Auteur Sujet: C'est la pluie qui fait grandir les fleurs de Marjorie Levasseur  (Lu 4526 fois)

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C'est la pluie qui fait grandir les fleurs de Marjorie Levasseur

— Prologue —
 
Li-Na
Je n’ai pas dormi de la nuit. Quand je repense à ce que j’ai fait, j’en ai la nausée. Pourra-t-il me pardonner un jour ? Quelle importance, je ne le reverrai probablement jamais…
Quoi que je fasse, je sais que l’ultime regard qu’il a eu pour moi me hantera toute ma vie. Ce regard de cette couleur si particulière, qui était toujours plein de douceur quand il le posait sur moi, s’est teinté en quelques secondes de tristesse, puis de colère. Comment peut-on faire autant de mal à la personne qu’on aime ? Je l’ignore, et pourtant, c’est ce qui s’est passé.
J’ai balayé ces quatre dernières années en quelques mots, non sans regret, mais avais-je réellement le choix ?
Je paierai sans doute un jour le prix fort pour les mensonges que j’ai proférés hier, pour la souffrance que je lui ai infligée, mais j’ai agi en toute conscience. Le laisser partir était la seule chose raisonnable à faire.


 
— Chapitre 1 —

Balthazar Leroy lâcha son énorme valise dans l’entrée avant de claquer la porte d’un coup de pied. Il ferma les yeux quelques secondes, dos contre celle-ci. Il allait encore mettre un temps fou à récupérer du décalage horaire entre Los Angeles et Paris. Même après plusieurs années à vadrouiller aux quatre coins du monde, il ne parvenait toujours pas à s’y faire et ce n’était sûrement pas à trente-cinq ans que cela allait s’arranger. De plus, la demi-heure supplémentaire qu’il avait passée à l’aéroport avait fini de l’achever. Une séance de dédicaces sauvage dans le hall des arrivées était bien la dernière chose dont il avait eu envie. Mais une trentaine de ses followers l’attendaient de pied ferme et il s’était soumis à leurs questions, à leurs demandes de selfies et autographes sans broncher. Le Roi Taz, c’était son surnom dans le milieu des pro-gamers, avait une communauté fidèle sur les réseaux sociaux et il devait en prendre soin s’il voulait la conserver même quand il était assommé de fatigue après plusieurs heures de vol… et passablement agacé.
Parce qu’il n’y avait franchement pas de quoi pavoiser. Son équipe, après avoir battu un à un ses adversaires pendant plusieurs jours d’affilée et être arrivée sans problème en demi-finale, s’était inclinée au dernier tour devant les joueurs coréens. Six mois de préparation intensive pour rien ! C’étaient leurs sponsors qui allaient être contents !
Balthazar rouvrit les yeux et, sentant la frustration le gagner de nouveau, bombarda sans ménagement sa valise de coups de pied furieux. Le pauvre bagage avait déjà pas mal fait les frais de sa colère à son retour à l’hôtel après la fin du tournoi. Le Roi Taz avait refusé de fêter avec ses coéquipiers cette seconde place, il n’était pas d’humeur à faire la bringue avec ces crétins. C’était mot pour mot l’expression qu’il leur avait balancée au visage quand ils s’étaient tous retrouvés dans la salle qui leur avait été allouée durant l’événement. Heureusement pour lui, aucun journaliste n’était présent pour immortaliser ce moment qui aurait fait tache dans son parcours irréprochable. Mais il n’avait pas pu s’en empêcher. L’un de ses compagnons de jeu, Léo, un petit nouveau qui avait remplacé un de ses équipiers habituels au pied levé, avait à plusieurs reprises manqué de concentration et Balthazar n’en démordait pas : c’était à cause de ses erreurs qu’ils avaient perdu. Et au lieu de s’en prendre à lui en particulier, il avait logé tout le monde à la même enseigne. Mais si ses camarades de longue date ne lui en avaient pas tenu rigueur, rompus à ses sautes d’humeur légendaires, la jeune recrue l’avait très mal pris et ils en seraient tous deux venus aux mains s’ils n’avaient pas été séparés.
Balthazar avait choisi de rentrer à l’hôtel et, entêté, avait également avancé son retour en France, se refusant à voyager avec l’équipe. Et il en était là, à ruminer les événements des derniers jours, adossé à la porte d’entrée de son loft parisien dans lequel il passait à peine trois mois par an, préférant séjourner la plupart du temps à l’étranger dans des résidences qu’on lui prêtait gracieusement afin qu’il se prépare pour ses tournois et qu’il réalise, en toute quiétude, quelques vidéos sur sa chaîne YouTube®. Durant ces séances de jeu intensives, il ne voyait personne, à part un livreur qui lui apportait de quoi se sustenter une fois par semaine. Rien ne devait venir troubler sa concentration. Son adresse, ici, à Paris, n’était connue que de quelques fans et il pouvait y travailler en toute tranquillité. Aussi n’y résidait-il que lorsqu’une longue période sans tournois se profilait ou qu’il n’avait aucun engagement officiel à honorer, histoire de jouer en réseau avec ses amis, juste pour se détendre… et accessoirement jeter un œil à son courrier.
Par automatisme, Balthazar osa un regard anxieux en direction de la console sur laquelle reposait une pile d’enveloppes et de publicités haute d’une trentaine de centimètres. C’était Adrien, une de ses connaissances à qui il avait confié le double de ses clés, qui passait régulièrement lui déposer son courrier récupéré dans sa boîte aux lettres. Il exhala un soupir de découragement. Non, pas maintenant. La seule chose à laquelle il aspirait en cet instant, c’était rejoindre son lit king size au plus vite et sombrer dans un sommeil profond pendant plusieurs heures. Le courrier attendrait bien une journée de plus…

***

À travers la vitre de la chambre, le soleil dardait ses rayons qui éclaboussaient directement la couche de Balthazar. Aussi, lorsque les paupières de celui-ci s’ouvrirent, il fut immédiatement ébloui et poussa un juron qui lui aurait valu une verte remontrance de son père s’il avait été présent. D’un geste rapide, il recouvrit ses yeux de son bras. Joséphine, sa mère, lui avait toujours recommandé de faire attention au soleil. Pas à cause de sa peau, mate, qui n’avait jamais eu à souffrir de ses méfaits, mais de la couleur atypique de ses iris, une nuance ambrée tirant sur le jaune, presque translucide.
C’est bien connu, plus les yeux sont clairs, plus ils sont fragiles, lui serinait-elle à longueur de temps quand il était gamin.
Ses deux frères, quant à eux, avaient hérité des yeux chocolat de leurs père et mère, ce qui faisait passer Balthazar pour un ovni au sein du clan des triplés Leroy.
Mes petits rois… comme le répétait Joséphine, avec émotion.
D’ailleurs, les parents des trois garçons avaient poussé la malice jusqu’à les appeler comme les Rois mages, puisque, dans leur malheur, ils avaient pointé le bout de leur nez un 6 janvier, jour de l’Épiphanie. Des prénoms pas toujours faciles à porter, aux dires des intéressés.
Balthazar s’extirpa de son lit et constata avec horreur qu’il s’était couché tout habillé. Ses vêtements étaient aussi froissés que s’ils étaient tout droit sortis de la bouche d’un ruminant. Quant à ses cheveux, ramenés encore hier en un chignon sur le sommet de son crâne, ils avaient repris leur liberté et s’étalaient en mèches emmêlées sur ses épaules. Par réflexe, il vérifia d’un bref reniflement l’état de ses aisselles et grimaça.
— Purée, je pue comme un rat mort…
Décidant que la première chose à faire était de prendre une douche, il déplia sa grande carcasse et rejoignit sa salle de bain en quelques enjambées.

***

— Bon, j’ai assez repoussé cette corvée. Il va falloir que je m’y mette sérieusement.
Assis sur le canapé du salon, Balthazar regardait d’un air découragé la pile qu’il avait récupérée dans l’entrée. Il savait qu’il n’y avait rien d’urgent, toutes ses factures mensuelles étaient prélevées directement sur son compte en banque, il ne risquait donc pas de voir son électricité coupée ou un huissier débarquer pour lui confisquer son mobilier, ou pire, son ordinateur.
Il commença par mettre tout droit dans une corbeille à papier tous les prospectus commerciaux en pestant contre son ami qui avait eu l’idée idiote de les monter dans son appartement, puis il vérifia rapidement le courrier dont la majorité termina au même endroit, sans même avoir été ouvert. Au bout de quelques minutes de tri intensif, il ne restait que quatre enveloppes sur la table. Son attention fut plus particulièrement attirée par l’une d’entre elles.
Cette écriture penchée sur la droite, ronde et enfantine, ne lui était pas inconnue, même s’il y avait bien longtemps que son regard ne s’était pas posé sur elle. Il se saisit du pli et le retourna, le cœur battant. Li-Na… Balthazar laissa tomber la lettre sur la table et la fixa pendant plusieurs secondes sans oser la toucher. Ses yeux s’attardèrent sur le cachet de la poste. Elle avait été envoyée de Dijon presque six mois plus tôt… Il avait visiblement fait l’impasse sur le tri du courrier lors de son dernier séjour à Paris, sinon il n’aurait pu manquer cette missive.
Que lui voulait la jeune femme ? Ils ne s’étaient pas revus depuis quinze longues années, depuis leur rupture. Enfin… la rupture unilatérale qu’elle lui avait imposée serait le terme plus juste. Pourquoi lui écrire maintenant, après plus d’une décennie ? Il avait quitté la France le cœur en miettes. Li-Na avait été son premier amour. Un amour qui était né sur les bancs d’un lycée neversois et qui s’était épanoui pendant quatre ans avant de se terminer brutalement… sans réelle raison. Du moins de l’avis de Balthazar. Le jeune homme s’était alors senti complètement perdu, il n’avait pas compris les explications de Li-Na, mais il n’avait eu d’autre choix que d’accepter sa décision.
Et il se trouvait là, aujourd’hui, à fixer cette enveloppe et ne savoir qu’en faire. Bon sang, il avait trente-cinq ans, cette histoire faisait partie de son passé ! Il n’avait qu’à se conduire comme l’adulte qu’il était et décacheter cette fichue lettre, après il pourrait enfin tourner la page ! Il saisit d’une main fébrile l’objet de ses tourments et l’ouvrit d’un coup sec avant d’avoir le temps de changer d’avis. L’enveloppe ne contenait qu’un feuillet de format A5 plié en deux sur lequel étaient écrites quelques lignes.
Taz…
Je me doute que tu seras surpris en trouvant cette lettre parmi ton courrier. Je t’en prie, ne tiens pas rigueur à Damien de m’avoir donné ton adresse à Paris. Je l’ai tellement supplié qu’il n’a pu qu’accéder à ma demande. Je ne pouvais pas faire autrement que de te contacter. J’ai besoin de te parler, Taz… très vite. Peut-être m’en veux-tu toujours de la façon dont nous nous sommes quittés… dont je t’ai quitté, mais je t’en conjure, oublie cette rancœur que tu nourris sans doute encore envers moi et réponds-moi. S’il te plaît, il faut absolument que nous nous rencontrions, je dois te faire part d’une chose très importante et je ne peux concevoir de ne pas te la dire en face. J’ai déjà trop attendu…
Li-Na
En post-scriptum, la jeune femme lui indiquait ses coordonnées téléphoniques. Aucun indice sur ce qu’il était si urgent qu’elle lui révèle. Balthazar n’avait pas plus de réponses aux questions qui le tourmentaient avant de décacheter l’enveloppe.
J’ai déjà trop attendu…
Qu’est-ce que cela signifiait exactement ? Perplexe, il reposa la lettre et laissa son regard errer sur le courrier dont il n’avait pas encore pris connaissance. Il reconnut de nouveau le cachet de la poste dijonnaise sur l’un des plis, estampillé du logo d’une étude notariale et sur lequel était apposé un formulaire d’accusé de réception. Un post-it où étaient griffonnés quelques mots avait été ajouté à son attention.
La factrice avait l’air nouvelle et grave à la bourre, mec. Je me suis dit que je pouvais signer à ta place, de toute façon, elle ne m’a même pas demandé une pièce d’identité… T’as de la chance, je n’étais pas encore parti de ton appart quand elle s’est pointée.
Adrien
Le message de son ami lui amena brièvement un sourire sur les lèvres avant qu’il ne prenne conscience qu’il ne connaissait personne à Dijon, mis à part Li-Na, qui y résidait visiblement. Ce courrier officiel ne pouvait être une coïncidence. Il n’avait pas beaucoup d’expérience en la matière, mais une lettre provenant d’un notaire n’augurait jamais rien de bon…
Un frisson lui parcourut l’échine. Il entreprit néanmoins de mettre fin à ses interrogations en levant le voile sur ce mystère. Lorsqu’il lut les mots résumant l’objet de la missive de l’officier public, son sang se glaça…
Succession de madame Li-Na Wang

 
— Chapitre 2 —

Il y avait quelque chose d’indécent dans ce soleil éclatant qui déversait toute sa lumière sur ce lieu lugubre. Lugubre… enfin, sa fonction première l’était en tout cas. Parce que lorsque l’on se tenait à l’entrée, comme Balthazar le faisait en cet instant, cet endroit immense et lumineux ressemblait davantage à un parc public qu’à un cimetière. Mais fallait-il sans doute se réjouir d’avoir pour dernière demeure cet espace arboré et bien entretenu situé au plus près du centre-ville de la magnifique capitale bourguignonne plutôt qu’un vieux champ du repos laissé quasi à l’abandon dans un trou perdu.
Balthazar desserra nerveusement le nœud de sa cravate. Bien qu’il ait un rendez-vous important dans moins d’une heure au cœur de Dijon, c’était davantage pour ce tête-à-tête un peu spécial qu’il avait enfilé son plus beau costume. En signe de respect, un ultime hommage… même si celle à qui il s’apprêtait à « rendre visite » l’avait toujours connu en jeans et baskets et aimé ainsi.
Prenant une longue inspiration, il se décida enfin à franchir le portail en fer forgé bleu. Il se remémora mentalement les coordonnées de l’emplacement de la pierre tombale fournies par l’agent municipal : dépasser les deux bâtiments et tourner tout de suite à gauche, marcher sur cinquante mètres… Balthazar passa un index entre son cou et le col de sa chemise. Il faisait une chaleur étouffante aujourd’hui, mais la sueur qu’il sentait perler sur sa peau n’était pas seulement due à la température extérieure. Au-delà du fait qu’il n’avait jamais vraiment apprécié ce genre d’endroit, il ressentait une appréhension certaine à se retrouver devant la tombe de Li-Na. Au fur et à mesure de sa progression dans le cimetière, il commençait à comprendre pourquoi l’angoisse le prenait soudain à la gorge. Lire son nom gravé sur la pierre rendrait la réalité beaucoup plus insoutenable. Elle était morte. Il ne la reverrait plus jamais.

***

Peut-on raisonnablement penser qu’à vingt ans, l’amour que l’on vit se conjugue à l’infini ? Balthazar n’était pourtant pas du genre « fleur bleue », mais à l’époque il croyait dur comme fer que son histoire avec Li-Na avait du sens et qu’elle était faite pour durer. Pour autant, elle n’avait rien eu d’évident au départ…
Personne n’aurait songé que ces deux-là puissent un jour former un couple tant leurs dissemblances paraissaient incompatibles. La souris et le géant. L’élève sérieuse et le lycéen insouciant. Le calme et la tempête. Autant de qualificatifs qui soulignaient l’invraisemblance de leur rapprochement. Et pourtant, les faits étaient là : ils s’étaient aimés. D’un amour sincère qui défiait toutes les statistiques et faisait taire tous les préjugés. Ils s’étaient moqués du qu’en-dira-t-on et des réticences plus qu’affichées des parents de Li-Na à voir leur fille unique s’acoquiner avec ce garçon à l’allure débraillée, à la chevelure hirsute et beaucoup trop longue à leur goût. Très conservateurs, ayant élevé leur progéniture comme ils l’avaient été, dans la plus pure tradition chinoise, bien que Li-Na fut née en France, ils n’appréciaient que moyennement qu’elle leur tienne tête en poursuivant sa relation avec Balthazar. Ils mettaient beaucoup de pression sur ses épaules, tenant à ce qu’elle se consacre avant tout à sa scolarité et à ses exercices de violon, instrument dont elle jouait quotidiennement depuis son plus jeune âge. Ils désiraient pour elle le meilleur parti, quelqu’un de stable et, pourquoi pas, quelqu’un de la même culture qu’eux. Mais Li-Na ne l’entendait pas de cette oreille et si elle aimait et respectait ses parents, elle avait bien l’intention de mener sa vie comme elle le souhaitait et de choisir l’homme qui partagerait son existence.
C’était pour cette raison que le jour où Li-Na avait annoncé à Balthazar qu’elle le quittait, après s’être battue bec et ongles pour protéger leur histoire, il était tombé des nues. Elle s’était montrée dure, inflexible, tout ce qu’elle n’avait jamais été depuis qu’ils s’étaient rencontrés. Elle avait détruit point par point les arguments qu’il lui avançait pour la convaincre qu’une rupture entre eux était inconcevable, que l’idée même en était, pour lui, insupportable. Et à présent…
À présent, il était, là, devant sa tombe. Il n’avait pas lu sa lettre à temps. Elle ne pourrait jamais plus se tenir face à lui et lui révéler de vive voix ce qu’elle avait urgemment besoin de lui dire. Balthazar regarda sa montre. Dans moins d’une heure, il aurait sans doute quelques réponses à ses questions. Dans moins d’une heure, il saurait ce pour quoi elle avait déjà trop attendu… En tout cas, il l’espérait.

***

Lorsqu’il ouvrit la porte de son bureau, maître Gogh se tint immobile quelques secondes, légèrement déstabilisé. La dégaine de l’homme assis dans sa salle d’attente avait de quoi le surprendre. Bien qu’il portât un costume bien taillé et élégant, il émanait de sa personne une nonchalance allant de pair avec sa coupe de cheveux improbable — un chignon de mèches décolorées — et la barbe imposante qui lui mangeait le bas du visage et descendait bien en deçà de sa pomme d’Adam. Mais le plus surprenant sans doute pour l’officier public fut le regard qu’il posa sur lui. Un regard d’une intensité peu commune, due à cette couleur atypique qu’il n’avait jamais vue auparavant, un jaune doré qui tranchait avec sa peau mate. Hormis la teinte de ses iris, ses traits lui rappelaient ceux d’un acteur qui jouait ce sauvage dans cette série tirée des romans de George R.R. Martin… quel était son nom déjà ? Il secoua la tête. Aucune importance. Professionnel, il prit soin de dissimuler son trouble avant de s’avancer en souriant.
— Balthazar Leroy, je suppose ? s’enquit-il, la main tendue.
L’interpelé ramena ses longues jambes qu’il avait étendues devant lui et se mit debout, obligeant maître Gogh, qui faisait une bonne tête de moins que lui, à lever les yeux.
— Effectivement, c’est moi. Bonjour, Maître.
Le trentenaire n’avait pas répondu à son sourire, mais étant donné les circonstances, le notaire ne s’en formalisa pas. Après tout, ce monsieur Leroy était là parce qu’il avait été convoqué dans la succession de Li-Na Wang. Pour quelles raisons ? Maître Gogh l’ignorait. Toujours est-il que son nom était mentionné dans la liste des personnes à prévenir en cas de décès. La défunte lui avait confié une mission quelques mois auparavant et son travail était de s’en acquitter. D’un geste, il enjoignit Balthazar à entrer dans son bureau. En le suivant du regard, maître Gogh se fit la réflexion que sa ressemblance avec l’acteur s’arrêtait à sa physionomie. Balthazar Leroy était certes très grand, mais il ne devait pas passer beaucoup de temps dans les salles de sport. L’officier public se morigéna intérieurement. C’était bien la première fois que son esprit s’égarait ainsi à la vue d’un client. Décidément, le regard jaune du Parisien l’avait plus que perturbé.
Le notaire referma la porte derrière eux et invita Balthazar à s’asseoir avant de prendre lui-même place à son bureau.
— Votre courrier m’a surpris, attaqua le jeune homme.
— Vraiment ?
— Je ne saisis pas très bien pourquoi mon nom figure dans le dossier de… succession de Li-Na, articula-t-il péniblement, ayant encore du mal à réaliser le décès de son ex-petite amie. Nous n’étions plus en contact depuis quinze ans.
— Je vous ai fait venir parce que madame Wang m’a confié une lettre que je dois vous remettre.
— Une lettre ?
— Oui. Elle tenait à ce que vous l’ayez en main propre. Je crois qu’elle avait tenté de vous joindre sans succès il y a quelques mois.
— J’ai reçu son message en même temps que votre convocation. Il y a deux jours de cela.
Maître Gogh leva un sourcil en signe d’incompréhension. Forcément, les deux lettres ayant été envoyées à plus de quatre mois d’intervalle, la situation devait lui paraître un peu étonnante.
— Je suis rarement en France et quand je reviens à Paris… eh bien, je ne suis pas du genre à me jeter sur le courrier, si vous voyez ce que je veux dire.
— L’accusé de réception m’a pourtant été retourné il y a plus de trois semaines…
— Euh… un ami a signé à ma place en fait, avoua Balthazar, embarrassé.
— Je comprends mieux… Quel dommage de vous être ratés…
Balthazar fixa l’officier public d’un regard peu amène. De quel droit ce type se permettait-il ce genre de réflexion ? Ce n’était ni plus ni moins à ses yeux qu’un reproche déguisé. Oui, il n’avait pas pu revoir Li-Na avant son décès parce qu’il avait la fâcheuse tendance à tout remettre au lendemain et que son courrier était le cadet de ses soucis ! Mais comment aurait-il pu le prévoir, bon sang ?! Ils n’étaient plus rien l’un pour l’autre depuis quinze ans, elle avait fait en sorte que cela soit ainsi. Comment aurait-il pu deviner que, prise de nostalgie aux portes de la mort, elle ait eu soudain envie de le contacter ?!
— Maître Gogh… commença-t-il.
— Madame Wang m’a bien précisé que ce pli était extrêmement important, le coupa le notaire en soupesant l’enveloppe épaisse qu’il avait à présent entre ses mains. J’ignore sa teneur, mais j’en ai une copie dans le coffre de l’étude. Vous n’êtes bien entendu pas obligé de l’ouvrir en ma présence, monsieur Leroy. Ma cliente semblait penser que vous auriez certainement besoin d’être seul après en avoir pris connaissance, car vous risquiez d’être un peu… perturbé.
Oubliant totalement son récent agacement, Balthazar saisit l’objet que le notaire lui tendait, soudain inquiet. Perturbé ?
— Selon les informations que contient cette lettre, il est possible que nos chemins se croisent à nouveau, monsieur Leroy. En attendant, la liquidation de sa succession est en cours. Cela ne devrait pas être très long, ma cliente possédait peu de biens et les héritiers potentiels se comptent sur les doigts d’une main.
— Ses parents doivent être effondrés, lâcha Balthazar.
— À vrai dire, je n’ai pas encore réussi à les joindre, ils vivent à l’étranger.
— À l’étranger ? Où ça ? En Chine ? interrogea le jeune homme, incrédule.
— Oui. Dans le village de Xitang. Vous connaissez ? C’est à environ une heure et demie de voiture de Shangaï.
— C’est là que les parents de Li-Na se sont rencontrés… Ils sont arrivés en France au début des années quatre-vingt et se sont installés dans la Nièvre. Je me suis toujours demandé comment ils avaient pu atterrir dans ce département, d’ailleurs…
— C’est très joli, la Nièvre, assura maître Gogh sur un ton péremptoire.
— Vous prêchez un convaincu. Je suis né à Nevers, tout comme Li-Na. Du reste, mes parents et mes frères y résident encore. Mais j’avoue que je n’y ai pas mis les pieds depuis un moment…
Le notaire observa Balthazar, pensif. Ce… hippie n’était donc pas un Parisien pure souche, mais un Nivernais. Celui-ci l’interrompit soudain dans sa contemplation.
— Excusez-moi, Maître. J’ai l’impression que Li-Na avait organisé tout ça de longue date. Est-ce qu’elle… était malade ?
L’officier public arrêta ses divagations et lui répondit, d’un air morne.
— Oui, elle se savait condamnée, ce n’était qu’une question de mois, voire de semaines…
Balthazar avala péniblement sa salive, la gorge nouée. Li-Na souffrait donc d’un mal incurable et elle avait vécu les derniers moments de son existence loin de ses parents, sa seule famille. Malgré leur rupture quinze années plus tôt, l’un de ses ultimes souhaits avait été de le voir, lui, de lui parler. Proche de sa mort, elle avait pensé à son premier amour. Pendant tout ce temps, il avait cru qu’elle avait définitivement tiré un trait sur lui, c’est ce que signifiait pour lui son désir de mettre fin à leur histoire. S’était-il trompé ? Lui avait-elle menti ? Et si oui… pourquoi ?
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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