Auteur Sujet: De musique et d'ombre de Marie-Claire Touya  (Lu 9883 fois)

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De musique et d'ombre de Marie-Claire Touya
« le: jeu. 02/08/2018 à 17:57 »
De musique et d'ombre de Marie-Claire Touya

Extrait

- Je vous écoute, posa calmement le commissaire Zorro.

     Je me tournai vers mon compagnon, Pierre, qui d’un hochement de tête, m’encouragea à prendre la parole :
     - Notre fils, le pianiste Robin Duhamel, a disparu.
     - Disparu ? Mais il fait la promotion de son nouveau CD et on ne voit que lui à la télé et dans les medias !
     - Ce n’est pas lui, mais un imposteur.
     Son sourcil gauche se releva, interrogateur, passablement incrédule. A priori, il ne nous prenait pas au sérieux. Rien d’étonnant à cela, nous le comprenions sans difficulté !
    - Vous paraissez très sûrs de vous. Comment en êtes vous arrivés à cette conclusion ? Qu’est-ce qui vous permet d’être aussi affirmatifs ? A quoi l’avez-vous vu ?
    Les questions arrivaient en rafale...Ce monsieur ne s’en laissait pas compter et voulait des preuves, des vraies.
    - A son oreille droite, répondis-je sur un ton assuré.
    - Son oreille droite ? Vraiment ! Vous êtes formels ?
    - Oui, absolument formels, vous pouvez nous croire nous ne plaisantons pas, affirma la bande en choeur…la bande, c’est-à-dire nous quatre, Yann, Fabienne, Pierre et moi.
   - Nous préfèrerions de beaucoup, ajouta Pierre dans le blanc qui suivit, d’une voix qui pesait des tonnes.
   Le regard du commissaire s’arrêta sur son visage, puis longuement sur chacun des nôtres. Un regard qui nous sondait, intrigué, sérieux, réceptif.
  Un ange passa.
  - Bon, dit-il fermement, reprenons depuis le début. Formalités d’usage : noms, prénoms, adresses, professions.
 Il nota nos réponses soigneusement.
   - Donc, pour récapituler, Madame Frédérique Tomasini et Monsieur Pierre Duhamel, vous êtes les heureux parents du jeune Robin Duhamel, pianiste renommé de vingt huit ans, Madame Fabienne Tomasini vous êtes sa tante, et vous, Monsieur Yann Imoven, le compagnon de Madame, termina-t-il en montrant Yann. Et vous êtes sœurs donc, conclut-il en désignant Fabienne et moi.
     - Absolument, approuva Yann.
     - Et vous recherchez activement depuis le vingt et un octobre, tous les quatre donc, Robin Duhamel avec qui vous n’avez aucun contact depuis le vingt et un février. Pourquoi avez- vous attendu huit mois et demi avant de venir au commissariat ?
    - C'est-à-dire…avançai-je d’une voix hésitante,
   Pierre me coupa la parole avec brusquerie :
    - Ma compagne avait peur que vous nous tourniez en ridicule parce que notre fils est plus que majeur et qu’il a le droit de faire sa vie comme il l’entend, et que s’inquiéter de la soi-disant disparition d’une personne très en vue sur les médias peut sembler...loufoque !
    - Ce sont des raisons sensées. Vous allez me raconter tous les évènements depuis le vingt et un février, date de votre dernière rencontre, mais d’abord, parlez moi de cette oreille.
   Il était toute ouïe et nous, rassérénés. Enfin un interlocuteur attentif, qui visiblement ne  nous prenait  pas pour des hurluberlus et allait s’occuper de notre problème.
  Je me lançai :
  - Notre fils a une cicatrice très visible au bord de l’oreille droite, longue de deux centimètres, qui part  du bord ourlé de l’oreille et partage le pavillon, et le jeune homme que nous avons vu deux fois à la télé, n’en a pas.
  - Comment l’avez-vous remarqué ?
  - Il a été filmé chaque fois sur son côté droit puisque son interviewer était assis à sa droite sur l’écran.
   - Votre fils a peut-être fait intervenir un as de la chirurgie esthétique ? Mais d’abord de quand date cette cicatrice ?
     Fabienne prit la parole
   - C’est une blessure d’enfance. Robin jouait avec mon fils Nicolas, son cousin donc, qui a sensiblement le même âge, dans le jardin de la maison familiale de Carcassonne, où nous avions l’habitude de nous retrouver tous de temps en temps. Tous, c'est-à-dire nous, les deux sœurs, nos compagnons et nos enfants.  Ils avaient ...autour de dix ans ?
   Elle demandait mon assentiment, j’approuvai du chef.
    - Plus exactement, reprit-elle, Nicolas, mon fils, courait après Robin, qui, sachant que son cousin ne le poursuivrait pas jusque là haut car il avait peur, escalada le portique de la balançoire pour lui échapper. Il était très agile. Il s’installa à califourchon sur la barre supérieure et se tenait fermement et tranquillement avec les deux mains en attendant que Nicolas s’éloigne pour redescendre. Jusque là rien de vraiment exceptionnel. Par contre personne ne sait ce qui s’est passé ensuite, ni ce qu’a vu ou fait Robin, mais il a poussé un grand hurlement et est tombé…sur une pierre malencontreuse  et s’est carrément déchiré l’oreille.
     - Ce n’était vraiment pas beau à voir, coupa Pierre, mais mieux valait ça que s’ouvrir le crâne !
     - Ensuite ? dit le commissaire,
     - Ensuite, poursuivit Pierre, urgences, opération, et une grosse cicatrice bien visible.
     - Et pas d’intervention de chirurgie plastique.
     - Non, répondis-je. A l’adolescence, l’âge où il faut être comme tout le monde et le plus parfait possible, Robin était très complexé par cette vilaine trace dépigmentée. Nous avons donc couru les chirurgiens esthétiques les plus renommés pour voir si l’un d’entre eux pouvait arranger ça et nous avons obtenu partout la même réponse : cette partie du corps est trop peu charnue et trop cartilagineuse pour y effectuer une réparation convenable. Robin a donc choisi d’abandonner l’idée d’une opération qui lui faisait peur,  il l’avouait bien volontiers, depuis la chute il redoute les hommes en blanc. Il a laissé pousser ses cheveux, son oreille était cachée, tout allait bien.
     - Parlez moi de cette chute, insista le commissaire : vous dîtes que votre fils a dû voir ou faire quelque chose qui l’a provoquée. Avez-vous des détails ? Vous lui avez sûrement posé des questions une fois l’affolement passé. Son cousin était témoin, il ne vous a pas raconté les choses de façon plus précise?
      Fabienne me regarda, je pris la parole :
      - Cette chute reste un vrai mystère. Robin n’était jamais tombé du portique auparavant. Il a commencé à l’escalader très jeune. Au début son père et moi avons protesté, il nous faisait peur, honnêtement. Puis c’est devenu une habitude, de là haut on voit la Cité de Carcassonne, les jardins des voisins, ça doit être assez plaisant, pas franchement confortable, mais plaisant. Non, nous n’avons  toujours pas compris. ce qui s’est passé… Nicolas était témoin donc, il nous a dit que lui non plus n’avait rien compris : son cousin était assis là-haut, il le regardait en prenant son mal en patience, de toute façon il faudrait bien qu’il redescende à un moment ou à un autre … Soudain Robin a lâché la barre pour porter ses deux mains à sa bouche, ou en tout cas à son visage, et a hurlé. Nicolas était au pied du portique mais derrière lui, par conséquent il n’a pas pu voir son expression.
     - Et vous les avez interrogés, je suppose ?
     - Oui bien sûr, cuisinés même. Rien. Nicolas s’en est tenu à ce que je viens de vous dire, quant à Robin, il s’est buté parce qu’il était sûr que nous allions lui interdire de jouer au singe sur le portique,  et nous n’avons rien pu en tirer. Muet comme une tombe. Evidemment il a très mal dormi pendant les nuits qui ont suivi la chute, nous pensons qu’il a eu très peur, le portique était  haut, autour de cinq mètres je pense, ce doit être assez traumatisant pour un gamin de cet âge.
     - Bon, dit le commissaire après un long silence. Pour en revenir à ses cheveux, maintenant il les a de nouveau courts, je l’ai vu…
    - Et oui, profession oblige. Dès ses premiers concerts, la boite de production lui a fait comprendre avec plus ou moins de diplomatie qu’un concertiste devait ressembler à un fils de bonne famille à qui le spectateur lambda donnerait sans réticence sa fille à marier… que les cheveux longs et les jeans n’étaient pas souhaités en représentation…
     - Et comme Robin s’en moque totalement maintenant, termina Fabienne, que l’essentiel pour lui, c’est la musique et uniquement la musique, il a fait ce qu’on lui a dit sans rechigner.
     - Donc en concert, son oreille est visible puisqu’en général le piano à queue est disposé sur scène de sorte qu’on voit le côté droit du pianiste... et les entrailles du piano, ajouta le commissaire.   
    Je me demandai si cet homme n’était pas mélomane.
            - Quand avez-vous vu votre fils pour la dernière fois ? en chair et en os, pas à la télé, poursuivit-il.
     - En février. Nous l’avons quitté le vingt et un à l’aéroport de Toulouse, il s’envolait pour le Québec.
     - Son oreille ?
     - Normale. On ne peut pas ne pas la remarquer car Robin a un tic : quand il réfléchit il attrape le lobe de cette oreille entre le pouce et l’index et caresse la cicatrice avec l’index.
     - Donc fatalement le regard tombe dessus, conclut le commissaire... Ok. Depuis cette date vous ne l’avez pas revu en chair et en os, seulement à la télé ces derniers jours, et son oreille n’avait plus de cicatrice…
   - Non, répondit Pierre, nous l’avons aperçu à Sarajevo, mais…
   - Ah, coupa le commissaire en levant la main, Sarajevo…
   De toute évidence des bribes de notre histoire étaient parvenues jusqu’à lui avant qu’il ne nous reçoive.
     - Voyons. Mais reprenons en respectant la chronologie ce sera plus clair.
     - Depuis février ? demanda Pierre,
     - Oui depuis février, racontez moi son séjour chez vous, n’oubliez aucun détail, tout est important.
Nous voilà partis.
     - Robin et Youri, son ami, clarinettiste à l’orchestre de Saint Pétersbourg sont arrivés le premier samedi des vacances de février, commençai-je. Ils sont restés une courte semaine. Il a fait froid mais très beau. Enfin froid... tout est relatif ! Il faisait  moins quarante degrés à Saint Pétersbourg et Youri a adoré notre petit moins deux, restant dehors du matin à la tombée de la nuit. Nous avons partagé de belles randonnées, nous les avons laissé dormir tout leur saoul, leur avons concocté de bons  repas équilibrés comme nous les apprécions tous les quatre. Youri est un inconditionnel de la cuisine française et des vins français, un peu trop parfois à notre goût mais Robin affirme qu’il connait ses limites et ne les dépasse que très rarement et nous voulons bien le croire. Après tout, personne n’est parfait !
 Le film des vacances se déroulait sous mes yeux, idyllique. Ils étaient heureux et insouciants, avaient fait de la musique ensemble, Robin avait encore dit que le piano familial avait bien besoin d’être accordé et nous avions promis de le faire  faire avant leur prochain séjour. Ils avaient improvisé du jazz et autre airs slaves endiablés. Youri n’est pas soliste, Robin dit  qu’il en a le niveau mais est trop émotif, ce qui nous fait sourire en voyant sa stature mais que nous pouvons comprendre : un abîme de sensibilité dans une montagne de muscles. C’est bien ainsi que nous le percevons, un vrai produit de l’âme russe élevé à grands coups de Tolstoï, Pouchkine et Rachmaninov et capable des mêmes épanchements qu’eux. Mieux vaut les garder pour les intimes.
Pierre et moi avions été ravis de ces intermèdes musicaux qui finissaient souvent en grands éclats de rire, ou à quatre mains, Youri lâchant sa clarinette pour partager le tabouret et le piano avec Robin.
- ... Il y a une vraie harmonie entre eux, c’est indéniable et la musique les habite tellement qu’un seul jour sans elle est impensable, ce qui nous a comblé, encore une fois, conclus-je.
- Donc vous diriez que tout s’est bien passé, résuma le commissaire, sans aucune impatience cependant.
- Absolument oui, nous avons vécu une belle semaine de complicité, pas l’ombre d’un nuage. Le vingt et un février nous les avons conduits à l’aéroport de Toulouse. Youri repartait pour Saint Pétersbourg, Robin pour le Québec où il devait donner une série de récitals avec un nouveau répertoire.
Je revivais dans ma tête la répétition générale à la maison, sur notre piano pourtant quelque peu faux. Elle nous avait laissé muets à son père et à moi, bouleversés. Pas de doute, notre fils était touché par la grâce et sa simplicité face à cette réalité ne nous en émouvait  que davantage : il disait qu’il n’était  pas doué,  d’ailleurs il ne savait pas ce que cela signifie, qu’il travaillait, beaucoup, depuis toujours et encore maintenant et c’est tout. Et le supplément d’âme ? Il était seulement la liberté magnifique que lui permettait une technique irréprochable... Nous avions fait semblant de prendre ses paroles pour argent comptant sous l’œil tendrement moqueur de Youri, - ils avaient sûrement ce genre de discussion très souvent- mais nous n’en pensions pas moins.
Le commissaire souriait un peu, attendri et rêveur, j’avais l’impression de me répandre et me tus, saisie soudain par mon impudeur. Son menton opéra un assentiment muet, il paraissait me comprendre sans réserve. Oui, cet homme là était surement mélomane.
   Je poursuivis : 
     - Depuis ce séjour, pas de nouvelles... Bien sûr nous trouvons à Robin des tas de bonnes excuses : il est normal que ses rares moments libres soient consacrés à Youri… il conduit sa vie en adulte et n’a plus besoin de nous… son métier l’accapare de plus en plus… et autres raisons valables qui, à peine formulées nous semblent vides de sens, même si aucun de nous deux ne l’avoue à l’autre pour ne pas l’inquiéter. Il nous manque. Nous avons correspondu par mails, mais à une fréquence beaucoup plus poussive que d’habitude. Les siens ont raccourci, sont devenus laconiques et pauvres, dénués de détails, écrits dans l’urgence et sans affection, ce qui ne lui ressemble pas. Son père et moi ne nous sentons pas le droit de nous ingérer ni dans sa vie privée ni dans sa vie professionnelle par des questions inquisitrices et déplacées, donc nous restons à la surface des choses et acceptons ses messages évasifs et brefs, trop rares. Je me suis même demandée s’ils étaient de lui, avouai-je à voix basse, osant formuler cette idée préoccupante pour la première fois. Pierre, que je pensais faire bondir, opina du chef, Yann et Fabienne aussi. Encore un ressenti que nous n’avions pas osé nous dire par peur du ridicule, ou par peur de creuser plus profondément le fossé de l’angoisse.
     - ... Le vingt et un  octobre, très précisément, j’ai trouvé son père effondré devant l’ordinateur. C’était le  cinquante-cinquième jour - presque deux mois donc - que nous étions sans aucune nouvelle. Chaque matin avant de partir travailler, nous consultions nos boîtes électroniques. Rien. Après la colère, le dépit face à ce que nous appelions de l’ingratitude, la résignation feinte, insidieusement une inquiétude sourde s’était installée à la maison. Pierre et moi en avions parlé brièvement deux ou trois fois, prenant bien garde de ne pas la laisser nous déborder, la cachant sous de bonnes paroles et de petits actes inutiles, vaines tentatives pour remplir nos têtes et notre quotidien. Il était temps de nous rendre à l’évidence, ça ne marchait pas : nous étions tourmentés au plus haut point par ce silence, par ces non-réponses à nos mails envoyés dans l’espace comme des ballons-sondes que personne ne récupérait plus désormais. Pourquoi ? Que se passait-il ? Où était notre fils?
     Le même jour nous avons visité encore une fois son site internet personnel et examiné son agenda de concerts. A l’en croire, depuis le premier octobre Robin avait joué à Genève, Bratislava, Sofia, Prague et plusieurs autres villes de l’Europe de l’Est, tâchant de circonscrire son champ d’activités à cette partie du monde assez proche de son compagnon : Youri et son orchestre bougent beaucoup moins que lui. C’est notre interprétation, bien sûr. Ces villes ne sont quand même  pas si loin de la France, alors où est le problème ? Nous nous sommes avoués avoir essayé, chacun de notre côté, de le joindre sur son téléphone portable, ce que nous n’osions jamais faire, sans aucun résultat que la fin classique de non-recevoir : «  Vous êtes bien … laissez votre message, je vous rappellerai… ».Nous attendions encore ce rappel, dévorés par l’inquiétude.

         L’image de Pierre ce jour-là s’imposa à moi : bouffé par des questions qu’il ne pouvait plus dissimuler comme il l’avait fait ces dernières semaines, lui, le pudique, le tranquille, cachant toujours son jeu sous des paroles mesurées, était débordé par son émotion. Il ne pouvait plus croire à la normalité de la situation : Robin donnait des nouvelles, il était affectueux et attentif, il trouvait toujours quelques minutes pour nous rédiger un email, ce n’était pas possible, il se passait quelque chose, nous devions trouver quoi. Tout plutôt qu’attendre en tournant en rond, unis maintenant dans une angoisse agrippée à nous comme une sangsue, qui rendait nos journées pesantes et interminables.
Première décision, aussitôt prise, aussitôt exécutée : visiter les sites des derniers concerts de Robin pour voir s’ils avaient réellement eu lieu et  sans anicroches.
RAS. Tout était OK.
Concerts de louanges sur les qualités pianistiques et artistiques de notre chérubin. A part à l’avant-dernier récital à Varsovie où il avait paru un peu souffrant et donc moins généreux avec le public, boudant les bis et les dédicaces de CD pour fuir dès la fin du concert.
Pas de quoi en faire un plat, ça peut arriver à tout le monde. D’autant plus que le dernier concert, à Moscou le dix sept octobre, avait été un grand crû, un vrai triomphe. De ce côté-là nous pouvions être tranquilles, notre fils n’avait pas disparu et poursuivait sa carrière avec succès.
Cependant force nous fut d’admettre que cela ne nous satisfaisait pas : c’est comme ça les parents, à tort ou à raison, il faut toujours qu’ils cherchent midi à quatorze heures. Car si tout allait aussi bien que possible, pourquoi ce silence ? Y avait-il un problème avec Youri ? Ensemble depuis trois ans maintenant, ils paraissent un couple équilibré et heureux. Youri est venu plusieurs fois à la maison avant le dernier séjour de février et nous a séduits sans difficultés. Aussi grand, blond et charpenté que notre fils est brun et longiligne, il colle parfaitement à l’image typique et rebattue ! du slave. Yeux clairs, voix très grave - nous lui avions demandé pourquoi il n’était pas devenu chanteur -, il parle un français presque impeccable. Robin nous a expliqué qu’il appartient à une famille très riche et qu’il a eu dès l’enfance des précepteurs en musique, langues et autres disciplines essentielles, que chez lui beaucoup de conversations se déroulent en français, que ses parents sont ouverts et débonnaires. Il y a  été accueilli avec affection, admis sans réticence aucune, est maintenant membre à part entière de la famille, au même titre que Youri chez nous, ce dont nous nous réjouissons. Nous n’avions pas posé d’autres questions puisque tout allait pour le mieux.

 Ma voix s’étranglait, je respirai un grand coup et repris :
       - Huit mois déjà, jour pour jour. Le vingt et un octobre ça a fait  huit mois que nous n’avons pas vu notre fils... Pas une seule visite depuis février. Normalement il y en avait une par trimestre au moins, et plus de courriels depuis cinquante cinq jours alors que normalement il y en avait un par semaine au moins.
     - Voilà pourquoi Pierre et moi tournons en boucle, Commissaire, comprenez- vous ? Sans lui laisser le temps de répondre, je poursuivis :
...Certes, en huit mois il peut se passer bien des choses, une séparation douloureuse, de nouvelles rencontres ... Nous avons donc consulté le site de Youri. Après une tournée de quinze jours au Japon en Mars, l’orchestre de Saint Pétersbourg a lui aussi donné des concerts dans les Balkans, les garçons ont sûrement établi quelques passerelles entre leurs emplois du temps. Tout paraissait normal. Le dix-sept octobre, jour de petite forme supposée de Robin, Youri et sa formation ont joué dans une ville voisine de Varsovie… ce qui explique peut-être la disparition rapide de Robin à la fin du concert et son peu d’empressement à jouer les prolongations.
Sans être excessifs - nous faisons tout pour rester objectifs Commissaire, je vous assure, mes trois comparses opinèrent du bonnet, gravement-  nous en avons déduit que Robin ne donne pas signe de vie malgré lui. Nous avons passé en revue toutes les éventualités, la grosse bêtise dont il n’ose pas nous parler…de quel genre et pourquoi, la séparation subie, ou choisie, et chaque fois nous arrivons à la conclusion que c’est chez nous qu’il chercherait le réconfort comme il l’a toujours fait.
     Je ponctuai ma phrase d’une grimace et d’un geste de la main qui soulignait mon propos. Zorro acquiesça.
     ... Après quelques années difficiles à l’adolescence - Robin n’a pas fait exception à la règle et  s’est rebellé bien des fois et c’est tant mieux - nous avons renoué avec lui dès ses dix-huit, dix-neuf ans un dialogue ouvert et confiant. Tout ce qui peut être partagé entre nous dans le respect de l’intime bien sûr, l’est. Chaque nouvelle, bonne ou mauvaise, sa réussite ou son échec à un concours fameux, une promotion de son père, la fracture de ma jambe, la mort de son meilleur ami en voiture, a circulé sur le net jusque dernièrement, postée dès que possible et réceptionnée sans délai. Bien sûr il y a des pays où l’internet est censuré, mais depuis bientôt dix ans, Robin saute d’une contrée à une autre sans aucun souci. Apparemment même en Russie il ne passe pas pour un dangereux subversif ni un espion venu de l’Ouest ! Tout ceci nous parait d’ailleurs un tantinet dépassé. Donc la boucle est bouclée : que se passe-t-il ? Où est notre fils ? Pourquoi ce silence incompréhensible ?
- Si vous saviez ce que nous avons spéculé ce jour-là ! soupira Pierre, combien de fois nous avons rabâché les mêmes choses, reconsidéré les mêmes circonstances pour y voir plus clair ! Mais nous ne savions rien, rien, à part que tout paraissait normal alors que rien ne l’était. Trois soirs durant et presque trois nuits nous avons surnagé vaillamment sur cet abîme de questions sans réponses. Le quatrième jour, notre détresse était sans fond...
-  Le cinquième jour, j’ai pris le téléphone pour appeler la maison de disques de notre fils... relatai-je, trouvant que Pierre parlait plus de nos états d’âme que des faits eux-mêmes.
...Ce fut surréaliste. Après m’être présentée six fois à  six personnes différentes dans six services, je m’entendis répondre en fin de course que le dernier enregistrement de Robin était terminé depuis trois mois, qu’il serait là pour la campagne de promotion de ce dernier CD à partir du 15 novembre et que d’ici là, il faisait ce qu’il voulait… sur le ton de « on n’est pas sa nounou, il est majeur et vacciné ». Aucune écoute à mon angoisse, aucune inquiétude pour leur poulain qui leur fait quand même vendre chaque année des milliers de disques. Une désinvolture plus que décevante à l’égard de l’homme. Le business quoi. J’ai raccroché furieuse et  en larmes. Sonnée. Pierre avait écouté la conversation et l’était aussi. Son angoisse décuplait sa colère, il enrageait de cette fin de non-recevoir. Et rien n’était résolu.
Je m’interrompis une nouvelle fois, préférant passer sur le  vide toujours là, énorme, noir, remplissant tout l’espace comme une baudruche qui se gonflerait d’elle–même, s’immisçant dans tous les interstices, bouffant tout notre air sans vergogne pour mieux nous enserrer dans ses formes tentaculaires. Je tus notre fatigue, notre tension, le fait que nous avions mal aux muscles, de ces courbatures sans sport qui sont autant de nœuds si profonds que seule une cure de sommeil et de relaxation aurait pu les dénouer. Ereintés, désespérés, nous ne savions plus à quel saint nous vouer.
- Nous avons passé et repassé mentalement le film des dernières vacances, si rayonnantes, nous avons essayé de décrypter des fausses notes, des détails qui nous auraient échappés, plus ou moins fâcheux, nous avons cherché la petite bête en fait, celle qui aurait pu devenir grosse à notre insu. Et nous n’avons rien trouvé. Rien. Pas l’ombre d’une discorde, pas un mot déplacé, pas une once d’agressivité ni de sous-entendus vicieux, de la part d’aucun de nous quatre. L’accord parfait. Et pourtant, depuis, quelque chose a foiré…Et gravement, sinon nous n’en serions pas là, repris-je...Le sixième jour, le vingt six octobre donc, Pierre s’est levé déterminé : 
« Appelons Youri.. »
J’ai approuvé bien sûr.
Un jour que nous nous moquions gentiment de la distraction de Robin, en particulier quand il est lancé dans un nouveau projet, Youri nous avait donné ses propres numéros de téléphone, celui de son portable et celui du domicile de ses parents à Moscou. Nous ne les avions encore jamais utilisés mais cette fois-ci, il le fallait. Pierre a composé le numéro du portable et a  mis en marche le haut parleur.
Quelques secondes après nous avons entendu :
     - Da...
    - Bonjour Youri, c’est Pierre, le papa de Robin. Excuse-moi de te déranger. Nous n’avons pas de nouvelles de Robin depuis quelque temps, est-ce qu’il va bien ? est-ce que…est-ce que vous vous êtes vus récemment ?
Gros silence, puis :
    - Ah, Bonjour Pierre.
Silence lourd à nouveau.
     - Robin ne vous donne pas de nouvelles ? C’est bizarre …
    Jovialité qui nous parut forcée…
- Je vais le gronder ! Oui bien sûr que nous nous sommes vus. Il y a encore quelques jours à Varsovie.
   - Ah oui …a commencé Pierre… Sentant qu’il allait révéler nos investigations, je lui ai fait les gros yeux. Il a dévié adroitement…
  - Vous avez joué dans des villes proches ?
  - Da, ou plutôt oui, c’est ça, dans des villes proches. Excuse-moi Pierre, nous allons commencer la répétition, je dois raccrocher.
   Silence.
     - Je vous embrasse tous les deux, tout va bien, ne vous inquiétez pas.
     Plus nous y pensons, plus il nous est impossible de prendre ces quelques phrases évasives et embarrassées pour argent comptant, Commissaire. Nous étions atterrés. Cet homme-là n’était pas le Youri que nous connaissons, volubile, expansif, et sympathique. Cette communication était bourrée de paroles anodines, de silences inopportuns  que nous avons soulignés ensuite un à un en nous la rejouant mot après mot. On peut prétexter la surprise, le dérangement, la proximité des autres membres de l’orchestre, des raisons on peut en trouver à la pelle bien sûr, mais plus nous en discutons et plus tout nous parait opaque là dedans, un écran de fumée inquiétant. Nous recherchions la paix de l’âme, c’était raté.

    Je m’interrompis, submergée à nouveau par l’émotion. La journée et la nuit qui avaient suivi ce coup de fil n’avaient été que pensées noires et larmes. Blottis dans les bras l’un de l’autre, nous avions traversé les heures par à-coups, de tout petits sommes en sanglots, de paroles réconfortantes en visions terrifiées, absolument convaincus à présent que Robin se débattait dans des problèmes qui le dépassaient, qu’il voulait nous donner de ses nouvelles mais qu’on l’en empêchait, ou qu’il avait fait une bêtise et qu’on voulait la lui faire payer en lui interdisant de communiquer avec qui que ce soit. Mais qui ça on ?
Tout un écheveau de fils que nous tirions un à un le plus loin possible dans un souci de compréhension, d’approfondissement… et par peur du noir, tunnel dans lequel nous nous débattions, menacés d’étouffement faute d‘apercevoir la lumière qui nous aurait indiqué sa sortie.
 Je respirai encore un grand coup et repris :
- Le septième jour à sept heures du matin, Pierre en se levant me trouva agenouillée devant une étagère dans ce que nous appelions la «  pièce de Robin ». Ni vraiment chambre, ni tout à fait placard, cette pièce qui a été sa chambre et son domaine réservé pendant son enfance, son adolescence et où il revenait les weekends pendant ses années de conservatoire, ressemble davantage à une zone de rangement qu’à un lieu de séjour. Robin loue maintenant un studio  à Paris pour pouvoir se poser entre deux tournées ou quand plusieurs séances d’enregistrement l’y retiennent,  et pour rendre la pièce plus spacieuse en son absence, nous avons enlevé le lit et installé un canapé clic-clac. Mais quand il passe par là, seul ou avec Youri, il est toujours très heureux d’y dormir, de retrouver ses marques et ses choses, son passé, dans des papiers, des objets, des photos, rangés, triés, encartonnés, répertoriés, selon sa logique. Ou plutôt ce qu’il en reste car il n’est pas conservateur et quand il a décidé de voler de ses propres ailes, il a beaucoup jeté.
     Bref, pour vous faire court, je voulais tenter de retrouver les photos de classe et même de conservatoire de notre fils pour ensuite chercher ses anciens amis sur Facebook. La nécessité d’action me torturait mais me tenait en vie, alors que l’attente me tuait à petit feu, et malgré mes aprioris concernant les réseaux sociaux, je voulais suivre cette possibilité jusqu'au bout. Ce que nous avons fait, convaincus que notre fils avait une page et beaucoup d’« amis ».
     Pierre s’est donc inscrit – mon estomac se serra à nouveau en pensant qu’il avait ce jour-là choisi « absence » comme mot de passe, j’avais eu du mal à déglutir mais n’avais fait aucun commentaire- … Son inscription  a été vite formalisée et il a cherché de suite la page de Robin. La réponse s’est affichée dans les secondes qui ont suivi, narquoise : « Il n’y a pas d’abonné de ce nom-là. » Deuxième  tentative, même résultat. Même résultat aussi en inversant l’ordre du prénom et du nom. Un vent de panique a failli balayer mes bonnes résolutions matinales, mais je ne  pouvais pas lâcher prise. C’était vraiment dur...comme si les portes se fermaient devant nous les unes après les autres, articulai-je en secouant la tête, mais j’ai décidé de poursuivre la recherche de photos, malgré tout. Quinze mètres carrés de récipients  à ouvrir, déballer, dépiauter en ne laissant rien au hasard, à remettre en ordre, refermer, réinsérer à leurs places sur les étagères. Sans aucune indication quant à leur contenu, ça aurait été trop simple ! Je n’ai pas réfléchi, j’ai foncé...et Pierre m’a suivie.
A l’usage, ce ne fut pas si terrible. Chaque boîte était... une pochette surprise ! Elles renfermaient beaucoup plus d’objets que ce que nous avions escompté, crampons de foot, coupes-trophées de concours musicaux, diplômes divers et autres souvenirs. Donc, nous avancions vite, et d’un côté nous étions contents, de l’autre le manque de traces de sa vie scolaire que nous pensions bien plus abondantes commençait à nous décourager. Et à nous étonner aussi. Robin a aimé l’école puis le lycée et le conservatoire, comme beaucoup d’enfants uniques. Il s’y est créé des familles, a fait partie de bandes, peu étoffées en nombre mais toujours complices. Il restait des photos de ces moments là, photos de classes ou photos souvenirs prises par l’un ou l’autre de ses copains, nous en étions sûrs. Mais où se cachaient- elles ?...Enfin, mieux vaut que je vous passe les détails...
- Non, non, protesta le commissaire avec bonhomie et intérêt, tout ce que vous dîtes m’éclaire sur votre famille et vos personnalités, les détails sont souvent précieux, continuez.
J’omis cependant le silence pesant qui nous écrasait, les soupirs de découragement poussés de temps en temps par l’un de nous deux. Je sentais encore mon mal de dos, et mon ras le bol, et le fait que tout en faisant mine de poursuivre les recherches je me creusais les méninges pour trouver une idée plus rapide, en vain. Dans ma tête c’était le désert, mais un désert nocturne bourré de bruits d’animaux et d‘agitations fébriles. Il y a des moments dans la vie où on est out, à côté, j’en étais là. A part mon dos, je ne sentais plus rien, à part les cartons, je ne voyais plus rien, et dans mon cerveau régnait une telle confusion, qu’y chercher un soupçon de début d’idée équivalait à chercher une aiguille dans une botte de foin, elle-même noyée dans une semi-remorque de bottes. Je passais en revue les autres coins de la maison où des photos pourraient être rangées, tout en me demandant si Robin ne les avait pas prises avec lui pour les montrer à Youri par exemple, tout en visualisant nos moments tous les quatre, et je réalisais que les séquences souvenirs-souvenirs avaient souvent eu lieu ici même dans cette maison au coin du feu, donc ces satanées photos étaient forcément par là, en même temps je parcourais pour la nième fois mentalement le quartier pour retrouver des copains de notre fils résidant encore ici et je n’en trouvais pas un seul… c’était de si vieux copains ! Ma tête bouillait comme un magma infâme et j’aurais donné cher pour l’enlever et en changer, comme on change une chaussure qui donne des ampoules. Bouffonnerie sarcastique.
- ... Le soir nous a trouvés là, reins brisés, gris de fatigue et de déception. Nous avions fouillé à peine un tiers du mur, nous avions oublié les repas, la pagaille de la maison n’avait d’égale que celle de nos têtes. Nous étions en train de faire cuire notre sept ou huitième plat de pâtes de la semaine quand Pierre a parlé tout à coup de vous appeler, pour la première fois.
    Je l’ai regardé stupéfaite, et j’ai traité son idée par-dessus la jambe. Maintenant je le regrette mais je ne voyais pas comment vous convaincre, Commissaire. Nous étions déjà  persuadés que quelque chose clochait mais je ne  pensais pas que la police nous prendrait au sérieux. Honnêtement Commissaire, auriez vous fait quelque chose à ce moment-là ? avant Sarajevo et les émissions de télé ?
     - Honnêtement je ne sais pas Madame Tomasini. Nous avons peut-être perdu un temps précieux mais la police n’a pas vocation à s’occuper de tous les adultes qui disparaissent. Beaucoup d’entre eux agissent de leur plein gré, et vos preuves étaient minces effectivement, elles n’étaient même que des suppositions. De toute façon ce qui est fait est fait, conclut-il avec philosophie, conciliant... Avançons maintenant.
- A ce moment-là le téléphone a sonné, reprit Pierre, nous avions même préféré oublier qu’il existait dans notre détresse qu’il reste muet, dit-il en levant les bras au ciel ! C’était Fabienne.  Elle s’est d’abord gentiment moquée de nous et de notre côté parents protecteurs soi-disant excessifs, puis a quand même perçu l’anormalité de la situation, puisqu’elle est mère aussi, et depuis ce soir-là nous travaillons sur le sujet tous les quatre.
- D’accord, acquiesça le commissaire, posément, et je suppose que c’est ce soir-là que vous avez décidé de partir pour Sarajevo dans l’espoir de voir votre fils et neveu en chair et en os...le vrai puisqu’il y donnait un concert...
- Deux même, rectifia Yann. Oui nous avons décidé de notre voyage ce soir-là, mais nous n’avions encore aucun doute quant à l’identité de Robin, ils sont venus plus tard.
- D’accord, répéta le commissaire. Je vous écoute, racontez moi votre voyage. Soyez les plus précis possible.
    Nous hochâmes la tête tous les quatre.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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