03/12/23 - 18:04 pm


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Auteur Sujet: Des colts et du Beethoven de Elsa Errack  (Lu 4559 fois)

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Des colts et du Beethoven de Elsa Errack
« le: jeu. 21/07/2022 Ă  18:09 »
Des colts et du Beethoven de Elsa Errack



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Des Colts et du Beethoven

(Et il paraît que la musique adoucit les mœurs…)


PARTIE  I    LA TRAQUE

I

     Un fracas terrible le rĂ©veilla en sursaut. Il Ă©tait dĂ©jĂ  trop tard. Un homme venait de dĂ©foncer la porte, malgrĂ© le lit qu’il avait eu la prĂ©caution de mettre en travers la veille pour la protĂ©ger. Comment ? D’un coup de carabine ? Il n’eut pas le temps d’avoir de rĂ©ponse. C’est Ă  peine s’il put distinguer un chapeau gris crasseux avançant vers lui qu’il ressentait dĂ©jĂ  une terrible douleur, l’autre lui vidait consciencieusement le barillet de son Colt 44 en pleine poitrine. Il lui semblait que cela durait, durait. Et pas moyen de saisir son arme, et cela le tourmentait terriblement : comment se faisait-il que lui, si rapide, si prĂ©cis, n’ait rien pu faire ? Il s’en voulait Ă  un tel point que l’idĂ©e de la mort, sa propre mort pourtant si proche, ne le hantait mĂŞme pas et cela aussi l’étonnait et il Ă©tait surpris Ă©galement qu’il puisse rĂ©flĂ©chir Ă  tout cela.
     Quand il ouvrit les yeux après avoir rĂ©ussi Ă  sommeiller quelques heures entrecoupĂ©es de nombreux rĂ©veils et peuplĂ©es de cauchemars comme celui qui venait de le rĂ©veiller, une faible lueur pĂ©nĂ©trait dans la chambre miteuse par l’unique fenĂŞtre aux vitres sales. La main gauche dĂ©jĂ  sur son Colt, il jeta un bref regard sur la porte : elle Ă©tait heureusement intacte. Presque chaque nuit ce mĂŞme cauchemar revenait depuis bientĂ´t trois mois maintenant, Victor Ă©tant constamment sur ses gardes, de jour comme de nuit, traquĂ©, les nerfs Ă  vif, toujours Ă  la merci de la balle qui mettrait fin Ă  ses jours. Il se leva du vieux fauteuil bancal oĂą il avait passĂ© la nuit puis se dirigea avec prĂ©caution vers la fenĂŞtre. Il jeta un coup d’œil prudent sur la rue poussiĂ©reuse. Un jour glauque pointait peu Ă  peu. La tempĂŞte qui sĂ©vissait la veille s’était calmĂ©e, il ne soufflait plus qu’un vent encore assez furieux. La rue Ă©tait dĂ©serte.
     Il entreprit une toilette sommaire - ce qui le contraria car habituellement il prenait un bain quotidien quand il Ă©tait en ville-  versant dans une cuvette Ă  la propretĂ© douteuse le peu d’eau qu’il y avait dans le broc Ă©brĂ©chĂ©, le tout Ă©tant posĂ© sur une table si frĂŞle qu’elle donnait l’impression de vouloir s’effondrer Ă  tout moment sous ce poids pourtant ridicule. Il prit toutefois le temps de se raser parfaitement, utilisant pour cela son propre miroir et son savon Ă  barbe, Ă©tant donnĂ© que la chambre n’offrait pas ce genre de confort. Avec son lit rempli de punaises que Victor avait dĂ©daignĂ© autant par dĂ©goĂ»t que par la nĂ©cessitĂ© d’être toujours sur le qui-vive, la pièce prĂ©sentait un spectacle dĂ©solant. Le plancher Ă©tait noir de crasse tout comme les murs et le fauteuil oĂą il avait passĂ© la nuit devait dater de l’époque de Thomas Jefferson. « Et dire que Domir est mort ! » La terrible nouvelle qu’il avait apprise un mois plus tĂ´t et qui l’avait effondrĂ© lui revint douloureusement Ă  l’esprit. « C’était stupide de ma part mais, il me semblait que jamais cela n’arriverait. » Puis il peigna soigneusement son abondante chevelure brune, se disant machinalement qu’il ferait bien de se rendre chez le barbier pour une bonne coupe. Il s’habilla le plus Ă©lĂ©gamment possible malgrĂ© une chemise blanche des plus froissĂ©es, n’ayant pas Ă©tĂ© repassĂ©e depuis longtemps. C’est lĂ  qu’un des boutons de son gilet lui resta dans les doigts… Ce qui n’aurait dĂ» ĂŞtre qu’un dĂ©tail des plus futiles au vu de sa situation provoqua un trouble chez lui. Comment, lui, toujours vĂŞtu de façon impeccable, devoir porter un gilet auquel il manquait un bouton ? Et après ? Ce seraient des manches Ă©limĂ©es ? Une cravate qui s’effiloche ? Des chaussures trouĂ©es ? Lui apparut aussitĂ´t l’image de ce pauvre hère, qu’il avait croisĂ© dans la rue la veille au soir juste avant d’arriver dans cette misĂ©rable auberge des abords de Wichita, Ă  qui il manquait la moitiĂ© des dents et qui exhibait ses haillons tout en rĂ©clamant quelques cents. Ce n’est pas qu’il ait vĂ©cu auparavant dans le luxe - la parenthèse dorĂ©e de Denver mis Ă  part- mais il n’avait jamais manquĂ© de rien Ă©tant enfant et ce jusqu’à l’âge de dix-sept ans et depuis peu encore, il connaissait une grande aisance. Il s’aperçut aussi que sa boite Ă  pâte dentifrice Sheffield Ă©tait quasiment vide et tout en la laissant sur la table, il se dit, sarcastique, que vu ce qui l’attendait, cela ferait toujours quelques onces de moins Ă  transporter.
     Dans la salle de l’auberge qui offrait un dĂ©cor tout Ă  fait en accord avec la chambre et oĂą rĂ©gnait une lourde odeur de graillon, officiait un gros homme chauve Ă  la mine rĂ©jouie. Quand Victor entra, quatre jeunes hommes, dont aucun ne devait avoir plus de dix-huit ans, des cowboys Ă  la tenue fruste, en sortaient justement. L’aubergiste voyant le visage de Victor aux traits tirĂ©s par la fatigue, lui demanda, sur un ton ironique, s’il avait passĂ© une bonne nuit. Celui-ci ne daigna pas rĂ©pondre et s’assit devant l’une des tables branlantes et poisseuses. Bien que le vent se soit calmĂ© depuis la veille, on avait toujours l’impression qu’il allait emporter le bâtiment de bois vacillant, l’air poussiĂ©reux s’infiltrant Ă  travers les planches disjointes. Victor rĂ©ussit Ă  obtenir un Ĺ“uf frit et un cafĂ© Ă©pouvantable. Il n’osait presque pas toucher au morceau de gâteau rassis que l’aubergiste avait apportĂ© en assurant jovialement que sa femme l’avait fait seulement la veille. Victor fut surpris de dĂ©couvrir qu’il avait cependant bon goĂ»t. Et soudain, subrepticement, lui revinrent en mĂ©moire Denver, le Brown Palace Hotel, Octavie, douces images ressurgies d’un temps qui lui semblait dĂ©jĂ  lointain -alors que tout cela datait seulement de quatre ans. Il fut Ă©tonnĂ© que de tels souvenirs Ă©mergent de son esprit car il ne repensait pas souvent Ă  cette Ă©poque. Mais ce n’était vraiment pas le moment de se remĂ©morer cela. Il s’empressa de chasser ces pensĂ©es, il lui fallait concentrer toute son attention sur ce qu’il avait Ă  faire.
     Il alla seller son cheval, son adorĂ©e Terpsichore, une jument anglo-arabe de douze ans Ă  la robe alezane. Il lui dit quelques mots en français -il n’y avait presque plus qu’avec ses chevaux qu’il parlait le français ces derniers mois : « Tu vas ĂŞtre un peu plus chargĂ©e que d’habitude mais enfin, cela ne fera pas un poids très lourd » puis il alla flatter une dernière fois l’encolure de Boniface, son ancien cheval de bât. Il Ă©tait obligĂ© de le laisser, et cela pour diverses raisons. Tout d’abord, parce que lorsqu’il Ă©tait arrivĂ© la veille au soir, il avait jouĂ© de malchance : l’aubergiste l’avait reconnu immĂ©diatement et il avait bien fallu nĂ©gocier pour ne pas ĂŞtre livrĂ© au shĂ©rif. Victor n’ayant plus assez d’argent, le cheval avait servi de monnaie d’échange. Boniface n’était plus de la première jeunesse mais il Ă©tait encore solide et bien entretenu. Ensuite, il fallait bien avouer que Victor n’avait plus grand-chose Ă  lui faire porter depuis cette Ă©pouvantable histoire qui lui Ă©tait arrivĂ©e un mois auparavant Ă  l’hĂ´tel (un hĂ´tel digne de ce nom car Ă  l’époque il pouvait encore se le payer) de North Platte. Enfin, il devrait, encore plus que d’habitude, faire montre de rapiditĂ©, et si Terpsichore volait au-dessus du sol, ce n’était pas le cas de ce pauvre vieux Boniface qui allait le ralentir au risque de lui faire perdre la libertĂ© et donc la vie car la corde l’attendait en cas d’arrestation.
     Il sortit dans la rue qui commençait lentement Ă  s’animer. C’était une belle matinĂ©e de septembre, hormis le vent qui soufflait encore assez fort. Terpsichore montrait des signes de nervositĂ©, ressentant l’inquiĂ©tude de son maĂ®tre. Victor traversa la ville de Wichita, cette ancienne « cowtown » qui comptait dĂ©sormais plus de dix mille habitants, au quotidien plus calme qu’à l’époque oĂą elle Ă©tait une tĂŞte de ligne pour le transport du bĂ©tail au dĂ©but des annĂ©es 1870. En ces temps-lĂ  des hordes de cowboys l’investissaient rĂ©gulièrement lorsqu’ils conduisaient les troupeaux de vaches jusqu’à la gare. Après un rude voyage de plus de deux mois, l’arrivĂ©e en ville donnait lieu Ă  une explosion de joie par trop bruyante et exubĂ©rante au goĂ»t des honnĂŞtes citoyens dĂ©sirant mener une vie tranquille. C’est ainsi que s’était forgĂ©e la mauvaise rĂ©putation de Wichita et encore plus celle de Delano, la ville de l’autre cĂ´tĂ© de l’Arkansas oĂą se trouvaient quantitĂ© de saloons, tripots et maisons closes qui Ă©taient pris d’assaut par tous les marchands de bĂ©tail, conducteurs de troupeaux et cowboys. Victor emprunta les rues les moins frĂ©quentĂ©es, le chapeau baissĂ© sur les yeux, prenant une allure calme et dĂ©gagĂ©e mais Ă©tant dans la crainte permanente d’être reconnu. Il arriva dans le quartier rĂ©sidentiel de College Hill oĂą vivaient les habitants les plus fortunĂ©s de la ville. Il s’avança jusqu’aux abords d’une immense villa construite sur une Ă©minence artificielle, une rĂ©plique d’un des palais vĂ©nitiens de Palladio, la villa Foscari, dont les somptueuses colonnes ioniques de pierre blanche de Pucisca dominaient un grand bassin oĂą Ă©voluaient des cygnes noirs. Un magnifique jardin entourait la maison, agrĂ©mentĂ© de statues reprĂ©sentant divers personnages de la mythologie grecque, il y avait mĂŞme un Cerbère dans un coin, tellement criant de vĂ©ritĂ© qu’il semblait que, de ses trois gueules allaient sortir de furieux aboiements et qui, invariablement, faisait sursauter les invitĂ©s qui le dĂ©couvraient subitement au dĂ©tour d’une allĂ©e.
     Victor s’arrĂŞta Ă  une centaine de yards de la villa et descendit de cheval. Il attacha Terpsichore Ă  l’une des branches Ă  moitiĂ© cassĂ©e, qui pendait au sol, d’un Ă©norme chĂŞne et se plaça en embuscade derrière l’arbre. Il vĂ©rifia ensuite Ă  nouveau minutieusement son arme -il avait pris un de ses Schofield- puis il tenta de s’immobiliser, le revolver dans la main gauche, prĂŞt Ă  faire feu. Alors qu’il Ă©tait toujours si sĂ»r de lui et maĂ®tre de ses nerfs, cette fois il ne parvenait pas Ă  Ă©vacuer une forte tension qui avait envahi tout son corps. Il n’avait pas eu le temps de bien inspecter les lieux, de se prĂ©parer et il n’aimait pas ça. Il n’était jamais allĂ© auparavant dans ce quartier de Wichita et c’est seulement la veille, avant de s’installer dans cette pauvre auberge qu’il Ă©tait passĂ© pour observer la maison, mais très rapidement et il faisait dĂ©jĂ  nuit. C’est donc presque contre son grĂ© qu’il finit par sortir une flasque de whisky d’un de ses sacs de selle et qu’il en but quelques gorgĂ©es bien qu’il se fĂ»t donnĂ© pour règle de ne jamais boire une goutte d’alcool avant de se mettre au « travail ». Radomir le lui avait dit cent fois : « Le whisky et le tir, ça ne fait pas bon mĂ©nage, parce que, Ă  part troubler la vue et faire trembler la main… » Victor se disait qu’il lui fallait Ă  tout prix rĂ©ussir, rĂ©ussir Ă  Ă©liminer le commanditaire de ces tueurs lancĂ©s les uns après les autres Ă  ses trousses. Il avait supprimĂ© le premier Ă  Grand Island au Nebraska, le second sur la route de Kearney et lorsqu’il avait dĂ©couvert qu’un troisième l’avait pris en chasse, il avait compris qu’il ne le laisserait jamais en paix oĂą qu’il se trouve. Après le dĂ©sastreux Ă©pisode de North Platte, il Ă©tait parvenu Ă  se dĂ©barrasser du troisième tueur, mais il savait trop bien qu’il en avait Ă  nouveau deux autres Ă  ses basques -il espĂ©rait d’ailleurs qu’ils ne surgiraient pas Ă  l’instant. Pour avoir une chance de s’en sortir vivant, Victor savait qu’il devait d’abord en finir avec l’homme qui s’acharnait après lui et qui ne cesserait de lui envoyer ses mercenaires qu’une fois mort.
     Â« Et dire que je n’en serai pas lĂ , que tout cela ne serait pas arrivĂ© si je n’avais pas eu la faiblesse, la bĂŞtise... La bĂŞtise ? L’idiotie oui -et lĂ  Victor ne trouvait jamais de mot assez fort pour se blâmer- d’accepter ce contrat proposĂ© par ce crĂ©tin d’Albert Cooler, ce traĂ®tre, cet imbĂ©cile, cette chiffe molle, ce pleurnicheur… » Victor s’arrĂŞta lĂ , mais il n’avait pas pu s’empĂŞcher, encore une fois, de se reprocher amèrement de s’être laissĂ© embarquer dans cette stupide affaire qui avait complètement bouleversĂ© le cours de sa vie et l’avait mis en constant pĂ©ril de mort. S’invectivant, s’injuriant mĂŞme, il ne cessait de se demander ce qu’il lui Ă©tait passĂ© par la tĂŞte, ce soir de mai dernier. « Et tout ça pour 545 misĂ©rables dollars ! » Lui qui ne se dĂ©plaçait jamais pour moins de cinq mille ! Il finit par se ressaisir, se rĂ©pĂ©tant Ă  nouveau qu’il ne pouvait pas savoir que cela tournerait aussi mal, puis desserra les mâchoires, ferma les yeux et expira lentement pour se forcer Ă  retrouver le calme.
    Dix heures dix. Exactement. Dans un Ă©lĂ©gant cabriolet Ă  quatre roues menĂ© par un vieux cocher noir vĂŞtu d’une livrĂ©e Ă©carlate, Blake Hole sortait de la villa pour se rendre Ă  sa quotidienne sĂ©ance de spiritisme. Victor arma le chien de son revolver. Mais pour comprendre pourquoi Victor Brennan s’apprĂŞte Ă  tuer Blake Hole en cette matinĂ©e de septembre 1876, il nous faut revenir quatre ans en arrière, lorsque John Cooler, modeste ingĂ©nieur de Chicago venu s’installer Ă  Wichita travaillait d’arrache-pied afin de crĂ©er sa Cooler Refrigerator Company.

II

-   P’pa, tu viens manger, il est presque 22h… En plus Margarita nous a fait sa tarte Ă  la rhubarbe…
-   Viens, viens voir ! ça y est, j’y suis, regarde un peu, je vais t’expliquer le fonctionnement.
     C’est bien parce qu’il aimait Ă  ce point son père et Ă©prouvait pour lui une grande admiration, sachant aussi combien ses recherches Ă©taient fondamentales Ă  ses yeux qu’Albert se pencha sur les plans qui jonchaient la table de travail plutĂ´t que d’aller dĂ©guster une part du dĂ©licieux gâteau dont l’odeur suave agaçait encore plus son appĂ©tit. L’adolescent tenta de se concentrer afin d’essayer de comprendre les explications.
-   Tu vois, en fait c’est tout bĂŞte, mais… personne encore n’y avait pensĂ©. VoilĂ  : lĂ , en haut des wagons, il y aura les caissons contenant la glace, ainsi l’air refroidi s’écoulera vers le bas. Il n’y aura plus qu’à bien emballer la viande, et … le tour est jouĂ© ! Elle pourra ĂŞtre transportĂ©e sans dommage pendant plusieurs jours. Et maintenant que je le tiens, mon wagon frigorifique, il va falloir monter cette affaire… Tu vas voir, dans quelques mois, des wagons de la Cooler Refrigerator Company sillonneront les Etats-Unis d’Ouest en Est ! De Wichita Ă  Chicago et peut-ĂŞtre mĂŞme jusqu’à New York ! Et nous gagnerons des millions !
-   Ah ! C’est formidable p’pa ! Je l’ai toujours dit, tu as des idĂ©es gĂ©niales ! Et maintenant, tu viens manger ?
     John Cooler en avait passĂ© un temps pour le mettre au point, ce wagon frigorifique ! Cela faisait des mois et des mois qu’il y travaillait. Mais attention, c’était un wagon rĂ©frigĂ©rant fiable, performant, pas une de ces glacières sur roues -les premières tentatives avaient eu lieu vers 1851- qu’on ne pouvait utiliser qu’en hiver et dans lesquelles la viande en contact avec la glace s’abimait, prenant un mauvais goĂ»t et se dĂ©colorant, ni ces wagons oĂą les carcasses Ă©taient suspendues au-dessus d’un mĂ©lange de sel et de glace que l’on avait rapidement cessĂ© d’utiliser car ils provoquaient des dĂ©raillements tant leur charge oscillait dans les virages. La mise au point de ce wagon frigorifique n’était toutefois qu’un Ă©lĂ©ment de la vaste entreprise que John Cooler se promettait de mettre en Ĺ“uvre. Depuis quatre ans, John ne vivait plus que pour cela, c’était devenu une obsession : aussitĂ´t Ă©veillĂ© il se mettait Ă  y rĂ©flĂ©chir, n’hĂ©sitant pas Ă  retourner Ă  sa table de travail en pleine nuit, multipliant calculs, plans, schĂ©mas, prĂ©voyant le montant des capitaux Ă  investir (c’était lĂ  oĂą le bât blessait le plus) et Ă©galement les bĂ©nĂ©fices qu’il escomptait prodigieux. Son exaltation lui faisait perdre le sommeil et il en oubliait Ă©galement parfois de manger. NĂ©anmoins, jamais il ne cessa de s’occuper de son fils, Albert, pour qui il avait une tendre affection. Il l’associa Ă  tous les stades de la rĂ©alisation de son grand projet.
     L’idĂ©e de John Cooler Ă©tait simple mais elle pouvait rapporter gros si elle aboutissait : il s’agissait de contrĂ´ler toute la filière de la viande, de l’achat de bĂ©tail Ă  son abattage et Ă  sa transformation sur place, Ă  l’Ouest, jusqu’au transport et Ă  la livraison de viande au dĂ©tail dans les villes de la cĂ´te Est. De la vache sur pied au steak fraĂ®chement livrĂ© ! Car jusque-lĂ , les vaches, les fameuses « longhorns », parcouraient un Ă©puisant trajet, parfois de plus de mille cinq cents miles, en troupeaux de deux Ă  trois milles tĂŞtes, des ranchs du Texas oĂą elles Ă©taient Ă©levĂ©es aux cowtowns du Kansas et c’est ensuite entassĂ©es dans des wagons Ă  bestiaux, pendant plusieurs jours (sans eau ni nourriture le plus souvent) qu’elles Ă©taient acheminĂ©es dans les villes de l’Est oĂą se trouvaient abattoirs et usines de transformation de la viande. Il n’était guère Ă©tonnant que dans ces conditions nombre de bĂŞtes meurent en route et que les autres arrivent dans un Ă©tat pitoyable, amaigries ou malades et qu’ainsi la viande ne soit pas de la meilleure qualitĂ©. Le système inventĂ© par John Cooler permettrait donc un bien meilleur rendement avec la disparition de tous les intermĂ©diaires. Tout le monde y serait gagnant, de l’éleveur qui gagnerait plus, au consommateur qui paierait moins. Mais pour que cela fonctionne, il fallait pouvoir transporter la viande sur des milliers de miles, pendant des jours sans que celle-ci s’abime, donc il Ă©tait indispensable de disposer d’un wagon rĂ©frigĂ©rant qui garantisse vraiment sa qualitĂ© et sa fraĂ®cheur.
-   Ah si ta mère Ă©tait encore avec nous, elle serait bien Ă©patĂ©e de voir que j’ai rĂ©ussi, elle qui pensait toujours que je n’arriverais Ă  rien…
        Avec Gladys, son Ă©pouse, John n’avait pas eu de chance. Le mariage avait tournĂ© court. Gladys avait quittĂ© son mari pour partir avec le meilleur ami de celui-ci- c’est d’un commun certes, mais c’est toujours affreusement vexant et navrant- et Ă©tait allĂ©e s’installer avec lui en Californie. Elle avait cependant attendu d’accoucher car elle ne dĂ©sirait pas s’embarrasser de l’enfant qu’elle attendait et c’est bien volontiers qu’elle l’avait laissĂ© Ă  son mari. Elle envoyait toutefois une lettre chaque annĂ©e pour les vĹ“ux. Albert n’avait donc jamais connu sa mère. Son père et lui avaient quittĂ© Chicago pour s’installer Ă  Wichita en 1872 au moment mĂŞme oĂą le chemin de fer arrivait. L’Atchinson Topeka and Santa Fe Railroad permit alors de relier la ville Ă  la cĂ´te Est en faisant Ă©galement d’elle une « tĂŞte de ligne » pour le bĂ©tail1.
     Si sa femme avait encore vĂ©cu avec lui, elle n’aurait pas manquĂ© de s’écrier que son mari Ă©tait fou, que tout cela les mènerait directement Ă  la ruine et elle aurait enjoint John de retourner aussitĂ´t Ă  Chicago dans son petit bureau d’ingĂ©nieur oĂą il travaillait pour Mr Baker. Mais John Ă©tait plein d’allant et avait une foi inĂ©branlable en son projet. AussitĂ´t le brevet de son wagon frigorifique dĂ©posĂ©, il se lança dans l’aventure, qui promettait d’être risquĂ©e et pleine d’obstacles Ă  surmonter, l’absence quasi-totale de fonds n’en Ă©tant pas le moindre. Il rĂ©ussit Ă  convaincre quelques personnes qui n’avaient pas froid aux yeux de s’associer Ă  lui pour donner naissance Ă  la Cooler Refrigerator Company et se lança corps et âme dans la rĂ©alisation de son entreprise y consacrant tout son temps et toute son Ă©nergie. Cela lui demanda un travail acharnĂ©, il se dĂ©mena pour tenter de convaincre quelques Ă©leveurs de lui vendre leurs bĂŞtes, fit de nombreux allers-retours au Texas, mais un seul d’entre eux accepta. Il persuada ensuite son vieil ami George Walter de lui fabriquer dix wagons frigorifiques dans son usine de Chicago. Il rĂ©ussit, avec ses trois associĂ©s qui Ă©taient tout aussi dĂ©sargentĂ©s que lui, Ă  rĂ©unir les capitaux en multipliant les prĂŞts, s’endettant jusqu’au cou. Et enfin, après avoir fait construire un abattoir Ă  Wichita et s’être associĂ© Ă  un dĂ©taillant de Boston qui revendrait ses produits, il parvint Ă  obtenir de l’Atchinson Topeka and Santa Fe Railroad de faire rouler ses wagons rĂ©frigĂ©rĂ©s, ce qui fut des plus difficiles, la compagnie de chemin de fer craignant de perdre ses juteux bĂ©nĂ©fices liĂ©s au transport de bĂ©tail sur pied. Pendant tous ces longs mois de lutte, le père et le fils furent insĂ©parables. John emmenait Albert partout, dans les ranchs au Texas, Ă  Chicago dans l’usine de George Walter, dans les nombreuses banques qu’il avait sollicitĂ©es... Albert, mĂŞme s’il n’en saisissait pas tous les enjeux, s’était enthousiasmĂ© pour cette affaire et surtout il ne pensait pas un seul instant que son père pĂ»t Ă©chouer.
     Et c’est ainsi que La Cooler Refrigerator Company vit le jour, au dĂ©but de l’annĂ©e 1874, le six janvier, jour de l’anniversaire d’Albert qui venait d’avoir dix-huit ans. Le premier convoi de wagons frigorifiques emplis de carcasses de viande partit de Wichita le 15 fĂ©vrier 1874 et arriva sans encombre Ă  Boston une semaine après. Les premiers profits furent engloutis dans
1 L’aboutissement du sentier sur lequel étaient conduites les longhorns du Texas au Kansas se déplaçant au fur et à mesure de l’avancée de la construction des chemins de fer.
les remboursements des emprunts mais tout avait l’air de se passer admirablement bien. C’était sans compter l’éternelle histoire du pot de terre contre le pot de fer.
     Et le pot de fer en l’occurrence fut le puissant Julius Hole. Celui-ci, associĂ© Ă  son frère Blake, Ă©tait Ă  la tĂŞte d’un vĂ©ritable empire financier dont le commerce de la viande n’était qu’une affaire parmi bien d’autres. Les richissimes frères s’étaient partagĂ© le pays, Julius Ĺ“uvrait Ă  l’Ouest, Blake rĂ©gnait sur l’Est. Julius prenait part Ă  tout ce qui concernait le dĂ©veloppement de l’Ouest : lignes de chemins de fer, ventes de terres aux colons, exploitation de mines et donc aussi commerce du bĂ©tail. Julius, qui n’était pas mariĂ©, se plaisait Ă  changer souvent de lieu de rĂ©sidence, suivant l’avancĂ©e des lignes de chemin de fer, mais en 1871, il eut un coup de foudre pour Wichita (sans doute pas pour le site qui n’a rien de rare.) Il se fit bâtir une demeure magnifique sur le modèle d’une villa du Palladio car il Ă©tait un grand admirateur de la civilisation italienne de la Renaissance. Le vieux père Hole, restĂ© Ă  Boston, n’avait jamais compris pourquoi Julius s’était entichĂ© de ce coin perdu Ă  la rĂ©putation Ă©pouvantable. Pour lui, ces rĂ©gions de l’Ouest ne faisaient pas partie du monde civilisĂ© et Wichita n’était synonyme que de violence, dĂ©bauche et crimes.
     Julius Hole avait suivi avec grand intĂ©rĂŞt le projet de John Cooler, il avait missionnĂ© une Ă©quipe qui Ă©tait chargĂ©e d’espionner tous ses faits et gestes et qui les lui communiquait au fur et Ă  mesure de l’avancĂ©e de l’opĂ©ration. Pour rien au monde il n’y aurait mis un cent, car il voulait d’abord s’assurer que tout cela pourrait fonctionner et ensuite il Ă©tait hors de question pour lui d’être l’associĂ© d’un petit ingĂ©nieur de rien du tout et de participer Ă  une entreprise d’une taille mĂ©prisable. S’il obtenait la preuve que le système Ă©tait efficace, Julius Hole n’aurait plus qu’à rĂ©cupĂ©rer l’idĂ©e de John Cooler.
     Ce qui ne lui fut pas très difficile, car il avait l’habitude des affaires et donc des coups retors. Il envoya ses sbires chez George Walter qui se laissa convaincre sans trop de peine de fabriquer des wagons frigorifiques pour Hole Ă©tant donnĂ© qu’on lui laissait entrevoir de substantiels bĂ©nĂ©fices. George Walter se persuada lui-mĂŞme, pour balayer ses scrupules, qu’après tout, cela ne se faisait pas contre John, que c’était le progrès, qu’il fallait vivre avec son temps et puis, malgrĂ© le brevet, tout un chacun pouvait bien, en observant un peu comment fonctionnait le système de rĂ©frigĂ©ration, fabriquer ces wagons, alors pourquoi refuser une offre aussi intĂ©ressante ? Il accepta donc et, pour son plus grand malheur, commit la grave erreur d’accepter de travailler avec les gens Ă  la solde de Julius. Ils s’empressèrent de voler les plans et les wagons furent construits dans une des usines des Hole, Ă  Boston. John Cooler, fort de son brevet, tenta bien une action en justice mais Ă  part y perdre beaucoup d’argent, il n’arriva Ă  rien, les Hole ayant Ă  leur disposition une armĂ©e de brillants avocats ainsi que de sĂ©rieuses relations dans les milieux politiques.
     La Hole Refrigerator Line vit ainsi rapidement le jour et très vite ce furent près de cinq cents wagons rĂ©frigĂ©rĂ©s qui circulèrent Ă  travers le pays, non seulement sur la ligne de l’Atchinson Topeka and Santa Fe Railroad mais aussi sur d’autres lignes du pays. Des contrats furent passĂ©s avec de nombreux Ă©leveurs et les Hole avaient dĂ©jĂ  Ă  leur disposition tout un rĂ©seau de grossistes et de dĂ©taillants pour revendre la viande sur la CĂ´te Est. Ils proposèrent des prix allĂ©chants pour tout le monde et la Hole Refrigerator Line devint ainsi incontournable sur le marchĂ© de la viande bovine de l’époque. Quant Ă  John Cooler, un malheur n’arrivant jamais seul, l’unique Ă©leveur qui le fournissait mourut subitement et ses fils qui avaient repris le ranch firent affaire avec Julius Hole. Bref, en quelques mois seulement, la Cooler Refrigerator Company fut coulĂ©e, John fut ruinĂ©, tout comme ses associĂ©s, et il se trouva dans l’incapacitĂ© de payer ses très lourdes dettes et de verser la paye de ses employĂ©s. Ce fut Julius Hole qui lui racheta ses quelques wagons frigorifiques…
     Avant de mettre fin Ă  ses jours, John Cooler avait longuement hĂ©sitĂ©, non pas Ă  exĂ©cuter son sinistre projet, car pour cela sa dĂ©cision Ă©tait irrĂ©vocable, mais Ă  laisser une lettre Ă  son fils bien aimĂ©. Le matin mĂŞme de sa mort, quelques heures avant de se jeter sous le dix heures quarante qui partait pour Chicago et qui comportait d’ailleurs plusieurs wagons de la Hole Refrigerator Line, John s’enferma dans son bureau. Il commença par quelques phrases solennelles, puis pris d’une grande lassitude, il finit par dĂ©chirer et brĂ»ler son brouillon. Il espĂ©rait qu’Albert surmonterait ces moments pĂ©nibles et irait vivre en Californie avec sa mère. Il jeta alors quelques mots sur une feuille qu’il introduisit dans une enveloppe adressĂ©e Ă  sa femme qui vivait Ă  San Francisco.
     Albert fut totalement effondrĂ© par le dĂ©cès de son père. Quand il l’apprit, une demi-heure seulement après le drame, il pensa ne jamais pouvoir y survivre. Pendant plus d’une semaine, plongĂ© dans une affliction extrĂŞme, c’est Ă  peine s’il put s’alimenter (ce qui Ă©tait signe chez lui d’un profond dĂ©sespoir), il ne quitta pas la chambre et beaucoup craignirent qu’il ne se laissât mourir. Puis peu Ă  peu, malgrĂ© son immense dĂ©tresse, il se remit Ă  faire machinalement les gestes du quotidien et revint tout doucement Ă  la vie. Dans le mĂŞme temps naissait dans son esprit l’obsession qui allait le hanter pendant de longs mois: faire disparaĂ®tre de cette terre Julius Hole qu’il tenait pour seul responsable de la mort de son père. Il s’en fit la promesse et c’est ce qui lui permit de trouver la force de continuer Ă  vivre. Quant Ă  Gladys, lorsqu’elle reçut la lettre de John avec seulement cette phrase : « Tu avais raison » elle s’interrogea longuement, se demandant de quoi il pouvait bien parler. Puis elle fut prĂ©venue du dĂ©cès de son ex-mari. Elle en Ă©prouva du chagrin car elle avait toujours gardĂ© une certaine affection pour John, mĂŞme si très rapidement après leur mariage elle l’avait trouvĂ© trop sĂ©rieux, trop sage, trop triste enfin bref, trop terne et qu’elle Ă©tait très vite tombĂ©e amoureuse de Jim qui Ă©tait tout l’inverse de John. Elle fut par contre Ă©tonnĂ©e elle-mĂŞme de s’inquiĂ©ter du sort d’Albert, dont elle ne s’était pourtant jamais prĂ©occupĂ©e pendant toutes ces annĂ©es. Elle demanda Ă  son frère et Ă  sa belle-sĹ“ur, installĂ©s Ă  Wichita depuis peu de veiller sur son fils, ce qu’ils firent avec bienveillance, mĂŞme s’ils avaient toujours pensĂ© que John Ă©tait un fou exaltĂ© et que son fils prenait le mĂŞme chemin que lui. Ils proposèrent Ă  leur neveu de l’hĂ©berger mais celui-ci refusa, prĂ©fĂ©rant rester seul dans la demeure paternelle, qu’il rĂ©ussit Ă  garder grâce Ă  une hypothèque.

III

-   Mais Bon Dieu, ça fait deux ans que tu me rĂ©pètes la mĂŞme chanson ! ArrĂŞte ! Soit tu le fais vraiment soit tu cesses d’en parler ! s’écria Frank excĂ©dĂ©. 
-   Je le ferai, je te dis, je le ferai, je le ferai ! Tiens, regarde, j’ai achetĂ© ça hier. Et Albert souleva sa veste pour montrer un Colt 1849 Pocket glissĂ© sous sa ceinture.
-   Tu es fou d’avoir apportĂ© ça ici. Tu sais ce que tu risques ?
     Albert Cooler referma sa veste et haussa ostensiblement les Ă©paules. Il avait dĂ©jĂ  beaucoup bu mais il commanda un autre whisky. Il savait bien qu’au « White horse », le saloon oĂą Frank et lui se trouvaient, comme dans tous les autres lieux de distraction de Delano, cette banlieue autrefois très agitĂ©e de Wichita, le port d’une arme Ă©tait interdit et qu’on se devait de la laisser Ă  l’entrĂ©e sous peine de se faire sonner les cloches par le shĂ©rif.
-   C’est pas parce que Paul Honor te connaĂ®t depuis des annĂ©es et qu’il serait indulgent avec toi que ça ne te vaudrait pas une nuit en taule, un truc comme ça !
     Pour toute rĂ©ponse, Albert se mit Ă  pleurer, abondamment. Son vieil ami Frank, qui devait se rendre Ă  sa partie de poker -il Ă©tait devenu joueur professionnel- s’impatienta mais il ne voulait pas laisser Albert seul dans cet Ă©tat. C’était son ami d’enfance et son seul vĂ©ritable ami d’ailleurs. Il assista une fois encore Ă  la mĂŞme scène, Ă  laquelle il assistait plusieurs fois par semaine depuis plus de deux ans, depuis ce jour de 1874 oĂą le père d’Albert avait mis fin Ă  ses jours : Albert se lamentait sur son sort, sur celui de son père John Cooler, ruinĂ© par Julius Hole, puis se mettait Ă  traiter le patron de la Hole Refrigerator Line de tous les noms, pour au final promettre de le tuer de ses propres mains. Mais ce soir, ce qui Ă©tait nouveau, c’est qu’Albert Ă©tait armĂ© et cela inquiĂ©tait Frank qui se demandait quel usage il pourrait faire de cette arme car Ă  dĂ©faut de tuer Julius Hole il Ă©tait possible qu’il tente de la retourner contre lui. Soudain Albert s’effondra sur la table -Frank eut juste le temps de reculer le verre de whisky Ă  moitiĂ© plein pour Ă©viter qu’il ne le renverse- et c’est Ă  peine si Frank l’entendit murmurer : « Je le ferai, je le ferai… Il va crever ce salaud de Julius. » Ses propos se faisaient de plus en plus confus. Puis après un court silence, s’étant un peu redressĂ©, il pleurnicha, dans un soupir de dĂ©sespoir et levant douloureusement les yeux sur Frank : « J’sais pas me servir de ce truc, tu te rends compte, Nom de Dieu, j’sais pas, j’y arriverai jamais ! » Et il retomba sur la table. Frank avait vraiment de la peine pour lui. Il avait bien conseillĂ© Ă  de nombreuses reprises Ă  Albert de vendre la vieille maison de son père, de liquider l’abattoir qui fonctionnait au ralenti -il n’en sortait plus que quelques carcasses de viande par mois qui lui assurait un maigre revenu- de partir s’installer dans une autre ville,  pourquoi pas en Californie aller rejoindre sa mère, en tout cas de refaire sa vie, ou plutĂ´t de la faire car il avait seulement vingt ans, mais Albert s’acharnait, voulait Ă  tout prix venger son père, et en mĂŞme temps, Ă©tait incapable d’agir.
     A ce moment-lĂ , Peter Drabek, un grand blond Ă  l’air dĂ©gingandĂ©, entra dans le saloon et fit signe Ă  Frank. « Qu’est-ce que tu fiches, on t’a attendu, mais comme tu ne venais pas, je leur ai dit de trouver d’autres partenaires. Comme ce n’est pas ton habitude, j’étais inquiet, qu’est-ce qui se passe ? » Et il jeta un regard sur Albert, qu’il avait croisĂ© une ou deux fois, il connaissait vaguement son histoire. Albert se releva un peu, avec difficultĂ©, fit un bref signe de tĂŞte pour saluer le nouveau venu, puis aussitĂ´t, repartit dans ses borborygmes. Frank se mit en devoir de rĂ©sumer l’affaire pour Peter. Il se trouvait que Peter Ă©tait du genre Ă  s’occuper des affaires des autres et Ă  aimer trouver une solution pour chaque problème.
-   Ah, je vois, fit Peter, je pense que j’ai ce qu’il vous faut.
-   Ce qu’il faut Ă  Albert, pas Ă  moi, attention, je n’ai rien Ă  voir avec ça, moi, prĂ©cisa Frank d’un ton irritĂ©. Et puis, qu’est-ce que ça veut dire « ce qu’il faut ? »
-   Eh bien, vous ne voyez pas… Si on veut tuer quelqu’un…
-   Chut, moins fort ! lui intima Franck, les sourcils froncĂ©s par l’agacement.
-   Ouais, bon, continua Peter Ă  voix basse, je disais que si on veut… mais qu’on est pas en mesure de le faire soi-mĂŞme… Eh bien, faut trouver un gars qui le fera Ă  votre place… C’est un type sĂ»r, je le connais bien, quand on Ă©tait gosses, on habitait le mĂŞme quartier Ă  Omaha, au Nebraska. C’est mon père qui lui donnait ses cours de piano, il est très douĂ© d’ailleurs, un vrai virtuose.
-   Quoi ! Un pianiste ? Mais qu’est-ce que tu veux qu’on foute d’un pianiste ? C’est pas vrai, t’es encore plus bourrĂ© que ce pauvre Albert ! tempĂŞta Frank qui commençait en Ă  avoir assez de cette discussion sans queue ni tĂŞte.
-   Mais non, il est pas pianiste, il a changĂ© d’instrument, si tu vois ce que je veux dire, et c’est un vĂ©ritable as de la gâchette.
     Frank secoua la tĂŞte, il dĂ©sapprouvait totalement la proposition, mais Albert, qui avait fini par comprendre, tirĂ© peu Ă  peu de sa torpeur alcoolique par les propos de Peter, s’exclama :
-   Un tueur, c’est ça, c’est un tueur ?
-   C’est ça, gueule-le encore plus fort pendant que tu y es ! En plus, avec ce que tu as sur toi, c’est vraiment le moment de te faire remarquer, gronda Frank.
-   Mais oui, Nom de Dieu, j’y avais pas pensĂ©, c’est ça qu’il me faut, et se tournant vers Peter, trouve-le moi tout de suite, je veux que Julius soit descendu dès demain.
-   Pas si vite, je pense savoir oĂą le trouver, mais il me faudra quelques jours. Et puis il va falloir du fric, parce que Vic, il ne fait pas dans les Ĺ“uvres de bienfaisance. Par contre, tu peux ĂŞtre sĂ»r que ce sera du travail bien fait.
-   Ouais, pour le fric, ça ira, j’en trouverai, va le chercher, il est oĂą, en ville ?
-   T’as quasiment plus un cent et tu es prĂŞt à… Frank bouillait. Tiens, je prĂ©fère partir, mais avant, comme tu es mon ami, je tiens quand mĂŞme Ă  te dire que tu te conduis comme un imbĂ©cile et encore une fois, je te conseille de tout vendre et de partir d’ici. Je sais que tu ne m’écouteras pas mais au moins j’aurais la conscience tranquille car je t’aurais prĂ©venu.
     Frank quitta vivement la table et sortit du saloon. Peter reprit alors, en chuchotant.
-   Donne-moi trois jours, je te trouve Vic et je te le ramène. On peut se retrouver chez toi, jeudi soir, vers onze heures, c’est OK ?
-   C’est bon, je vous attendrai. Jeudi, onze heures.
-   T’habites oĂą ?
-   Douglas Avenue, n°16.
   
     Le jour dit, Ă  onze heures prĂ©cises, Peter, accompagnĂ© d’un homme grand et mince très Ă©lĂ©gamment vĂŞtu, jaquette et chapeau noirs, gilet vert jade Ă  discrets motifs floraux et cravate de soie de couleur taupe, se trouvait devant le 16, Douglas Avenue. Il frappa Ă  la porte mais personne ne venait. La maison avait l’air inhabitĂ©, il n’y avait aucune lumière aux fenĂŞtres. Il Ă©tait visible qu’elle tombait peu Ă  peu en dĂ©crĂ©pitude. Ils attendirent un instant, puis ils aperçurent Albert surgir au coin de la maison et leur faire signe de le suivre. Les cheveux en bataille, la tenue nĂ©gligĂ©e, il avait l’air encore plus dĂ©sorientĂ© que l’autre fois au saloon. Il les fit entrer par la porte de l’office dont il Ă©tait le seul Ă  faire usage dĂ©sormais puisque les domestiques engagĂ©s par John Cooler autrefois avaient tous Ă©tĂ© renvoyĂ©s, mĂŞme Margarita, la cuisinière mexicaine qu’Albert aimait tant, autant pour la douceur de son caractère que celle de ses gâteaux. Albert ne passait plus que par-lĂ , ayant dĂ©laissĂ©e l’entrĂ©e principale. Il s’était repliĂ© sur deux pièces seulement: la cuisine et sa chambre, laissant le reste de la demeure vivre sa lente dĂ©chĂ©ance sans lui. Ils ne virent pas grand-chose de la cuisine car elle Ă©tait plongĂ©e en grande partie dans l’obscuritĂ©, seule la lampe Ă  pĂ©trole posĂ©e sur la table Ă©mettait une faible lumière. Les prĂ©sentations furent rapides et on en vint tout de suite aux termes du contrat. Ils s’assirent autour d’une table qui Ă©tait, Ă©tonnamment dans cette demeure Ă  l’abandon, d’une propretĂ© irrĂ©prochable. Albert sortit fĂ©brilement une vieille bouteille de rhum dont l’étiquette avait disparu et trois verres dont l’un Ă©tait un peu Ă©brĂ©chĂ©. « Je suis dĂ©solĂ©, je n’ai que ça », bredouilla-t-il. Sa nervositĂ© Ă©tait palpable. 
     Albert commença Ă  remplir les verres. A peine le sien fut-il empli Ă  moitiĂ© que Victor fit un geste pour arrĂŞter la main d’Albert. Quant Ă  Peter, il but aussitĂ´t le sien et tout en dĂ©clarant que le rhum Ă©tait fameux fit signe qu’il en accepterait bien un deuxième.
-   Je ne suis pas fortunĂ©, comme vous pouvez le voir, dit Albert en s’adressant Ă  Victor avec un sourire forcĂ©, tout en faisant un geste de la main pour dĂ©signer la pièce, mais je peux vous payer… je vous propose… 545 $ et 50 cents.
     Victor resta impassible, but une gorgĂ©e de rhum, reposa son verre, et enfin d’un ton glacial annonça :
-   Ce n’est pas mon habitude de travailler pour un salaire de conducteur de troupeau.
-   N’exagères pas, Vic, je t’ai expliquĂ© la situation, et puis, 545 $, c’est quand mĂŞme pas mal, plaida Peter. C’est pas le salaire d’un conducteur de bĂ©tail, ah ça non ! Eh, ça fait plus de trois mois de salaire du shĂ©rif de Delano, ajouta-t-il en riant pour tenter de dĂ©tendre l’atmosphère. Cependant la remarque n’arracha aucun sourire Ă  Victor ni Ă  Albert qui commençait Ă  paniquer.
-   C’est tout ce que j’ai. C’est vraiment tout ce que j’ai pu rĂ©unir. Je peux… je peux aussi… vous donner ça, et il montra l’arme qu’il avait acquise.
-   Allez, Vic, s’il te plait, je t’ai racontĂ© son histoire, tu comprends bien, surtout toi, avec ce que tu as vĂ©cu, ce qui est arrivĂ© Ă  ton père…
-   S’il vous plait, acceptez, j’en peux plus, si vous le faites pas, j’irai, tant pis, avec ça, et il montrait son revolver, je sais pas m’en servir mais tant pis, j’irai et puis, je sais pas… Il continua, les yeux dans le vague, comme se parlant Ă  lui-mĂŞme. A travers sa logorrhĂ©e, on pouvait discerner « vengeance, pourri de Julius, qu’il aille au diable, j’en mourrai et Ă  de très nombreuses reprises « mon pauvre père », puis la voix se perdit dans un murmure inaudible. Victor et Peter attendirent calmement, sans montrer aucune impatience qu’il ait terminĂ©.
-   Tu vois, Vic, c’est comme qui dirait pour rĂ©parer une injustice. Et puis aussi pour qu’Al ait Ă  nouveau l’âme en paix. De toutes façons, pour toi, c’est rien, tu vas faire ça en deux temps trois mouvements, t’es un as dans ta partie, c’est bien connu, t’es un des meilleurs de tout l’Ouest. »
     Victor ne laissa paraĂ®tre aucune Ă©motion sous le flot des « compliments » adressĂ©s par Peter Drabek, mais celui-ci savait qu’il avait touchĂ© une corde sensible chez lui. En effet Victor Ă©tait content de lui, fier de ce qu’il Ă©tait devenu. Depuis l’âge de douze ans, suite aux effroyables instants qu’il avait vĂ©cus, il s’était promis de savoir manier une arme de façon Ă  devenir l’un des plus redoutĂ©s tireurs de tout l’Ouest et il y Ă©tait parvenu. Après un apprentissage avec un maĂ®tre en la matière, il avait fait ses preuves en tant que dĂ©tective de la fameuse agence Pinkerton puis… alors qu’il n’avait pas encore vingt ans, il Ă©tait passĂ© du cĂ´tĂ© de ceux qu’il pourchassait. Cela Ă©tait advenu un peu par hasard. L’occasion de gagner une somme considĂ©rable s’était prĂ©sentĂ©e Ă  lui Ă  un moment oĂą il avait vraiment besoin d’argent et il s’était fait, il est vrai de façon bien inconsĂ©quente, tueur professionnel. Pour une seule et unique fois s’était-il promis sur l’instant. Une seule et unique fois… NĂ©anmoins c’était  maintenant depuis près de quatre ans qu’il « exerçait » cette activitĂ©. Sans que cela trouble apparemment sa conscience, du moins jusqu’à prĂ©sent… tant l’homme s’accoutume Ă  toutes les situations qui ne tardent pas alors Ă  lui apparaĂ®tre ordinaires. Au moment oĂą il se trouvait dans la cuisine d’Albert Cooler, il n’avait eu encore aucun problème avec la justice, ayant toujours rĂ©ussi Ă  exĂ©cuter ses contrats sans que son nom soit rĂ©vĂ©lĂ© : aucune affiche ne mettait sa tĂŞte Ă  prix, aucun shĂ©rif n’était Ă  sa poursuite. La loi implacable selon laquelle, dans son cas, on se retrouve forcĂ©ment un jour ou l’autre face Ă  plus rapide, plus prĂ©cis ou alors simplement plus malin que soi ne devait pas ĂŞtre inconnue de Victor, mais, soit jeunesse, soit vanitĂ©, il n’y pensait pas trop, ou peut-ĂŞtre, ne voulait pas trop y penser. Après un moment de silence, Victor reprit la parole de la mĂŞme voix neutre :
-   Bon, j’accepte, mais il faudra me payer d’avance, car Julius Hole, c’est du gros gibier, dès qu’il sera abattu, ce sera le branle-bas de combat, il faudra que je quitte immĂ©diatement la ville et mĂŞme le Kansas.

IV

     Pour Julius Hole, l’Ouest avait Ă©tĂ© un exutoire lui permettant de fuir une famille oppressante. Il avait souffert durant son enfance et sa jeunesse, pris dans les carcans d’une Ă©ducation stricte, subissant les dures exigences d’un père calviniste et d’une mère plus austère encore que son mari. Dès l’âge de vingt et un ans il s’était installĂ© Ă  l’Ouest et depuis il menait la vie qu’il avait rĂŞvĂ©e. Son père avait voulu l’envoyer Ă  Harvard mais Julius n’y Ă©tait pas restĂ© longtemps, ce qu’il voulait, c’était suivre son frère Blake, de deux ans son aĂ®nĂ©, qui s’était lancĂ© avec succès dans les affaires. Les deux frères s’étaient toujours bien entendu mĂŞme s’ils n’avaient pas du tout le mĂŞme caractère, Julius Ă©tant exubĂ©rant et expansif, alors que Blake Ă©tait plus sombre et renfermĂ©. Ils s’associèrent et si Blake avait bien rĂ©ussi dans ses premières entreprises, il fallait avouer que Julius le surpassait de beaucoup, le gĂ©nie des affaires l’habitait. Tous le disaient : « Il a ça dans le sang, dès que Julius s’occupe d’une affaire, on est sĂ»r que l’or va couler Ă  flot ». On le surnomma rapidement le Midas de l’Ouest.
     Julius Hole Ă©tait prudent, n’engageant jamais de capitaux de façon hasardeuse, par exemple, dans les annĂ©es 1850 il avait spĂ©culĂ© sur des compagnies minières mais uniquement après avoir eu l’assurance que les filons exploitĂ©s par celles-ci Ă©taient abondants, car trop souvent ces derniers Ă©taient superficiels et menaient Ă  des faillites retentissantes. Il n’hĂ©sitait pas aussi Ă  user de procĂ©dĂ©s malhonnĂŞtes : ainsi, avant la crĂ©ation de la Hole Refrigerator Line, pour augmenter le poids des vaches amaigries par les longs trajets en train, il ordonnait qu’on les assoiffe pendant le voyage puis qu’on les fasse boire tant et plus le jour de la vente. Il avait aussi Ă©tĂ© Ă  l’origine d’un bureau de publicitĂ© mensongère pour que les compagnies de chemin de fer dans lesquelles il avait investi vendent facilement les terres, que le gouvernement fĂ©dĂ©ral leur avait octroyĂ©es, Ă  de naĂŻfs pionniers. Pour attirer ceux-ci, il leur promettait dans de beaux prospectus que la fortune Ă©tait Ă  portĂ©e de main et n’hĂ©sitait pas Ă  inventer de brillantes mĂ©tropoles lĂ  oĂą il n’y avait encore que trois cabanes de bois. Et bien sĂ»r, il n’avait aucun scrupule Ă  s’emparer des idĂ©es des autres comme il l’avait fait avec John Cooler. Flairant toujours les bons coups, il avait dernièrement jetĂ© son dĂ©volu sur le fil de fer barbelĂ©, qui se vendait seulement 20 dollars les cent livres en 1874 mais 80 dollars en 1876, ayant bien compris que le prix n’allait cesser de croĂ®tre, les fermiers Ă©tant rĂ©solus Ă  protĂ©ger leurs cultures des ravages causĂ©s par les troupeaux itinĂ©rants.
     Julius Hole prĂ©tendait ĂŞtre accaparĂ© par ses affaires qui ne lui laissaient pas une minute de libre selon lui, pour systĂ©matiquement Ă©viter les rĂ©unions familiales qui se tenaient Ă  Boston, la ville natale de son père. A cinquante-deux ans, Julius n’était toujours pas mariĂ© et il y avait bien longtemps que l’on avait cessĂ© de lui faire des remarques lĂ -dessus, ses parents s’étant rĂ©signĂ©s. Sa dĂ©bauche n’avait fait que croĂ®tre au fil des annĂ©es et maintenant dans sa somptueuse maison de Wichita ses maĂ®tresses se succĂ©daient, chacune parvenant Ă  se maintenir, dans le meilleur des cas, cinq Ă  six mois. Il y organisait de titanesques orgies, arrosĂ©es des meilleurs vins français. Son vieux père serait mort d’une attaque s’il avait eu connaissance des mĹ“urs dĂ©pravĂ©es de son fils. Quant Ă  sa mère, elle se doutait que la vie de Julius n’était pas d’une puretĂ© angĂ©lique mais faisait mine de ne rien soupçonner et d’ailleurs ce qu’elle imaginait ne pouvait rester que bien en-deçà de la rĂ©alitĂ©.
     En outre Julius adorait aller s’encanailler dans les quartiers mal famĂ©s de Delano, toutefois toujours accompagnĂ© de deux ou trois colosses qui Ă©taient chargĂ©s de sa protection. Il y frĂ©quentait tout particulièrement le Red Orchard, un lupanar rĂ©putĂ©. La maison Ă©tait tenue par Mme Gessler, une suissesse pas commode qui ne tolĂ©rait aucun dĂ©sordre. Chez Mme Gessler, c’était la lĂ©gion romaine, tout Ă©tait d’une propretĂ© irrĂ©prochable et tout son petit monde lui obĂ©issait au doigt et Ă  l’œil, mais sans heurts, c’était une autoritĂ© ferme qui s’exerçait en douceur. Les clients Ă©taient toujours très satisfaits et nul ne s’était jamais plaint du Red Orchard. Quand Julius Hole s’y rendait, la patronne lui rĂ©servait deux ou trois très jeunes filles, connaissant bien les goĂ»ts du fortunĂ© dĂ©bauchĂ©. 
     La vie des plus rangĂ©es de son frère Blake : mariĂ© Ă  l’âge de vingt-deux ans avec la fille aĂ®nĂ©e d’une famille de la grande bourgeoisie de Boston dont il avait eu deux enfants et pour laquelle il faisait preuve d’une fidĂ©litĂ© irrĂ©prochable depuis trente-deux ans, formait donc un Ă©clatant contraste avec la licencieuse existence de Julius. Et pourtant Blake, depuis sa prime jeunesse, n’était pas dĂ©nuĂ© de bizarreries. Loin de lĂ . Mais il les cultivait en secret. GavĂ© de lectures Ă©sotĂ©riques, il avait par exemple lu et relu le Zohar et les Ĺ“uvres d’Aboulafia, Blake Ă©tant persuadĂ© que les rĂ©alitĂ©s du monde n’en Ă©taient pas et que tout n’était que signes, chiffres, mystères Ă  dĂ©voiler. Il suivait les enseignements de plusieurs maĂ®tres spirituels et lui-mĂŞme se pensait capable de dĂ©crypter le sens cachĂ© de l’univers. Il Ă©tait notamment convaincu de l’existence du royaume souterrain mythique d’Agartha, pensant que le but de l’HumanitĂ© Ă©tait d’y accĂ©der et d’y trouver le bonheur Ă©ternel. Et il Ă©tait sĂ»r que lui, Blake Hole, avait un rĂ´le dĂ©cisif Ă  jouer dans tout cela, il attendait son moment, qui ne tarderait pas Ă  venir selon lui. Il « savait » que cela arriverait. Il avait financĂ© au moins deux expĂ©ditions de pseudo-savants en Inde pour retrouver ce monde idĂ©al qui permettrait d’accĂ©der Ă  des connaissances et Ă  des pouvoirs surnaturels, mais sans rĂ©sultat. Il Ă©tait mĂŞme allĂ© en France pour rencontrer le grand maĂ®tre spirituel Jean Saint Mont-Ernier, qui avait bien voulu lui accorder une demi-journĂ©e d’entretien. Ce maĂ®tre, dotĂ©, selon lui-mĂŞme, de pouvoirs extraordinaires, dĂ©livrait un enseignement uniquement oral car il prĂ©tendait que les livres corrompaient la vĂ©ritĂ©. Jean Saint Mont-Ernier lui avait beaucoup rĂ©vĂ©lĂ© sur Agartha et sur l’au-delĂ  -il assurait ĂŞtre revenu lui-mĂŞme de chez les morts- ainsi que sur les façons de communiquer avec les âmes des disparus. Blake Ă©tait d’ailleurs un fervent adepte du spiritisme. Il avait tentĂ© Ă  de nombreuses reprises de convaincre son frère de le suivre dans sa voie, mais toujours en vain.
     Julius ne manquait pas une occasion de se moquer de Blake, pensant que tout son charabia Ă©tait Ă  mourir de rire et il avait plus d’une fois menacĂ©, pour s’amuser, d’en avertir leurs parents, surtout quand ils Ă©taient jeunes car dĂ©sormais il n’avait quasiment plus aucun contact avec eux et de toute façon il se fichait bien de ce qu’ils pouvaient penser de son frère et de lui. La bonne entente qui existait entre Julius et Blake quand ils Ă©taient jeunes avait perdurĂ© mais les deux frères ne se voyaient plus : ce n’était qu’échanges de lettres et de tĂ©lĂ©grammes et de plus en plus uniquement pour les affaires, il n’y avait quasiment plus rien de personnel, seul Blake donnait très sporadiquement des nouvelles de leurs vieux parents.
     Victor Brennan, qui s’était installĂ© dans le plus bel hĂ´tel de Wichita, avait Ă©tĂ© mis au courant par Peter Drabek que Julius avait ses habitudes au Red Orchard et qu’il s’y rendait toujours le dernier jeudi du mois. Ce serait donc le 25 mai. Victor avait huit jours pour se prĂ©parer. Il parcourut mĂ©thodiquement le quartier oĂą se trouvait la maison close, mais aussi le reste de la ville de Delano pour bien repĂ©rer les lieux, tout d’abord de jour, puis la nuit. Il avait pris soin de se changer et de mettre de vieux vĂŞtements pour passer inaperçu. Il examina tout très attentivement, observant les allĂ©es et venues, mĂ©morisant chaque dĂ©tail, dĂ©terminant l’endroit oĂą se placer pour abattre sa cible et Ă©galement comment quitter la ville au plus vite sans se faire remarquer.
     Lorsqu’à deux heures dix du matin, le vendredi 26 mai, Julius Hole sortait du « Red Orchard », il n’eut pas le temps de faire dix pas qu’une balle de Winchester lui explosait la cervelle. Les deux gardes du corps qui l’accompagnaient n’avaient mĂŞme pas vu d’oĂą le coup venait.

V

     Victor quitta Delano aussitĂ´t, sans que quiconque l’ait aperçu, s’éloignant de la ville rapidement, en parcourant dĂ©jĂ  près quinze miles cette nuit-lĂ , bĂ©nĂ©ficiant de la faible clartĂ© d’un dernier croissant de lune. Il prit la direction de la ville d’Omaha au Nebraska. Il avait un peu plus de trois cents miles Ă  parcourir mais il avait l’habitude de franchir de grandes distances en peu de temps et il comptait mettre deux semaines environ, en chevauchant six Ă  sept heures par jour, ayant pris soin d’emporter suffisamment de vivres. Il disposait en tout de trois chevaux : deux de selle, RĂ©gulus, un hongre bai très vif qu’il avait achetĂ© six ans auparavant et sa belle jument anglo-arabe Terpsichore ainsi que d’un cheval de bât. Il Ă©tait surtout pressĂ© de quitter le Kansas, ce qui fut fait au bout de sept jours, et par la suite, il n’eut pas envie de s’attarder dans cet espace agricole des plus monotones qu’était le Sud-Est du Nebraska. C’était toujours les mĂŞmes plaines, les mĂŞmes prairies dĂ©pourvues d’arbres, les mĂŞmes champs de blĂ© ou de maĂŻs, les mĂŞmes troupeaux de vaches. Il avait l’impression de revivre sans cesse la mĂŞme journĂ©e. Bien qu’il prĂ©fĂ©rât en règle gĂ©nĂ©rale dormir Ă  l’hĂ´tel, il choisit de bivouaquer jusqu’à ce qu’il arrivât Ă  la ville de Lincoln au Nebraska, d’abord parce que la prudence Ă©tant de mise, il prĂ©fĂ©ra Ă©viter les villes tant qu’il Ă©tait au Kansas, et ensuite, dans ce coin de campagne perdu du Nebraska oĂą on ne pouvait rencontrer que quelques misĂ©rables bourgades, si c’était pour se trouver un lit plein de punaises sous lequel couraient rats ou souris dans une auberge minable, il prĂ©fĂ©rait encore dormir Ă  la belle Ă©toile, d’autant que les nuits n’étaient plus trop fraĂ®ches et qu’il eut la chance de ne pas subir de vent trop violent. Il fit une halte de quatre jours Ă  Lincoln, retrouvant avec plaisir les commoditĂ©s de la ville et profitant d’une confortable chambre au Lancaster Hotel.
     Victor arriva Ă  Omaha le matin du neuf juin, après quinze jours de voyage. Comme toujours, son premier soin fut de s’occuper de ses chevaux. Il les confia au vieux Tom en lui donnant gĂ©nĂ©reusement trente dollars comme d’habitude et comme d’habitude Tom fit mine de refuser, protestant que c’était trop. Victor lui laissa aussi ses armes (sa Winchester et ses deux Colts 45 que Radomir lui avait offerts trois ans plus tĂ´t), ayant une confiance totale en le vieil homme. Avant mĂŞme que Victor l’ait demandĂ©, Tom proposa d’envoyer le petit Joe porter ses affaires Ă  l’adresse habituelle, Victor le remercia et confia Ă©galement au garçon un billet dans lequel il annonçait sa venue pour onze heures.
     Il profita des deux heures qu’il avait devant lui pour flâner dans Omaha. A chaque fois qu’il revenait, il trouvait la ville plus peuplĂ©e et animĂ©e, et de plus en plus cosmopolite. La « porte d’entrĂ©e de l’Ouest », qui comprenait alors plus de vingt-cinq mille habitants, n’était plus la capitale du Nebraska depuis vingt-deux ans, Lincoln lui ayant ravi la place. Victor s’aperçut que les grands bâtiments de brique rouge de trois ou quatre Ă©tages s’étaient multipliĂ©s, abritant commerces, hĂ´tels ou usines. Il Ă©vita la gare de l’Union Pacific, et son quartier d’entrepĂ´ts, d’abattoirs et d’usines de conditionnement de la viande et se rendit jusqu’au bord du Missouri, dont les berges Ă©taient agrĂ©ablement ombragĂ©es par des peupliers, des frĂŞnes et des ormes et qui lui rappelaient les bons moments qu’il y avait passĂ©s dans son enfance. LĂ  encore c’était l’effervescence, avec les va-et-vient permanents des ferries, qui en traversant le fleuve, faisaient le lien entre l’Est et l’Ouest du pays.
     Il finit sa dĂ©ambulation par la place du marchĂ© qui regorgeait de produits venus des quatre coins du monde. Il y avait foule. Il se mit en quĂŞte d’un prĂ©sent, hĂ©sitant entre de l’eau de Cologne Guerlain et des mouchoirs en dentelle d’Alençon. Il acheta ces derniers, demandant Ă  ce qu’on les lui enveloppe dans un papier de soie agrĂ©mentĂ© d’une faveur. Il acheta pour lui un flacon d’eau de Cologne « Extra-Vieille de Roger et Gallet » -on lui assura qu’il s’agissait d’une nouvelle qualitĂ© de l’eau de Jean-Marie Farina- et une autre nouveautĂ© de la mĂŞme maison : un savon rond parfumĂ©1. Soudain, il sentit qu’un gamin tentait de lui faire les poches, il lui saisit aussitĂ´t fermement le poignet et pris un air terrible, sans dire un mot. Le gamin Ă©tait paniquĂ©, se voyant dĂ©jĂ  en prison mais Victor le laissa aller non sans lui assurer, pour lui faire peur, qu’il demanderait Ă  Mr. Walter, le shĂ©rif, de l’envoyer aux travaux forcĂ©s s’il recommençait. Il faisait dĂ©jĂ  chaud en cette matinĂ©e du dĂ©but de mois de juin et il s’arrĂŞta pour boire une bière fraĂ®che.
     Il Ă©tait près de onze heures, il se dirigea vers Jefferson Square et frappa Ă  la porte d’une coquette maison. Une belle femme brune aux yeux bleus vĂŞtue d’une Ă©lĂ©gante robe en taffetas parme lui tomba dans les bras.
-   Bonjour maman.

1 L’auteur s’est permis un léger anachronisme car si l’ « Extra-vieille » existe bien depuis 1875, les savons ronds parfumés, quant à eux, ne sont apparus qu’en 1879.
-   Je t’attendais, le petit Joe a apportĂ© tes affaires, je les lui ai fait mettre dans ta chambre. Je suis tellement heureuse de te revoir. Tu m’as manquĂ© depuis tous ces longs mois.
Elle regarda son fils avec un large sourire, le fit entrer et reçut son cadeau     
-   avec plaisir.
-   A moi aussi, tu m’as manquĂ©.
     Mais rapidement, le beau regard bleu de sa mère se fit scrutateur.
-   Tu aurais pu nouer ta cravate correctement… » Elle esquissa un geste pour tenter de la rajuster mais se retint, puis, regardant le chapeau que Victor tenait Ă  la main : Eh bien ! Il est encore plus poussiĂ©reux que le plumeau de Lida ! Et tes bottes ! Dans quel Ă©tat sont-elles !
     Victor -qui pensait Ă©viter ce genre de remarques en ayant pris soin de brosser ses vĂŞtements le matin-mĂŞme - tenta de se dĂ©fendre :
-   M’man ! J’ai parcouru plus de trois cents miles en moins de …
-   Oh ! Ne me dis rien ! Je ne veux surtout pas savoir d’oĂą tu viens. Mais enfin tu es de plus en plus nĂ©gligĂ©. Ce n’est pas Ă©tonnant aussi, avec la vie que tu mènes. Je ne vais pas revenir lĂ -dessus, mais… Enfin… Allez, tu vas aller prendre un bain et te vĂŞtir correctement, il y a du linge et des vĂŞtements propres dans ta chambre. Pendant ce temps je prĂ©parerai moi-mĂŞme le dĂ©jeuner -j’ai envoyĂ© Lida faire quelques achats- je te ferais un repas digne de ce nom, car tu as dĂ» manger n’importe quoi ces derniers mois.
     Et lĂ  tomba la question que Victor redoutait toujours : « Tu restes combien de temps ? » Et il rĂ©pondit comme Ă  l’accoutumĂ©e de façon Ă©vasive, « quelques jours » en pensant que trois, ce serait bien assez. La dernière fois qu’il Ă©tait venu, c’était Ă  NoĂ«l dernier, six mois auparavant ; l’atmosphère s’était alourdie peu Ă  peu et la mère et le fils s’étaient quittĂ©s non pas fâchĂ©s mais soulagĂ©s de se sĂ©parer. PrĂ©cisons tout de suite qu’EugĂ©nie ignorait totalement ce qu’était devenu Victor -celui-ci n’avait heureusement pas eu le mauvais goĂ»t de lui signaler son changement de… d’« activitĂ© »- elle le croyait toujours simplement un « vulgaire dĂ©tective » comme elle le disait, profession qu’elle exĂ©crait, la trouvant indigne et avilissante et depuis près de six ans, elle ne cessait d’exhorter son fils Ă  changer de vie. Alors, si elle avait su que dĂ©sormais il Ă©tait l’un de ces horribles hors-la-loi qu’il pourchassait autrefois ! Elle en aurait Ă©tĂ© Ă©pouvantĂ©e et n’aurait peut-ĂŞtre plus voulu le revoir (quoique, elle l’aimait tellement !) La profession de Victor mise Ă  part, les sujets de discordes ne manquaient pas et Victor savait trop ce qu’il allait devoir entendre: « Et si ton père te voyait ! Et le piano ! Et Laura ! Et quand te marieras-tu ?… » Les reproches de sa mère l’agaçaient et mĂŞme s’il l’aimait profondĂ©ment, il ne pouvait pas s’empĂŞcher parfois de rĂ©pliquer durement. C’est pourquoi il pensait qu’il Ă©tait prĂ©fĂ©rable de ne pas rester trop longtemps.
     EugĂ©nie Brennan, la mère de Victor, avait dĂ©finitivement quittĂ© la France en 1850, après la mort de sa mère car elle ne supportait plus la vie qu’elle menait. Son père, bien que fortunĂ©, devenait de plus en plus avare, et surtout elle voulait oublier sa catastrophique histoire d’amour avec son cousin Hector qui lui avait promis de l’épouser mais qui finalement l’avait abandonnĂ©e pour aller faire fortune aux Indes. Elle en avait Ă©tĂ© très malheureuse, attendant en vain des nouvelles pendant plus de deux ans, puis avait appris qu’il s’était mariĂ© avec une Anglaise. Elle avait alors pris sa dĂ©cision : elle partirait et se bâtirait une nouvelle vie ailleurs. Elle avait quittĂ© sa petite ville natale de Buzançais, emportant ses Ă©conomies qui Ă©taient substantielles (et dire qu’elle avait failli les donner Ă  son cousin qui voulait se lancer dans le nĂ©goce !) et avait pris le bateau au Havre. A peine Ă©tait-elle arrivĂ©e Ă  New-York qu’elle rencontrait un bel Irlandais, Pilib Brennan. Ce fut le coup de foudre, ils se marièrent quelques semaines après et en 1852 naissait Victor. L’accouchement s’était très mal passĂ© et Pilib pensa perdre sa femme. EugĂ©nie survĂ©cut mais ne put plus avoir d’autres enfants. Ils s’installèrent Ă  Omaha en 1855, un an après la fondation de la ville. Après la mort de son mari, en 1863, EugĂ©nie refusa de se remarier. Et pourtant ce n’était pas les demandes qui manquaient. Bien qu’approchant de la cinquantaine, elle Ă©tait restĂ©e très belle et beaucoup d’hommes auraient bien voulu l’épouser, mais c’était en vain qu’ils faisaient leur demande.
     Quand, en juin 1869, elle trouva la lettre de Victor -il n’avait pas mĂŞme dix-sept ans- lui expliquant qu’il Ă©tait parti pour l’Ouest (sans plus de prĂ©cisions) promettant de venger son père et insistant sur le fait qu’il « les retrouverait et les abattrait tous », EugĂ©nie fut horrifiĂ©e. FoudroyĂ©e par la nouvelle, elle resta hĂ©bĂ©tĂ©e pendant un long moment face aux quelques lignes Ă©crites par son fils. Elle tombait des nues, car elle ne se doutait vraiment de rien, ne voyant encore en Victor qu’un doux enfant calme. Et pourtant… Cela faisait un bout de temps que le doux enfant s’entraĂ®nait Ă  manier un Colt avec le cousin de son professeur de piano, Radomir Drabek, un Tchèque fraĂ®chement arrivĂ© Ă  Omaha, excellent violoniste, au passĂ© plus que trouble toutefois. Omaha n’étant qu’une Ă©tape pour lui vers l’Ouest oĂą il souhaitait exercer ses talents (sans doute pas seulement ceux de virtuose) il accepta bien volontiers d’accompagner Victor dans ses recherches, ce qui permettrait aussi de parfaire l’apprentissage de son Ă©lève. Pendant six mois environ EugĂ©nie n’eut aucune nouvelle de son fils. PlongĂ©e dans le dĂ©sespoir le plus profond,  elle le pensait perdu pour toujours. Mais, lorsqu’au dĂ©but de l’annĂ©e 1870, dans une deuxième lettre, Victor lui annonçait que finalement il venait de s’engager dans l’agence Pinkerton, passĂ©e la stupĂ©faction, l’indignation la gagna et sa colère enfla dĂ©mesurĂ©ment. Elle se mit Ă  tourner en rond dans le salon: « DĂ©tective ? DĂ©tective chez Pinkerton ? Mais quelle idĂ©e, qu’est-ce qu’il lui a pris ? OĂą est-il allĂ© chercher ça ? Quelle absurditĂ© ! DĂ©tective… Chasseur de crapules ! Mais c’est… rĂ©pugnant ! C’est abject ! Sordide ! Ah, quelle horreur ! DĂ©tective, non mais voyez-vous ça ! Ah, le sot ! Ah, petit imbĂ©cile ! » Et elle finit par utiliser un vocabulaire de plus en plus grossier, ce dont elle ne se serait jamais cru capable, et cela la fâcha encore plus contre Victor, qui, par son comportement, la forçait Ă  dire des horreurs. Elle avait tellement honte qu’il ait fait ce choix, ce n’était pas lĂ  un mĂ©tier honorable, d’ailleurs un « mĂ©tier », on ne pouvait pas appeler cela un « mĂ©tier », mais plutĂ´t une vile tâche qui le ferait sans cesse vivre au contact de la pire canaille. Que cela Ă©tait dĂ©gradant, pour lui comme pour elle ! Et ses amis, ses connaissances, ses voisins qui n’allaient pas tarder Ă  ĂŞtre au courant ! Mais ceux-ci, par respect pour EugĂ©nie, ne lui en parlèrent jamais, sachant Ă  quel point elle avait Ă©tĂ© blessĂ©e et attristĂ©e. Heureusement, Victor exerçait sa mĂ©prisable besogne loin de lĂ , hors du Nebraska, au Colorado, au Kansas ou le diable savait oĂą ! Alors qu’elle l’avait toujours choyĂ©, qu’il avait reçu une bonne Ă©ducation et qu’elle lui avait payĂ© (sur ses Ă©conomies personnelles toujours) des cours de piano -ayant convaincu ce professeur tchèque, leur voisin Ă  New York, Mr Janecek Drabek, de venir s’installer Ă  Omaha pour lui donner des cours- qu’il avait Ă©tĂ© un enfant calme, sans histoire, pas bagarreur, que lui Ă©tait-il soudain arrivĂ© ? Elle n’avait pas compris quelles Ă©taient ses motivations et les explications qu’il avait donnĂ©es pour justifier son choix lui paraissaient Ă©tranges, mĂŞme si, bien sĂ»r, il y avait eu le drame de la mort de son père, tuĂ© sous ses propres yeux. Mais pour EugĂ©nie, cela ne pouvait pas expliquer cette dĂ©cision qu’elle considĂ©rait dĂ©sastreuse et elle n’avait cessĂ© de condamner sa conduite. C’est pourquoi au bonheur que ressentait EugĂ©nie de revoir son fils se mĂŞlaient toujours de la dĂ©ception, de l’amertume et une certaine colère.
     EugĂ©nie avait toujours imaginĂ© Victor en grand pianiste (ne sachant pas d’oĂą cela lui venait, personne dans sa famille ni dans celle de son mari n’était musicien et elle n’avait Ă©tĂ© influencĂ©e par aucun exemple autour d’elle.) Son mari avait acceptĂ© que Victor apprenne le piano mais il voulait qu’il fasse ensuite quelque chose de plus « sĂ©rieux ». S’il n’était pas mort prĂ©maturĂ©ment, Pilib se serait sans doute opposĂ© au rĂŞve de sa femme, car le sien Ă©tait d’envoyer son fils Ă  l’universitĂ©, Ă  Chicago, voire Ă  Cambridge ou Harvard.
     Une voisine irlandaise avait dit Ă  EugĂ©nie que le patronyme « Brennan » venait du mot chagrin et en effet le père et le fils lui avaient causĂ© bien des chagrins, pas de la mĂŞme nature toutefois. Alors que son mari, qui Ă©tait la probitĂ© incarnĂ©e, s’était toujours conduit de façon si digne, si honnĂŞte, Victor… Ah, Victor ! Que lui Ă©tait-il donc passĂ© par la tĂŞte ? MĂŞme si elle essayait de chasser ses noires pensĂ©es, elle Ă©tait rĂ©gulièrement tourmentĂ©e par la crainte d’apprendre sa mort et quand George Walter, le shĂ©rif, passait pour venir la saluer (il avait le bĂ©guin pour elle mais n’osait pas faire sa demande, se doutant qu’elle le refuserait comme les autres) l’angoisse l’envahissait toujours car elle imaginait le pire. Elle aurait certes pu sombrer dans la folie après la mort de son mari, se jeter dans le Missouri après le dĂ©part de son fils, mais non, elle n’avait rien fait de tout cela. Elle avait priĂ© -elle se rendait chaque semaine Ă  la cathĂ©drale Sainte Philomène- espĂ©rant que Dieu accueillerait l’âme de son dĂ©funt Ă©poux tant aimĂ© au Paradis et guiderait Victor sur un chemin plus sage.
    Sur le plan matĂ©riel, EugĂ©nie vivait dans une aisance certaine, son mari lui avait laissĂ© suffisamment d’argent et surtout, elle avait hĂ©ritĂ© une vĂ©ritable fortune de son vieux grigou de père qui Ă©tait dĂ©cĂ©dĂ© l’annĂ©e oĂą Victor avait quittĂ© le foyer familial. Si elle avait ouvert une boutique de chapeaux, c’était pour s’occuper et non pour gagner sa vie, boutique qui par ailleurs connaissait un grand succès, toutes les Ă©lĂ©gantes d’Omaha se prĂ©cipitaient au « Chapeau de la Parisienne. »
     Victor retrouvait Ă  chaque fois avec plaisir l’intĂ©rieur confortable de la maison de sa mère : tout Ă©tait impeccable, astiquĂ©, en ordre, mĂŞme s’il se faisait toujours la mĂŞme rĂ©flexion : «  Tout ce rose et ce parme, ç’a un peu un cĂ´tĂ© bonbonnière, mais enfin, cela convient pour une femme seule… » Après un dĂ©licieux dĂ©jeuner, Victor se mit au piano avant mĂŞme que sa mère le lui demande car il savait que cela lui ferait plaisir. Victor se disait avec satisfaction que le premier jour cela commençait toujours bien : après un bon repas, quelques airs au piano. Ça se dĂ©gradait après… EugĂ©nie avait achetĂ© avec ses propres Ă©conomies un piano droit, un Erard, lorsque Victor avait commencĂ© Ă  apprendre Ă  jouer, Ă  cinq ans et demi, et le faisait accorder chaque annĂ©e, mĂŞme si Victor ne passait pas plus de deux ou trois fois par an. Elle-mĂŞme jouait un peu. Il joua d’abord du Mozart car il savait qu’elle aimait beaucoup ce compositeur. A peine eut-il achevĂ© « la Marche turque » que sa mère ne put s’empĂŞcher de s’exclamer: « Tu gâches vraiment ton talent, tu aurais pu ĂŞtre un grand pianiste ! D’ailleurs il n’est pas trop tard… » « Ça commence toujours bien, hum… » pensa Victor, qui prĂ©fĂ©ra ne rien rĂ©pondre, faisant mine d’être absorbĂ© par l’interprĂ©tation de la sonate n° 8 de Mozart.
-    Tu devrais nous jouer la sonate de Beethoven que Mr Drabek t’avait apprise la dernière annĂ©e, tu sais celle qu’on appelle l’Appassionata, et puis aussi la Rhapsodie hongroise de Liszt.
     Ce n’était pas par hasard si EugĂ©nie lui rĂ©clamait de tels morceaux (elle demandait conseil pour cela auprès de Mr Drabek), c’était des partitions particulièrement ardues, son seul but Ă©tant de vĂ©rifier la virtuositĂ© de son fils. Victor le savait bien, dĂ©jĂ  Ă  NoĂ«l dernier, elle lui avait demandĂ© de jouer la fantaisie impromptue de Chopin et le grand galop romantique de Liszt, lĂ  encore des pièces qui nĂ©cessitaient une habiletĂ© de musicien accompli. Il ne put s’empĂŞcher de rĂ©pliquer :
-   Tu as vraiment envie d’entendre ça ou si c’est pour… et lĂ  Victor hĂ©sita sur les mots - comme il n’utilisait plus le français très souvent, il avait tendance Ă  oublier certaines expressions- … pour me mettre Ă  l’épreuve ?
-   Mais en plus, tu perds ton français ! Ah ! Il ne manquerait plus que ça que tu perdes ton français ! Il faut que tu l’entretiennes ! Il faudra que tu emportes quelques livres et que tu les lises Ă  voix haute.
     Vaincu, Victor se contenta finalement de dire, très calmement, que dans ce cas, il devrait y travailler plusieurs heures. Il passa donc toute une partie de l’après-midi et de la soirĂ©e Ă  revoir la sonate de Beethoven. Sa mère Ă©tait aux anges, d’entendre ainsi le piano rĂ©sonner dans toute la maison, comme « avant ». Victor soudain cessa un moment de jouer. Il se prit Ă  penser qu’il ferait peut-ĂŞtre mieux de faire des fausses notes, de massacrer la partition pour qu’ainsi sa mère ne l’importune plus avec ça. Mais… Non… Il ne pouvait quand mĂŞme pas faire ça Ă  Beethoven, lui assassiner son Appassionata… Et il reposa les mains sur le clavier.
     Quand sa mère voyait ainsi son fils, si beau, si Ă©lĂ©gant, jouant du piano, elle ne pouvait pas l’imaginer en train de… enfin, en train de… Elle ne savait comment dire. D’ailleurs elle ne l’avait jamais vu tenir une arme et ne savait pas vraiment en quoi consistait son mĂ©tier (enfin, son premier mĂ©tier, celui de dĂ©tective.) Mais malgrĂ© elle, elle l’imaginait parfois, le voyant vĂŞtu en cowboy, avec des vĂŞtements sales, le visage maculĂ©, rampant par terre, dans un brulant dĂ©sert, des coups de feu Ă©clatant au loin. Elle ne savait pas pourquoi, mais Ă  chaque fois que lui venait ce genre d’images elle l’imaginait dans le dĂ©sert. Une rĂ©miniscence de Manon Lescaut de l’abbĂ© Prevost peut-ĂŞtre, dont la lecture l’avait fortement impressionnĂ©e quand elle Ă©tait jeune ? NĂ©anmoins, elle ne pouvait se reprĂ©senter son Vic chĂ©ri une arme Ă  la main. Et quelquefois, aussi, surgissait une terrible vision : Victor, allongĂ© sur le dos, immobile -toujours dans un dĂ©sert- une grosse tâche de sang sur la poitrine ; quand cela lui arrivait, de jour comme de nuit, EugĂ©nie se prĂ©cipitait sur ses rubans, voiles et autres accessoires et elle se mettait Ă  confectionner un chapeau. Elle se plongeait dans sa crĂ©ation, s’y absorbait et finissait par oublier.
     En fin d’après-midi, alors que Victor faisait une pause et s’était allongĂ© sur un des canapĂ©s tendu d’un beau velours rose pĂŞche, sa mère vint s’assoir auprès de lui. Alors qu’elle lui passait la main dans les cheveux, elle lui dit tendrement, comme Ă  son habitude : « Tu as les cheveux de ton père. » Puis, après un court silence : « Au fait, tu sais que Laura est revenue de New York et qu’elle va se marier Ă  la fin du mois ? » « Ah, elle attaque dĂ©jĂ  sur le mariage ! » pensa Victor, qui toutefois ne put s’empĂŞcher de ressentir un pincement au cĹ“ur. Il aimait Laura. NĂ©anmoins comme celle-ci n’avait jamais fait montre d’un quelconque sentiment amoureux envers lui, il Ă©tait rĂ©solu Ă  l’oublier –ou du moins Ă  essayer. Ils ne s’étaient mĂŞme pas revus au dernier NoĂ«l.
-   Oui, tu me l’as dĂ©jĂ  dit Ă  plusieurs reprises Ă  NoĂ«l dernier, que le mariage Ă©tait prĂ©vu pour ce mois-ci. Et toi maman, pourquoi tu ne te remarierais pas, Mr Frog a encore fait sa demande, c’est le vieux Tom qui me l’a dit ce matin… Mais Ă  peine avait-t-il prononcĂ© ces quelques mots qu’il le regretta, il savait bien pourtant ce que cela allait dĂ©clencher…
     Et en effet l’habituelle litanie de rĂ©probations se mit Ă  cascader, et ce furent Ă  n’en plus finir des : « Oh enfin, quelle idĂ©e ! », « Tu n’y penses pas », « Comment ! Tu voudrais que j’oublie ton père », « Moi, me remarier, jamais »…
     Pour Ă©chapper un peu Ă  ce dĂ©luge, Victor se leva et se remit au piano, reprenant l’Allegro ma non troppo de l’Appassionata. Le flot finit par cesser et EugĂ©nie revint Ă  son idĂ©e première.
-   Quand je pense que vous vous entendiez si bien, Laura et toi, tu te rappelles ? Vous Ă©tiez insĂ©parables, depuis que vous Ă©tiez tout petits.
     EugĂ©nie avait toujours espĂ©rĂ© qu’ils se marieraient ensemble. Laura Ă©tait la fille du juge Wright, la famille Ă©tait originaire de Richmond et Ă©tait venue s’installer Ă  Omaha la mĂŞme annĂ©e que les Brennan.
-   Et dire qu’elle va Ă©pouser cette grosse larve de Charles Pencil, c’est sĂ»rement par dĂ©pit, car je suis sĂ»re qu’elle aurait prĂ©fĂ©ré…
-   Maman ! Tu me l’as dĂ©jĂ  dit !
-   Et toi, quand vas-tu te marier, Tu vas avoir vingt-quatre ans en aoĂ»t prochain.
-   Et bien justement, il n’y a pas d’urgence.
-   Et d’ailleurs, est-ce que tu reviendras pour ton anniversaire, pour le seize aoĂ»t ?
-   Je ne sais pas, ça dĂ©pendra…
-   Tu n’aimerais pas avoir ton foyer, une Ă©pouse, vivre une vie normale, plutĂ´t que de… de vagabonder ainsi !
-   Maman, tu exagères !
-   Un jour, on va te mettre en prison ou mĂŞme on va t’envoyer aux travaux forcĂ©s pour vagabondage, et tu travailleras comme un esclave sur une route !
-   Maman !
     EugĂ©nie Ă©tait tellement prise par ses pensĂ©es qu’elle n’accordait plus aucune attention Ă  la musique. Victor Ă©tait en train de reprendre depuis le dĂ©but, depuis l’Allegro assai, il secouait la tĂŞte, sentant monter l’agacement. Ah, cette Ă©ternelle rengaine, sa mère qui voulait le voir mariĂ©...
     EugĂ©nie s’était tu. Cependant, une question lui brĂ»lait les lèvres, Ă  chaque fois la mĂŞme, mais jamais elle n’oserait aborder un tel sujet avec son fils. Elle se demandait s’il, ne, … ne frĂ©quentait pas,… quand mĂŞme, ces … ces lieux -elle n’arrivait pas Ă  formuler mĂŞme en pensĂ©e le mot « maisons closes. »
    Enfin, les trois jours se passèrent plutĂ´t bien, chacun y mettant du sien. EugĂ©nie se rĂ©signa, tentant de rĂ©frĂ©ner ses reproches, tandis que Victor resta attentionnĂ©, se gardant de montrer de l’impatience.

VI

-   Avec un salaud pareil, ça va nous en faire des suspects, hein ? Parce que, le Julius, y avait un tas de gars qui lui en voulaient et qui auraient rĂŞvĂ© de lui faire la peau. Depuis tous les cocus aux dizaines de pauvres types qui ont Ă©tĂ© plumĂ©s en faisant affaire avec lui. C’est qu’il en a bernĂ© du monde. Ça risque d’être compliquĂ©, vous croyez pas ?
     Paul Honor, le shĂ©rif de Delano, garda le silence et ne rĂ©agit pas mais il avait un air concentrĂ© et son adjoint qui le connaissait bien - ils travaillaient ensemble depuis quatre ans - savait qu’il avait Ă©tĂ© Ă©coutĂ©.
-   Ouais, je vois que vous avez dĂ©jĂ  une idĂ©e, c’est ça ?
-   Oh, y a pas Ă  aller chercher bien loin, tu vois ce que je veux dire. Cette histoire de wagon frigorifique…
-   Vous pensez quand mĂŞme pas Ă  Albert Cooler ? Alors lĂ , franchement,… Il se mit Ă  ricaner. Y a mieux comme tueur sanguinaire ! Ce pauvre Albert, Ă  part pleurnicher et se saouler la gueule depuis deux ans…
-   Je ne te dis pas que c’est lui qui a tuĂ© Julius Hole, mais… Il sait peut-ĂŞtre quelque chose. J’irai lui rendre une petite visite dès que possible.
     Paul Honor avait tout de suite Ă©tĂ© mis au courant du meurtre de Julius Hole. Et il en avait Ă©tĂ© plus que contrariĂ©. Et pas seulement d’avoir Ă©tĂ© rĂ©veillĂ© Ă  trois heures du matin. Il s’était aussitĂ´t rendu sur les lieux -mĂŞme si sa femme Nellie lui avait dit que ça pouvait attendre : « Maintenant qu’il est mort, y va plus aller bien loin, tu verras ça demain »- mais le problème, c’était que personne n’avait rien vu apparemment. Bon, le shĂ©rif ne dĂ©sespĂ©rait pas car il y a toujours des tĂ©moins qui mettent un peu de temps Ă  parler. Et puis, il y avait un autre souci et ce n’était pas le moindre, le frère de Julius Hole, le richissime et puissant Blake Hole, dĂ©jĂ  averti du drame, avait envoyĂ© en fin de matinĂ©e un tĂ©lĂ©gramme annonçant sa venue et sa ferme intention de retrouver le meurtrier de son frère au plus vite. Paul Honor redoutait la rencontre car Blake devait sans doute ĂŞtre tout aussi arrogant que son frère et il allait sĂ»rement vouloir lui dicter ses exigences. Il allait l’avoir dans les pattes et il avait horreur de ça mĂŞme s’il Ă©tait bien dĂ©cidĂ© Ă  ne pas se laisser faire. Mettant ces prĂ©occupations-lĂ  de cĂ´tĂ©, Paul Honor se concentra sur son enquĂŞte. Avec son adjoint, il se rendit Ă  nouveau sur les lieux pour les inspecter avec soin au grand jour et interroger encore les Ă©ventuels tĂ©moins mais il ne fut pas bien plus avancĂ©. Puis, laissant Ă  son adjoint le soin d’essayer de dresser la liste de tous les potentiels suspects, le shĂ©rif se rendit chez Albert Cooler, au 16, Douglas Avenue Ă  Wichita. Paul Honor avait bien connu le père d’Albert et avait conçu pour lui une grande estime. Quand il avait appris la nouvelle de sa mort, il en avait Ă©tĂ© très affectĂ©. Il le trouvait tellement courageux, avec cette affaire qu’il avait rĂ©ussi Ă  monter contre vents et marĂ©es. Il savait parfaitement que le fils de John Ă©tait incapable de tuer qui que ce soit mais il voulait savoir s’il n’était tout de mĂŞme pas mĂŞlĂ© Ă  cette histoire. Entre deux verres de whisky, il avait peut-ĂŞtre trouvĂ© le courage d’engager un tueur. Car si c’était le cas, quitte Ă  prendre quelques libertĂ©s avec la loi (cela lui arrivait de temps Ă  autre, oh, mais attention, jamais pour protĂ©ger de grands criminels mais plutĂ´t pour tirer du pĂ©trin de pauvres gars qui s’y Ă©taient mis suite Ă  un mauvais concours de circonstances) il chercherait comment l’aider, compte tenu de l’amitiĂ© qu’il portait Ă  son père. Cependant si Blake Hole venait Ă  apprendre qu’Albert Ă©tait Ă  l’origine du meurtre de son frère… Il ne donnait pas cher de la peau du jeune homme. Allez, on verra bien ! se dit Paul Honor, arrĂŞtant lĂ  ses rĂ©flexions puisqu’il arrivait devant la maison des Cooler. Il connaissait les habitudes d’Albert et ne frappa pas Ă  la porte principale, il contourna la maison. Cependant, elle avait l’air encore plus inhabitĂ© que d’habitude et elle l’était en effet. Le shĂ©rif interrogea alors une des voisines d’Albert, la vieille Carrie, qui jour et nuit Ă©tait Ă  sa fenĂŞtre, Ă©piant les faits et gestes de tous ceux qui passaient dans son champ de vision. Elle Ă©tait tellement efficace dans ce domaine que Paul disait souvent Ă  son collègue de Wichita qu’il devrait la prendre comme adjointe. Et quand elle lui dit que oui, ce matin très tĂ´t, le petit Albert Ă©tait parti sur sa vieille carne dĂ©charnĂ©e avec des fontes bien remplies, et qu’une semaine plus tĂ´t, tard le soir, il avait reçu deux hommes, Paul se dit qu’il avait donc peut-ĂŞtre vu juste. Il alla aussitĂ´t chez Frank End, le meilleur ami d’Albert, mais celui-ci lui affirma qu’Albert et lui Ă©taient fâchĂ©s et qu’ils ne s’étaient pas vus depuis une semaine Ă  peu près. Paul passa ensuite chez son collègue de Wichita, qui Ă©tait dĂ©jĂ  au courant de la mort de Julius Hole, et lui dit de faire rechercher Albert, mais discrètement, et de l’avertir si on le trouvait. Quand il revint Ă  son bureau de Delano, son adjoint avait dĂ©jĂ  noirci neuf pages de noms et entamait la dixième.
-   Alors, qu’est-ce que ça a donnĂ© ?
-   Je peux encore rien dire mais…
-   Ah, mais, quand mĂŞme, quand vous dites ça c’est que vous avez appris quelque chose…
-   Eh bien, la vieille Carrie m’a dit qu’il s’était barrĂ© tout juste ce matin et qu’il a reçu deux types il y a une semaine environ, au milieu de la nuit.
-   Nom de Dieu ! Vous aviez sacrĂ©ment bien vu ! Il faut le faire rechercher et l’arrĂŞter !
-   Ne nous emballons pas. Y’a l’autre Hole qui va se pointer et je suppose que ça va pas ĂŞtre un marrant. On va l’avoir sur le dos, ça va pas tarder. Albert, je le connais bien, je veux pas faire n’importe quoi et je veux l’interroger moi-mĂŞme.
-   Ouais, mais il faut le retrouver.
-   Hum, pas d’inquiĂ©tude, je suis sĂ»r qu’il n’est pas loin.
-   Et s’il s’était barrĂ© chez sa mère ? En Californie, je crois ?
-   On verra dans ce cas, mais… je ne pense pas. J’ai dĂ©jĂ  prĂ©venu Jack, on va le chercher. Dans les environs. Mais aussi bien, il reviendra tout seul.
     L’adjoint de Paul Honor se fia au flair de son chef, il avait une grande confiance dans le shĂ©rif qui depuis des annĂ©es montrait perspicacitĂ© et courage - faisant le coup de feu quand il le fallait- et qui avait dĂ©jĂ  mis derrière les barreaux nombre de coupables.
     En fait Albert n’avait pas du tout prĂ©vu de partir. Victor Brennan lui avait demandĂ© de le croiser « par hasard » Ă  dix heures du matin, Ă  la sortie du barbier de Topeka Street, le lendemain de leur première rencontre, pour lui remettre les 545 dollars -Victor avait dĂ» insister la veille pour qu’Albert ne l’encombre pas de ses 50 cents- et tout s’était bien passĂ©. Mais le matin suivant l’assassinat, Albert avait Ă©tĂ© pris d’une irrĂ©pressible trouille et sans rĂ©flĂ©chir, ayant jetĂ© quelques affaires dans des sacs de selle, avait sautĂ© sur le vieux cheval de son père pour partir au hasard. Il avait laissĂ© le cheval aller oĂą il voulait et celui-ci l’avait menĂ© Ă  El Dorado, Ă  trente miles de lĂ , oĂą Albert avait demandĂ© l’hospitalitĂ© Ă  de pauvres fermiers.
     Quatre jours après la mort de Julius -dont le corps avait Ă©tĂ© placĂ© dans un des wagons rĂ©frigĂ©rĂ©s de la Hole Refrigerator Line pour Ă©viter sa dĂ©composition- Blake Hole et son Ă©pouse arrivèrent Ă  la gare de Wichita. Blake Ă©tait long, sec, vĂŞtu de noir -comme il l’était toujours -d’un abord sinistre, sa triste mine n’étant pas due Ă  son deuil, elle lui Ă©tait habituelle. La petite femme Ă  l’air maussade, vĂŞtue d’une stricte robe noire, tellement effacĂ©e qu’on en percevait Ă  peine la prĂ©sence, Ă©tait HĂ©lène Hole, son Ă©pouse. Le couple austère s’installa dans la clinquante demeure de Julius. Etonnamment, Blake Hole organisa des funĂ©railles très sobres pour son frère : pas de grande cĂ©rĂ©monie, de tombe surmontĂ©e de statues, de couronnes en quantitĂ©, de cortège interminable, d’éloges funèbres grandiloquents. Blake Hole avait une allure si terne que cela fit dire Ă  l’adjoint de Paul Honor (qui avait assistĂ© Ă  l’enterrement avec son chef et le shĂ©rif de Wichita) : « Il paye vraiment pas de mine, ce type, si j’avais pas su qui il Ă©tait je lui aurais donnĂ© un billet d’un dollar pour qu’il puisse aller manger Ă  sa faim… Quant Ă  son Ă©pouse… elle Ă©tait oĂą ? Je ne l’ai mĂŞme pas vue.» Les vieux parents Hole avaient demandĂ© Ă  leur fils de rapatrier le corps Ă  Boston, pour qu’il soit dĂ©posĂ© dans le caveau familial mais Blake s’y Ă©tait fermement opposĂ©. Ses parents n’avaient pas compris pourquoi il s’obstinait ainsi, mais il avait insistĂ© et affirmĂ© qu’il fallait respecter les dernières volontĂ©s de Julius. Ils cĂ©dèrent sans trop de difficultĂ© : Julius avait toujours menĂ© la vie qu’il voulait alors qu’il en aille de mĂŞme pour sa mort… Ce que Blake n’avait par contre rĂ©vĂ©lĂ© Ă  personne, c’était que, juste après la mort de son frère, il s’était très longuement entretenu avec lui -enfin… avec son esprit- lors d’une sĂ©ance de spiritisme particulièrement exaltante, Julius lui ayant fait d’extraordinaires rĂ©vĂ©lations. 

-   Il « exige », rien que ça, monsieur « exige » !
-   Allez, dites-moi tout, ça vous soulagera et ça soulagera aussi Nellie, ça lui Ă©vitera de vous entendre maugrĂ©er pendant des heures ce soir.
-   Blake Hole, cette espèce d’oiseau de mauvais augure, « exige » que je lui donne rĂ©gulièrement des nouvelles de l’enquĂŞte et il a ajoutĂ© :« Si vous trouvez le tueur rapidement, je vous rĂ©compenserai. » Comme si nous Ă©tions ses larbins. Il « exige », non mais, Ă  quel titre ! Ah, il est peut-ĂŞtre habillĂ© comme un quaker mais il agit en tout cas comme s’il Ă©tait Dieu tout puissant. Il faut que tout et tous lui obĂ©issent au doigt et Ă  l’œil !
-   Bah ! Vous en avez vu d’autres…
-   Il dit Ă©galement qu’il va faire venir des dĂ©tectives privĂ©s de Chicago, de cette agence connue, lĂ , tu sais, de chez Pinkerton.
     Après un silence, l’adjoint de Paul Honor, qui avait compris Ă  quoi pensait le shĂ©rif, reprit :
-   Vous vous faites du mouron pour Albert, c’est ça ?
-   Les gars de chez Pinkerton, ils font pas dans la dentelle, et s’ils le retrouvent avant nous… Je comprends pas qu’on ait pas encore mis la main dessus, oĂą il s’est fourrĂ©, ce con-lĂ  !
-   Et sa mère ?
-   J’ai tĂ©lĂ©graphiĂ©, non, rien de ce cĂ´tĂ©-lĂ .
-   S’il faut ratisser tout le Kansas…
     Cela ne fut pas nĂ©cessaire. Albert Cooler revint Ă  Wichita, comme l’avait prĂ©vu le shĂ©rif, au bout d’une quinzaine de jours. Quant aux quatre enquĂŞteurs de chez Pinkerton que Blake avait fait venir, ils avaient jusque-lĂ  fait chou blanc eux aussi. Ils avaient eu beau interroger, fureter, tout retourner voire menacer, ils n’avaient rien trouvĂ© et le shĂ©rif savait que nul ne leur avait parlĂ© d’Albert Cooler. Paul Honor se rendit aussitĂ´t au 16, Douglas Avenue, prĂ©venant son adjoint de n’en rien dire Ă  personne. Quand il vit le shĂ©rif Ă  sa porte, Albert recula, effrayĂ©, comme si la poignĂ©e l’avait brĂ»lĂ©. Il avait une mine Ă©pouvantable, les cheveux Ă©bouriffĂ©s, les yeux injectĂ©s de sang. Il resta interdit et ce fut Paul Honor qui insista pour entrer.
-   Bonjour Albert, alors on a fait un petit voyage ?
-   Euh… Oui, enfin, non…
-   Si tu veux bien, on va un peu papoter tous les deux.
     Le shĂ©rif entra et s’assit Ă  la table de la cuisine sans attendre l’invitation. Albert ressortit machinalement sa vieille bouteille de rhum.
-   Je ne sais pas si tu es au courant, mais Julius Hole est mort.
-   Ah…
-   Tu n’en as vraiment pas entendu parler ?
-   Non, pas du tout.
-   C’est Ă©trange, tout le monde ne parle que de ça en ce moment Ă  Wichita et Ă  Delano.
-   Et il est mort comment ?
-   Eh bien, pas en avalant un noyau de cerise de travers, mais bien plutĂ´t d’une balle de Winchester en plein dans la tĂŞte.
     Albert sursauta comme s’il venait d’entendre le coup de feu.
-   C’est pas moi, rĂ©pliqua bĂŞtement Albert sans rĂ©flĂ©chir.
-   Oui, ça je m’en doutais un peu.
     Il y eut un assez long silence, Albert avait les yeux baissĂ©s, il n’osait pas regarder le shĂ©rif.
-   Moi, je le sais, que ça peut pas ĂŞtre toi, mais,…ça fait quand mĂŞme un bon bout de temps que tu claironnes un peu partout que tu voulais sa mort, Ă  Julius. Tu Ă©tais oĂą la nuit du 25 au 26 mai ?
-   Je sais pas, ici sĂ»rement. Il avait parlĂ© avec une voix si faible que Paul dut se pencher pour entendre.
-   Tu comprends, quand je dis que je pense que c’est pas toi, c’est juste ma conviction personnelle, mais tu avoueras qu’un type qui crie sur tous les toits pendant deux ans qu’il veut en crever un autre, ça fait un sacrĂ© beau suspect. Tu te rappelles vraiment pas ce que tu faisais cette nuit-lĂ  ?
     Tout se mĂ©langeait dans la tĂŞte d’Albert, ça bourdonnait, bourdonnait, il Ă©tait incapable de rĂ©flĂ©chir. Et encore plus incapable de se rappeler qu’il avait passĂ© cette nuit-lĂ  seul, Ă  faire ses maigres comptes, se demandant bien comment il allait payer les trois ouvriers qui lui restaient puisqu’il avait donnĂ© Ă  Victor Brennan tout l’argent qui Ă©tait encore en sa possession.
-   C’est que je vais quand mĂŞme ĂŞtre obligĂ© de t’emmener, comme suspect, pour t’interroger. Et lĂ  Paul s’arrĂŞta, il savait que cela suffisait, Albert Ă©tait suffisamment terrorisĂ©, il dirait tout ce qu’il savait, il n’y avait pas besoin d’en faire plus.
-    Mais vous avez dit que vous saviez que ce n’était pas moi, dit Albert, toujours d’une voix blanche.
-   Oui, mais je te le rĂ©pète, c’est ma conviction personnelle, je n’ai aucune preuve, tu es le principal suspect. Et puis, si c’est pas toi, t’as bien pu engager quelqu’un pour le faire…
     Albert rĂ©pondit trop vite : « C’est que ça coĂ»te cher ce genre de type, et moi j’ai pas d’argent. » 
-   Tiens, tiens.
     Albert se mordit les lèvres. Il finit par lâcher :
-   De toute façon, je connais pas son nom.
     Le shĂ©rif sentait que ça allait venir, il n’y avait plus qu’à laisser aller…
-   Ah oui, mais tu sais peut-ĂŞtre des choses, Ă  quoi il ressemble, par exemple?
     Comme Albert hĂ©sitait et que le silence durait trop, Paul Honor dĂ©cida d’en rajouter un peu.
-   Bon, allez, hop, puisque tu ne veux rien dire ici, suis-moi.
-   Si je vous dis ce que je sais vous me laisserez tranquille ?
-   Ah, bien, voilĂ  qui est plus raisonnable. Bien sĂ»r, on en restera lĂ . Ce que je veux, c’est arrĂŞter l’assassin. MĂŞme si tu n’es pas blanc-bleu dans l’affaire, mais bon, je veux bien passer l’éponge, en souvenir de ton père. On dira que tu as eu un moment d’égarement.
     Albert tergiversa encore.
-   Oui, mais… Lui… S’il apprend que j’ai parlĂ©, il pourrait bien…
-   Se retourner contre toi et venir un soir avec sa Winchester pour te rĂ©gler ton compte ? Le shĂ©rif le rassura tout de suite.
-   Ne t’inquiètes pas, je prends tout sur moi, je dirai que quelqu’un l’a vu Ă  la sortie du Red Orchard.
Après une nouvelle pause, Albert chuchota :
-   Je sais quasiment rien, je sais pas son nom.
-   Ă‡a tu l’as dĂ©jĂ  dit. Mais Ă  quoi il ressemble ?
-   Un grand gars, habillĂ© en noir.
-   Tu peux pas en dire plus, couleur des cheveux, des yeux ?
-   Les cheveux, bruns ou noirs, les yeux, je sais pas, noirs je dirais, foncĂ©s en tout cas.
-   Gros, maigre ? Jeune ou vieux ?
-   Mince et jeune, dans les vingt, vingt-cinq ans.
-   Des cicatrices ?
-   Je crois pas, j’ai pas vu, non, pas de cicatrices.
-   HabillĂ© en noir, mais comment ?
-   Oh, des vĂŞtements luxueux, très Ă©lĂ©gant, on l’aurait cru sorti du Capitole…
     Il y eut encore un long silence, puis Albert se lança, avec une voix tremblante.
-   Un type, euh… Il s’arrĂŞta juste Ă  temps, il allait donner le nom de Peter Drabek… Enfin, on l’a appelĂ© Vic devant moi et on m’a dit qu’il Ă©tait originaire du Nebraska.
-   Oh, dis-donc, voilĂ  que la mĂ©moire te revient !
-   Et aussi…
-   Quoi ?
-   Oh, non… c’est une bĂŞtise… un dĂ©tail.
-   Dis toujours.
-   Qu’il jouait du piano.
     LĂ , le shĂ©rif s’esclaffa. Il se voyait envoyer des tĂ©lĂ©grammes Ă  tous ses collègues du Nebraska leur demandant s’ils connaissaient un tueur qui jouait du Colt et du Beethoven !
-   Bon et c’est tout ?
-   Oui, je vous assure. 
-   Je vais te laisser. Reste tranquille pour l’instant, je te dirai quoi faire. Ne parle Ă  personne d’autre.
     Le shĂ©rif se leva et Ă©tait dĂ©jĂ  en train d’ouvrir la porte, quand Albert s’écria :
-   Ah ! et aussi …
-   Quoi ? Il joue du violon Ă©galement ? C’est ça ?
-   Non, il est gaucher.
     Paul Honor regagna Delano, se demandant si ces maigres informations l’amèneraient quelque part. S’il avait rĂ©ussi Ă  tranquilliser cette tĂŞte de linotte d’Albert en lui faisant croire qu’il suffisait de retrouver le tueur pour ne plus rien avoir Ă  craindre, il n’en allait pas ainsi en vĂ©ritĂ©. Car si Hole venait Ă  apprendre -ou quiconque- qu’Albert Ă©tait le commanditaire du meurtre, il serait forcĂ©ment arrĂŞtĂ©. Mais Paul avait sa petite idĂ©e. Il lui suffirait de dĂ©busquer l’assassin, de le mettre hors d’état de nuire en lui collant quelques balles dans la peau (et par lĂ  mĂŞme dans l’impossibilitĂ© de rĂ©vĂ©ler qui l’avait engagĂ© !), il invoquerait bien sĂ»r la lĂ©gitime dĂ©fense, puis inventerait le motif qui avait poussĂ© ce pauvre type Ă  se venger, par exemple, qu’il avait Ă©tĂ© mis sur la paille par Julius ou tiens, que sa femme…. ou sa fille, oui, ça c’était pas mal, sa toute jeune fille, une petite de quinze ans, avait Ă©tĂ© dĂ©florĂ©e par Julius. Paul Honor Ă©tait content de lui, content de sa trouvaille et c’est plein d’espoir qu’il rentra chez lui. Il ne lui restait plus qu’à dĂ©couvrir qui Ă©tait le tueur, Ă  le retrouver et Ă  le supprimer. A cette pensĂ©e, sa bonne humeur se flĂ©trit un peu.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

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