Auteur Sujet: Ces oiseaux qu'on met en cage de Marjorie Levasseur  (Lu 4879 fois)

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Ces oiseaux qu'on met en cage de Marjorie Levasseur
« le: jeu. 06/07/2017 à 15:29 »
1 — Fabrice

Fabrice n’avait pas pénétré dans le bureau de son père depuis quelques semaines maintenant, mais tout y était à sa place : la lampe vintage que sa mère avait offerte à son père pour leurs trente ans de mariage et qui trônait dans un coin de la pièce en prenant la poussière, les impressionnantes rangées de livres qui s’étalaient royalement le long des étagères, les photos de famille sur la large table de travail en merisier... En s’approchant plus près des cadres, il s’aperçut, sans grande surprise que seule la sienne manquait à l’appel...
 Il se souvenait très bien du jour où Jacques Charmat, son père, l’avait convoqué dans son bureau comme il l’aurait fait avec n’importe lequel de ses employés, s’installant derrière le grand panneau de bois comme pour garder cette distance qu’il réservait à ceux qu’il considérait comme sous son autorité. Les deux jours précédant cet « entretien », son père l’avait surpris en compagnie d’un autre garçon dans la rue, dans une attitude sans équivoque : les corps collés serrés, s’embrassant à bouche que veux-tu. Son premier baiser à un garçon. La première fois qu’il assumait ce qu’il était. Jacques Charmat était passé droit comme un « i » sans faire le moindre commentaire, mais Fabrice savait pertinemment qu’il ne tarderait pas à en avoir des échos. Et, effectivement, deux jours plus tard, il lui avait fait parvenir un message le priant de venir le voir dans son bureau dès son retour de la fac. Fabrice se demandait bien à quelle sauce son père allait le manger. Quelle punition, à la hauteur du personnage caractériel et tyrannique qu’il était, allait-il bien pouvoir sortir de sa manche ?
C’est quand il découvrit, en pénétrant dans l’antre de son père, les cartons remplis de ses affaires personnelles et ses valises, que Fabrice comprit que cette fois, son paternel considérait qu’il avait dépassé le point de non-retour, que toute tentative de justification serait vaine. D’ailleurs, le jeune homme en avait-il la moindre envie ? Il avait passé toute son enfance et son adolescence à tenter de plaire à son père, à quémander son approbation pour la moindre chose. Aujourd’hui, il était fatigué de se battre. Il avait vingt-et-un ans et était las de cette guéguerre entre lui et le patriarche. Rien de ce qu’il ferait ne trouverait grâce à ses yeux, alors autant se résigner à être tel qu’il était, que cela plaise ou non à son père.
Son géniteur lui avait fait le sermon le plus long de sa vie. Entre les « tu es la honte de la famille » et les insultes proférées, non... crachées au visage de son fils, Jacques Charmat avait épuisé toute la palette de jurons que Fabrice ignorait, jusque-là, faire partie du vocabulaire de son père. La figure de ce dernier était devenue tellement rouge que le jeune homme avait bien cru qu’il allait s’effondrer, victime d’un infarctus. Mais il avait tenu bon jusqu’à ce que son fils le débarrasse de tout son bric-à-brac.
Fabrice n’avait pas pleuré. Non, cela lui aurait fait trop plaisir. Il était sorti, résigné, poussant ses cartons du pied jusqu’au palier du grand appartement haussmannien des Charmat. Il avait laissé sa clé sur le bureau de son père, se gardant bien de lui préciser qu’il en possédait un double. Il avait rejoint sa petite chambre louée dans le Marais le temps que l’orage passe... parce qu’il était certain qu’il passerait. Mais cette fois, il s’était trompé, car non seulement son père l’avait rayé de sa vie, mais il avait aussi fait en sorte que la sienne devienne un enfer. Jacques Charmat avait des relations et c’est lui qui tenait les cordons de la bourse. Un seul coup de fil à la banque, et son compte n’avait plus été approvisionné avec toutes les conséquences qui devaient en résulter. Les chèques pour le loyer de sa chambre de bonne, qu’il avait absolument tenu à avoir pour vivre en toute autonomie, ou presque, loin du cocon familial, avaient été refusés un par un. Perdant patience, son propriétaire l’avait viré comme un malpropre et il avait dû squatter l’appartement d’une copine qui avait accepté de l’héberger pour quelques jours. Il était même devenu persona non grata à la fac, le doyen de celle-ci étant redevable d’un service à son père.
Le même jour, le jeune homme avait perdu le job de serveur qu’il exerçait quelques soirs par semaine dans un bar branché du Marais pour se payer ses sorties, sous le prétexte fallacieux de son patron qui prétendait l’avoir vu fricoter avec un client pendant son service. En réalité, il avait appris bien plus tard que des sbires payés par une personne anonyme avaient fait pression sur lui pour qu’il se débarrasse de son employé, sous peine d’avoir quelques ennuis avec le fisc, le gérant du bar ayant pris quelques libertés avec sa comptabilité.
Mais le pire dans tout ça n’était pas les problèmes matériels avec lesquels il devait se battre. Non, le pire était que ni sa mère ni son grand frère Samuel n’avaient pris de ses nouvelles depuis son départ précipité. À croire que la famille Charmat, dont il ne faisait visiblement plus partie, faisait bloc contre lui. Et cela, tout frondeur qu’il était, il ne pouvait pas le supporter. Même si elle montrait, devant son mari, une passivité de surface Claudine Charmat, sa mère, l’avait toujours soutenu dans ses efforts pour faire plaisir à son père, lui assurant qu’au fond, son mari n’était pas un mauvais bougre et que cela finirait par être payant. Sa naïveté en était presque désarmante...
Quant à Samuel, son frère de quatre ans son aîné, il avait, depuis quelque temps, pris un peu ses distances, tout occupé qu’il était à préparer l’examen du barreau de Paris pour rejoindre le cercle très fermé des avocats pénalistes parisiens. Il partageait son temps entre le Centre de Formation pour Avocats et la bibliothèque la journée, et ses nuits avec sa dernière copine en date, une grande brune que Fabrice ne pouvait pas supporter, la trouvant arrogante au possible. Il n’aimait pas ce qu’était en train de devenir Samuel : un futur Jacques Charmat, un juriste ambitieux avec les dents qui rayaient le parquet. Il avait bien changé depuis leur adolescence. Il n’était plus le garçon insouciant, toujours prêt à entraîner son petit frère dans ses quatre cents coups.
Fabrice sortit une enveloppe de la poche intérieure de son blouson et contourna le bureau en merisier de son père afin de la déposer bien en évidence sur le grand sous-main en cuir brun. Il avait mis toute sa rancune et sa souffrance dans cette lettre. Il savait bien que ça ne changerait rien à la situation, que son père, en la lisant, si toutefois il prenait la peine de la lire, resterait de marbre, mais il se devait de laisser une dernière trace avant de commettre l’irréparable. Depuis quelques jours, il avait l’impression de se noyer, de ne déjà plus appartenir à ce monde. Il était orphelin et apatride, errant à la recherche de son identité, mendiant une famille qu’il n’avait plus. Plus rien ne le raccrochait à cette vie. Il récupéra le sac à dos qu’il avait déposé sur une chaise du bureau, en sortit une épaisse corde de chanvre et fixa son regard sur le contreventement de l’énorme poutre en bois trônant au centre de la pièce. À l’une de ses extrémités, la corde formait une boucle pareille à celle que l’on voyait pendant à une potence dans les vieux westerns : le nœud du pendu. Un bon tutoriel sur internet lui avait suffi pour exécuter ce nœud... Il grimpa sur la chaise et entreprit de nouer l’autre bout de la corde au morceau de bois. Comme un automate, il plaça sa tête dans la boucle formée par la corde et resserra le nœud autour de son cou. Plus qu’un geste pour apaiser sa douleur...
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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