Auteur Sujet: Des chrysanthèmes en été de Sacha Stellie  (Lu 4802 fois)

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Des chrysanthèmes en été de Sacha Stellie
« le: jeu. 10/09/2020 à 15:05 »
Des chrysanthèmes en été de Sacha Stellie

« On rencontre parfois la beauté au milieu de l’enfer. »
Charles Bukowski

1.   L’idée

***

Reykjavik, juin 2024,

L’idée ne m’est pas venue comme ça, du jour au lendemain. Elle a fait son chemin. Doucement, avec le reste.

Ils comprendraient.
J’étais certaine qu’ils comprendraient.

C’est toujours lorsqu’on se retrouve face à soi-même, au pied du mur, acculé, que l’on fait à la fois preuve d’irrationnalité et de clairvoyance. C’est aussi étrange qu’antinomique, incompréhensible et inexplicable, douloureux et doux, presque rassurant.
Comme une évidence. Une résonnance. Une gratitude. Oui, c’est cela, j’ai eu envie de remercier les jolies choses que cette existence avait placées sur mon chemin.
Je crois que c’est cela qu’il m’est arrivé.

Je n’ai jamais cru en rien.
Ni en la grandeur de l’espèce humaine, encore moins en sa bonté, et surtout pas en un quelconque dieu.
Je n’ai jamais eu cette prédisposition que certains ont de penser qu’un avenir prometteur m’attendait forcément quelque part ni que les choses finissaient toujours par s’arranger. Ces histoires de pluie après le beau temps, de jours meilleurs, plus cléments, toutes ces fadaises, ces adages populaires faits pour canaliser et contenir les colères depuis des millénaires de populations courbées ou révoltées, moi, ils ne m’ont jamais atteinte.
Je n’ai jamais été de ceux qui s’engagent, qui militent, défilent, soutiennent des causes ou des partis en brandissant des idéaux bien haut et en clamant des idées trop fort pour être entendues.
Je n’ai jamais eu ni l’aliénation ni la prétention absurde de changer un monde qui ne n’est plus façonnable. J’ai toujours pensé qu’il était trop tard, que tout n’est pas réparable, que les actes et les mots ont des conséquences, souvent lourdes et que l’histoire ne se réécrit pas. Jamais.
Je sais d’où je viens et je sais qui je suis.
Je sais ma place.
Il me semble important de la comprendre et de s’en accommoder afin de traverser l’existence armée d’une certaine sérénité, sans trop de leurre, ni d’espoir démesuré capable de vous anéantir face au trop plein de frustrations. J’ai la pleine conscience de me trouver sur cette terre par un hasard abscons et j’y disparaîtrai un jour par un autre qui le sera tout autant. Une poussière dans cette immensité qui le redeviendra fatalement, sans doute aucun, même si je trouverai que ce sera forcément plus tôt que tard.

Longtemps, j’ai porté le poids de la culpabilité de ne pas ressentir ce désir fougueux, admirable, obligatoire, de contribution. Cette nécessité, imposée par la société de ce siècle singulier, de vouloir changer les choses, dévier le lit du temps, raccommoder les erreurs du passé.
À tort peut-être mais sans regret, je ne me suis jamais crue dotée de ces capacités indispensables pour m’investir d’une quelconque mission de réparation, de découverte scientifique ou de révolution technologique, pas même celle de laisser une trace génétique de mon existence dans le fil fragile de l’Histoire.
Par manque de conviction, par défaitisme ou par lâcheté, peu importe le mot choisi, je n’ai pas eu le cœur d’accepter de me révolter tout en me taisant, de m’engager tout en désertant, d’agir à l’opposé de ce que j’aurais défendu.
J’ai traversé cette vie comme je le devais, à pas furtifs, sans faire de bruit, sans autre but que de lui dérober quelques éclats de rire sincères et de précieux moments de bonheurs intenses.

Il n’y a aucune tristesse dans ces mots. Seulement une lucidité, une opinion, qui n’est que la mienne, et que, depuis un demi-siècle, je me suis toujours bien gardée de divulguer.
Je suis ce que l’on appelle communément une pessimiste chronique ou, plus intellectuellement, une nihiliste.

Et pourtant…

Pourtant, personne ne me perçoit ainsi.
Je suis, aux yeux de tous, cette étoile filante qui réchauffe les âmes, des cieux les plus rouges aux aubes les plus claires, cette femme aux paumes tendres et aux pieds nus, le cheveu battu par les vents du sud, sans faillir jamais, ni de rire, ni de vin, ni d’amour.
Un astre, ivre de vivre, qui se passionne à aimer autant que d’autres s’évertuent à haïr. Un carrousel étourdissant de rencontres, de différences et de souvenirs éblouissants. Une épicurienne stoïque à la volonté de fer, à l’humanisme rare et au courage des dieux.
Un fier décor de théâtre renaissance aux dorures outrancières où les représentations s’enchainent à une cadence infernale sous les yeux et applaudissement des spectateurs ravis et conquis.
Telle fut ma vie, une antinomie.
Nuit en dedans, zénith au dehors.
Sans mensonges ni efforts.
Moi et moi, moi et les autres. Deux vérités, deux facettes.

Alors… Lorsque j’ai appris, je n’ai pas eu le cœur, une fois encore, de faire semblant.
Je suis descendue du manège et j’ai décidé.

J’ai pris le temps de me remémorer, de dérouler la pellicule, de me replonger, de m’enrouler dans les ombres velours du passé.
J’ai revisité les couloirs de ma vie, comme on parcourt les salles d’un musée florentin, avec intérêt et gourmandise, m’arrêtant devant les plus belles pièces, mes rencontres les plus significatives.
Ces rencontres qui changent le cours de nos vies…
Elles ont refait surface, ont de nouveau repris toute la place. Elles se sont imposées avec clarté. Avec prégnance. Je parle de celles qui n’étaient plus, qui avaient disparu, s’étaient dissipées, peu à peu, avec le temps, comme on dilue une encre trop profonde ou une fragrance trop entêtante, celles qui vous caressent l’espace d’un instant, plus ou moins long, vous accompagnent le temps d’une échappée, ou davantage, quelques mois, parfois quelques années et puis s’envolent comme elles sont venues, ne laissant dans leur sillage que le bon, le bien, le beau, le haut.
J’en ai répertorié sept.
Sept merveilleuses rencontres qui ont contribué à transformer ma pâle existence en fresque réussie, colorée et somptueuse. Un chef d’œuvre unique comme le sont toutes ces vies qui ont su se faire riches des êtres et non des biens.

Avec une certaine fébrilité, je me suis d’abord appliquée à retrouver les adresses postales. J’ai béni tous ces réseaux sociaux qui piétinent la vie privée de tous dans le plus grand consentement général. J’ai ensuite pris le temps de rédiger une lettre différente à chacun. J’ai choisi avec soin mes tournures, n’ai expliqué ma démarche qu’à demi-mots, je ne souhaitais pas tout dire. Je ne pouvais pas tout dire. C’était délicat, j’expliquerais le moment venu, ils comprendraient, j’en étais certaine.
Je me suis alors attelée à recopier avec application le nom des rues, des codes postaux et des villes sur des enveloppes italiennes à fort grammage, y ai collé un timbre en haut à droite et suis allée les faire glisser, une à une, dans la boite rectangulaire rouge avec une émotion qui avait déjà le goût acidulé des retrouvailles.

C’était ma décision. Mon souhait. Ma volonté.
Remercier le temps d’un week-end ces êtres chers qui constituaient tous, à leur manière, un peu de ce que j’étais. Certains avaient bâti des charpentes, d’autres soutenu des plafonds, tandis que d’autres encore avaient consolidé des fondations, comblé des fissures, assaini des murs ou improvisé des extensions.   
Ils avaient tous contribué à construire la carcasse dans laquelle je me trimballais depuis un demi-siècle et où nous vivions tous ensemble, pelotonnés, bien au chaud, à l’abri du monde.

Sur le chemin du retour, l’insouciance de mes premières années est venue alléger mon corps fatigué et mon cœur lourd. Le clément semblait vouloir triompher en ce matin de juillet. L’air pour une fois ne me piquait pas les joues et le soleil inondait les façades colorées.
En remontant la rue Skólavörðustígur, il m’a semblé presque entendre le rire de Bonnie. Les années qui me séparaient d’elle se sont comme évaporées et je l’ai sentie là, tout près de moi, sur le trottoir pavé comme lorsque nous rentrions de l’école chaque soir. Une odeur venue de vents lointains s’est alors mise à virevolter tout autour de moi, un effluve maritime, piquante et suave, généreuse, amie, celle reconnaissable, entre mille, de Lino. Je l’ai humée avec délectation comme l’aurait fait un chien devant une rôtisserie. Quelque chose m’a alors fait sursauter, un bruit sec entre clapotement et profonde inspiration, Jimmy m’est apparu tirant sur sa cigarette se tortillant une mèche de cheveux. J’ai souri. Lui aussi. La petite moue malicieuse de Lorelei s’est illuminée avec nous, tandis que Rachel nous a rejoints. Toujours aussi splendide et magnétique dans une ravissante robe jaune très décolletée. Les yeux pétillants d’Auguste se sont alors embrasés de désir et Maximo a plongé sa main dans la mienne avec toute la tendresse qu’il restait à l’humanité.
J’ai compris que j’avais fait le bon choix.
Ils comprendraient.

En arrivant chez moi, j’ai fait couler un café, me suis assise devant la grande baie vitrée, ai saisi un feutre et une feuille blanche.
 J’ai alors gravé à l’encre noire, un à un, chacun de leurs prénoms, comme pour immortaliser ce qui m’échapperait bientôt.
-   Bonnie
-   Jimmy
-   Lorelei
-   Lino
-   Rachel-Adélaïde
-   Maximo
-   Auguste

J’ai regardé longtemps les pleins et les déliés et ai pris conscience pour la première fois, que, tout comme moi, ils portaient tous un prénom peu commun.

Je m’appelle Terrence.

2.   Les lettres

***

Bonneval-sur-Arc, juillet 2024

Bonnie rentrait tout juste de son service lorsqu’elle a trouvé la lettre. Elle a ressenti un étrange sentiment en regardant l’écriture, elle la connaissait sans la reconnaitre. Terry… Sa Terry. La dernière fois qu’elle l’avait vue c’était… C’était… Il y avait au moins vingt ans. Si ce n’était plus. Lire les mots de son amie d’enfance, c’était comme lire des nouvelles de soi-même. Elle serra la lettre contre sa poitrine. Alors, elle aussi vivait face à des montagnes… Elle qui aimait tant les chauds soleils… Étonnant. Mais étonnante, elle l’avait toujours été. Elle étouffa un rire plein de tendresse. Ce serait bien, c’est vrai, de se revoir, ce serait comme une bouffée d’air frais au milieu de sa vie étouffante…

Nantes, juillet 2024

Auguste n’ouvrait jamais sa boite à lettres. C’était sa fille qui s’en chargeait frénétiquement, un week-end sur deux. Ça l’horripilait ces monceaux de commandes de fringues, de godasses ou de bijoux de pacotilles absolument inutiles venus de l’autre bout du monde juste bonnes à polluer la planète. Mais bon, il mettait un mouchoir sur ses principes et gardait ses remontrances sous silence. À défaut d’être un papa complice, il était un papa utile. Mais ce vendredi soir-là, à sa grande surprise, le pli lointain déposé lui était destiné. Terrence… Il fut heureux de la lire, heureux de savoir qu’elle allait bien, qu’elle avait des projets. Après la mort de Julien, il n’en avait pas été si sûr. En août… Fallait voir, peut-être, il allait y réfléchir.

Nice, juillet 2024

C’est Murielle, la femme de Lino, l’œil noir et les lèvres pincées, qui lui a tendu la lettre lorsqu’il est rentré du boulot. Ça faisait longtemps, elle a sifflé. Il lui a arraché l’enveloppe des mains et s’est planqué dans les chiottes. Il a dévoré ses mots comme une belle entrecôte bien saignante. Il irait. Bien sûr qu’il irait. Il irait n’importe où pour elle.

La Celle-Saint-Cloud, juillet 2024

C’est en allant donner son cours de yoga à sa nouvelle cliente porte d’Auteuil que Lorelei a décacheté l’enveloppe. Ça alors ! Ça faisait un bail qu’elle n’avait pas eu de ses nouvelles… En Islande ? Quelle drôle de parcours quand même… Et alors, Julien était mort ? Quelle horreur… Avoir attendu toutes ces années pour n’en profiter que si peu, la vie était vraiment injuste. Où ça ? Dans un village du Vaucluse ? Au pied des dentelles de Montmirail, avait-elle précisé. Oui, pourquoi pas… Quand ça ? Début août. Les garçons seraient avec leur père, c’était tout à fait possible. Elle allait voir, se renseigner sur les prix des billets, parce qu’en ce moment, elle était un peu juste. Pendant les vacances scolaires, c’était toujours un peu compliqué, c’était plus calme. Mais bon, c’était comme ça. C’était son choix de vie ! La liberté n’avait pas de prix.

Montpellier, juillet 2024

Maximo ne fut surpris ni par la lettre ni par son contenu. Un fil invisible, inexplicable, les reliait depuis le premier jour de leur rencontre. Il le lui avait écrit un soir avec ses mots à lui : C’est fou le grand que je t’aime par rapport au peu que je te connais. Ils étaient unis, attirés par quelque chose, malgré la distance, malgré leurs vies, malgré le temps qui les séparaient, ils s’aimaient d’un amour vrai, pur, simple. Sans contrainte, ni complexité. Ce n’était ni de l’amour, ni de l’amitié, ni de la fraternité, cela se situait ailleurs. Dans une symbiose de conscience, comme si leurs deux cerveaux étaient directement connectés et programmés pour créer ensemble. Il peignait, elle écrivait. Il alla s’enfermer dans son atelier pour réaliser une toile. Cinquante ans méritaient quelque chose de grandiose. Aussi grandiose qu’étaient ses sentiments à son égard.

Paris, juillet 2024

Oh mais quelle bonne idée ! Un séjour en Provence ! Rachel-Adelaïde savait qu’avec Terry, elle passerait forcément un excellent week-end ! Surtout dans le Vaucluse… La dernière fois qu’elle l’avait vue, c’était à son mariage et même si cela resterait un moment inoubliable, que l’endroit était magnifique et le diner absolument parfait, il fallait quand même avouer qu’elle n’avait jamais eu aussi froid de sa vie ! Début août, allez, c’est parti, dès demain elle posera ses jours. L’idée d’échapper pour quelques jours à son boulot qui la minait et à la grisaille parisienne lui faisait un bien fou.

Jouy-en-Josas, juillet 2024

Jimmy venait de terminer son troisième café et son premier joint lorsqu’il enfila ses tongs par-dessus ses chaussettes pour aller regarder le courrier. C’était le rituel du matin. Depuis une année, son abonnement au Parisien version papier lui offrait le prétexte de mettre le nez dehors au moins une fois par jour. Quelques pas séparaient sa porte d’entrée de la boite rectangulaire verte, c’était maigre mais cela lui donnait un but.
Terry. Il n’en revenait pas… Sa Terry qui, elle aussi, avait fini par l’abandonner, comme tous les autres. Qu’elle aille au diable avec son invitation. Elle s’en était préoccupée ces quinze dernières années de ses anniversaires, elle ? C’était trop facile ! Comme quoi, il l’avait toujours dit, la roue finit toujours par tourner. Et comment elle avait eu son adresse d’ailleurs ? Et par qui ? Faudra qu’il vérifie ses données accessibles sur le net, il n’aimait guère cela qu’on puisse le retrouver avec autant de facilité. Et qu’est-ce qu’elle pouvait bien foutre à Reykjavik ? Elle avait encore dû rencontrer un mec et le suivre. Pauvre mec, il ne savait pas ce qui l’attendait. Il allait rester sur le carreau comme tous les autres au bout de cinq ans… Et pourquoi elle l’invitait, lui ? De toute façon, il n’irait pas. Elle pouvait bien essayer de l’embobiner avec les plus jolis mots de la terre, il n’irait pas. Pour qui elle se prenait ? C’était vraiment trop facile… 

3.   Bonnie

***
                                     
Bonnie est née le 30 mars 1974 dans la banlieue nord de Paris. D’une mère d’origine hongroise et d’un père polonais, elle est le fruit d’un second mariage où l’amour autant que les idées politiques de gauche régnaient dans une exubérance chic et contrôlée.

Nos regards se sont croisés pour la première fois dans la cour de récréation lors de notre seconde année de maternelle. Elle portait un gilet à motifs jacquard, une jupe en jean et de hautes bottes marron en daim à épaisses semelles de crêpe. Ses cheveux avaient été ramenés à la hâte dans une queue de cheval déstructurée qu’un élastique vert pâle essayait tant bien que mal de maîtriser. Elle cavalait dans tous les sens, jouant, le feu aux joues, avec les garçons, à un jeu de garçon. Le premier sentiment qui m’a transpercée en la regardant vivre à pleins poumons dans cette petite école de banlieue fut l’envie. J’aurais tant voulu me sentir libre comme elle semblait l’être. Libre et en phase avec ce corps qui m’avait été refourgué pour traverser l’existence.
Ce n’était pas que le mien eut été vilain ou avec une quelconque anomalie visible, non, c’était seulement qu’il ne m’allait pas. Il semblait avoir été mal taillé, ne pas être adapté à la personne que j’étais. Comme un vêtement dans lequel on se sentirait engoncé, trop serré, et qui entraverait notre liberté de mouvements. Un emballage grossier, mal ajusté, trop lourd.
Lorsque le ballon a heurté mes Kickers bleu marine, je n’ai pas osé bouger. Elle s’est baissée pour le ramasser et m’a fixée longtemps de son regard vert noisette. Je crois qu’elle m’a souri avant même que je n’ai eu l’idée de le faire. Puis elle m’a de nouveau ignorée. Longtemps.
Chaque matin, je me suis mise à la guetter avant que la sonnerie ne retentisse, et lorsqu’enfin arrivait sa menue silhouette agile, souvent en retard, mon cœur se mettait à battre un peu plus fort. Chaque matin, j’assistais, étonnée, aux au revoir quotidiens, démesurés et interminables, de sa mère dont on n’apercevait plus que le haut du visage, agitant les bras avec majesté derrière la grille. Chaque matin, je suivais des yeux les sautillements joyeux de celle dont j’aurais tant aimé être l’amie en détaillant avec attention sa tenue.
Ce ne fut que deux mois plus tard, qu’elle m’invita à la petite fête que ses parents organisaient pour célébrer ses cinq ans. Je n’étais jamais allée à un goûter d’anniversaire, ignorant même jusqu’au principe.
Dès lors, nous ne sommes plus jamais quittées.
Auprès d’elle, instantanément, je me suis sentie plus légère. Plus forte, plus vivante, davantage moi-même.
Sans le savoir, Bonnie me fit l’inestimable cadeau d’un début de réconciliation avec mon être.

Nous avons vécu une longue et intense amitié, certainement comme toutes les amies de cet âge en connaissent. Ensemble, nous avons appris les roulades, la brasse, le handball. Les tables de multiplications, les poésies, l’anglais. Nous avons appris à faire des gâteaux, de la gouache, des cendriers en terre cuite pour la fête des pères et des gavroches en tableau de fils tendus pour la fête des mères.
Nous avons découvert des chansons, en avons recopié les paroles au stylo plume à l’encre turquoise, les avons chantées à tue-tête devant le miroir, une brosse à cheveux en guise de micro. Nous avons punaisé nos idoles sur les murs de nos chambres, décoloré nos premiers jeans à l’eau de Javel et nos cheveux à l’eau oxygénée. Nous avons rencontré nos premiers amoureux, en avons discuté des nuits et des nuits entières, blotties l’une contre l’autre, dans nos lits aux couvertures épaisses encore bien bordées. Tu sais pas ce qu’il m’a dit ? Il faut vraiment que je te raconte… Nous avons passé des heures au téléphone juste après s’être quittées, en tirant le long fil jusqu’à notre chambre et en s’asseyant au sol. Longtemps, nous avons rêvé de nos premiers baisers jusqu’au jour où enfin, ils sont arrivés.
Nous avons fumé nos premières cigarettes, bu nos premiers verres, fumé nos premiers joints. Nous avons ri, rêvé, échafaudé, pleuré, été en colère, euphoriques, malheureuses, hilares, révoltées. Nous nous sommes protégées, avons menti, séché les cours, fait des faux mots d’excuses, le mur, l’amour, des plans sur la comète, refait le monde et l’humanité…

Elle savait tout de moi comme je savais tout d’elle. Nous étions nos havres de paix dans la folle aventure qu’était la construction des êtres. Ces infinies et éprouvantes traversées qu’étaient l’enfance et puis l’adolescence. 
Nous avons grandi ensemble. Nous nous sommes construites ensemble, fabriquées, façonnées.
Nous nous sommes follement aimées.

Et puis un jour, sans heurt, sans cri, sans grief, juste comme ça, sans autre raison que la fatalité de la vie…
Nos chemins, se sont séparés. 

4.   Enchantés

***

Séguret, jeudi 8 août 2024

Il faisait une chaleur étouffante en ce deuxième jeudi d’août. Cela faisait maintenant trois semaines qu’il n’avait pas plu sur l’ensemble du pays et le mot canicule était au centre de toutes les conversations.
Auguste gara sa vieille Alfa le long d’une allée, contre un muret de pierres sèches.  Au bout, une bâtisse du siècle dernier aux volets vermillon se tenait fièrement sous un grand pin. La route avait été longue, il n’était pas mécontent d’être arrivé. Il s’était décidé à la dernière minute, comme à son habitude. Il avait achevé ses vacances avec Jade, sa fille, en pays cathare, comme chaque année, l’avait déposée comme prévu chez ses cousins au sud de Narbonne, puis, après une dernière hésitation, s’était engagé sur l’A9 plutôt que sur l’A61. Il aimait ce luxe du choix de dernière instance. Il lui conférait une liberté jouissive, presque addictive. Au-delà du plaisir personnel qu’il en retirait, il aimait l’idée que cela véhiculait de sa personne. Un être rare, à l’existence fourmillante mais sans entrave.
Il attrapa son sac en cuir vieilli ramené de Florence posé sur la banquette arrière puis verrouilla les portières.
Il était heureux de retrouver Terrence. Il ne lui avouerait jamais mais elle lui manquait. Il est toujours bon d’avoir une Terrence dans sa vie. Un petit bout de bonne femme lumineuse, courageuse et… Il y avait songé sur le trajet. S’il ne devait retenir qu’un seul adjectif la qualifiant… Après fougueuse, audacieuse et valeureuse, il avait tranché pour impétueuse. Il aimait prendre le temps de trouver le bon mot, le mot juste, le plus ajusté possible. Auguste vouait un culte à la perfection même si, songea-t-il en souriant, elle le lui rendait bien mal…
—   Eh, bonjour ! Je vous attendais, le surprit une voix à l’accent méridional.
Un petit papy en bras de chemise amidonnée était assis sur un banc à l’ombre d’un cabanon de bois. Il se leva avec difficulté, s’appuyant sur sa cuisse, s’avança puis poursuivit, un trousseau de clefs dans la main :
—   Voilà, faites comme chez vous. J’ai ouvert l’eau et branché le frigo, ma femme est venue faire un brin de ménage, comme elle fait à chaque fois. Si vous avez un problème, notre numéro est sur le billot de l’entrée.
—   Bonjour monsieur, lui tendit une poignée de main l’invité. Je me présente Auguste Noirsec, un ami de Terrence.
—   Vous êtes Parisien ?
—   Ah, non, je suis Nantais.
—   Ah, parut satisfait le vieil homme. C’est bien. On n’aime pas beaucoup les Parisiens par ici.
—   On n’aime les Parisiens nulle part, vous savez, lui sourit Auguste.
L’homme, dans un revers de main sec, fit tournoyer dans l’air lourd de cette fin d’après-midi toute la population de l’Ile de France.
—   Ma foi… Comme on dit chez nous : Quand on exige au lieu de demander, on a ce qu'on mérite, pas ce qu'on a souhaité.
—   Certes…
—   Allez, je vous laisse. Je passerai demain pour arroser les salades. Avec cette chaleur, si je manque un seul jour, tout est fichu…
L’homme lui tourna le dos puis démarra une lente marche chaloupée.
—   Ah ! Je vous ai fait les glaçons, ils devraient être prêts pour l’apéritif, ajouta-t-il sans se retourner.
—   C’est très aimable à vous, bonne soirée, répondit poliment Auguste.

Il suivit des yeux le petit bonhomme en songeant au genre de vieillesse que la vie aurait réservée à son père si elle lui en avait laissé le temps. C’était un monsieur sans âge, comme il en existe dans toutes les terres de France, un homme encore vif d’esprit mais au corps usé par le labeur et le soleil.
Il regarda le trousseau de clefs au creux de sa main constitué d’une longue ancienne et trois autres récentes plus petites. Il contempla de nouveau la bâtisse. C’était une belle maison typique de la région. Sobre, imposante, avec un jardin sans fioriture, comme il aimait.
Il semblait donc être le premier arrivé…


***

Quelle chaleur ! Lorelei ne se souvenait pas avoir eu aussi chaud de toute sa vie. Pas même lors de son safari au Cap Vert avec Lionel. Un safari au Cap Vert, quand elle y repensait, quelle idée de con ! Elle secoua la tête pour le chasser de ses pensées. Cela faisait bientôt deux années qu’elle l’avait quitté et pourtant il trainait toujours quelque part dans un recoin de son esprit. Ça la rendait folle…
Elle posa son lourd sac à dos vert à ses pieds, s’essuya le front, replaça une mèche à l’arrière de son oreille, toussota légèrement puis frappa à la grande porte en bois bordeaux. Sans réellement pouvoir se l’expliquer, elle était anxieuse de ces retrouvailles. Même si les mots présents dans la lettre de Terry n’avaient été que bienveillance et douceur, quelque chose l’angoissait. Surement aborderaient-elles le sujet fâcheux… Celui qui les avait séparées, il y avait à présent vingt ans.
L’ouverture de la porte stoppa là sa réflexion. Un homme élégant, légèrement plus âgé qu’elle, l’accueillit dans un très large sourire.
—   Bonjour, je suis Lorelei, une amie de Terry…
—   Bonjour, je suis Auguste, un ami de Terry.
Il se baissa pour ramasser son sac et l’invita à entrer.
—   Oh mon Dieu, mais qu’est-ce qu’il y a là-dedans, lâcha-t-il dans un soupir d’effort en soulevant son bagage.
—   Le corps de mon mari découpé en quatre-vingt-quatre morceaux.
—   C’est précis ! Pourquoi quatre-vingt-quatre ? Une superstition vaudou ?
—   Non, le département.
—   À quelques kilomètres près nous étions en Ardèche, la besogne aurait été plus aisée…
—   Oui, souvent la vie, ça ne tient à pas grand-chose, c’est vrai !
Elle était jolie, cette femme. Naturelle, franche, spontanée. Il l’apprécia instantanément. Auguste ne pouvait s’empêcher d’étiqueter les gens au premier contact. Il classifiait, rangeait, cataloguait. Et étonnamment, il ne se trompait que rarement.
Lorelei inspecta circulairement la grande pièce qui s’offrait à elle. Elle se divisait en deux espaces, la partie dans laquelle elle venait de pénétrer, à plafond bas, et une seconde, plus haute, qui avait dû être ajoutée dans un second temps à la demeure. La décoration était hétéroclite mais sobre. Les larges dalles, d’un ocre pâle, patinées et irrégulières avaient été conservées ainsi, dans leur aspect brut. Les poutres apparentes, enduites de chaux blanc, illuminaient encore davantage la salle. Les murs étaient d’un gris clair et celui du fond avait été libéré de son plâtre afin de rendre leur noblesse aux pierres d’autrefois. Une large cheminée, habillée d’un coffrage moderne jaune vif, grimpait jusqu’à la toiture. Une épaisse table trônait au centre, entourée de chaises dépareillées et un confortable canapé d’angle faisait face à une baie vitrée que l’on devinait avoir été jadis une porte de grange. Un imposant trumeau du XVIIIème aux moulures cuivre était posé à même le sol, soulignant la double perspective du lieu. Lorelei fit quelques pas afin de découvrir la dernière partie, sur la droite et découvrit une étonnante cuisine, d’un jaune laqué étincelant. L’ilot central, qui faisait office de plan de travail et de bar, accueillait une rangée de hauts tabourets aux coussins multicolores.
—   Waouh ! s’exclama Lorelei.
—   Pas mieux, rétorqua Auguste. Et tu n’as pas vu le spa…
—   Parce qu’il y a un spa ? s’étrangla-t-elle.
—   Oui, juste derrière le jacuzzi, juste avant le court de tennis.
—   La vache, écarquilla-t-elle les yeux, elle qui arrivait à peine à payer son loyer tous les mois.
—   Mais, non, je plaisante. Visiblement, c’est la seule pièce terminée, les chambres sont comment dire… spartiates, la salle de bain authentique et la piscine sans eau. Mais le clou du spectacle, c’est quand même qu’il n’y a aucun réseau, et ça, c’est pas mal…
—   Quelque part, tu me rassures. Ça m’angoisse toujours un peu les gens qui vivent dans des revues de déco. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a quelque chose de louche.
—   Oui, alors que les femmes qui trucident leur époux et se trimbalent avec leurs membres dans leur sac à dos, ça, c’est du solide, on peut leur faire confiance.
Elle rit de bon cœur. Il avait l’air sympa ce mec. Le week-end s’annonçait bien…

***

Lino venait d’éteindre son moteur lorsqu’un taxi déposa Rachel-Adélaïde devant le numéro quinze du chemin de Saint-Joseph.
Il la regarda payer, descendre, saluer le chauffeur, saisir une petite valise argentée à paillettes de ses ongles prune puis la trainer péniblement sur les gravillons. Elle portait une courte robe à fleurs, dont le décolleté généreux laissait deviner une poitrine éponyme, de jolis escarpins kaki soulignaient de leurs brides la finesse de ses chevilles et de gigantesques lunettes de soleil à écailles lui couvraient énigmatiquement la moitié du visage. À cette vision surréaliste et sublime, Lino eut un début d’érection. Il sortit de la voiture à la hâte afin de lui venir en aide.
—   Pop, pop, pop ! laissez-moi faire… N’allez pas vous blesser !
Elle s’immobilisa et, dans un mouvement de recul instinctif, se raidit. Les connards, elle les repérait à mille lieues. Elle avait un don pour ça. Certains avaient une prédisposition pour le chant, d’autres pour le sport ou les sciences, elle son crédo, c’étaient les gros lourds !
—   Vous êtes… ? saisit-il la poignée de sa valise.
—   Et vous ? interrogea-t-elle dans un timbre agacé.
—   Lino, le meilleur ami de Terry.
Le meilleur ami de Terry. Bingo, un gros con. Les gens qui s’autoproclamaient meilleur ami de, ça l’insupportait, c’était d’une suffisance et d’un égocentrisme ! Elle reprit sa marche sans prendre la peine de répondre.
—   La route n’a pas été bonne on dirait…
—   Si, si, répondit-elle vaguement, puis ajouta à faible voix : c’est l’arrivée qui l’est moins…
—   Vous avez entendu aux infos, l’éruption du volcan islandais au nom imprononçable… ? J’espère que Terry ne va pas être bloquée. Ils parlent de figer l’espace aérien… C’est encore pire qu’en 2010, il parait… Avec le bol qu’elle a…
Elle ralentit le pas et lui face à nouveau.
—   Sérieux ?
—   Ben, oui sérieux, ce serait vraiment pourri comme vanne…
Pourquoi était-elle toujours aussi odieuse avec les gens qu’elle ne connaissait pas. C’était plus fort qu’elle, elle ne pouvait pas s’en empêcher. Comme si à chaque intrusion d’un inconnu dans son périmètre de sécurité, un voyant rouge intérieur s’allumait pour la prévenir d’un danger : attention, attention, étranger en vue, prête à passer à l’attaque ! C’était grotesque. Elle se sentit ridicule.
—   Rachel-Adélaïde, lui tendit-elle sa main, une amie de Terrence.
—   Enchanté, singea-t-il un baise-main.
Oui, enfin, gros lourd quand même visiblement…

***

Lorsque Maximo arriva, il était déjà presque 19 h. Il avait le cœur lourd car il s’était encore disputé avec Maëlle. Il savait que plus le temps passait, plus le fossé se creusait entre eux. Mais malgré l’amour sincère qu’il éprouvait à son égard, il ne se sentait pas prêt. C’était une si lourde responsabilité que celle de faire un enfant… Elle ne cessait de lui mettre la pression, le sujet revenait sans cesse, encore et encore. Plus elle le pressait, plus il angoissait. C’était sans issue. Il se sentait acculé et coupable. Et triste, surtout. Affreusement triste. Il était heureux de retrouver Terrence le temps d’un week-end. Avec elle, il pourrait en parler. Elle saurait l’écouter et l’entendre surtout. Elle comprendrait, certainement mieux que quiconque. C’est idiot mais en traversant le jardin qui menait jusqu’à la porte d’entrée, il se sentit déjà mieux, le cœur plus léger, moins compacté. Elle allait lui ouvrir, lui sourire avec tendresse et le serrer avec chaleur, comme elle faisait toujours. Et alors, tous ses ennuis s’envoleraient…
Il allait frapper lorsque la porte s’ouvrit. Une femme d’une cinquantaine d’année et deux hommes à peu près du même âge, se tenaient devant lui. Ils ne connaissaient aucun d’entre eux.
—   Ah, bonjour, le salua Auguste, entre, installe-toi, on part faire quelques courses pour ce soir.
—   Enchanté… Bonjour, je suis Maximo, un ami de Terrence.
Auguste se crispa, Maximo, l’artiste ! Le peintre… Le petit génie dont elle ne tarissait pas d’éloges… Celui qui lui faisait toutes ses couvertures de roman.
Lino lui tendit spontanément la main :
—   Salut, moi, c’est Lino, et voici, Lorelei et Auguste…
—   Oui, oui, bon, on verra plus tard pour les présentations, les bouscula Auguste. Là, on y va, tout va être fermé à force !
—   Terry a un souci de vol à cause du volcan Eyjafalo truc machin, mais Rachel va t’expliquer, elle…
Mais déjà Auguste avait refermé la porte.
—   Tu me dis si je me gourre, commenta Lino, mais j’ai dans l’idée, qu’avec toi, faut pas trop déconner sur la bouffe, non ?
—   Pas trop non, répondit sèchement Auguste.
—   Parfait, alors, on est faits pour s’entendre !

***

Alors, c’était ça son coin de paradis dont elle lui avait tant parlé… Effectivement, c’était très beau. Apaisant. D’une clarté presque irréelle. Certainement tout ce dont elle avait eu besoin après le terrible départ de Julien. Du beau, du calme et surtout du lumineux. Salope de destinée… On avait beau être du côté des vivants, fallait quand même avouer que parfois, ça donnait envie de tout envoyer valser. Mais elle ne l’avait pas fait. Elle s’était accrochée. Et elle avait bien fait. Ne serait que pour son dernier roman. Ne serait-ce que pour ça, oui…
—   Salut !
Maximo sursauta.
—   Désolée, je ne voulais pas te faire peur. Je suis Rachel-Adélaïde, une amie de Terry.
—   Rachel-Adélaïde, c’est très étonnant comme prénom. J’aime beaucoup. C’est de quelle origine ?
—   D’un conflit entre ma mère et mon père et comme personne n’a voulu céder, voilà le résultat, un prénom sans queue ni tête. Ma bande de Gaza à moi. Un concentré de contradictions, toute l’histoire de ma vie… Le bonheur, quoi !
À cette explication pour le moins burlesque, Maximo lui adressa un sourire d’une sincérité qui la désarma.
—   Maximo, se présenta-t-il à son tour, je suis Maximo, et donc un ami de Terrence également.
—   Je suis enchantée, vraiment. Maximo, oui, je vois très bien qui tu es. Terry m’a beaucoup, beaucoup parlé de toi.
Maximo sentit ses joues se réchauffer et détourna le regard.
—   Il parait que Terrence a un problème avec son vol ? bafouilla-t-il.
—   Oui, malheureusement… souffla Rachel. Aucun avion n’a pu décoller d’Islande de la journée à cause d’une éruption volcanique. Elle est bloquée à l’aéroport. Ils disent que, normalement, la situation devrait rentrer dans l’ordre dès demain matin.
—   Oh, mince… C’est vraiment pas de chance…
—   Comme tu dis… Donc en attendant qu’elle arrive, on se débrouille comme des grands ! Les autres sont partis faire des courses pour ce soir, on verra pour la suite demain…
—   D’ac. On est combien au total, tu sais, toi ?
—   Sept, c’est ce qu’elle a écrit dans son dernier message. Il nous en manque donc deux.
—   C’est drôle comme situation…
—   Drôle ?
—   Ben, oui, de se retrouver, comme ça, ensemble, sans elle. Sans se connaitre, c’est cool, non ?
Ah oui, elle se souvenait à présent ! Maximo. C’était donc lui le garçon étonnant que Terry adorait parce que justement il réfléchissait différemment… Rachel, ne voyait en rien ce qu’il y avait de cool. Elle trouve ça juste chiant d’être obligée de discuter avec tous ces gens qu’elle ne connaissait pas !
—   On peut voir ça comme ça…


***


Lorelei déballait les victuailles, Lino débouchait une bouteille de Beaumes-de-Venise et Auguste analysait avec application la sélection de livres bien alignés dans la grande bibliothèque, lorsque trois coups brefs retentirent contre la porte d’entrée.
—   J’y vais, assura Rachel, descendant les escaliers les cheveux encore humides.
Une femme, la quarantaine bien tassée, short en jean, chemisier à fleurs noué à la taille, paire de baskets lacets rentrés et les cheveux très en bataille, se tenait sur le perron, en nage et visiblement épuisée.
—   Salut ! Je suis Bonnie, une vieille amie de Terry. Je suis très en retard, désolée… entra-t-elle, un grand sac en toile camel sur l’épaule.  Quelle merde à l’aéroport, j’ai bien failli ne pas avoir de vol, enfin… Voilà ! Je suis là.
—   Oui, on sait, le volcan Ellafrajaloukoum…
—   Eyjafjallajökull, reprit Auguste qui les rejoignait dans l’entrée.
—   Salut ! le salua brièvement Bonnie.
—   Auguste, enchanté, lui tendit-il sa main, un ami de Terrence, qui comme à son habitude, en tant que célèbre écrivain se fait attendre !
Bonnie les interrogea du regard.
—   Elle est coincée à Reykjavik. Au moins jusqu’à demain. Bienvenue, donc, dans son humble demeure...
—   Humble, humble… Pas dégueu déjà l’humilité, balaya les lieux du regard la nouvelle venue.
La lumière rasante du début de soirée conférait à la pièce une douceur intime antinomique avec la proportion des volumes. Bonnie s’y sentit instantanément bien. Elle eut envie d’un grand verre de vin blanc, là, immédiatement, sur la terrasse qu’elle devinait tout au fond. Elle avait eu si chaud pendant ce trajet interminable… Mais comment pouvait-on sciemment décider de vivre ici ? Cela faisait trente années qu’elle avait quitté son Paris natal pour aller s’installer dans les hautes cimes des Alpes et elle ne les quitterait pour rien au monde.
—   Alors, je vous préviens, moi, je ne connais personne. Ça fait plus de vingt ans qu’on ne s’est pas vues avec Terry… Mais on a grandi ensemble, j’imagine que les cinquante ans, c’est un cap pour tout le monde et qu’elle n’a pas échappé à la règle, on est plus proche de la fin que du début…
—   Donc, toi, t’es la fille qui fout le bourdon dès qu’elle ouvre la bouche… s’avança Lino vers elle le sourire aussi accueillant que sa phrase semblait hostile.
—   En personne ! Il en faut bien une… rétorqua-t-elle plutôt amusée.
—   Eh bien moi, c’est Lino, le mec qui te fait picoler pour que t’oublies toutes tes idées noires.
—   Ça me va et tu tombes bien, je rêve d’un verre de blanc…
—   Toi, je t’aime déjà ! affirma-t-il en jetant un œil sur sa Tag Heuer, et d’ailleurs dites-moi, les amis, c’est pas un peu l’heure de l’apéro avec tout ça ?
—   Ah, mais carrément, confirma Rachel.
Il était peut-être lourdingue le Lino, mais fallait avouer qu’il n’avait pas l’air bien méchant...
 

***


Installés sur la grande terrasse à l’arrière de la bâtisse, ils échangeaient sur tout et rien comme on fait lorsqu’on se rencontre pour la première fois.
Auguste avait découpé le chorizo, la saucisse sèche, et le pain. Maximo avait sorti les verres, ceux qu’il avait trouvé les plus jolis dans le grand bahut du salon, apporté des serviettes, qu’il avait choisies à fleurs vertes et blanches, et allumé quelques bougies déjà présentes dans les photophores de couleurs alignés le long de la fenêtre. Lorelei avait ouvert les olives, la tapenade et la caillette . Bonnie était allée prendre une douche rapide pour tenter de se rafraîchir et Rachel avait donné un coup d’éponge et de chiffon sur la table et les chaises. Sous l’œil vigilant d’Auguste, Lino s’était chargé des boissons. Deux rouges et un blanc pour commencer… Après ils verraient, selon qu’ils opteraient pour les saucisses aux herbes ou les côtelettes d’agneau.

Ils terminaient le troisième bouteille lorsqu’un moteur brisa le silence de la campagne. La cylindrée s’arrêta devant la maison et des pas rapides se firent entendre sur les gravillons de l’allée.
—   On dirait bien que le dernier vient d’arriver… s’exclama Lorelei avec enthousiasme. J’y vais !
Personne ne bougea. Un voile silencieux enveloppa la tablée. Ils tendirent l’oreille.
Lorelei avait déjà un peu trop bu, elle le savait et s’en fichait. C’était aussi cela qu’elle devait réapprendre, à se réapproprier les plaisirs dont elle avait été si longtemps privée.
Elle remit derrière son oreille cette satanée mèche, qui ne faisait que de lui retomber sur les yeux, lissa sa robe et ouvrit.
Un ravissant homme brun à la silhouette allongée, la belle cinquantaine, se tenait devant elle, un casque de moto dans la main gauche, un téléphone dans la droite et des lunettes d’aviateur encore sur le nez.
—   Ok, donc on est vraiment dans le trou du cul de monde. Aucun réseau, c’est bien ça ?
Elle sourit seulement.
—   Bref, salut. Je suis bien chez Terry ? J’ai pas vu de numéro au bout de l’allée…
Lorelei hocha la tête.
—   Super, lui sourit-il.
Elle acquiesça une seconde fois, toujours immobile.
—   Et… Donc… ? Je peux entrer ? inclina-t-il légèrement la tête.
—   Oh oui, oui, pardon, oui, bien sûr ! ouvrit-elle la porte en grand, s’écartant afin de le laisser entrer.
—   Jimmy, se présenta-t-il brièvement. Et toi, tu es ?
—   Une amie de Terry. Enfin, une vieille amie, ça fait plus de quinze ans qu’on ne s’est pas croisées…
—   Ah, toi aussi ! Décidément, elle n’est pas très forte, la Terry, pour les garder ses amis… s’avança-t-il dans le salon.
Il s’arrêta un moment détaillant les recoins de la pièce.
—   Mazette ! Pas mal la bicoque ! s’extasia-t-il une pointe d’amertume dans la voix. C’est qui le nouvel élu ? Un Islandais, si j’ai tout bien compris ?
—   Non, un Français. Mais il travaille en Islande. Il est chercheur, il me semble, sismologue ou géophysicien quelque chose dans le genre…
—   Tout s’explique… La petite maligne… J’imagine qu’elle en a eu une bonne vingtaine de mecs depuis la dernière fois que je l’ai vue.
Elle n’aimait pas du tout la tournure que prenait cette conversation. Pourquoi il était venu si c’était pour dégommer Terry à peine arrivé ? Il était peut-être beau mais il ne semblait en rien gentil. Et aux yeux de Lorelei, la gentillesse était la condition non négociable à une nouvelle relation de quelque ordre qu’elle fut. Elle avait passé pas loin de vingt années à partager la vie d’un être manipulateur et pervers, alors, le jour où elle avait enfin trouvé le courage de le quitter, elle s’était fait la promesse, de ne jamais, plus jamais, tomber sous le joug de quelqu’un de mauvais.
—   Viens, je vais te présenter les autres, coupa-t-elle court à ses propos désobligeants.
—   Et toi, c’est quoi ton prénom, tu ne m’as pas dit ? l’interrogea-t-il en traversant la pièce.
Elle murmura son prénom sans se retourner. Voilà, maintenant, à cause de lui, elle était triste. Les gens méchants, ça la rendait triste, c’était plus fort qu’elle.
Lino se leva, son verre à la main, pour accueillir le dernier arrivant.
—   Bienvenue à toi, oh fidèle ami de Terry ! Qu’est-ce que je te sers ? Bière, pastis, vin ?
—   Quel accueil ! Salut tout le monde. Moi, c’est Jimmy… se présenta-t-il cherchant Terry du regard.
—   La reine du bal est retenue par les caprices d’un volcan au nom imprononçable : Eyjafalbala-mes-couilles…
—   Eyjafjallajökull, le reprit Auguste se levant à son tour. Ce n’est quand même pas compliqué à prononcer…
—   C’est-à-dire ? plissa les yeux Jimmy.
—   Tu te rappelles l’éruption de 2010 qui avait paralysé tout le trafic aérien sur les trois-quarts de l’Europe pendant presque une semaine à cause des cendres qui rendaient impraticables les couloirs de navigation ? expliqua posément Auguste.
—   Vaguement…
—   Eh ben, pareil. Sauf que, manque de bol, c’est tombé ce week-end, résuma Lino.
—   Vous déconnez ? Vous voulez dire qu’on vient exprès pour elle et que madame la présidente, elle est même pas là pour nous accueillir ?
Mais c’était qui ce connard ? le fustigea Rachel d’un œil pétrole.
—   J’ai dans l’idée qu’elle ne l’a pas vraiment fait exprès, vois-tu…
—   Elle sera là demain… Allez, viens boire un coup, on va pas en faire toute une histoire, lui tapota le dos Maximo qui avait une sainte horreur des conflits de quelque nature que ce soit.
—   Ouais, enfin, c’est très moyen… enfonça le clou Jimmy.

Putain, ça commençait mal. Il savait qu’il n’aurait pas dû venir, il le savait. Il était vraiment trop con…
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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