Demain le jour se lèvera de Georgina Tuna Sorin
PREMIÈRE PARTIE :
ANNA
PERSONNE NE SAIT ENCORE
SI TOUT NE VIT QUE POUR MOURIR
OU NE MEURT QUE POUR RENAÎTRE
MARGUERITE YOURCENAR
26 mars 2019
Bip… Bip… Bip…
Je ne vois rien. Pourquoi… Où suis-je ? Au milieu de ce silence assourdissant, seul ce bruit monotone m’indique que je ne suis pas seule. Il y a quelqu’un. Forcément. Quelque part.
Bip… Bip… Bip…
Ce son, encore et toujours, qui se répète à l’infini… Je rassemble mes souvenirs, je me concentre sur ce métronome qui semble rythmer mon existence. Depuis quand ? Pourquoi ?
Bip… Bip… Bip…
J’ouvre les yeux, mais le rideau noir est trop lourd. Je ne peux pas… Je n’y arrive pas. À l’aide ! S’il vous plaît ! Je hurle mon désespoir, mais personne ne vient, personne ne me répond. Suis-je condamnée à cette solitude obscure ? Pourquoi ? Je ne comprends pas… Aidez-moi… S’il vous plaît… Aidez-moi… Je n’ai plus la force de me battre. Contre qui ? Contre quoi ? C’est trop dur…
Bip bip bip bip bip bip bip
Le rythme du bruit mécanique s’accélère à mesure que je me noie dans mes larmes invisibles. Je suffoque, j’abandonne… Je n’ai plus la force de lutter seule. Pourquoi personne ne vient à mon secours ? Je… Je… J’ai mal et pourtant, je ne souffre pas. Je ne sens plus mon corps, je n’entends plus mon cœur…
Biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiip
10 décembre 2018
— Bon les gars, grosse teuf pour le nouvel an !
— T’es marrant Nico, tu veux qu’on fasse ça où ? Dans les quarante mètres carrés de ma mère, ou dans ta cave peut-être ? lui répond Mathis en vidant son verre d’un trait.
Nico et Mathis se connaissaient avant même de se rencontrer : leurs mères sont amies depuis toujours, inséparables au point de tomber enceintes en même temps, d’accoucher à quelques heures d’intervalle et de partager la même chambre à la maternité. Ces deux-là étaient colocataires avant même de faire leurs premiers pas, rien d’étonnant que, l’heure de prendre leur envol venue, ils aient décidé de faire appartement commun.
— Anna ? Oh, oh, Anna, t’es avec nous ? m’interpelle Nico en riant.
— Et pourquoi pas chez vous les mecs ?
— Dans notre cage à poules ? On a dit une teuf Anna, une vraie, me répond Mathis. Généralement, ça veut dire avec des gens. Donc chez nous, c’est mort, c’est trop petit ! Et ton père, il nous lâcherait pas sa baraque ?
J’explose de rire. Mon père est cool, carrément cool même. Mais il connaît trop bien Nico et Mathis pour leur confier les clés de sa maison : la dernière fête, la seule en fait que j’y ai organisée, a viré au désastre. À force de négociations, je l’avais convaincu de me laisser faire une soirée à la maison pour mes seize ans. Et ces deux imbéciles n’avaient rien trouvé de mieux que de lancer une invitation générale sur les réseaux sociaux : résultat, la moitié du lycée s’est pointée les bras chargés d’alcool.
Vers deux heures du matin, deux gars que je ne connaissais pas, des mecs de Terminale je crois, ont commencé à se battre et à tout fracasser sur leur passage, y compris la lampe design que mon père venait de s’offrir. La police, sûrement alertée par Mme Bison notre voisine fouineuse, a débarqué vingt minutes plus tard et on a tous fini la soirée au poste. Alors demander à mon père de fêter le nouvel an à la maison ? Même pas en rêve !
— Vous êtes sérieux les mecs ? Vous voulez vraiment qu’on reparle de la fête de mes seize ans ? Vraiment ?
— On était jeunes et cons Anna. Putain, c’était y’a plus de deux ans ! On a mûri j’te jure ! Une vraie teuf, mais en mode tranquille tu vois ?
— Pff, t’es pas crédible Nico, laisse tomber, c’est mort. En plus je te rappelle que Cécile vient d’accoucher, tu veux que je la mette dehors avec Léon aussi ?
Cécile est la nouvelle femme de mon père. Au début, je lui ai mis une misère monstrueuse. Même si le décès de ma mère remontait à plus de cinq ans au moment de leur rencontre, je n’étais pas prête à le voir refaire sa vie. J’avais treize ans à l’époque, et l’impression qu’elle cherchait à prendre sa place. Il m’a fallu plus de deux ans pour l’accepter, mais je l’adore maintenant, au moins autant que mon hobbit de frangin.
— J’avais zappé le brailleur… Sérieux, faut qu’on trouve un plan !
— Vous avez vraiment envie de vous emmerder à organiser une teuf ? Celle de Sophie, perso, je signe !
Je leur propose ça histoire de dire quelque chose, mais je sais bien que Nico va nous coller son véto. Sophie, son ex, n’a visiblement pas compris qu’il se moquait d’elle comme de sa première couche ; elle est toujours à fond sur lui, ce qui nous fait bien marrer avec Mathis. Nico, beaucoup moins.
— Tu te fous de ma gueule ? T’es sérieuse ? Pas moyen, elle va me pourrir ma soirée. C’est mort : sans moi.
— En même temps elle a loué un putain de château, avec une putain de piscine intérieure, je tente pour le convaincre.
— Et ?
— Un putain de château, avec une putain de piscine intérieure Nico ! je lui réponds d’un air désespéré.
Nico essaie bien d’argumenter, de protester. Mais ses jérémiades ne nous convainquent pas plus nous que lui. On le connaît bien, il a beau jouer les désespérés à l’idée de passer une soirée avec Sophie, il est surtout désespéré qu’elle ne l’ait pas appelé depuis plus de trois semaines. Depuis la sixième, on porte le même parfum avec Soph, et j’ai bien remarqué que Nico inspire un peu plus profondément chaque fois qu’il passe à côté de moi.
— Bon, je confirme à Sophie ou pas du coup ? je demande en m’agaçant.
— Ouais, vas-y, t’as qu’à faire ça, finit par capituler Nico. Vous faites chier sérieux…
Je sors du bar pour l’appeler. Chez Bébert… Assise sur un poteau qui fait face à l’établissement, j’observe sa devanture tandis que j’entends, d’une oreille distraite, les sonneries qui s’égrènent dans le vide se mélanger aux bruits sourds de la circulation des grands boulevards derrière moi. Et je me souviens comme le hasard nous a menés dans ce qui constitue désormais notre quartier général ici, à Dijon.
Pourtant, rien dans son apparence ne nous aurait convaincus d’y entrer ; seule la pluie drue et violente nous y a poussés ce jour-là. On avait deux heures à tuer avant que le proprio de Nico et Mathis ne leur donne les clés de l’appartement, et nulle part où aller. Le sol en faïence des années cinquante, crasseux, passé et peu invitant, m’avait presque poussée à faire demi-tour. L’odeur de graillon, en adéquation avec la décoration, nous avait collé la nausée autant qu’elle nous avait ouvert l’appétit : Bernard, le tenancier, nous a eus par l’estomac. Et les Happy Hours je dois l’admettre. On y vient au moins deux fois par semaine, bien que ses croque-monsieur n’arrivent pas à la cheville de ceux de Bouli.
— Anna ? Oh, oh, t’es là ?
Sophie me sort de mes pensées en hurlant à l’autre bout du téléphone. Il me faut quelques secondes pour me souvenir de la raison de mon appel, puis quelques autres pour trouver la manière de nous taper l’incruste à sa fête sans la vexer.
— Soph, dis ça tient toujours ton invite pour la teuf du nouvel an ?
— Bien sûr ma poule ! Vous êtes en galère de soirée avec Nico et Mathis ou quoi ?
Sophie nous surnomme Les trois mousquetaires pour nous chambrer. C’est vrai qu’avec les gars, on forme un trio inséparable, lié par une complicité qui s’est affirmée au fil des ans. Certains nous reprochaient cet esprit de corps au collège, parfois. Puis au lycée, souvent. Alors, pour se faire une place parmi nous, Sophie s’est autoproclamée quatrième de la bande.
— Rien à voir…
— Mon cul ! Mais c’est pas grave, vous êtes les bienvenus !
— Sérieux Soph, rien à voir. Nico a peur que tu lui pourrisses sa soirée, c’est pour ça qu’il n’est pas chaud… En même temps, je peux le comprendre…
— Comme si c’était mon genre !
— Soph, c’est carrément ton genre. T’es relou avec lui.
— Je sais… J’te jure, je vais faire un effort…
Malgré tous les mélodrames entre eux, je m’efforce de rester neutre, même si je me sens plus proche de Nico. Sophie est une fille cool qui fait partie de la bande depuis la maternelle. Le stéréotype de la bombe qui a tout pour elle : des parents blindés, un corps à se damner et un cerveau à faire enrager Einstein. Et malgré tout ça, c’est la fille la moins sûre d’elle que je connaisse : allez comprendre !
Bref, dans l’histoire, les deux ont leurs torts : Sophie, hyper fleur bleue, est insupportable quand elle se met en mode my love avec Nico ; qui l’est tout autant quand il joue à l’électron libre, insaisissable et condescendant.
— Blablabla… Bon, du coup on vient, tu nous diras quoi apporter ?
— Vos sacs de couchage et de quoi sortir couvert ! Par contre, faudra me filer un coup de main pour tout installer !
— Pas de soucis, on sera là.
Il me tarde de la revoir. Elle un peu plus que le reste de la bande. À la rentrée de septembre, on s’est dispersés aux quatre coins de la France, études oblige. Sophie est partie faire Sciences Po à Paris (évidemment), d’autres se sont exilés à Lille, Rennes et même Toulouse. Nico, Mathis et moi, on se retrouve en STAPS à Dijon ; normal, c’était le plan depuis le début. Malgré la proximité avec notre Yonne natale, on est très peu rentrés le week-end : trop mort, pas assez d’occasions de faire la fête. On a revu les autres à la Toussaint, mais pas Sophie, trop occupée à se dorer la pilule aux Bahamas avec ses parents.
— Bon les gars, j’ai deux bonnes nouvelles, j’annonce en reprenant ma place au bar.
Je regrette aussitôt d’avoir posé mes mains sur le comptoir, d’où je retire mes doigts collants et mouillés d’une substance dont je préfère ignorer la provenance. Par réflexe — et habitude — je sors mon flacon de désinfectant, et en fais gicler une noisette dans le creux de ma main.
— On a un plan pour le trente-et-un, et en plus c’est moitié prix : vingt-cinq balles par personne, ça vous va ? je balance en me frottant énergiquement les mains.
— Large ! On va dire que tu lui payeras la différence en liquide, hein Nico !
— Ta gueule Mathis. Sérieux, t'es lourd !
J’explose de rire avec Mathis, qui me tape dans la main, à moitié plié en deux, pendant que Nico s’efforce de garder sa moue boudeuse. Finalement, il se laisse gagner par notre fou rire et se détend.
— Je vais vous calmer direct par contre : vu que je me cogne la sangsue toute la soirée, je me bourre la gueule. Annoncé ! Comptez pas sur moi pour être Sam !
— Putain t’abuses ! T’as déjà trouvé une excuse bien moisie pour la dernière soirée ! C’était quoi déjà ? Ah ouais, une conjonctivite bidon…
— Sérieux Mathis, c’est pas négociable. Ça va se jouer entre vous deux !
— Chifoumi ? me défie Mathis la main déjà planquée dans le dos. Le premier à trois points gagne le droit de se pinter.
Je me demande pourquoi j’accepte toujours de prendre les décisions importantes à ce jeu débile : je suis nulle et comme d’habitude, il me colle un 3-0 humiliant puis fête sa victoire avec Nico. Je le soupçonne de tricher, je dois juste découvrir comment.
— C’est ça, faites les malins ! T’oublieras pas de faire le plein, Mathis !
— Bah, on partage comme d’hab !
— La merde oui ! Je vais me cogner deux soûlards et conduire en m’arrêtant toutes les dix minutes pour vous laisser gerber. Tu crois pas que je vais payer l’essence en plus !
Il hausse les épaules pendant que Nico, qui a retrouvé sa bonne humeur, lève le doigt en direction du patron pour commander une nouvelle bière en même temps qu’il termine la précédente. Je l’imite, tout comme Mathis : l’Happy Hour se termine dans cinq minutes, le sprint final est lancé.
4 avril 2019
Bip… Bip… Bip…
Ce bruit à nouveau. Insupportable et rassurant. Ce noir toujours. Aveuglant et angoissant. Pourquoi je n’entends rien à part ce bip régulier ? J’ai l’impression d’avoir été absente plusieurs jours. Je ne sais plus très bien, tout est flou dans mon esprit.
Bip… Bip… Bip…
Les souvenirs me reviennent par bribes. Nico et Mathis, comment ai-je pu les oublier ? Où sont-ils ? Je les cherche du regard, mais je ne vois rien dans les ténèbres qui m’enveloppent.
Bip… Bip… Bip…
Est-ce qu’ils entendent cette complainte crispante eux aussi ? Mathis ! Nico ! Je les appelle, mais reçois le silence pour seule réponse. Ils ne sont pas là. Ou peut-être qu’ils ne m’entendent pas ? Non, je crois que je suis seule. Mon Dieu, combien de temps va durer cette torture ? De l’air… Pitié, de l’air, je ne peux plus respirer…
Bip bip bip bip bip bip bip
Calme-toi Anna J’essaie de me rassurer pour calmer le rythme de la machine. La dernière fois qu’elle s’est emballée je suis… Je me suis… Je n’en sais rien, je ne me souviens plus. Calme-toi Anna…
Bip… Bip… Bip…
Voilà, comme ça. Respire… Les voix se mélangent. Suis-je en train de me parler à moi-même ? Cette voix me paraît familière, je ne crois pas que ce soit la mienne. Je veux me souvenir. Je dois me souvenir. Concentre-toi Anna… Il le faut.
17 décembre 2018
— Vacaaaances ! La vache, c’était hard la physio-musculaire. Mais on s’en tape, c’est terminé ! hurle Mathis en nous prenant par l’épaule.
— J’annonce, je me suis vautrée. Lamentablement.
— Si tu passais moins de temps à te maquiller et plus à réviser, aussi… On a les notes qu’on mérite ma vieille, me rétorque Nico.
— Parce que tu crois que ce physique de rêve, je l’ai en claquant des doigts ?
— Anna modeste Gaspar. La seule et l’unique.
— Pour vous servir Monsieur Nicolas, je lui réponds en le gratifiant d’une révérence.
Je plaisante, mais au fond je suis très sérieuse. Il m’a fallu du temps pour comprendre que j’étais plutôt jolie, et que ma plastique agréable pourrait se révéler un atout dans la vie. Je devais avoir, disons… Quinze ans je crois. Oui, c’est ça, quinze ans. Je me souviens : Cécile s’était invitée dans ma chambre malgré mes protestations.
Elle venait de prendre quelques méchancetés bien senties dans la cuisine, d’où je m’étais éclipsée faute de courage pour affronter sa colère. Je m’arrangeais pour le faire en l’absence de mon père : si elle s’avisait de se plaindre, je pouvais toujours jouer la victime innocente. Mais elle n’a jamais cafté, même ce jour-là alors que j’avais clairement dépassé les bornes. Et je m’en voulais, mais j’aurais préféré crever que de l’admettre.
Je m’attendais à une colère méritée ; elle s’était contentée d’étouffer mes sanglots dans le creux de son épaule. Patiemment. Après quoi, on avait consacré l’après-midi à discuter de trucs de filles, je l’avais religieusement écoutée me prodiguer des conseils beauté, m’expliquer comment me mettre en valeur.
Mes petites rondeurs adolescentes me complexaient même si, objectivement et avec du recul, je les trouvais plutôt bien placées. En tout cas, Cécile avait réussi à m’en convaincre. Je ne suis ni grande ni petite : un mètre soixante-six. Et demi, j’y tiens. Non, ma particularité à moi, mon vrai atout charme je le sais désormais, ce sont mes cheveux. Mon complexe d’enfance, qui m’a valu tant de moqueries tout au long de mes années de primaire. Jusqu’à ce fameux jour où Cécile m’a montré comment apprivoiser ma longue crinière rousse, comment dompter mes boucles indisciplinées à coups de fer à lisser.
Ce jour-là, tout a changé. Pour elle. Pour nous. Mais surtout pour moi. Ce jour-là, j’ai perçu en elle une alliée, une amie. Ce jour-là, j’ai compris qu’elle m’accompagnerait sur le chemin de la métamorphose avec bienveillance.
— Avoue que je suis canon. Sans déconner, ça t’arracherait la bouche de l’admettre ?
— T’es potable Anna, me concède Nico du bout des lèvres. T’es… Ouais, potable…
Je lui envoie une grosse bourrade dans le bras pour le faire taire et Mathis, qui sent le coup venir, lève les mains en l’air pour se désolidariser de son pote, et surtout esquiver mon poing levé prêt à s’abattre sur son biceps.
— On décolle ? Ça m’arrangerait d’éviter les bouchons pour sortir de Dijon, nous lance Mathis en montant dans sa vieille Peugeot 106 pleine à craquer de nos bagages.
— Back to the cambrousse… Sans déconner, deux semaines dans ce trou paumé, je vais me pendre. Vous m’abandonnez lâchement en plus. Non, c’est officiel, je vais décéder avant Noël.
— Désolé ma poule, mais tu ne fais pas le poids face à une semaine au ski.
— Arrête, tu vas me faire chialer Nico. Je suis trop jalouse, je veux partir avec vous…
— T’es la reine de l’incruste mais là c’est mort. Tradition familiale, on n’a pas le choix, rétorque Nico.
Nico et Mathis se sentaient tellement proches, à l’image de Candice et Axelle, leurs mères, qu’ils se sont prétendus cousins toute leur enfance. Certains en sont toujours persuadés aujourd’hui.
— Tradition familiale mon cul… Je vous rappelle que vous n’êtes pas vraiment cousins.
— C’est comme si ! Et t’avais qu’à y mettre du tien pour caser ma mère avec ton père aussi, me reproche Mathis sur un ton espiègle.
— On va pas remettre ça sur le tapis quand même ! je proteste en souriant.
C’est vrai qu’on avait élaboré tout un plan pour qu’ils sortent ensemble : maman était morte depuis presque quatre ans lorsque les parents de Mathis ont divorcé. L’occasion était trop belle, mais à l’époque, sa mère n’était pas prête à rencontrer quelqu’un, ni moi à accepter une nouvelle femme dans la vie de mon père. Mais quand Cécile a débarqué de nulle part, j’ai ressorti cette vieille idée. On a tout essayé, mais mon père était amoureux.
— Vous partez quand ?
— Lundi. Pourquoi, tu veux faire un truc ce week-end ?
— Je me ferais bien un croque-Benjamin au Schaeffer demain midi.
— Y’a que toi pour t’infliger un truc pareil, me chambre Nico. Compte pas sur moi pour te rouler une pelle après !
— Rassure-toi, je n’espérais pas que tu le fasses. Bon, ça vous tente ou pas ?
— Carrément ! répond Mathis tout sourire. Ça sera l’occasion de claquer la bise à Bouli !
Le Schaeffer, c’était notre cantine du mercredi avec les potes au lycée. Bouli nous réservait toujours la grande tablée de l’arrière-salle, entre les cuisines et les toilettes. Un lieu stratégique contrairement aux apparences : c’est là que se joue le bal incessant des assiettes qui partent pleines et reviennent vides. De là que s’échappent les effluves chargés qui font gargouiller nos estomacs vides, puis grincer une fois pleins.
C’est là aussi que se croisent Bouli, sa femme Marie et leur serveuse, au pas de course mais sans se heurter. Toute cette agitation sans jamais d’énervement me fascine, et même en plein coup de feu, Bouli trouve toujours le temps d’envoyer une vanne à deux balles à ses clients, souvent des habitués. J’ai vraiment hâte d’y retourner.
— Je passe te prendre à midi, sois à l’heure pour une fois ! m’intime Mathis.
Je descends de la voiture en souriant : ma réputation de retardataire chronique me colle à la peau, et je me fais un devoir de m’en montrer digne.
***
J’ai beau jouer la rebelle indépendante, je saute dans les bras de mon père à peine la porte franchie : après la mort de ma mère, on a vécu presque cinq ans en vase clos, comme un petit couple. Je ne lui en ai pas voulu lorsqu’il a décidé de refaire sa vie, j’ai réservé ma haine à Cécile, la pauvre. Mon père est mon héros : il a maintenu ma tête hors de l’eau quand j’avais l’impression de me noyer sous le chagrin. Mathis et Nico me chambrent souvent, ils prétendent que je n’ai pas réglé mon Électre, mais notre relation fusionnelle n’a rien de malsain. Ils font juste les malins parce qu’ils ont écouté en cours de français une fois dans leur vie.
— Dis donc bergamote, j’avais peur que tu oublies de manger, mais visiblement je me suis inquiété pour rien !
— Sympa Dabs ! T’as toujours su parler aux femmes !
Je prends un air faussement outré en tâtonnant mon ventre, mes poignées d’amour puis mes hanches, comme pour vérifier que je n’ai pas enflé comme un ballon de baudruche ces deux derniers mois. Je fais rire mon père, chambreur devant l’Éternel. Beaucoup moins Cécile qui sait tout de mes complexes passés.
— Quoi ! Je dis juste que tu manges bien à la cantine ! se défend-il en réponse au regard assassin de Cécile. Qui a dit que c’était une mauvaise chose d’ailleurs ?
— En parlant de cantine, j’en connais un autre qui va souvent demander du rab…
Je me dirige vers Cécile, lui claque une bise rapide avant de littéralement lui arracher Léon des bras.
— Salut le hobbit ! J’aurais jamais cru dire ça un jour, mais tu m’as manqué !
— Anna, arrête d’appeler ton frère comme ça, tu vas finir par le traumatiser !
— C’est tout l’intérêt Dabs. T’as pas lu le livre que je t’ai offert pour la naissance de Léon ?
— Quoi, ce pamphlet ignoble ? Je me suis arrêté au titre !
— T’aurais pas dû ! Comment traumatiser son enfant pour en faire un être inadapté mais génial . Concentre-toi sur génial Dabs. Ce livre est un chef-d’œuvre, je pense même me lancer dans l’écriture d’une version pour les frangins. Un chef-d’œuvre je te dis !
J’ai découvert ce livre par hasard, un jour où j’errais comme une âme en peine dans une bibliothèque dijonnaise, à la recherche de livres d’anatomie pour la fac. L’accouchement de Cécile était imminent, et papa complètement paniqué à l’idée de tout reprendre à zéro avec un nouvel enfant : je cherchais un cadeau original à leur offrir, il m’est tombé tout cuit dans la main.
— Bon, puisque tu as l’air si soucieuse du bien-être de ton frangin, j’insiste, tu ne verras aucun inconvénient à le garder demain soir !
— Ça dépend, j’y gagne quoi et combien surtout ?
— Ma reconnaissance éternelle grosse nouille !
— Pour ce que ça vaut… On va bien s’amuser, hein le hobbit ? je gazouille comme une débile en souriant bêtement à Léon. Par contre, comptez pas sur moi demain midi. On va chez Bouli se faire un croque avec la bande.
— À peine arrivée, déjà repartie ! plaisante Cécile.
— Crois-moi, après quinze jours à me supporter, tu seras contente de me voir repartir, et tu prieras même pour que je ne revienne jamais !
10 avril 2019
Bip… Bip… Bip…
Pour que je ne revienne jamais… Mais pourquoi ai-je dit ça ? Je veux revenir, retrouver ma vie. J’ai l’impression que me souvenir me demande de plus en plus d’efforts. Depuis combien de temps suis-je partie ? Me cherchent-ils au moins, ou m’ont-ils déjà tous oubliée ?
Bip… Bip… Bip…
Le croque-Benjamin de Bouli. J’ai l’impression d’avoir le goût de l’Époisses en bouche. Mais ce n’est qu’une impression parce que j’ai surtout la sensation d’avoir mangé du plâtre. Depuis quand n’ai-je rien avalé d’ailleurs ? Je ne supporte plus cette obscurité qui m’oppresse. Sortez-moi de là, pitié… Laissez-moi sortir… Je suis fatiguée, je veux dormir…
Bip bip bip bip bip bip bip
La machine s’emballe à nouveau. C’est un signe. Je dois rester éveillée, lutter contre ce sommeil qui me tend les bras. Rester dans le noir sans m’en rendre compte me tente bien, pourtant. J’ai beau lutter, je sens que je glisse inéluctablement. Peut-être est-ce mieux ainsi…
Bip bip bip bip bip bip bip
Quand j’avais l’impression que mes problèmes étaient si énormes que je n’arriverais jamais à les résoudre, maman me disait toujours quelque chose. C’était quoi déjà ? Ce souvenir est trop lointain. Je n’y arrive pas…
Bip bip bip bip bip bip bip
Quelle que soit la durée de la nuit, le soleil finit toujours par se lever. Je me souviens ! Oh, maman, si tu savais comme j’aimerais que tu aies raison. Mais j’ai bien peur que ma nuit, celle dans laquelle je suis enfermée, soit sans fin…
Biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiip