Auteur Sujet: Brooklyn paradis de Chris Simon  (Lu 148900 fois)

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Brooklyn paradis de Chris Simon
« le: jeu. 13/02/2020 à 15:15 »
Brooklyn paradis de Chris Simon


NOTE DE L’AUTEUR




Enfant, je n’aimais pas les fins : fin de l’année, fin des vacances, fin de romans, fin de films, alors je me suis attachée aux séries comme « The Twillight Zone », que j’adore toujours, « Zorro », « Rintintin ». Plus tard, j’ai aimé les séries comme « NYPD Blue », « Seinfeld », « Desperate Housewives », « Lost », mais c’est quand la chaîne de télévision privée HBO a été créée dans les années 90 que j’ai vu des séries encore plus incroyables : « The Sopranos », « Six Feet Under », « Angels in America », « Breaking Bad », « In Treatment » et plus récemment encore avec l’explosion des plateformes de streaming, j’ai découvert une série fabuleuse : « Transparent ».
Rien de tel que ces séries pour nous captiver, nous transporter dans d’autres univers et nous permettre de vivre d’autres vies et de rencontrer des gens que nous ne rencontrerions pas forcement dans notre vie.
Le principe de la série est très ancien. Déjà au 19e siècle les auteurs comme Balzac, Maupassant, Flaubert publiaient leurs romans par chapitre dans les journaux hebdomadaires. Les lecteurs attendaient la suite d’une semaine sur l’autre avec impatience comme aujourd’hui, nous attendons la suite d’une série TV d’une semaine à l’autre et d’une saison à l’autre.
J’ai rêvé longtemps d’écrire des séries. Le livre numérique est arrivé, et cela a été possible. En 2013, j’ai réalisé mon rêve avec une première série, inspirée de ma vie, « Lacan et la boîte de mouchoirs », et pendant deux ans, j’ai écrit la série complète au rythme d’un épisode par mois. La série a eu un succès tout à fait honorable puisque la première saison a figuré dans le top100 des plateformes Amazon et Kobo et s’est vendue à plus de 4 000 exemplaires. À l’époque, les éditeurs en France ne publiaient pas de séries littéraires, ils ne pensaient pas que ce format pourrait intéresser les lecteurs. Avec plus de 4 000 copies vendues, les lecteurs de « Lacan et la boîte de mouchoirs » m’ont prouvé le contraire. Je les en remercie.
Je suis heureuse de vous faire découvrir gratuitement le premier épisode de ma nouvelle série « Brooklyn Paradis ».
Vous allez lire le premier épisode d’une série littéraire à la fois inspirée par les auteurs du passé, par la Pulp Fiction, que Tarantino a réactualisée dans ses films, mais surtout par les séries TV actuelles. Ma série, « Brooklyn Paradis », se situe au croisement de ces formes et vous entraîne dans une aventure pleine de péripéties, de rebondissements, de suspens et d’humour dans laquelle vous évoluerez au même rythme que les personnages.
Je vous souhaite un bon moment de lecture et vous remercie d’avoir eu la curiosité de télécharger ce premier épisode.

Chris Simon
Décembre 2016


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LES PERSONNAGES

Courtney Burden
37 ans.
Wasp* grand teint, elle a grandi à New York, élevée par des parents artistes. Mère de famille, elle a une passion – qui va virer à l’obsession – pour la glane. Elle passe son temps à dénicher des objets dans les poubelles, sur les trottoirs. Elle vit à Brooklyn Heights avec son mari, Jeb, et ses enfants. Elle croit en l’égalité dans le couple.

Jeb Burden
41 ans.
Wasp, consultant dans la finance (hedgefunds), mari de Courtney. Curieux, mais très pris par son travail. Il adore sa femme, les cocktails highball et les infos, mais doit parfois intervenir quand les trouvailles que sa femme apporte à la maison les mettent dans des situations compliquées au risque de déstabiliser sa famille.

Sawyer Burden
4 ans.
Petit dernier des Burden. Curieux d’esprit comme son père, il fait plein de bêtises malgré lui.

Cameron Burden
14 ans.
Vient de rentrer au collège (9th grade). Il traverse la crise d’adolescence. Il est très porté sur les filles et l’argent.

Harlan
L’homme à tout faire de la maison, charmeur (d’ex-Yougoslavie), mélange de majordome, gardien, chauffeur et confident.

Dora
Femme de ménage de la famille, ne parle pas un mot d’anglais. Gentille et jolie, mais pas très efficace, car il est difficile de communiquer avec elle. Elle passe son temps à réarranger les objets de ses employeurs à son goût.

Special K
Le chat de la famille qui a du flair.


* Wasp : White Anglo Saxon Protestant. Le Wasp est d’origine anglaise et vit sur la côte Est, voire même Nord-Est des États-Unis. L’équivalent en France de la grande bourgeoisie catholique avec des différences dans les valeurs et les croyances, bien sûr.

SAISON 1 – ÉPISODE 1
Alerte Orange

Courtney Burden poussa la porte de la chambre entrouverte, se faufila dans la pénombre de la pièce. Son petit Sawyer suivait sans difficultés sa première année de maternelle. Il était temps pour lui de trouver une indépendance, de devenir un petit être social et de se faire ses camarades. Elle avança sur la pointe des pieds ; il était temps pour elle, de faire pousser des bambous, des amaryllis et des cerisiers japonais dans la brique, le béton des terrasses de New York, d’embellir les toits de la ville et le quotidien de ses habitants. Elle s’assit sur le bord du lit de son fils qui pleurnichait et réclamait des explications.
— Travailler, mon chéri. Travailler.
 Elle répéta le mot avec un tel enthousiasme que son fils se mit à pleurer de plus belle.
— Pourquoi tu vas travailler ?
— Pour gagner de l’argent.
— Papa n’a pas d’argent ?
— Si, mais maman aussi doit gagner de l’argent.
— Pourquoi ?
— Pour être comme papa.
— Je veux aller à l’école avec toi.
 Courtney lui promit dans l’obscurité de la pièce que demain, elle l’emmènerait à la maternelle.
— Aujourd’hui, j’ai un rendez-vous important.
Elle l’embrassa sur le front, les joues, dans le cou et sur le ventre qu’il avait grassouillet et doux, lui murmura qu’elle l’aimait plus que tout et lui fit une promesse.
— Ce soir, nous mangerons japonais.
Il adorait les desserts qu’on livrait avec les sushis. Il cessa de sangloter. Ses dernières larmes roulèrent dans les draps.
— Papa t’emmènera à l’école. Rendors-toi. Il est encore trop tôt.
— Moi, je préfère quand tu m’emmènes à l’école.
Sawyer contempla de ses grands yeux mouillés la fine silhouette de sa mère s’éloigner et disparaître derrière la porte qu’elle laissa entrouverte, parce qu’il avait peur des monstres qui habitaient sa chambre quand celle-ci était plongée dans le noir.
Être à pied d’égalité pensa Courtney qui descendait dans la cuisine. Jeb, dans le pyjama de soie qu’elle lui avait offert pour Noël, finissait un bol de céréales. Elle pensait déjà à son rendez-vous, ses premiers clients. Des clients de son mari.
— Tu connais leurs goûts ?
— Je leur vends des actions, pas des fleurs. Surtout pas d’amaryllis. Craig m’a confié que son mari, Jeb encadra le mot « mari » de guillemets qu’il dessina dans les airs avec deux doigts, ne les aimait pas.
— Tu fais bien de me le dire.
Elle n’avait pas faim, elle sentait son estomac se nouer, elle n’avait pas exercé son métier de paysagiste depuis cinq ans. Elle fit tomber la tasse dans laquelle elle se servait un café. La tasse se brisa sur le carrelage en deux morceaux distincts.
— Zut, ma tasse préférée.
Elle ramassa les débris, les posa sur le comptoir de la cuisine.
— Tu ne vas pas les recoller, chérie ?
Elle s’assit en face de Jeb, sans répondre.
— Sawyer pleurait.
— Moi aussi à quatre ans, je pleurais quand ma mère ne m’emmenait pas à l’école.
— Moi, j’ai dû arrêter de pleurer dès l’âge de deux ans, ma mère et mon père étaient tellement préoccupés par leur carrière !
— Les artistes sont des égoïstes !
Harlan, l’intendant de la maison, entra dans la pièce et demanda un chèque.
— Mille dollars ?
— C’est le montant de l’amende, Monsieur Burden. Les services de la ville sont pointilleux sur la sécurité et l’accès aux pompiers.
Courtney se servit un café dans une nouvelle tasse tandis que Jeb allait chercher son chéquier. Elle marchait de long en large, ses talons sur le carrelage cliquetaient, elle tentait de localiser de son iPhone l’immeuble de ses clients sur un plan google. Jeb réapparut et tendit le chèque à Harlan.
— Et emportez cette tasse cassée, Harlan.
Harlan les débarrassa des morceaux.
— J’aimerais que tu cesses de collectionner tout ce que tu trouves.
— Si Harlan rangeait mieux aussi, on n’en serait pas arrivé là.
— Chérie, ton accumulation au sous-sol vient de me coûter mille dollars.
— Réjouis-toi, mon cœur. Si je faisais du shopping chez Bloomingdale’s, ça te coûterait dix fois plus.
— Fais un petit effort. Utilise ton jugement.
— Parfois, je me dis que Dieu m’envoie des messages à travers les objets.
— Le diable, plutôt. Tu n’es pas assez occupée. Concentre-toi sur cette terrasse.
Elle riait intérieurement. Dénicher dans une poubelle, sur un coin de trottoir, un objet beau ou simplement en état de marche, la rassurait. L’objet trouvé lui donnait l’impression d’avoir de la chance, que tout était encore possible et lui offrait l’irrésistible folie de croire en elle depuis sa première trouvaille. Un briquet tempête qu’elle avait ramassé sur une plage le lendemain du jour où sa mère lui avait annoncé que son père les quittait. Une partie du chrome avait scintillé sous un rayon de soleil et attiré son attention. Elle s’était accroupie, avait fouillé le sable de ses mains pour le faire apparaître tout entier. Briquet en main, elle avait soulevé le capuchon, amorcé la pierre de son pouce plusieurs fois et s’était éblouie de la flamme naissant sous ses doigts. Pouce figé sur la roulette d’allumage, hypnotisée par la flamme, elle n’avait pas senti les larmes rouler sur ses joues. Le briquet vidé de son essence, la flamme avait diminué jusqu’à disparaître lui laissant une trace noire sur le pouce et une tristesse immense.
Elle posa un baiser tendre sur la bouche pulpeuse de Jeb avant de prendre son sac, puis enfila son manteau nerveusement. Elle jouait son joker, rééquilibrait son couple après toutes ces années à s’occuper des enfants…
Dehors, la Cherokee, moteur en marche, l’attendait.
— Merci Harlan. Je serai de retour vers 10 heures.
Elle démarra tandis qu’Harlan refermait les portes du garage.
Courtney Burden aimait son mari, ses enfants et Brooklyn… Sa vibration, ses brownstones de trois à quatre étages qui ne bouchaient pas l’horizon, leurs jardinets attenants, l’esprit village de ses habitants, l’école pour ses enfants, la clientèle huppée de la rue Smith dans laquelle elle adorait faire du shopping et déjeuner avec ses amies, des mamans comme elle pour la plupart.
La perspective de travailler de nouveau l’enchantait, d’autant plus que les clients habitaient Brooklyn. Elle avait décidé de renouer avec son premier métier et sa passion : paysagiste, Sawyer ayant fêté ses 4 ans. Elle espérait emporter ce premier contrat pour remettre le pied à l’étrier.
La Cherokee noire étincelante déboucha sur Atlantic Avenue sur laquelle le jour ne semblait pas vouloir se lever, remonta l’avenue et tourna en direction du quartier de DUMBO.


Dan Moshewitz réajusta sa kippa, la chaleur écrasante du début d’après-midi l’avait fait suer du cuir chevelu et elle ne cessait de glisser. Son tic courait sur les nerfs de Michaël Tartakovsky, assis sur le siège passager. Ils venaient de quitter El Paso et poireautaient à la frontière. Un douanier vérifiait leur identité dans la guérite. Simple routine. La climatisation qu’il avait mise à fond commençait à lui assécher les cheveux et ses mains, maintenant, ne quittaient plus le volant. Le douanier lui tendit les papiers du véhicule et leurs passeports. Dan rangea le sien bien soigneusement dans la poche intérieure de sa veste noire ; Michaël dans la poche arrière de son jean. Sur un signe du douanier, il positionna son levier sur D, démarrage, et d’un coup d’accélérateur s’engagea sur la route.
Les nerfs de Michaël se relâchaient doucement, il allongea les jambes. « Bienvenue dans l’état du Nouveau-Mexique, Terre d’enchantement », leur souhaitait un large panneau sur le bas-côté.
Ils traversèrent Las Cruces, première ville d’Amérique du Nord du long voyage qui les attendait.
— Tu vas éviter Roswell.
Michaël préférait faire le détour. Il invoqua une soucoupe volante qui s’était écrasée à trente miles de cette ville en 1947. Des extra-terrestres avaient tenté d’envahir l’Amérique et qui sait, la planète. Il s’en foutait de faire quelques kilomètres de plus. Rien n’avait semblé effrayer Michaël jusqu’ici, mais les soucoupes volantes, les extra-terrestres et les morts-vivants, il n’aimait pas. Il s’en méfiait, même. Des sans foi ni loi, prêts à tout. Dan ne le contraria pas. À la sortie de Las Cruces, il emprunta la Route 25, direction Santa Fe. La superstition de Michaël l’amusait plutôt, c’était typique des athées, mais il ne releva pas, tant il était fasciné par le paysage immense qu’il découvrait. Il sortait pour la deuxième fois seulement de Borough Park, Brooklyn, où il avait grandi et vivait toujours. À 25 ans, il était marié et avait déjà trois enfants, sa femme en attendait un quatrième. Licencié pour cause économique des magasins d’électronique B&H où il était vendeur, il avait accepté cette mission de chauffeur-livreur après plusieurs mois sans salaire.
Au volant depuis plus de deux heures, il restait ébloui par la terre rose foncé qui s’étalait des deux côtés de l’autoroute, parsemée de bushes qui roulaient et venaient s’engouffrer sous les roues de leur camionnette. Il en avait vu dans un western hollywoodien. Il était surpris de réaliser que ce n’étaient pas des accessoires de film, mais de vraies plantes.
Le ciel bleu était d’un bleu plus dense que le ciel de Brooklyn et les routes bien moins fréquentées. Cette immensité lui donnait envie de prier. Dieu, qui l’avait récompensé de ce job, semblait vibrer dans chaque parcelle de ce paysage grandiose. La fin de journée approchait, l’heure de la prière aussi, il la fit à voix basse.
Michaël, tête en arrière, somnolait à côté de lui. Il prendrait le relais à la tombée de la nuit. Ils devaient conduire vingt-quatre heures sur vingt-quatre, une des conditions du contrat. Le salaire était en conséquence. Dan se sentait plein d’espoirs dans ce paysage divin. Il s’imaginait la terre promise ainsi. Un vaste territoire chaud, vide, aride, que la main et l’effort de l’homme pouvaient transformer en pays de Cocagne.
Des villages bordaient la route. San Marcial, San Antonio, Polvadera… Dan était frappé par tant d’églises. Il en avait vu à Brooklyn, bien sûr, mais celles-ci, bâties de larges pierres de la même couleur que le paysage, dressaient dans le ciel bas leur clocher rouge-orangé. Elles étaient comme des plantes ou des roches tout droit sorties de terre. Il s’arrêta sur le bord de la route, sortit son téléphone portable et prit une photo de l’église de Belen, à cinquante miles d’Albuquerque.
Michaël se réveilla.
— Qu’est-ce que tu branles ? Tu te la fais touriste ? T’es au taf, là.
— Un petit souvenir pour mes enfants.
— Ils n’ont jamais vu un garage à culs bénis ?
— Comme ça, non.
— Garages à culs bénis, hôtels à macrobio ou palais des mille et une nuits, c’est la même friture.
— Ah, non.
— Range ça et envoie la purée, tu veux.
Dan reprit la route sans broncher. Michaël ouvrit la fenêtre et alluma une cigarette. Le mélange de la fumée du tabac et de l’air chaud répandait un goût acre dans l’habitacle réfrigéré artificiellement. Dan remonta sa kippa et les yeux rivés sur le goudron, il se souvint d’une histoire que son oncle racontait quand il était enfant pour faire comprendre aux étrangers ce que sa religion avait d’unique.
Le jour tombait, le soleil glissait derrière les plateaux à l’ouest tandis que le crépuscule s’étirait et enveloppait tout d’un manteau mauve. Des cactus comme des chandeliers de Hanouccah dansaient au bord de la route qui contournait le centre-ville d’Albuquerque et desservait l’aéroport.
Michaël alluma la radio. On jouait de la country. Il traversait maintenant le territoire navajo et les mesas se multipliaient. Étranges plateaux de terre violine sur lesquels parfois des villages avaient été construits. Dan regrettait de ne pas s’arrêter. Pour une fois qu’il voyait un bout du pays dans lequel il était né. Il avait envie de monter dans un de ces villages, rencontrer ses habitants. Les maisons, se découpant serrées les unes contre les autres à contre-jour dans le coucher de soleil, lui faisaient penser à des kibboutz suspendus en flammes.
Le ciel s’assombrit brusquement et les étoiles brillèrent une à une. Dan ressentit leur éclat comme autant de paroles divines. Dieu avait créé le monde pour l’homme. Il se dit qu’il pourrait être heureux ici, avec sa femme et ses enfants. La communauté le suivrait-elle ? Il en doutait… Il pourrait cultiver des avocats… Oui, monter une petite exploitation agricole. Il faudrait trouver l’argent pour démarrer.
— Passe-moi le volant.
Dan se gara sur le bord de la route déserte. Ils changèrent de place et repartirent sans perdre une minute.
Ils roulaient sur la Route 40 en direction du nord-est. Les cimes blanches d’une chaîne de montagnes s’élevaient muettes dans la nuit bleu marine. Il les regarda s’éloigner avec la conviction qu’il les reverrait bientôt. Un panneau indiquait Oklahoma City à cent cinquante miles.
Rongé de fatigue, Dan escalada la banquette avant et s’allongea à l’arrière du véhicule sur le canapé qu’il transportait. Étendu sur le dos, les mollets reposant sur l’accoudoir, il admira par les vitres de la portière arrière les cimes qui s’effaçaient dans la nuit jusqu’à la dernière ombre, puis s’endormit.
Quand il ouvrit les yeux, Dan ne reconnut pas le visage penché au-dessus de lui et prit peur. La camionnette était à l’arrêt et Michaël le secouait comme un sac.
— Pause caoua.
Michaël le lâcha. Dan découvrit à travers les portières arrière grandes ouvertes une rangée de poids lourds, des distributeurs à essence, les enseignes d’un Dunkin’ Donuts et d’un Starbucks.
— Brooklyn ?
— Rêve pas. On n’y sera pas avant la fin de journée. Va faire le plein. Je t’attends au Dunkin’ Donuts.
Ils se trouvaient sur une de ces aires d’autoroute qui pullulaient dans tout le pays.
Dan mâchait un beignet bien trop pâteux à son goût. Le café sentait le brûlé. Michaël s’empiffrait d’un troisième donut au glacis chocolat.
— Tu baffres pas casher ?
— Je m’adapte.
Michaël lui jeta un regard en dessous avec un air de dire, tout ça, c’est du flan. Dan ne s’offensa pas de son scepticisme, il ne croyait pas non plus qu’un rabbin puisse mettre un label sur un détergent, mais il le garda pour lui et raconta l’histoire qui lui trottait dans la tête depuis la veille.
— Un jour dans un petit village, il y eut une inondation. Les villageois, surpris, commencèrent par fabriquer des sacs de sable, puis dénichèrent tout ce qui pouvait servir d’embarcations de fortune ou, à défaut, montèrent aux étages ou sur les toits des maisons, et même, une famille entière se réfugia sur le toit de la synagogue, car sa maison, près de la rivière, était déjà presque engloutie. Chacun attendait les secours de la ville voisine et le père de la famille sur le toit de la synagogue, un homme réputé très pieux, invita sa femme et ses enfants à prier avec lui. Dieu était bon et viendrait les sauver. L’eau continuait de monter. Un bateau de croisière passa au large et l’équipage lança des embarcations aux villageois, mais le père pensa que ce n’était pas nécessaire, car Dieu allait venir les sauver. Il continua de prier avec toute sa famille. L’eau montait toujours. Les pêcheurs d’un chalutier, voguant dans leur direction, hissaient à bord de leurs filets les rescapés, le père les ignora. Dieu arrêterait l’eau, Dieu les sauverait de la catastrophe. Le bateau de pêche s’éloigna, l’eau montait toujours et ses enfants pleuraient.
Michaël balança les déchets de son plateau dans la poubelle à côté de lui sans se lever. Dan ressentit ce geste comme un signal de départ. Il se leva et l’imita, continuant son histoire.
— Le père priait. Il avait une foi aveugle en Dieu. Celui-ci ne les abandonnerait pas. L’eau était à un mètre au-dessous d’eux quand une barque surgit. Elle était bondée, mais les hommes à bord tendirent la main au père et le prièrent de faire monter au moins les enfants, sa femme. Celui-ci refusa. Dieu était juste et il les sauverait tous. La barque s’effaça peu à peu sur la ligne d’horizon et l’eau engloutit la synagogue et toute la famille.
Michaël franchit la porte du fast-food. Dan lui emboîta le pas, élevant la voix sur le parking.
— Ils arrivèrent au royaume des morts. Le père était furieux, il demanda à parler à Dieu en personne. On l’amena devant Dieu. Le père, en colère et dépité se jeta sur lui : pourquoi ne m’as-tu pas secouru ? N’étais-je pas un bon Juif ? N’ai-je pas respecté tes lois toute ma vie ? Dieu, irrité, lui répondit : tu te moques de moi ? Je t’ai envoyé trois bateaux, trois.
Michaël ne réagit pas. Il sembla à Dan, cependant, que son pied appuya sensiblement plus fort sur l’accélérateur.
Les dernières heures de route se mangèrent dans le silence des deux hommes et le ronflement du moteur. Ils traversèrent le territoire amish en Pennsylvanie, puis de plus en plus de banlieues surpeuplées aux horizons bétonnés, aux malls assiégés par des véhicules de tous gabarits, aux parkings infinis, aux ponts, bras et embranchements d’autoroutes intriqués ; et gagnèrent Brooklyn au milieu de la nuit.
Michaël voulait prendre une douche chez lui et invita Dan à en faire autant. Ensuite, ils livreraient avant les embouteillages des heures de bureau. Dan s’essuyait avec une serviette dont la propreté lui sembla suspecte. Le deux-pièces de Michaël était bordélique, le papier peint déprimé. Un appartement de célibataire. Il remit les mêmes vêtements et rejoignit Michaël dans la camionnette, énervé.
— Y a un bug.
— Quoi ?
— L’alerte orange vient d’être déclenchée sur Manhattan. Ratissage de tous les véhicules à l’entrée des ponts, des tunnels.
— Et alors ?
— Alors ?
Michaël réalisa que Dan ne savait pas tout.
— Ça va prendre un train. Garde la camionnette. Je vais rencarder le boss.
— T’as pas de portable ?
— Je préfère une cabine. Il y a des oreilles partout.
Dan pensait à sa femme quand Michaël revint dix minutes plus tard.
— Je vais à Manhattan, toi, tu fais le baby-sitting.
Il désigna le canapé derrière eux.
— Y a un problème ?
— Non. Je fais l’aller-retour. Un plan de deux ou trois heures.

Courtney poussa le bouton numéro trente-et-un. L’ascenseur mit moins de quarante secondes à la transporter au trente-et-unième étage. Collins lui ouvrit, cravate dénouée.
— Bonjour.
— Chéri, c’est pour toi.
Craig l’accueillit et lui offrit un café. Il était grand, fin, et le moindre de ses mouvements ou déplacements semblait mûri, réfléchi. Il l’emmena sur la terrasse. La vue y était époustouflante. On pouvait admirer Manhattan, mais aussi le pont Verrazano, les côtes du New Jersey, bref toute la baie de l’Hudson River et aussi Breezy Point à l’autre extrémité. Le jour était à deux doigts de se lever, mais les milliers de fenêtres des bureaux scintillaient encore et de petits points lumineux traçaient toujours les gratte-ciel, les ponts, les routes et autoroutes de toute la baie.
La terrasse était spacieuse, mais Craig avait une idée assez précise de ce qu’il voulait ou ne voulait pas.
— Ici, je verrais un jardin japonais pour apporter de la sérénité.
— Avec un bassin, une fontaine ?
— Bonne idée.
— Qu’est-ce que tu dirais d’un rideau de bambou et un miroir pour faire circuler les énergies et multiplier le rideau.
— Je vois que nous sommes sur la même longueur d’onde… Je te laisse, je dois me préparer.
Courtney fit l’inventaire de ce qu’il y avait et de ce qu’elle devait apporter puis prit des mesures. Un beau projet. Elle sentit qu’elle pourrait s’amuser.


La camionnette descendait en bordure de l’East River sur la voie sans issue et se gara à une centaine de mètres du pont de Williamsburg. Mike et Dan en descendirent et déchargèrent le canapé.
— Avec un poids pareil, il doit faire lit.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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