l'enthousiasme de Pierre à l'égard du nouveau venu. Toutefois, elle voit déjà en celui-ci une chance pour son père de se projeter avec un autre homme sur une exploitation chaque année plus lourde à gérer, une charge contre laquelle est demeure impuissante. Une raison de plus de la motiver à souhaiter qu'il s’intègre, sombre certes, mais très noble pour une personne si jeune…

02/10/1986
Être nouveau quelque part n'est jamais facile pour personne, même pour un habitué de l'exercice. L'été chez les Davril ayant été particulièrement heureux, Alex obtint de pouvoir faire sa rentrée avec Sarah à l’école primaire de Saint Genis de Saintonge. Évidemment, il fit l'objet de la curiosité de ses nouveaux camarades de classe, amassés autour de lui les premiers jours comme on découvre un jouet à la mode ou un nouvel animal de compagnie. L'engouement qu'il suscita retomba aussi vite qu'il était monté, Alex n'ayant pas grand-chose d'exceptionnel pour entretenir l'intérêt d’un tel public.
À cette époque, pendant la récré, les écoliers ne sont pas greffés d'un téléphone portable à la main ni d'un lecteur MP3. Certains courent autour d’un ballon de foot ou de basket. D'autres donnent des chiquenaudes à leurs billes, accroupis autour d’un trou dans le bitume de la cour, électrisés à l’idée de rafler la mise. Les filles jouent à l'élastique, un jeu d'adresse pour lequel il faut au moins être deux, trois idéalement. Enfin, rares sont ceux qui possèdent un jeu électronique, plus encore la fameuse Gameboy, et se voient autoriser à la sortir à la récréation par leurs parents. En revanche, le fait d'avoir grandi ou non avec les autres mômes du groupe fait énormément sur sa hiérarchie. Les affinités nées de plusieurs années de crèche et de maternelle prévalent sur le reste en primaire, surtout quand on n'a que des billes en terre cuite et non des agates.
Sarah aussi a ses copines et ses habitudes ici. Pour Alex, il faut tout construire de nouveau. À La Rochelle, outre le fait qu'il n'était pas le seul orphelin, Dimitri l'avait vite élevé au rang de caïd parce qu'il lui fallait un faire-valoir pour rire de ses âneries et maltraiter les plus faibles. Ce n'était pas glorieux mais ça valait toujours mieux qu'être isolé à la périphérie de ce qu’il considère déjà comme un clan imperméable.
Certes, il est difficile de s'intégrer dans une équipe où chacun a déjà sa place distribuée d'avance, que ce soit pour un match de foot ou un quelconque jeu de rôle imaginaire. Le pire cependant, c'est de tomber sur plus fort que soi, le tout associé à une bonne dose de stupidité. Devait-il payer pour le temps passé à soutenir Dimitri dans son jeu de massacre quotidien en devenant à son tour la marionnette d'une brute ? Alex a bien essayé de résister, seulement aussi bien verbalement que physiquement, il ne fait pas le poids.
Le grand Stéphane a tout pour lui, la force, les amis et deux redoublements consécutifs qui en font un pré-ado redoutable dans cette colonie de gringalets. Alex n'est personne, rien de plus que l'homonyme d'une rivière, sans passé ni famille, ce que le rustaud ne se prive pas de souligner :
– Moi j'aurais ta tronche, je ne chercherais pas vraiment pourquoi j'ai été abandonné à la naissance, Gartempe. Franchement, ça saute aux yeux, pas vrai les copains ?
Il voit bien dans le regard des comparses de cet abruti de haut vol que le cœur n'y est pas vraiment. Pour avoir joué le même rôle, il en connaît jusqu’à l’attitude. Faire semblant de rire du malheur d'un autre avec le ventre noué pour lui, juste pour ne pas finir à sa place. Alex ne se doute pas qu'il pourrait renverser la vapeur et retourner tout le groupe contre Stéphane. Il lui suffirait de savoir exprimer cette peur qui ronge les autres pour la changer en courage, juste assez longtemps pour décourager ce tyran de bac à sable, probable photocopie d'un modèle parental tout aussi affable.
Seulement la peur est trop forte. Ce frisson qui le gagne lui envahit les membres, ramollit les jambes et appesantit le ventre. Il n'arrive pas à penser. Son esprit ne travaille qu’à débusquer une échappatoire. Mais où fuir ? Alors que derrière lui, l’angle de la cour, cerné de murs et de grilles infranchissables, prend de plus en plus l’allure d’une souricière, une voix qui se veut ferme retentit brusquement, en réponse à Stéphane :
– Non mais avec la tienne, tu n'aurais pas à chercher bien loin. Ton père le voudrait qu'il ne pourrait pas te renier. Tu as le même groin que lui. On reconnaîtrait ta face de verrat à des kilomètres.
Attentive, c'est Sarah qui est arrivée à la rescousse du pauvre garçon. Il ne demande d'ailleurs pas son reste pour décamper auprès de sa sauveuse. Malgré son allure franchement fluette, l'intensité de son regard suffit en général à rabattre les caquets les plus audacieux. Stéphane, pour ne pas perdre la face, crache :
– C'est ça sauve-toi, l'orphelin ! T'auras pas toujours quelqu'un pour te sauver la mise. Trouillard !
– Trouillard ? répète la jeune fille, campée sur ses positions, les mains sur les hanches à présent. Tu fais autant le malin, le soir, dans ton lit avec ta veilleuse ? Tu n'as plus peur du noir, peut-être ?
Les autres échangent des haussements de sourcils, avant de scruter le visage de leur chef qui vient de virer à l'écarlate à l'évocation de ses crises de larmes lors des siestes imposées des années plus tôt en classe de maternelle. L'inquiétude prend le pas sur la liesse. S'en prendrait-il à une fille ? Stéphane fulmine, le regard noir :
– Toi, tu mérites une bonne leçon.
Avisant les instituteurs qui ne perdent rien au loin, le groupe qui sent le vent tourner se disperse sensiblement. Seul Alex attend de voir comment va évoluer la situation. Tout à sa colère, le porcelet ne remarque pas les rats quitter le navire. S'approchant d'elle, il ne quitte plus des yeux la petite brune qui lui tient tête. Malgré la boule qui commence à lui tarauder l'estomac, elle conclut, d'une voix blanche, sans toutefois baisser le regard :
– Alors tu serais assez lâche pour frapper une fille ?
– Pourquoi il t'intéresse tant, ce tocard ? Ce n'est qu'un chien abandonné, sûrement un manouche ou un bât…
Le coup est parti sans préavis. Aussi surprise que le grand escogriffe, c'est bel et bien Sarah qui a collé son poing sur son gros tarin. Aussitôt, l'un des maîtres se précipite dans leur direction. Pourtant prêt à répliquer, Stéphane n'a pas le temps de lever le petit doigt qu'Alex s’interpose, dans un élan de courage inattendu. Avant que les adultes ne s'en mêlent, Sarah crache à l'abject imbécile qui a déjà le dessus sur le garçon, la voix modulée par l’émotion :
– Parce que moi aussi, je suis une enfant trouvée, espèce d'idiot. Et j'aime autant ne pas connaître mes vrais parents s'ils doivent être aussi débiles que ceux qui t'ont rempli la tête de toutes ces conneries !
Avant d’écoper d’un généreux bourre-pif, Alex a le temps de lancer un regard à la jeune fille, plus estomaqué par cette révélation que par une situation proprement surréaliste dans cette petite école de campagne d'ordinaire si tranquille…

04/10/1986
Le week-end suivant l'altercation avec Stéphane, l’œil d'Alex est encore auréolé de jaune et de pourpre, quoique tout à fait dégonflé. Pour le courage dont il a fait preuve pour elle, Sarah a décidé de l'emmener enfin dans ce qu'elle appelle son jardin secret. Elle lui a parfois décrit le lieu où elle se rend lorsqu'elle a besoin de s'isoler, sans jamais l'autoriser, jusque là, à l'y accompagner. En réalité, l'enfant ne s'attend pas à tomber sur un véritable jardin caché au milieu de la forêt, un trésor de créativité et de poésie en fait.
Carré, tapis de lierre entre quatre gros chênes centenaires, l'endroit est protégé d’une épaisse voûte feuillue. Avec l'aide de Pierre, Sarah a dressé tout autour de vrais murets de pierres et de branches mortes sur lesquels la vigne vierge est montée. Elle s'est permis cet aménagement parce que le bois fait partie du domaine Davril. D'ailleurs, la plupart des habitués des lieux, surtout des chasseurs et autres chercheurs de champignons, connaissent et respectent le sanctuaire de la jeune fille. Certains y déposent même, en tribut à sa créativité, pommes de pin, coquilles d'huîtres, noix et autres poignées de marrons d'Inde en guise de matière première.
Avec du fil de pêche et un couteau suisse dont elle ne se sépare jamais, elle bricole des carillons à vent, creuse de petites sculptures naïves dans des branches mortes, passe le temps en contact avec la nature. Elle raconte à Alex qu'elle a bien essayé de repiquer des orchidées sauvages et autres fraisiers ici, mais le passage de petits animaux, le manque de lumière et probablement aussi d'expérience ont nui à son projet. Bizarrement la présence d'Alex avec elle dans ce coin de forêt qu'elle arpente d'ordinaire en solitaire lui procure une émotion particulière.
En réponse, il évoque sa vie décousue. Pierre qui roule, il n'a jamais eu le loisir de pouvoir se créer un endroit à lui comme celui-ci. L'idée trouve donc grâce à ses yeux, tout comme les créations de la jeune fille, qu'il qualifie simplement de « géniales ». Le cœur battant plus fort que d'accoutumée, Sarah est brutalement prise d'une violente quinte de toux qui l'oblige bientôt à s'adosser à un arbre.
Alex porte presque aussitôt la main à sa poitrine, de sentir sa cage thoracique se contracter malgré lui. Son cœur paraît se mettre à battre deux cadences à la fois. Honteux, il se tourne pour tenter de cacher qu'il perçoit à la fois l'émotion et l'étrange encombrement respiratoire de son amie. Obligée de s’asseoir sur une grosse racine, proprement vidée de ses forces, elle n’a pas manqué son volte-face. Inquiet d'être découvert, le garçon ne sait plus comment réagir. Sarah crache plusieurs fois avant de reprendre le dessus sur sa toux et lancer, la voix légèrement sifflante :
– Tu me vois tousser et du coup... tu as la trouille d'attraper ce que j'ai ?
Alex cherche aussitôt le regard de la jeune fille pour objecter franchement :
– Non, ce n'est pas ça. Ça va ?
Son visage manifeste une empathie sincère. Sa main s'attarde cependant sur son torse, ce qui agace l’adolescente :
– Alors quoi ?
– C'est rien, laisse tomber. On peut rentrer, si tu ne te sens pas bien.
– Non c'est bon, c'est juste... mon asthme. Ça va passer.
– Ça, ce n'est pas de l'asthme, réplique-t-il spontanément avant de se mordre les lèvres d'avoir émis cela tout haut.
Elle lui adresse un regard à la fois surpris et inquisiteur :
– Ah parce que tu sais reconnaître l'asthme au son d'une toux, toi ?
Interdit, il souhaite vivement que la conversation change de direction. Les yeux rivés sur le sol, l’orphelin découvre à même le lierre, entre les premières feuilles mortes, un bout de bois flotté qu’elle a ramassé près de l'estuaire de la Gironde. L'adolescente lui a donné la forme d'un chihuahua ailé, une fantaisie sur laquelle il reste figé, braqué. Sarah finit par lui expliquer, de noter l'intérêt du garçon pour son fennec :
– C'est mon Harmonique.
– C'est quoi, un Harmonique ?
– Une espèce d'ange gardien... Mais puisque tu n'as pas l'air de vouloir partager tes secrets... Je ne vois pas pourquoi je t'en dirais davantage sur les miens.
– Quel secret ? Je n'ai pas de secret.
– Maman m'a raconté que tu as simulé une crise d'asthme pour te faire remarquer... au foyer. C'est pour ça qu'elle a voulu qu'on se rencontre, je suppose… Pour voir si tu mens ou si tu as réellement un don…
– Quelle importance ? rétorque subitement Alex avec un visage qui traduit surtout de la tristesse. Tu dois déjà me prendre pour un fou ou un menteur, comme les autres.
– J'ai l'air de me moquer de toi ou de te prendre de haut ?
– Non, mais…
– Dis-moi ce que tu as perçu... Je te dirai si ça correspond à ce que je ressens... et on sera fixé. Ça ne peut pas continuer ainsi.
Comme il hausse les sourcils, elle esquisse un sourire pour le rassurer avant d'ajouter, essoufflée comme si elle venait de disputer un sprint :
– Il n'y a que toi et moi… Personne pour te juger ou se moquer… Alors vas-y, lance-toi.
Après quelques longues secondes d'hésitation, les yeux toujours rivés sur la sculpture, l'orphelin se met à parler d'une voix sourde, presque inaudible. Comme elle l'exhorte à parler plus fort, il répète, distinctement :
– Tu as parfois des douleurs au ventre. Tu as souvent quelque chose dans la gorge et tu ne respires pas comme tu devrais. Tu manges comme quatre mais tu ne grossis pas. Une fois tu vas bien, et là, tes poumons se mettent à bouillonner comme un plat de pâtes et tu te vides de tes forces comme ça, d'un seul coup.
– Attends, je ne viens pas d'avoir tout ça en même temps, réplique-t-elle, troublée. De quand parles-tu ?
– Ce n'est pas la première fois que je ressens ça avec toi, dit le garçon avec sincérité. Mais je sais que ce n'est pas de l'asthme.
– Tu me charries, allez ! réplique Sarah, désarmée par le sérieux de l'enfant malgré l'absurdité du discours qu'il lui tient. Tu as dû voir les médicaments, les aérosols et mes visites quotidiennes chez le kiné. Les parents auront vendu la mèche, c'est obligé.
Alex plante son regard profond dans celui de la jeune fille. Il soupire, l’air excédé d'avoir récolté une nouvelle fois le scepticisme là où il espérait tant la confiance :
– Je te l'avais dit que tu ne me croirais pas. Tes parents m'ont juste dit qu'il ne fallait pas que je m'en fasse, que ça ne s'attrapait pas. Ils ont dû croire que j'avais peur des maladies.
Après une pause, il ajoute, clairement affligé par le détail qu'il soulève :
– Aucun de vous ne m'a dit ce que tu as. Ça fait partie de votre monde « à vous » et vous n'en parlez jamais quand je suis là. Mais même si je ne sais pas comment s'appelle ta maladie, je l'ai ressentie.
– C'est impossible, Alex, sourit-elle alors. Personne ne peut sentir les choses comme quelqu'un d'autre. Cela dit les poumons qui bouillonnent, je dois dire que tu es tombé pile...
Ému, l'enfant de l'assistance décide de s’asseoir à son tour, à même le sol, à deux pas de la jeune fille. Déçu, il ne sourit pas, ne trahit pas une seule seconde qu'il n'est pas sincère. Il semble avoir renoncé à la convaincre, à l'instar d'une personne honnête qui attend que l'esprit de son interlocuteur fasse de lui-même le chemin jusqu'à la vérité.
– Impossible, répète-t-elle encore, sans conviction, juste comme si, intrinsèquement, se raccrocher à la normalité comptait plus pour elle que de simplement admettre l'extraordinaire.
Somme toute, elle n'ose plus prononcer quoi que ce soit d'autre. Un frisson la parcourt de part en part. Il fait pourtant chaud pour ce début octobre, un vrai été indien, presque celui de la chanson. Outre la crise qu'elle vient de subir, ce qu'elle est en train de réaliser lui glace les veines. Aussitôt Alex frissonne, connecté comme il ne l'a jamais été avec quiconque. Sans calcul, il se redresse, tandis que son cœur se met à battre  la chamade. Une envie spontanée de prendre l'adolescente dans ses bras le presse, sans trop savoir si cela vient d’elle ou de lui.
Personne ne s'est jamais tenu aussi près de comprendre ce qu'elle combat au quotidien depuis si longtemps. Personne n'a jamais été si près de croire qu'il peut l'éprouver comme elle. Il fallait que ce petit gars de l'assistance ait le cœur plus ouvert qu'une antenne radio et saisisse enfin tout ce qu'elle garde sur le cœur depuis toujours. Sans aucun calcul, sans même y réfléchir, ils s'embrassent au pied de ce chêne, comme deux proches se retrouvant sur le quai d'une gare après une longue séparation.
Prenant un peu de recul, Sarah croise à nouveau le regard de jais de l'enfant. Son cœur « à lui » bat à toute vitesse, imprime son rythme effréné à ses lèvres devenues brûlantes. Alex la trouve d'une beauté incroyable malgré son visage émacié et son teint pâle. Elle lui prête une maturité inédite pour un garçon de son âge. Leurs quatre ans de différence s'effacent, tout comme la pudeur et la peur qui pétrissent l'audace que seule une sérieuse perte de pondération leur procurerait d'ordinaire. Leur communion à son paroxysme, ils se sentent tant en phase que leurs lèvres se lient naturellement, dans un bisou d'enfant, à peine appuyé, mais aussi fort pour eux que le plus enflammé des baisers d'adultes. Leur histoire vient de naître, dans ce sanctuaire de bricoles sculptées au couteau, entre les quatre chênes d'un jardin devenu celui de Sarah et d'Alex.
Un moment plus tard, blottis l'un contre l'autre au pied du même chêne, Sarah, caressant tendrement les cheveux de son premier amour, finit par penser à voix haute :
– Tu as dû te sentir bien seul avec une telle perception des autres. Et personne ne t'a jamais pris au sérieux avant moi ?
– Non tu es la première. Par contre, avant toi, ça n'avait jamais été aussi long ni aussi fort.
– J'imagine que ton don doit être plus affirmé quand tu le partages avec une personne que tu... apprécies.
Elle sourit à ce dernier mot, n'osant plus parler d'amour à présent que le « contact » est rompu. Attrapant le morceau de bois flotté gravé du fennec ailé, le garçon ne lance qu'un regard à son auteur qui traduit sans mal sa requête :
– Ah ! C'est à mon tour de te confier mon secret ?
Il acquiesce, attentif aux traits fins de Sarah. Il décrit un instant le vert si intense de ses yeux, ses lèvres fines, son petit nez et ses longs cheveux bruns. Elle remarque son regard insistant qui la fait rougir malgré elle. Elle bougonne sans tarder :
– Arrête ! Ça me gêne quand tu me regardes comme ça...
Ce à quoi il répond d'un grand éclat de rire. Sans trop comprendre pourquoi, il se sent bien avec elle, comme si ce coin de forêt avec elle était la place qui lui incombait sur cette terre. Jouant la carte du running gag, il finit par revenir à la charge avec la sculpture. Elle soupire avant d’éclairer le garçon, grave :
– Quand on m'a trouvée, j'avais déjà quasiment un an. C’était aux abords des Pyrénées, à l'arrière d'une décapotable dans une station-service. Presque assez grande pour dire papa ou maman, pas assez pour leur donner un vrai nom. Je suis le premier « dossier » de Dominique en qualité d'éducatrice. Une vraie voie de garage pour une débutante, compte tenu que je suis atteinte d'une variante de la mucoviscidose, mal connue, probablement aussi mortelle quoiqu'un peu moins invalidante. Personne ne s'est manifesté pour me réclamer, encore moins m'adopter. Je te laisse imaginer le tableau.
– Alors Dominique et Pierre t'ont adoptée.
– Oh ! Ça ? C'est grâce aux yeux de cocker, ça marche à tous les coups sur eux. Tu devrais essayer, avec tes yeux noirs, ils craquent à coup sûr. Enfin, si tu as envie qu'ils t'adoptent...
– Faudrait qu'ils en aient envie. Je n'ai pas eu beaucoup de succès jusqu’ici avec les familles d'accueil.
– Question de karma, faut croire. C'est qu'on devait se rencontrer, je vois que ça, trouve-t-elle à plaisanter malgré un début de parcours aussi gai que le scénario de « Love Story ».
– Tu vas mourir, réalise Alex, bloqué sur la description de la maladie de la jeune fille. Mais dans combien de temps ?
– Tout le monde meurt, c'est comme ça, relativise la jeune fille, imperturbable. Je ne joue pas les détachées, attention ! Évidemment ça me fait peur. Mais j'ai grandi comme ça, alors j'ai appris très tôt à vivre avec cette idée. C'est ma vie. Le pire à la limite, quand on y pense, c'est pour les parents…
– Pourquoi ?
– Ben quand je partirai, qui s'occupera d'eux ? Qui sera là pour les aider à supporter la souffrance de ma disparition ?
– Tu penses déjà à tout ça ?
– Presque tous les jours en fait.
– Mais il doit bien y avoir quelque chose à faire ! se révolte l'enfant. Une pilule ou un vaccin…
– Non, des antibiotiques, une hygiène de vie irréprochable, des aérosols et de la kiné pour préserver mon souffle. Mais pas encore de remède miracle. Désolée.
– Et ton Harmonique ? Elle ne peut rien pour toi ?
Le regard de Sarah s'assombrit de devoir à la fois briser le bel optimisme d’Alex à son sujet et verbaliser la vanité de l'espoir que constituait pour elle cette fable encore deux ans auparavant :
– Elle, elle ne reviendra pas. Elle m'a probablement oubliée.
– Raconte-moi.
Les yeux perdus dans le balancier des branches d’un chêne, Sarah laisse échapper une larme malgré elle. Elle déteste pleurer. Cela revient à céder du terrain à son mal, son ennemi intime, or elle ne veut surtout pas lui faire ce plaisir. D'une voix feutrée par l'émotion, elle repart :
– Il y a deux ans environ, je me suis effondrée sans prévenir. En quelques heures à peine, j'étais admise à l'hôpital, au plus mal. Ma saturation était très basse. Malgré les couvertures j'étais gelée, les dents qui claquent, les lèvres bleues, comme ces bonhommes qui tombent dans les lacs gelés dans les dessins animés. Tout le monde était prévenant avec moi, très doux, mais dans leurs yeux, j'ai bien vu que ça pouvait tout à fait s'arrêter là pour moi. Et il y a eu cette visite inattendue. Une femme aux yeux verts, comme moi. Brune, comme moi… Je me suis fait un film. Comme si ma vraie mère pouvait savoir que j'avais atterri en Charente Maritime ! Comme si elle pouvait en avoir quelque chose à faire de son enfant malade…
Après une courte pause, le regard toujours perdu dans les dents de scie des feuilles de chêne, elle poursuit :
– Elle avait ce drôle de pendentif, avec une tête de fennec en or blanc, encadrée de deux petites ailes de nacre. Je n'ai jamais retrouvé ce bijou ailleurs. C'est pour ça que j'ai voulu le reproduire sur ce bout de bois. Le veinage et la blancheur du bois m'ont rappelé la nacre. Bref ! Je l'ai aussitôt prise pour une infirmière ou un médecin. Je ne me suis pas méfiée. Elle m'a parlé mais j'étais dans le gaz avec les calmants. Dans les grandes lignes, elle m'a dit que je ne devais pas avoir peur de la mort, que ce n'était pas une fin en soi, plutôt une passerelle vers un monde où le « moi spectral » nourrit un paradis ouvert à tous les esprits. Je l'ai trouvée jolie son histoire, mais ça sentait trop le catéchisme pour que je la prenne au sérieux.
– Tu ne crois pas en Dieu ? s'étonne Alex.
– Dieu, c'est juste un mot que les grands mettent lorsqu'ils parlent de choses qu'ils ne comprennent pas. Mon infirmière a bien vu elle-aussi que je n'y croyais pas. Elle n'a pas arrêté de parler pour autant, même si la suite est plus floue dans ma mémoire. Je crois même que je me suis à moitié endormie à ce moment-là. Finalement, elle a terminé en me disant qu’une Harmonique veillait sur moi et qu'il ne m'arriverait plus rien désormais.
– Et que s'est-il passé ?
– Eh bien ! Elle m'a juste fait un câlin. Petit à petit mon corps s'est réchauffé et j'ai pu rentrer à la maison le surlendemain. Depuis cette fois-là, je n'ai plus été obligée de retourner à l'hôpital que pour les traitements par perfusion. Malgré ça, je suis toujours malade et mon « Harmonique » n'a plus redonné signe de vie ! J'ai cru un moment que j'avais été choisie et que cet être sorti de nulle part avait réellement le pouvoir de me guérir. Avec le temps et les rechutes, j'aurais dû me faire à l'idée que j'avais simplement déliré, oublier cette histoire et jeter ce bout de bois au feu.
– Mais tu ne l'as pas fait.
Prenant le fennec gravé entre ses mains et le regardant attentivement, elle prononce :
– Tu sais, ma vie ne tient pas à grand chose. J'aurais pu mourir plein de fois, maltraitée par ces gens qui m'ont laissée dans une décapotable en plein été ou réagissant mal à un médicament. Que sais-je encore ? Finalement, par un caprice du destin, je suis arrivée jusqu'ici en croisant une rebouteuse qui soigne avec des câlins et un gamin capable de me décrire en détails mes symptômes sans jamais avoir ouvert un livre de médecine. Ai-je la santé pour faire la fine bouche ? Je ne crois pas, non…
Alex ne sait trop quoi répondre à cela. L'histoire de la dame au pendentif le laisse songeur. Après tout, s'il possède un talent hors du commun, pourquoi n'existerait-il pas une personne capable de soulager le mal des autres d'une étreinte ? S'ouvrir au monde après des années à le craindre lui donne le vertige. Même si cette félicité est entachée à présent par le pronostic engagé de la jeune fille, il se met à nourrir lui-aussi l'espoir qu'il existe peut-être quelque part une solution au mal de celle avec qui il se sent enfin à sa place sur cette petite planète bleue…

22/04/97
Dix ans après leur rencontre, Alex et Sarah ont finalement emménagé tous les deux dans leur région de cœur, élue des années plus tôt, quand ils étaient encore adolescents. L'idée de fuguer leur était venue lorsque la perspective d'un autre interminable été coincés à la ferme Davril leur était devenue insupportable. Ce qui les avait retenus jusqu'ici de passer à l'acte résidait en un subtil équilibre entre la peur des représailles, celle de faire de la peine aux parents et un désir croissant de partir.
Alex avait cependant des arguments de plus en plus pertinents. Sarah avait eu son premier carnet de chèques. Il faisait plus grand que son âge, ils passeraient inaperçus. Et puis, ils ne s'éclipseraient que quelques jours, au plus une semaine. Qui leur reprocherait de vouloir offrir à la jeune fille le sentiment qu'elle pouvait échapper, juste une fois, à son marathon quotidien ? La médication toujours plus lourde, la course à pied qui maintenait tout juste son souffle à un seuil acceptable, les douleurs imprimant de plus en plus son quotidien. Tout pesait sur le moral de l'adolescente chaque jour un peu plus.
L’adolescent, témoin sensitif de ce compte à rebours insoutenable, subissait lui-aussi, en silence cependant. Il ne voulait surtout pas rajouter au calvaire de son amour, encore moins mettre en péril son placement chez les Davril, même si avec le temps, les visites de l'assistante sociale s'espaçant, il prenait de plus en plus pour acquise sa place chez Pierre et Dominique. Ces derniers étaient confiants, bien qu'ils ne manquent jamais de rappeler qu'une adoption prend du temps. Aux prémices de l’été 1993, ce n'était même qu'une question de semaines pour que la chose soit officielle lorsqu'ils prirent cette décision aussi spontanée que lourde de conséquences de fuguer.
Un lundi particulièrement monotone, ils s'étaient aventurés jusqu'à la gare de Jonzac avec leur bicyclette. En sueur, un simple sac à dos rempli du strict nécessaire jeté derrière l’épaule, ils prenaient le premier train pour Bordeaux sans même savoir où ils dormiraient le soir venu. C'était le mois de juin, les nuits étaient chaudes et courtes de toute façon. Dormir à la belle étoile ne serait pas un frein à leur soif d'aventure.
Ils avaient déjà campé dans un vieux container autrefois dédié au stockage d'outils. Plusieurs fois vandalisé, il avait été rapatrié plus près de la ferme pour être reconverti en cabane par les ados. Pierre l'avait calé près d'un saule pleureur de sorte que le soleil ne donnât pas directement dessus au plus fort de l’été. Les deux jeunes ne manquaient de rien et l'agriculteur avait toujours d'excellentes idées pour dénicher de nouveaux supports à leur créativité débordante. Hélas, la seule chose qu'il ne pouvait leur offrir, c'étaient de vraies vacances ailleurs. Outre les multiples emprunts qui grevaient leur budget, les Davril géraient à eux seuls trop d'animaux pour s'absenter davantage qu'un week-end de temps à autre. Prendre un extra pour assurer l'intérim revenait trop cher également.
Si Sarah s'était fait une raison et comprenait les difficultés de ses parents, Alex trouvait anormal de se rendre aussi dépendant d'un travail si cela interdisait de profiter de la vie, ne serait-ce qu'aux beaux jours. En aparté, il reprocha même à ses tuteurs de ne pas prendre en considération l'état de leur fille et le fait qu'elle n'avait peut-être plus le temps d'attendre qu'ils soient plus disponibles pour lui permettre de voyager comme elle en rêvait depuis si longtemps. Eux savaient pertinemment que son état lui interdisait de partir ainsi. En outre les rendez-vous du kiné comme les séjours hospitaliers demeuraient aussi réguliers qu'incontournables. Ils se doutaient aussi qu'en étant trop explicites sur la santé de leur fille, ils risquaient de causer davantage de peine au garçon. Alors ils encaissèrent les reproches sans mot dire, évasifs au point que la fugue devint leur seule alternative.
Malgré la peur qui leur tiraillait le ventre de partir ainsi en douce, un crève-cœur même pour Sarah, l'idée d'avoir enfin autre chose que des champs de maïs et un parterre de lierre entre quatre chênes pour tout horizon leur donnait des ailes. La jeune femme approchait en réalité des dix-neuf ans. Alex en accusait tout juste quinze. Leur relation amoureuse s'était limitée jusque là à de chastes baisers et des embrassades d'enfants. Malgré leur lien de plus en plus intense, l'envie impétueuse d'aller plus loin, ils accusaient trop de pudeur pour n’avoir osé que sous-entendre l'idée aux parents qu'ils s'aimaient. Ils craignaient surtout que cela remette en cause l'adoption d'Alex s'ils l'apprenaient. Ce que les non-dits laissent entendre aux adolescents génère souvent des peurs sans fondement. Peut-être les choses se seraient-elles passées autrement si les Davril l'avaient su dès le départ ?
Dans le journal intime qu'il tiendrait plus tard, de retour au foyer de La Rochelle, Alex mentionne ces quelques jours comme une parenthèse d'exception. Après plusieurs escales aussi dépaysantes à leurs yeux qu'anecdotiques pour le commun des mortels, ils avaient fini leur périple le long de la Baïse , enlacés pour la première fois dans une chambre sous les toits, dans une auberge de campagne. Le lit était petit, le matelas trop mou et l'édredon garni de plumes d'oies bien trop chaud. Ajoutés à cela les rideaux jaunis, la tapisserie à fleurs aux couleurs passées, le mobilier vétuste et le parfum délicat de la violette sur les draps complétaient le tableau d'une authentique chambre de grand-mère. La fenêtre ouverte sur la rivière et son flot régulier, le chant des grillons et la chaleur douce de ces premiers soirs d'été, tout cadrait pourtant avec l'image qu'ils se faisaient de la vie dont ils rêvaient plus tard, à deux. Pas d'aérosol nébuliseur sur un coin de bureau cerné de boîtes de médicaments, pas de calendrier aimanté au frigo surchargé de rendez-vous avec le kiné ou le pneumologue.
Ils ne s'étaient offerts que quelques jours loin de tout ça. Comment pouvaient-ils s'imaginer qu'une idée si innocente puisse être si mal reçue par les adultes, garants du bon suivi des procédures, enclumes greffées aux chevilles des doux rêveurs, épée de Damoclès fendant sans cesse leurs délires, même les plus vitaux ? La Fête de la Musique précipita la fin de leur éphémère évasion. Alex sentit venir la douleur. Elle l'avait pris au ventre comme s'il allait lui-même défaillir. C'était cependant Sarah qui s'effondrait dans ses bras, sans prévenir, au milieu d’un groupe de gens amassés devant une estrade où on reprenait les standards des années 80.
La crise était sérieuse. La jeune femme resterait hospitalisée plusieurs jours. Alex quant à lui vit ressurgir toute l'administration à laquelle il pensait s'être enfin soustrait après toutes ces années passées chez les Davril. Leur escapade coûtait déjà trois mille francs à Pierre qui ne s'expliquait pas pourquoi ils s'étaient enfuis de la sorte. L'incompréhension et la déception dominaient tant dans son regard que le garçon en ressentit un profond mal-être. Il se perçut bientôt tel un corps étranger, une écharde qu'il fallait extraire au plus vite de cette bulle protectrice formée autour de Sarah. Dominique, qui avait tant fait montre de fierté à son égard, pour son travail scolaire comme la complicité qu’il partageait avec sa fille, paraissait désormais avoir remis une distance presque palpable entre eux. L’adolescent se sentait clairement responsable d'avoir mis en danger leur enfant. Elle avait failli mourir. Il fallait qu'il sorte de leur vie, c'était évident.
Les événements avaient pris tout le monde de court, notamment à cause de l'hospitalisation de Sarah. Aussi ni Pierre ni Dominique ne prirent-ils le temps de discuter avec Alex qui se confia seulement au juge auquel fut confié d'estimer la poursuite ou non de son placement chez eux. Personne ne lui ayant manifesté l'envie de le voir rester, l'orphelin resta sur son ressenti, pour ne formuler aucun argument susceptible de motiver son maintien dans cette famille. Il accepta donc sans sourciller les conclusions du magistrat qui estima que cette famille ne pouvait concilier le suivi médical soutenu de Sarah et son accompagnement.
De conclure qu'Alex avait dû exprimer le désir de repartir en foyer, les Davril ne trouvèrent pas grand-chose à ajouter, hormis qu'ils étaient désolés qu'il ne se sentît plus le bienvenue chez eux. Alex n'entendit pas ces paroles cependant. Il ne retint que leurs visages abattus par l’inquiétude qu'il assimila à tort à du rejet. Il se braqua, aussi fermé qu'une huître.
À quinze ans, de retour au foyer, loin de celle qui lui avait donné l'impression d'avoir trouvé sa place des années plus tôt, la déculottée était trop sévère pour ne pas l'ébranler et le rendre particulièrement asocial. À plusieurs années de bonheur à la ferme succéda une solitude incommensurable. Malgré diverses tentatives pour l'approcher, personne ne sut vraiment franchir le mur invisible qu'il dressa bientôt entre le monde et lui. L'adolescent se réfugia dans l'écriture, passant le plus clair de son temps libre un cahier de brouillon et un stylo-plume à la main. Il avait toujours eu une prédisposition pour cela.
Sarah l'avait d'ailleurs encouragé à laisser aller son imagination sur le papier. Avec deux de ses camarades de classe, il s'était même inventé un monde calqué sur les BD, son support préféré pendant un temps. Un jour, il s'était réveillé d’un rêve lors duquel, perdu dans un village de western, il ne retrouverait son chemin qu’en empruntant un train nacré capable de voler. Sarah, qui avait tenté de le reproduire en dessin, l'avait simplement baptisé le Train des Rêves. Ce titre devait devenir celui de la nouvelle la plus aboutie du jeune homme, racontant l’histoire d'une fille tombée dans le coma lancée à la recherche d'un billet supposé l'aider à se réveiller de ce cauchemar.
À présent, Alex n'écrivait plus de fiction. Il enchaînait les réflexions personnelles et les souvenirs, dans une lettre infinie à son amour, pour nourrir l'impression de maintenir une conversation avec elle sur le papier, comme si elle pouvait toujours lire par-dessus son épaule. Internet n'était pas arrivé jusqu'à la ferme Davril et les timbres coûtaient cher. Ils devaient donc limiter leurs échanges à une poignée de pages par mois sur lesquelles aucun centimètre n'était négligé. Dans ses réponses, pas moins démoralisée d'être séparée de lui, elle avait toutefois à cœur de le motiver à poursuivre ses études. Elle lui promettait de le suivre n'importe où dès qu'il aurait un métier en main et la capacité de subvenir à leurs besoins.
Sa mère insistait pour qu'elle-aussi se projette professionnellement, qu'il était hors de question qu'elle se contente de devenir l'ouvrière agricole de Pierre sans le moindre diplôme en poche. Elle allait donc pousser ses études jusqu'au BAC même si elle avait accumulé beaucoup de lacunes à cause de ses nombreuses absences au collège. Aussi un professeur à domicile l'aiderait-il cet été-là à les compenser pour lui offrir d'attaquer la seconde plus sereine.
Alex quant à lui avait réussi à intégrer une seconde technologique sur La Rochelle, ce qui aurait été sa classe s'il était entré comme prévu au lycée de Pons. Le choix d'une branche plus professionnelle plaisait à Pierre, qui privilégiait naturellement les métiers manuels, toujours susceptibles de nourrir leur homme. En vérité, le garçon n'avait pas eu le courage de confronter son talent naissant à l'étude de vrais auteurs et à d'autres aiguisés de la plume plus doués que lui et susceptibles de le décourager. Seulement, il n'excellait ni en maths ni dans les matières technologiques. Ce n'est de ce fait qu'au prix d'efforts soutenus qu'il parvint à boucler une première année de ly-cée passable.
Avec de meilleures moyennes dans les matières générales, il surprit ses professeurs par son entêtement à opter pour l'électrotechnique. Là encore, il ne suivait cette voie que parce que ses rares amis l’avaient choisie, quoique sans grande conviction eux non plus. C'était une fine équipe surtout portée par l'envie de profiter les uns des autres et de faire la fête, comme si une guerre menaçait et qu'à tout moment le monde pouvait partir en vrille. Aucun d'eux ne songeait sérieusement à l'avenir ni à un quelconque plan de carrière. De toute façon, le chômage élevé et la situation économique ne laissaient guère espérer de réelle stabilité professionnelle.
Parmi eux, Alex arrivait à se canaliser et suivre ses cours. D’écouter leurs blagues potaches et de faire partie de leur monde, le temps passait un peu plus vite. Il vivait son histoire d'amour épistolaire et s'il participait à leurs soirées et leurs délires, c’était bien parce qu'aucune technologie ne pouvait lui permettre d'être plus proche de Sarah que la voie postale. Grâce à eux cependant, les trois années séparant l'adolescent de sa majorité passèrent assez vite. La jeune fille avait quant à elle brillé à ses examens, de se découvrir contre toute attente un penchant pour l'Histoire et la science politique.
Hélas lorsqu'il put la rejoindre, Alex qui avait quitté une adolescente vivante et remplie de rêves ne retrouva qu'une jeune adulte à bout de forces. Furieux, il accabla à tort les Davril d’avoir laissé leur enfant péricliter au lycée, de toujours faire passer leur ferme avant leur fille. Il s’acharna à dégoter un logement pour emménager avec Sarah, trop campé sur ses positions pour rester sous le même toit. En définitive, si les caprices du destin devaient le préparer à vivre sans elle et si ces trois ans de séparation auraient dû lui rendre sa mort plus supportable, il est indéniable que le premier sentiment amoureux d'un garçon reste le plus fort. C'était présumer de la pureté de leur lien que de croire Alex capable de renoncer à Sarah.
Ils s'installèrent donc dans un petit meublé sans prétention dès l'été 1996, près de Nérac. Ils eurent un automne magnifique. Alex, qui avait trouvé sans peine du travail en intérim, offrit des week-ends inoubliables à son amour. Hélas, la maladie ne laissa guère de répit à la jeune femme qui poursuivait ses études à domicile, bien incapable d'assumer la charge d'un travail. Elle regrettait évidemment de finir ses jours aussi loin de ses parents adoptifs. Ceux-ci restaient ses héros dans son cœur. Elle espérait même venir à bout de la colère nourrie par Alex à leur égard. Par amour pour lui, elle avait accepté cette distance qu'il avait placé entre eux, mû par des sentiments trop forts pour ne pas le rendre déraisonnable, pour ne pas dire borné.
De guerre lasse, elle se raccrochait au téléphone pour parler à sa mère, qui souffrait elle-aussi de ces quatre cents kilomètres de distance. L'éducatrice jugeait quant à elle qu'Alex leur faisait payer ainsi de ne pas avoir insisté davantage pour le garder auprès d’eux trois ans plus tôt. Elle ne leur en tenait donc pas vraiment rigueur. Ils étaient si jeunes. Ils en avaient tellement vu déjà. C’est le lot d’être parents de voir les petits quitter le nid, se répétait-elle souvent. Sarah avait toujours voulu vivre le plus normalement du monde. C’était donc dans l’ordre des choses. Pierre quant à lui n'avait pas les mots pour décrire ce qu'il ressentait et les bougonneries dont il se rendait coupable ne traduisaient jamais que le manque de ses enfants à la maison.
Cela dit, cette distance ne déplaisait pas à tout point de vue à Sarah, consciente de l’évolution de son état. Elle nourrissait un projet qu'elle n'aurait pas su mettre en œuvre à la ferme Davril. Elle ne voulait pas que le foyer de son enfance porte la trace d'autre chose que de souvenirs heureux.
Alex fête ses dix-neuf ans ce soir du 22 avril. Depuis le début de l'année, il entend le souhait de Sarah d'en finir avant de devenir dépendante d'une machine pour respirer, de vivre dans l'attente hypothétique de recevoir le cœur ou les poumons d'un autre. Elle estime avoir le droit de renoncer, après tant d'années d'efforts, malgré tout le bonheur qu'ils partagent ensemble. La douleur prend peu à peu le pas sur sa capacité à profiter de la vie. Le moindre geste du quotidien deviendra bientôt une épreuve. C'est juste au-dessus de ses forces de se voir décliner ainsi. Il n'est plus temps de se voiler la face. Elle a regardé les choses en face, sans fard. Il faut respecter son choix et la laisser s'en aller.
S'il fait dans un premier temps la sourde oreille, il ne conteste pas sa décision. Enfin il lui demande de l'accompagner dans son dernier voyage. Il a vécu trois longues années séparé d'elle et tout ce qui l'a motivé à mettre un pied devant l'autre chaque matin était de partager à nouveau sa vie, ne serait-ce qu'une poignée de jours, comme à l'époque de leur fugue. Ils avaient eu plusieurs mois. C'était proprement inespéré pour lui. Elle rejette d'abord en bloc son idée, lui vante sa jeunesse et une santé dont elle n’a jamais joui, sa chance de pouvoir vivre des choses auxquelles elle n'a eu le droit que de rêver. Elle met en avant ses talents, qu'ils soient littéraires ou humains, son don unique de capter le ressenti des gens. Justement, sans elle, cette dernière aptitude ne se manifeste presque pas. Il se voit donc condamné à vivre à moitié, où qu'il aille, quelles que soient ses fréquentations futures. Jamais il ne retrouvera une telle connivence avec quelqu'un d'autre. Ils débattent de longues heures avant que, de guerre lasse, elle lui concède qu'il ne saura vivre sans elle à ses côtés. Le jeune homme notera plus tard dans son journal intime que ce soir-là, elle guettait longuement quelque chose ou quelqu’un par la fenêtre de leur cuisine. Y cherchait-elle un signe pour justifier ce qu'elle s'apprêtait à faire ? Un pardon qui sait ? Il n’a pas su le dire sur le moment.
Ils font l'amour une dernière fois, boivent tout ce qu'ils peuvent pour se donner le courage nécessaire d'aller au bout, ensemble. Ils énumèrent leurs regrets les plus amers, de n'avoir pas eu d'enfant ni la chance d'avoir construit un vrai nid construit à deux, au-delà de ce petit meublé. Alex avale avec une confiance aveugle la quantité de somnifères qu'elle lui donne. Elle prend sans tarder le reste des cachets. Rhabillés, ils s'allongent l'un à côté de l'autre, sur leur lit refait. Il ne faut pas donner l'impression d'avoir agi sur un coup de tête. Le sommeil gagne bientôt le jeune homme, sournois, pesant, implacable. Malgré un sursaut d’entendre une porte claquer au loin, les yeux remplis de larmes, Alex perd connaissance le premier, son regard de jais plongé dans le vert émeraude des yeux de Sarah Davril.  
17 mai 1997
Lorsque Pierre récupère Alex à la gendarmerie de Nérac, il a du mal à le reconnaître de prime abord. La barbe épaisse, quelques mèches décolorées, les vêtements sales voire craqués par endroits, il ressemble davantage à un clochard qu'au jeune homme encore présentable qu'il retrouvait à l'hôpital le lendemain de sa tentative.
Sarah ce soir-là avait obtenu ce qu'elle souhaitait. Elle était partie sans douleur, s'était-on attelé à lui répéter. Il ressortit lui-même ce poncif au jeune électronicien lorsqu'il se rendit à son chevet. De là, les funérailles furent célébrées en Charente, où repose désormais la jeune femme. De n’y voir que du folklore sans le moindre rapport avec les goûts et les rêves de celle qu'il avait perdue, Alex repartit dès le lendemain en train à Nérac, sous prétexte de devoir préparer son départ du Lot-et-Garonne. Vivre seul dans une ville qu'ils avaient adoptée à deux était désormais intolérable. Il paraissait trop bien, trop posé pour ne pas éveiller de soupçon. Cependant les Davril n'osèrent pas lui faire part de leur inquiétude à son sujet, pour se contenter de lui proposer leur aide s'il la souhaitait.
Seulement au lieu de mettre ses affaires en ordre, Alex se laissa submerger par le chagrin. Il ne reprit pas le travail, ne régla plus ses factures. Il traîna en boîte de nuit à boire jusqu'à ne plus savoir mettre un pied devant l'autre, à se réveiller quasiment là où les videurs l’expédiaient la veille. Il recommençait alors son manège ailleurs jusqu’à écumer des endroits de plus en plus louches. Le soir de sa garde à vue, il fut tout juste capable de feinter ne pas savoir que son dernier « pote de virée » était un dealer notoire. Celui-ci le tannait pourtant sans vergogne de prendre de quoi voir la vie en mieux, dans un genre blanc et poudreux. Ce n'est toutefois qu'à partir du moment où il se voit dans le regard de son beau-père qu'il réalise qu'il ne peut pas continuer ainsi.
Il ne peut s'empêcher de repenser à son bref retour à la maison après leur fugue d’adolescents. C'étaient déjà les forces de l’ordre qui « organisaient » leurs retrouvailles. La même tristesse, la même mine inquiète. Pour l'orphelin, le regard de Pierre a gardé énormément d'impact sur sa façon de se comporter, ses goûts comme ses choix. De ne susciter qu'un mélange de déception et de souffrance chez lui provoque un électrochoc salvateur au garçon qui suit son ancien tuteur sans mot dire jusqu'à sa voiture.
La route du retour est longue. L'adulte respecte le silence d’Alex, convaincu qu'il trouvera les mots plus tard ou à défaut, l'attitude. Il met donc la radio pour leur tenir lieu de conversation. L'électrotechnicien serre entre ses mains la couverture noire de son carnet, ce journal intime où Sarah inscrivait ses derniers mots. Hormis son portefeuille, c’est la seule chose qui ne le quitte pas.
Lorsqu’il avait décidé d'en tenir un, peu après son retour à La Rochelle, elle avait suggéré que ce serait bien qu'il recèle leurs meilleurs moments pour leur donner du courage lorsqu'ils traverseraient une épreuve. Ils avaient clairement présumé du pouvoir des mots. Sarah y rédigeait toutefois un poème à son insu, la veille de sa mort. Elle avait prévu qu'il faudrait ruser avec lui pour qu'il accepte à la fois de la laisser partir et de se réveiller le lendemain matin. Et ce ne sont guère que ces quelques strophes qui l’ont empêché de retenter sa chance du haut d’un pont ou dans le mauvais dosage d’un shoot.  

Tu as balayé ces châteaux de cartes auxquels je croyais
Et je t’ai détourné des rêves dont tu jouais les jeux, ailleurs.
Nous avons joui de ce que la vie avait de meilleur
Des papillons, des rires d’enfant, notre rivière et les forêts.
Rien ne te destinait à moi, ni moi à toi ou si peu.
Ensemble pourtant, nous avons trouvé notre idéal.
Mais on n’a jamais vu de printemps durer quatre saisons,
Encore moins la vie prendre le pli d’un amour trop parfait.
Ne pleure pas, mon amour, je ne fais que m’éloigner un peu.
Tu trouveras j’en suis sûre, quelqu’un pour te faire oublier…
Ta petite Sarah.

Finalement, le carnet entrouvert, il feuillette ses propres pensées, avant d’aviser un stylo dans le vide-poche, entre deux jetons de chariot et un paquet de chewing-gums.

« Mon cœur en ta présence s’est allégé de blessures vaniteuses qu’on porte parfois pour se prouver qu’il bat encore. Tu m’as fait découvrir que les petites tortues  peuvent avoir des ailes et ne peser guère plus que les fleurs qu’elles butinent, tandis que le tabac d’Espagne5 est sûrement le moins dangereux pour la santé. »
(...)
« Ma vie ne s’est pas arrêtée là. J’ai rouvert les yeux sur le plafond blanc de notre chambre, étrangement soulagé, étrangement étranger à mon corps si longtemps oublié. Libéré du poids de la douleur physique, je ne garde qu’une plaie béante à l’âme. »
(...)
« J’ai perdu celle que je chérissais le plus sur Terre. Mon cœur a revêtu des allures de forteresse où tu reposeras en paix, mon amour. Rien ne saura plus troubler mon âme. Car à regarder trop près une étoile, on est ébloui au point de ne plus voir autre chose. »
Il inscrit finalement :
« Pierre m’a repêché à la gendarmerie dans un état lamentable. C'est dingue comme son regard sur moi peut encore avoir de l'impact. En un seul coup d’œil, il m'a traduit à quel point Sarah serait déçue de me voir ainsi. Je m'attendais à ce qu'il bougonne, me reproche la drogue, l’alcool, la clope. Quelque chose… Son silence dépasse de loin tout ce que je pouvais craindre. Il m’a proposé de rentrer à la maison. Je l’ai suivi, incapable de discuter même si, au fond, je ne mérite pas cette main qu’il me tend toujours aujourd’hui.
Est-ce la fatigue ou le chagrin ? Je ne saurais décrire avec précision ce désœuvrement qui me paralyse et m’empêche de penser. Est-ce cela qu’on appelle mélancolie, ce décalage avec la réalité, cette poursuite languissante d’une vie privée de lumière ? Ce souffle et ce cœur qui luttent en vain ? Je me sens si las de tout, de ce monde en mouvement, agaçant de futilité là où je ne suis plus qu’inertie et désespoir.
Quel avenir peut mériter que je sois resté en vie ? Qu’est-ce qui pourrait bien justifier que je me lève, que je me rase et me conduise comme tous ces gens qui se pensent si uniques, indispensables même alors qu’ils sont tout aussi vains et éphémères que moi... »

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