Le jour de ton arrivée de Isabel Komorebi
À tous ceux qui s’aiment. Au-delà du corps, au-delà du temps, au-delà de l’espace.
« L’amour, c’est le cri de l’aurore. L’amour, c’est l’hymne de la nuit. »
Victor Hugo
1.
Maintenant.
Lui.
Lorsqu’ils sont arrivés, le monde n’était pas prêt à les accueillir.
Pas prêt à accepter un tel séisme, une telle tornade, un tel chaos. Nous n’avons pas supporté d’être bouleversés dans nos vies bien rangées, nous, petits êtres égoïstes se croyant seuls dans l’immensité de l’univers.
C’est arrivé peu après ma naissance. C’était un jeudi. Enfin, je crois. J’ignore la date exacte. Elle a été effacée, oubliée, comme tant d’autres choses à leur sujet.
Un jour, ils se sont présentés au monde.
Le monde s’est excité. Le monde s’est extasié.
Puis le monde a paniqué. Le monde s’est refermé. Le monde les a rejetés.
Les Autres. Les Différents. Les Étrangers.
Eux.
Le monde s’inquiète, tremble en secret depuis dix-neuf ans. Nos dirigeants les observent, les scrutent. Mais de loin seulement. Car sait-on jamais, Eux sont peut-être des dieux venus pour juger nos péchés présents et passés, et il ne faudrait surtout pas les contrarier.
Certains disent que c’est à cause de toutes ces sondes envoyées par la NASA qu’ils sont venus, qu’ils nous ont trouvés.
« On a sondé les confins de l’univers pendant des dizaines d’années. », ont dit quelques-uns.
« C’est donc normal que l’univers ait fini par nous répondre. », ont enchaîné quelques autres.
Un jour, vous vous croyez seul dans l’immensité. Et le lendemain, d’un seul coup, toutes vos certitudes s’écroulent.
Je les ai vus en rediffusion sur le net, toutes les émissions de l’époque. Maintenant, presque plus personne n’en parle, comme s’il fallait les oublier, les effacer. Le monde s’est dit : si je ne leur parle pas, si je les ignore, peut-être vont-ils enfin se décider à décamper ? Et ensuite, je ferai comme pour tout le reste, je ferai comme si rien ne s’était passé.
De toute façon, les humains sont devenus étrangers à eux-mêmes, de tristes pantins jouant la comédie de leur vie. Alors pourquoi se soucier d’Eux, si nous n’arrivons même pas à nous inquiéter de nous-mêmes ?
Ça s’excite, ça cancane, ça s’énerve toujours du côté des religieux par contre. Ce sont eux qui nous rappellent constamment qu’Eux sont parmi nous, et que Dieu ne peut le tolérer. Il doit pourtant bien en pleurer d’entendre ça, Dieu, d’où il se trouve, sur son petit nuage au fin fond de l’univers. Pourquoi ne devrait-il y avoir que nous ? Pourquoi voulons-nous avoir l’absurde prétention d’être son unique création ?
Certains sorciers sont persuadés de savoir les reconnaître, Eux, les Étrangers descendus sur Terre de leurs pentacles accrochés aux étoiles. Il paraît que ça se voit dans leur façon de parler, dans leur démarche, dans leur regard.
On dit que, depuis le temps, certains se seraient fondus dans la masse, adoptant notre mode de vie, nos mœurs, nos villes, nos façons d’être, se faisant discrets, pour s’adapter, pour nous ressembler. Quelle idiotie. Qui voudrait nous ressembler ? Quel intérêt de nous copier ? Pourquoi Eux voudraient-ils être nous ?
Moi, je n’ai jamais rien vu. Jamais rien vu d’Autre, de Différent, d’Étranger. Sans doute parce que je n’en ai rien à faire, et que, s’il y a quelque chose à voir, je refuse d’ouvrir les yeux. Le cosmos est bien assez vaste, qu’ils aillent où ils veulent, Eux, qu’ils se baladent, qu’ils visitent s’ils le peuvent, grand bien leur fasse de faire du tourisme dans la galaxie. Je m’en moque bien, moi, qu’on ne soit pas seuls dans l’univers. Car, après tout, il fait bien ce qu’il veut, l’univers.
— Hé, oh ! Toc toc ! Y’a quelqu’un dans cette cervelle ?
Matt se laisse tomber sur les gradins, à mes côtés, dans un bruit sourd. Son poids fait trembler et craquer le bois du banc sur lequel je me suis assis. Son odeur habituelle me pique, je l’ai senti venir de loin, mon vieux pote du bac à sable. Il empeste la cigarette, le menthol et la sueur. Depuis tout gosse, je lui dis d’arrêter les trois. Depuis tout gosse, il me dit d’aller me faire voir.
Comme je ne réponds pas, il fait semblant de me taper le crâne de son poing.
— Il paraît que tu réfléchis, raille-t-il.
— Il paraît que t’es con, je contre.
Il penche la tête sur le côté, me détaille, puis éclate de rire en me tapant dans le dos. Je sursaute et je grimace. À tous les coups, il m’a encore fêlé une côte.
Ah, oui, j’ai oublié de préciser. Matt avoisine les deux mètres et frôle les cent vingt kilos. Vous voyez une souris à côté d’un bœuf ? Je suis la souris, Matt est le bœuf. Non, j’exagère à peine. Mais n’allez pas croire que je m’en plaigne, de notre différence de gabarit. Lui a tout dans les muscles, et moi tout dans la cervelle. Je suis aussi peu à l’aise sur un terrain de foot que lui devant une équation à trois inconnues. La faute à la loterie céleste.
Il ouvre mon sac sans me demander mon avis, fouille dedans, et en sort ma bouteille d’eau qu’il vide d’une traite.
— Qu’est-ce que tu fous là, mon pote ? me demande-t-il.
— C’est toi qui m’as demandé de venir je te rappelle.
Il tord le nez et paraît contrarié d’un coup.
— Au match de demain, andouille ! Je t’ai demandé de venir me voir massacrer l’équipe adverse, pas de me voir cracher mes poumons à l’entraînement !
— Tu n’avais pas précisé.
— Je suis certain du contraire.
Matt fouille à nouveau dans mon sac et en extirpe un paquet de cookies. Ses yeux pétillent de bonheur. Il a toujours vu dans la bouffe les réponses aux questions existentielles de sa courte vie.
— Tu les manges pas ? me demande-t-il avant de les enfourner dans sa bouche.
Je ne réponds rien. Je n’aime pas répondre aux questions pour lesquelles Matt se moque des réponses. Car peu importe ce que j’allais dire, il allait les bouffer ces cookies de toute façon. Alors je finis par secouer la tête, tandis qu’il se met à broyer mes cookies avec sa large mâchoire.
Oui, broyer. Matt ne mâche pas, il est au-dessus de ça. Il écrase, il comprime, il brise, mais il ne mâche pas. Jamais. Mâcher, c’est pour les souris comme moi.
— T’as fini ?
— De quoi ?
— De toujours faire la gueule.
Je hausse les épaules et ne réponds toujours rien. Oui, je fais la gueule, et alors ? Ma tutrice s’en plaint bien assez, j’ai droit à ses remarques à chaque fois que je la vois. Elle me demande pourquoi je suis comme ça. Dur, froid, mélancolique.
Mais qu’est-ce que j’y peux moi ?
Je n’aime pas la vie dans laquelle je suis enfermé.
Je n’aime pas mon reflet dans le miroir.
Je n’aime pas la compagnie des gens de mon âge, ni de personne d’ailleurs.
Je n’aime pas le monde dans lequel je vis.
Car il n’a jamais rien eu à m’offrir, le monde.
Je suis comme ça, c’est moi. Aucun but. Aucune envie. Juste un quotidien de survie.
C’est peut-être ça la conséquence d’avoir perdu mes parents trop jeune. D’être devenu trop vite un gamin cassé, abîmé, parachuté dans un restant de famille recomposée et brisée, sans rien avoir demandé, hurlant en silence dans une maison qui vous est étrangère, et où personne ne semble vouloir écouter votre mal-être.
— Tu es en vie, brillant, avec la vie devant toi. Que veux-tu de plus, mon garçon ? voilà ce qu’elle me répète toujours, la vieille femme qui m’a récupéré sous son toit.
— J’en sais rien, que je m’obstine à lui répondre.
— Et c’est quoi cette tête de déterré que tu fais à chaque fois que je te vois ? L’adolescence, elle n’est pas censée être terminée ?
— Faut croire que non.
Désolé, mais moi je ne peux pas faire semblant d’être bien dans cette vie. Je refuse de suivre le reste de l’humanité, je refuse de jouer la comédie de ma vie.
Je ferme les yeux et j’inspire à fond. J’en ai marre de ressasser. Ma courte vie tourne en boucle dans ma tête comme un vieux disque rayé. Un disque qui ne changera jamais, et qui continuera de se strier, jusqu’à ce qu’il finisse par casser. Je me décide à me lever.
— Tu pars déjà ? me demande Matt, surpris.
— Ouais.
— Tu vas où ?
Je consulte ma montre.
— Exam de bio. Dans dix minutes.
Mon pote se moque.
— Encore ? T’en as pas déjà fait un la semaine dernière ?
— C’est une option.
Matt me regarde avec un mélange de dégoût et d’admiration. Eh oui, mon pote, des options, j’en ai plein, j’ai tellement gonflé mon emploi du temps qu’il ressemble à un ballon prêt à exploser. Toi, tu peux courir comme un lapin sur ton terrain, mais pour ce qui est du reste…
— T’es une sacrée tronche, hein ? continue-t-il.
— Pardon d’être intelligent, je grogne.
Il pouffe.
— Pardon d’être cool. N’oublie pas que je suis de ceux qui sont populaires et qui emballent les jolies gonzesses.
Je ne peux m’empêcher de contrer :
— Ouais, et n’oublie pas que moi je suis de ceux qui répareront ton corps et ta tronche de beau gosse quand tu auras été défiguré par tous ces molosses avec qui tu joues à la baballe.
Matt relève son corps massif en craquant de partout, les gradins flanchent et couinent sous son poids. Puis, il me pousse en avant. Je remarque quand même qu’il a fait l’effort de ne pas me bousculer trop fort.
— Alors, dégage ! rigole-t-il. Va jouer au cerveau qui veut sauver le monde !
Je grommelle en me massant les épaules, si ça continue, un jour, il me cassera en deux, et c’est moi qu’il faudra réparer. Avant de nous séparer, il me demande finalement :
— On se voit ce soir, hein ? À la soirée ?
Il m’a dit ça avec un grand sourire. Ce qui est bien avec Matt, c’est qu’il ne nous en veut jamais bien longtemps, à moi et à mon caractère taciturne. Il est sympa de nature, toujours de bonne humeur. Une bonne pâte, quoi. Mais une bonne pâte qui est bien contente que je lui fasse ses devoirs de sciences.
— Peut-être, dis-je en partant à mon tour.
— Y’aura des filles.
Je hausse les épaules.
— Ça m’intéresse pas.
— À d’autres ! Ça intéresse tous les mecs de notre âge. Allez, viens ! Je te prédis qu’aujourd’hui, tu tombes amoureux !
— Tu prédis l’avenir, maintenant ?
Il dodeline de la tête et bombe le torse.
— Ouais, appelle-moi : Matt le Devin Majestueux !
Il se plante devant moi avec le plus grand des sérieux, et agite ses mains sous mon nez comme le ferait un magicien.
— Aujourd’hui, tu tombes amoureux, me répète-t-il. Et comme ça, ce soir, je me paierai bien ta tête.
Je n’ai pas le temps de réagir. Il se met soudain en garde, en position de défense, attend une pique de ma part. Car depuis le temps, il me connaît par cœur. Sauf que je ne risque pas de le frapper, moi, avec mon gabarit de souris. Lui envoyer une remarque acerbe, c’est bien tout ce que je peux me permettre. Mais là, non, pour une fois, je ris. De bon cœur. Et ça ne m’arrive pas souvent. Mon pote ouvre grand les bras et les lève au ciel en guise de victoire.
— Enfin ! Je croyais que tu ferais la gueule toute la journée !
— T’es qu’un idiot.
— Bah, j’ai dit quoi ? C’est beau l’amour, non ?
— Tu tombes amoureux toutes les semaines.
— Je suis un grand romantique !
— Tu t’emballes toujours trop vite.
— J’ai le cœur sensible.
— Cœur d’artichaut, oui.
— Tu verras quand ça te tombera dessus.
— J’esquiverai.
— Tu pourras pas, mon pote.
Je le rabroue gentiment et le laisse à son entraînement.
— Allez, à plus ! Faut bien que certains bossent ici.
Mais je l’entends me crier depuis le fond du terrain :
— T’as intérêt à ramener tes fesses ce soir ! Sinon, je viens te chercher et je t’y amène de force !
Je lève les yeux au ciel, car je sais qu’il en est parfaitement capable, et que je refuse de débarquer à cette soirée, jeté de force sur ses épaules, comme un vulgaire sac de pommes de terre.
Je marche d’un pas rapide, consulte à nouveau ma montre, je vais finir par être en retard à ce fichu exam. Je quitte le terrain pour rejoindre le bâtiment principal et le campus m’avale.
Je m’engouffre dans les couloirs bondés de monde. Je regarde de tous les côtés. Des étudiants, des casiers, des salles de cours. Un copier-coller à l’infini qui me donne le tournis. Je finis par baisser la tête pour ne plus voir ce qui me donne envie de vomir mes tripes. Mais c’est ma faute si je suis ici, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Je pensais être plus à l’aise à l’université qu’au lycée, mais il n’en est rien. C’est pire même. Je m’y sens mal. J’étouffe. Je hurle.
Je marche encore. Mais cette fois plus lentement, les yeux rivés au sol. Comme si je ne voulais pas arriver à destination, implorant presque mes pieds de faire marche arrière. De repousser chemin. De partir. De courir.
De courir pour échapper à ma vie.
Et alors, soudain, comme ça, tout change.
Je m’arrête. On me bouscule. Non, en fait, On me tombe dessus. On glisse. Je rattrape. On s’étale sur moi. Je redresse le On. J’entends le bruit d’un sac qui chute sur le sol et qui s’éventre.
Je lève le nez et regarde le On.
On est une fille.
— Pardon, me dit-elle, gênée. Je ne regardais pas où j’allais.
— Ce n’est rien, je lui réponds.
Elle se penche pour ramasser ses affaires, puis se relève pour me faire face. Ce qui m’attire tout de suite, ce sont ses cheveux. Ils sont d’un noir absolu, sans aucun reflet, d’une obscurité aussi profonde que la plus belle des nuits sans étoiles. Ils sont longs. Très longs. Trop longs sans doute. Indisciplinés. Sauvages. Ils s’enroulent autour d’un beau visage au teint hâlé, des yeux chocolat et des lèvres d’un rouge si éclatant qu’il m’aveugle.
La fille porte une tenue improbable qui me pique les yeux. Un pull en maille trop large, un short en jean et des collants bariolés de couleurs.
Elle m’offre un sourire timide, de ses lèvres si belles, si rouges que je voudrais goûter à l’instant, au beau milieu de ce couloir. Je les veux contre les miennes, les lèvres de cette inconnue.
J’en ai envie. J’en ai besoin.
Elle semble réfléchir, soupire lourdement, baisse les yeux. Puis elle rejette ses cheveux en arrière, cherche à me contourner et commence à partir.
Je ne sais pas pourquoi, mais alors ma main bouge toute seule. Puis, ce sont mes jambes. Et enfin, c’est tout mon corps qui se déplace. Je la rattrape, comme ça, sans avoir réfléchi un seul instant à ce que je faisais.
C’est étrange cette sensation, quand vous avez l’impression que vous ne maîtrisez plus rien. Quand vous sentez que vous êtes à un tournant, que votre vie va basculer, qu’il vous faudra prendre à gauche ou à droite pour que tout change, ou alors qu’il vous faudra vous résigner à rester sur votre ligne toute tracée. La ligne qui va vous étouffer, et qui va finir par vous casser.
Je lui tiens le bras, puis descends lentement vers son poignet, m’attarde sur son pouls pour sentir l’affolement de son cœur. Je lui prends la main, doucement. Sa paume est comme poudrée, douce, chaude, accueillante. Je laisse courir mes doigts le long des siens avant de les enlacer. Ça pique, ça brûle, ça bouillonne. Pourquoi je fais ça ? Pourquoi je veux m’approprier cette inconnue ? Pourquoi je veux la faire mienne alors que je ne la connais même pas ?
Je sens alors qu’on cogne dans ma poitrine pour me souffler la réponse. Ça tape, ça se contracte, ça siffle, ça grogne, ça gonfle. Ça vit là-bas dedans. La machinerie de mon cœur est lancée, et c’est tout un empire qu’elle est en train d’ériger.
Je la contemple, la savoure du regard, la fille aux cheveux sauvages vêtue de couleurs.
Et c’est alors que je le vois. Je le vois sur son visage, à sa façon de battre des cils, de remuer les lèvres, de me regarder. Ça ne dure qu’une fraction de seconde, mais ça suffit à me faire comprendre.
Elle n’est pas comme moi.
Elle est Autre. Elle est Différente. Elle est Étrangère.
Elle est Eux.
Elle porte sa main libre à son visage et pose son index sur sa bouche.
Ne dis rien.
J’en oublie presque de respirer. Bien sûr que je ne dis rien. Aucun son ne veut sortir de ma bouche de toute façon. Tout est bloqué. Tout est arrêté. Tout est suspendu à elle.
Mon souffle, ma vie, mon être.
Ce matin, je me plaignais du vide de ma vie. Et voilà que, subitement, ma vie devient trop remplie. Remplie de joie, d’amour, de promesses.
Remplie d’elle, remplie d’Eux.
Ce jour-là, dans ce couloir bondé qui me donne la nausée, sur ce campus que je déteste, dans cette vie qui me pèse, je tombe amoureux.
Amoureux d’elle. Amoureux d’Eux.
Vas-y Matt le Majestueux, fous-toi de moi.
Ses doigts se desserrent. Je sens qu’elle cherche à se détacher et je panique.
Je suis mauvais en relations humaines. Nul en parade amoureuse. Un handicapé de la séduction. Et pourtant, là, les mots arrivent enfin à s’échapper de ma bouche. Ils se faufilent, s’extirpent, poussés par les ruades incontrôlables de mon cœur déchaîné.
— Donne-moi ton numéro, je lui demande.
Une question idiote me traverse aussitôt l’esprit. Elle ? Ils ? Eux ? Ça utilise des téléphones ?
Je dois avoir l’air d’un fou, d’un barjot, d’un taré. Elle me regarde avec un mélange d’inquiétude et de curiosité. Ses yeux se mettent à papillonner, s’éparpillent, puis tombent de nouveau sur moi.
Mon cœur s’emballe, se contracte, grelotte. J’ai peur qu’elle m’échappe. Car si elle s’en va, je vais retourner sur cette ligne de vie qui va finir par me tuer. Et ça, je ne le veux pas. Jamais. Pas après avoir entrevu la promesse qu’elle vient de m’offrir.
— Pourquoi ? chuchote-t-elle.
— Je veux te revoir.
Elle réfléchit un instant, se mord ses lèvres si rouges, sort un bout de papier et un stylo, griffonne rapidement dessus de sa main libre, et me le tend.
Puis elle se détache de moi, desserre ses doigts de mon étreinte, retire les battements de son cœur. Elle part à reculons, pour que je puisse encore la contempler quelques secondes. Pour que je puisse me régaler d’elle, de son être, de ses couleurs, de sa chevelure de nuit et de ses lèvres écarlates.
Et alors, elle part. Elle part en emportant un bout de moi. En emportant mon cœur tout entier.
Je ne sais rien d’elle. Elle ne m’a même pas dit son nom. Je n’ai même pas pensé à lui demander, pauvre amoureux perdu que je suis.
Je reste dans les couloirs, mes doigts caressant longuement le bout de papier, à défaut de la caresser, elle. D’un coup, j’ai peur. Et s’il n’y avait rien d’écrit dessus ?
Alors, le souffle court, je lis.
Ce soir. Minuit moins le quart. Ici.
J’ai un moment d’absence en lisant ce qu’elle m’a écrit.
Je lis, relis. Encore et encore.
Ce soir.
Minuit moins le quart.
Ici.
Je suis toujours planté dans le couloir, à déchiffrer son message, le message de mon Autre. J’entends une sonnerie stridente retentir. De nouveau on me pousse, on me bouscule. Un gars de mon cursus me rejoint, cherche à me faire bouger, à m’amener à cette fichue classe d’examen. Il me pousse, me parle, mais je n’écoute rien. Je suis ailleurs. Je suis parti très loin. Ma poitrine me fait mal, j’entends mon cœur bourdonner jusque dans mes oreilles, et je vois une couleur vive imprimée sur mes rétines.
La couleur de ses lèvres.
Ses lèvres si rouges.
D’un rouge qui me monte à la tête.