Auteur Sujet: Comment naissent les étoiles de Lola Swann  (Lu 6846 fois)

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Comment naissent les étoiles de Lola Swann
« le: jeu. 18/08/2022 à 17:52 »
Comment naissent les étoiles de Lola Swann



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Petite étoile

Petite étoile est née
Une nuit de janvier
Le visage poupin
Les joues roses à croquer

Dans ses traits l’on perçoit
Une expression d’antan
Les beaux yeux, le minois
D’une étoile née avant

Cette étoile la berce
Juste avant de dormir
Lui raconte des histoires
Fait éclore son rire

Petite étoile grandit
Sous un ciel ténébreux
Son étoile adorée
Bientôt bannie des dieux

Petite étoile l’efface
Pour ne pas avoir mal
Peu à peu elle oublie
Celle qui l’a tant chérie

Peu à peu elle oublie
Sa douce voix, son sourire
Se remémore seulement
Qu’un jour elle est partie

Petite étoile ne sait
Ou ne veut plus savoir
Qu’un cœur pour elle jamais
N’avait battu si fort

*** 

Hurler sans bruit

La première fois que Lila a écrit, ce n’était pas pour être lue. Elle devait écrire des lignes de lettres en attaché sur son cahier – tout le long la même lettre, et qui changeait chaque jour – pour apprendre à bien les former. Puis elle a écrit son prénom, un L, un I, à nouveau un L puis un A. Rien de plus facile. Ses leçons ensuite. Puis des poèmes pour ses parents. C’est peut-être à ce moment-là que tout a commencé…

L’occasion n’était qu’un prétexte. Lorsque Lila avait quelque chose à dire, elle ne le disait pas ; elle l’écrivait. La chose la plus essentielle qu’elle avait à dire ne se disait pas dans sa famille. On ne lui avait jamais dit à elle, personne ne l’avait jamais dit à personne, pas même sa maman à son papa, ou son papa à sa maman. Mais Lila, du haut de ses dix ans, ne savait même pas que c’était tout ce qu’elle avait à dire, au fond. Et peut-être tout ce qu’elle aurait eu besoin d’entendre, aussi. Alors, en vain, elle tournait autour du pot.
D’une coquette façon, symbolique et ingénue, elle écrivait que même si elle raffolait des fraises, c’était sa maman qu’elle préférait. Dans ses poèmes pour elle, Lila lui prêtait des qualités qu’elle ne possédait pas, ou qui se faisaient bien rares. Sa maman était évidemment la plus belle et sentait le parfum des fleurs. Sa maman ressemblait à une fée et était d’une gentillesse à couper le souffle. Sa maman était la plus douce créature qui soit, tel un ange qui aurait atterri par mégarde sur la Terre. Comme tous les enfants, Lila l’idéalisait, surtout le jour de la fête des mères. Quand venait celui de la fête des pères, c’est son papa qui devenait un héros : le plus fabuleux de tous les papas du monde.
On aurait pu croire qu’elle mentait si l’on avait été témoin de la réalité de son enfance, mais dans le fond de son cœur, la jeune Lila ne mentait pas. Tout ce qu’elle décrivait à propos de ses parents, elle l’avait entraperçu au moins une fois, elle en avait vu des bribes lors d’un jour enchanteur, elle en avait glané un soir magique une miette dorée. Et puis, à partir de cette seule miette, elle avait fabriqué du pain chaud. Un pain cuivré, à la fois tendre et croustillant, dont la mie moelleuse fondait sous le palais. Tous les jours, elle en confectionnait ; tous les jours, des mots d’amour sortaient du four. Inlassablement.

À ses amies aussi, Lila écrivait.
Des lettres par dizaines, pour les vacances, pour leur anniversaire, Noël, la nouvelle année, Pâques, la fin de l’école, la rentrée… Encore une fois, chaque occasion était un prétexte à choisir son plus beau papier à lettres et à faire éclore des mots dessus à l’aide de son magnifique stylo à plume. Lila s’appliquait jusque dans l’écriture de l’adresse et le collage du timbre ; rien n’était laissé au hasard, pas même la petite fleur rose dessinée sous sa signature ou le croquignolet cœur violet dans le coin droit en bas – symboles, couleurs et emplacements changeant selon l’inspiration de l’instant. Lorsqu’elle avait de beaux autocollants – fleurs, étoiles, oiseaux, papillons… –, la petite fille n’hésitait pas à en agrémenter généreusement ses lettres. Quand tout était fin prêt et envoyé, Lila n’avait plus qu’à attendre. L’enfant se réjouissait, rien que d’imaginer son amie en train de recevoir sa lettre, de l’ouvrir avec délectation et puis de la lire, enfin. Et, dans une impatience mêlée d’ivresse, Lila attendait la réponse.
C’étaient des échanges qui duraient de longs et heureux mois, parfois même des années, puis qui, un jour, s’essoufflaient. Les amies d’antan avaient quitté l’école de Lila, voire la ville où elle résidait, depuis longtemps désormais et elles s’étaient enfin acclimatées : la correspondance n’avait plus lieu d’être à un moment donné. Quand leurs nouvelles amies, supposément, leur devenaient aussi précieuses que Lila pour elles l’avait été. Et Lila était oubliée. Mais Lila ne pleurait pas parce que cela se faisait si doucement, si délicatement, qu’on ne s’en rendait presque pas compte. La nouvelle lettre mettait juste un peu plus de temps que la précédente à arriver, elle était peut-être légèrement moins longue ou moins enjouée, quelque chose transparaissait dans les mots choisis, dans les formules convenues ; l’amie et elle étaient devenues des étrangères. Alors naturellement, le lien se défaisait, mais cela ne faisait pas mal. C’était juste une toute petite piqûre dans le cœur, à peine perceptible. Lila conservait malgré tout l’ensemble des lettres reçues par l’amie évanescente, et en relisait de temps à autre quelques-unes avec nostalgie.
Puis Lila avait collectionné les amies d’antan et les amies de vacances, et leurs lettres. Au fil du temps, les amies changeaient mais les lettres demeuraient. Lila, elle, ne changeait pas ; si aucun lien avec quiconque jamais n’avait été coupé, elle aurait probablement continué d’entretenir chacune des correspondances. Car chaque amie était unique et chacune occupait une place en son cœur.

Un jour – l’enfance était déjà presque finie –, l’ordinateur est arrivé dans le monde, puis à la maison. L’on y allait pour écrire des mails et c’était rigolo. Lila pouvait écrire à sa meilleure amie qui habitait à quelques rues à peine de chez elle et qu’elle avait déjà vue tout le jour au lycée, pour lui dire tout et n’importe quoi, et recevoir en très peu de temps, le soir même assurément, une réponse. Les mails pouvaient être imprimés et l’on gardait la trace de ce message qui n’avait plus rien d’une lettre écrite au stylo à plume avec des petits cœurs partout, mais ressemblait à n’importe quel polycopié de cours, du moins de loin : lettres carrées à l’encre noire sur fond blanc. C’était grisant, un peu comme de jouer à se parler dans un talkie-walkie. Inutile et futile mais quel enchantement que de pouvoir communiquer ainsi. La magie est retombée peu à peu, puis tout à fait, lorsque l’adolescente a découvert le pot-aux-roses : les mails étaient si pratiques qu’on n’utilisait plus que ça. Les lettres venaient de rendre l’âme.
Pour autant, Lila ne s’est pas complètement fait avoir. Les mots écrits n’ont jamais entièrement disparu pour elle. Malgré la suprématie des mails, et bientôt des textos, les lettres ont refleuri sous forme de petites cartes mignonnettes dénichées dans les papeteries. Les occasions se faisaient plus rares cependant ; écrire pour écrire – vraiment – n’était plus dans l’air du temps. Mais sa passion s’est transmise d’une étonnante manière au gré des années à celles et ceux qu’elle gâtait de ses mots… Et Lila, elle aussi, s’est mise à recevoir d’adorables cartes pour son anniversaire et pour Noël, des cartes d’amis, d’amoureux, de petits enfants qu’elle gardait…

Puis un jour, Lila a voulu écrire. Pour personne en particulier. Juste écrire. Afin de mettre en forme ses pensées, comme elle avait mis en forme petite fille la courbure des lettres calligraphiques sur son cahier d’écolière. C’était un exercice prenant, difficile, essentiel. Cela semblait partir de rien, comme quelque chose né sans racine ; cela semblait n’aller nulle part, tel un brin d’herbe qui pousserait indéfiniment jusqu’à heurter le ciel. La chose n’avait pas vraiment de sens non plus, c’était sibyllin, ondoyant, nébuleux, parce qu’il fallait pour qu’elle appréciât le rendu de ses dires, se relire, se relire, et peaufiner ses mots, en structurer le fil, un par un, virgule après virgule, point après point. Et puis, à un moment donné, quelquefois mais pas toujours, le message prenait forme, il était devenu ce qui se rapprochait le plus de ses pensées. Un peu comme, pour un musicien, le fait de transformer le solfège en des notes de musique. Audibles. Lila était le piano qui métamorphosait le magma de ses pensées en des mots. Intelligibles. Des mots soyeux tels des arpèges ondulant pianissimo, et des mots graves, percutants, tels des accords fusant fortissimo. Néanmoins, la musique a cela de plus que les mots qu’elle ne délimite pas de contours. Or, les mots renferment intrinsèquement la pensée, puisqu’ils la composent. C’est tout le problème avec l’écriture, toute la difficulté, toute la subtilité.
Bien qu’elle aimât la mélodie des mots, Lila était pleinement consciente des limites du langage. Celui-ci, dès lors qu’il était acquis, semblait retirer quelque chose à l’humain. Peut-être bien que sans la parole, les hommes auraient été télépathes, songeait-elle de loin en loin. Il existait sûrement à l’origine un langage infiniment plus riche que celui offert par les mots. Peut-être bien que les bébés pleurent parce qu’ils s’expriment en pensées, en vain, à des adultes qui ne les écoutent pas. Puisque personne ne les entend ni ne peut les comprendre ces pensées-là, non faites de mots. Peut-être bien que c’est la raison pour laquelle on ne peut se remémorer un événement vécu dans la prime enfance ; le système de pensées que nous possédions alors allant bientôt être annihilé par l’apprentissage du langage, effaçant les souvenirs d’avant la parole. C’était le principal souci de Lila lorsqu’elle écrivait, elle devait se limiter aux mots. Or les mots ne suffisaient pas. Il manquait quelque chose. Mais quoi ?
Comment raconter la pluie lorsque celle-ci est si fine et le temps si clément qu’elle est comme une caresse sur la peau ? Comment raconter l’orage, grondant si fort que l’on a peur et qui pourtant nous apaise, comme s’il exprimait toute la colère tue en nous ? Certes, en l’expliquant ainsi, la chose peut être appréhendée. Mais les mots pluie ou orage renferment intrinsèquement des conceptions – gris, froid, tristesse… – qui pouvaient aller à l’encontre de ce qu’était parfois la pluie ou l’orage pour Lila. Les mots orientent de façon immanente vers une idée, un sentiment. Aussi Lila devait-elle tout décortiquer, retirer le sens premier ou au contraire le mettre en exergue afin de transcrire fidèlement ses pensées. Non, vraiment, si elle avait appris le solfège enfant, elle était certaine que le piano l’aurait rendue mille fois plus libre de s’exprimer que ne le faisaient les mots. Mais Lila n’avait que les mots. Les mots écrits. Alors Lila écrivait. Encore et encore.
Dans ses écrits, le cœur de Lila était complètement à nu, bien qu’elle ne parlât pas tout à fait d’elle-même, ni tout à fait de quelqu’un d’autre. Sa plume était une âme qui s’adressait au monde. Une âme qui avait un vécu, et, certes, ce vécu pouvait transparaître en filigrane çà et là. Mais ses mots allaient au-delà de ce qui a pu être vécu ou imaginé, ils fouillaient le champ des possibles, ils sublimaient un ciel gris, faisaient d’un orage un arc-en-ciel, transformaient un cauchemar en rêve, une peur en cauchemar, un rêve en réalité, un drame en poème, un poème en déclaration d’amour. Seule persistait l’essence. L’essence de son cœur. Les mots de Lila étaient l’huile essentielle de son âme.

"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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