Le Fantôme des Innocents de Alexandre PagePour l'acheter :
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En 1780, une rue en particulier donnait à voir les deux visages de Paris. Peut-être parce qu’elle était l’une des plus anciennes voies de la ville, elle en avait absorbé les contrastes, tournant l’une de ses faces vers la vie, la joie, le bruit et l’animation, et l’autre vers la mort, le chagrin, le silence et la prière. La rue de la Ferronnerie, en effet, se trouvait prise entre ce que Paris avait de plus vivant, puisqu’elle voisinait avec les Halles, dont elle était, pour ainsi dire, une ramification, et de plus funèbre, car le cimetière des Innocents pourléchait l’un de ses flancs. Depuis que Philippe-Auguste avait transféré la foire Saint-Laurent à l’emplacement d’un modeste marché, en 1181, le quartier des Innocents n’avait cessé de se peupler de marchands, de badauds, se transformant en une fourmilière grouillante à l’agitation frénétique. Le carreau des Halles avait fini par devenir trop étroit, serré qu’il était entre la rue de la Tonnellerie et l’actuelle rue Rambuteau, et les commerçants et artisans avaient ouvert leurs échoppes à ses abords. Ainsi étaient nées la rue de la Poterie, la rue de la Friperie, la rue de la Lingerie, la rue de la Ferronnerie, et tant d’autres encore, chaque corporation ayant le désir de s’installer en ces lieux, parfois même, jusqu’au cœur du cimetière des Innocents, si bien que Philippe-Auguste l’avait finalement ceint de murailles pour séparer les morts des vivants. Vaine tentative ! Nulle part ailleurs à Paris la vie et la mort n’étaient si indissociables. Le carreau des Halles des poissonnières criardes était aussi la place du pilori où logeait le bourreau de Paris. Le sang des décollés avait arrosé cette place des siècles durant, et les Parisiens avaient applaudi ici le démembrement du traître Colinet de Pisex en 1411. Parce que son convoi se trouvait à l’arrêt, piégé rue de la Ferronnerie par la cohue régnante, Henri IV avait reçu à la poitrine et à la gorge le poignard assassin de Ravaillac. Lorsque ce n’étaient pas les convois royaux qui s’attardaient en ces lieux, il s’agissait des convois funèbres qui participaient quotidiennement au tohu-bohu du quartier. Même la volonté d’un monarque ne pouvait séparer les vivants des morts, et à l’ombre des charniers emplis d’ossements qui servaient de clôture au cimetière des Innocents, s’étendaient des boutiques et des échoppes. Comme un rappel de la fragilité de l’existence et de la fugacité des plaisirs temporels, toutes les élégantes de Paris venaient chercher leurs toilettes et leurs parfums dans ces commerces dédiés à l’apparat féminin guettées par deux-cent-mille orbites creuses. Cependant, les morts n’étaient pas seuls à épier, et beaucoup d’orbites pleines faisaient de même !
Preuve de l’attirance des contraires, tandis que derrière les murs noirs du cimetière pourrissaient les chairs, blanchissaient les os, que leurs relents méphitiques constituaient une chape brumeuse constante au-dessus des rues avoisinantes, sur le pavé, allant et venant dans un ballet continu, trottinaient les filles les plus vivantes de Paris. Évidemment, il y avait les nobles dames, mais plus que ces dernières, rêves inatteignables lorsqu’elles présentaient quelques intérêts, les coursières et les boutiquières de mode retenaient l’attention. On venait s’habiller rue de la Ferronnerie, les hommes comme les femmes, mais les femmes surtout, et pour servir ces dames, il y avait des demoiselles, les « trottins de Paris ». Elles se caractérisaient par leurs charmes, leur bon goût, les parfums suaves qu’elles exhalaient dans leurs courses après s’être échappées des boutiques imprégnées d’odeurs de musc et de violette. Beaucoup de ces trottins n’aspiraient qu’à devenir, à l’image de leurs aînées, Madame du Barry et Louise O’Murphy, favorites royales, ou du moins, la préférée d’un homme riche et puissant. Par chance, il y en avait beaucoup rue de la Ferronnerie. Ils conduisaient volontiers leurs épouses dans les magasins de mode locaux dans le but de lorgner à loisir leurs futures maîtresses. Les « trottins » étaient des filles aussi belles et éphémères que les papillons, car elles finissaient très vite par rejoindre un des luxueux lupanars du quartier dissimulés derrière une fausse enseigne, ou pour les plus chanceuses, le confort d’un hôtel particulier entretenu aux frais de leur amant.
Eusèbe Finet avait constaté la nature fugitive des trottins depuis qu’il demeurait rue de la Ferronnerie, et ce n’était pas de long temps. En moins d’un mois, il avait assisté à un renouvellement presque entier de la population des coursières de mode, et parmi celles qui battaient le pavé aux premiers jours de son emménagement, il s’en trouvait maintenant qui descendaient des carrosses armoriés formant file le long de la rue. En voyant cela, il soupirait parfois de ne pas être né femme, de ne pas être né avec les mêmes atours et moins encore avec les mœurs légères de ces papillons gracieux qui leur ouvraient si facilement les portes du confort matériel et des milieux les plus influents. Ce spectacle lui avait déjà inspiré ces vers :
À la mignonne, les plaisirs et la fortune,
Et les joies de Cythère pour seule coutume ;
Au poète, la faim et la paille opportune,
Et les lointains lauriers d’une gloire posthume.
Eusèbe Finet, en effet, était poète, du moins aspirait-il à l’être en un temps où la poésie ne faisait plus recette. En France, en 1780, on ne versifiait plus que pour le théâtre et la politique, et Eusèbe Finet, lui, était en quelque sorte un préromantique. Il faisait dans l’ode et l’élégie. Il lui fallait des émotions, des sentiments, idéalement sous forme de tempêtes et de cataclysmes. À défaut, voir les coursières en bas de la rue suscitait chez lui une mélancolie inspirante, car leur joliesse contrastait vivement avec la tristesse de sa situation. Finet était un jeune homme d’une fringante vingtaine à qui aurait magnifiquement convenu les brocarts et les soieries mouchetées que l’on faisait alors pour les costumes des notables. Il avait une belle silhouette, le mollet souple, des cheveux longs et bruns, soyeux mais un peu flottants, ce qui lui donnait des airs troubadours lorsqu’ils s’échappaient de la queue de cheval qu’il nouait sur sa nuque. Il n’était pas peu fier de cette chevelure, mais il aurait aimé un postiche bourgeois et faire déborder de son chapeau à la suisse un chapelet de boucles blanches poudrées à la manière des gens d’importance. Mais de brocarts, de soieries, de postiches, il n’en voyait que dans la rue, car lui n’avait rien de tout cela dans sa chambrette sous le comble. Il portait des vêtements bien taillés, un frac ajusté, mais ils étaient de laine et n’arboraient pas de ces beaux boutons précieux laissant deviner la bourse chargée de leur propriétaire. Toutefois, avec cette garde-robe, Finet paraissait encore riche par rapport au mobilier bancroche qui l’environnait. Un buffet bas, un poêle, deux chaises, une table, un lit, les ustensiles de première nécessité, c’était là à peu près tout ce que renfermait la chambrette qu’éclairait une mesquine fenestrelle. Ce mobilier n’était même pas celui de Finet ; il n’était pas chez lui. Il louait au mois ces modestes appartements, dont il s’accommodait pour l’heure, puisqu’il espérait bien ne pas y demeurer trop longtemps. Eusèbe Finet, en effet, avait de grandes aspirations, et dans l’attente de les toucher du doigt, il s’était installé dans les environs du cimetière des Innocents pour se livrer à la seule activité qui permettait aux auteurs sans le sou de survivre avant l’avènement du journalisme : l’écriture publique.
-II-
Eusèbe Finet n’était pas né pauvre, et si dans sa jeunesse une diseuse de bonne aventure avait osé lui prédire qu’il vivrait un jour dans une misérable cambuse, il lui aurait probablement ri au nez, assuré qu’elle se moquait de lui. Moins d’un an avant son emménagement rue de la Ferronnerie, Finet était encore étudiant en droit à l’université de Paris, et sans doute serait-il devenu avocat ou notaire en persistant dans cette voie que désirait lui voir emprunter son père, un riche fermier d’Étampes. Ce père avait nourri de grandes ambitions pour son fils à l’intelligence prometteuse, et dans un premier temps, Eusèbe Finet avait accepté de suivre ses études sans renâcler, obtenant même d’honorables résultats grâce à son esprit vif et clair. Toutefois, un grain de sable avait fini par gripper le rouage. Il tenait tout entier dans l’influence corruptrice de l’atmosphère parisienne sur une nature impressionnable et rêveuse. En arrivant à Paris, le jeune homme avait d’abord mené une existence studieuse, loin des divertissements et du bruit de la capitale, puis, petit à petit, prenant ses aises, il avait fait des rencontres, était allé au théâtre, s’était enivré avec des poètes, avait partagé un billard avec des prosateurs, s’était mis lui-même à griffonner des vers, se découvrant un talent insoupçonné. Il avait commencé à les souffler aux oreilles des demoiselles, constatant qu’ils n’étaient pas sans effet sur leurs bonnes grâces, et de découverte en découverte, il avait fini par se dire qu’il était plus agréable d’écrire de la poésie pour capturer l’attention des dames, que de constituer des actes administratifs pour de vieilles badernes. Il n’avait donc pas tardé à mettre un terme à ses études, annonçant sa décision à son père par une lettre aux airs de plaidoirie. Il y exprimait également sa volonté de devenir « maître poète », insistant sur le mot « maître » qu’il espérait suffisant pour compenser tout ce que contenait de dilettante et de marginal celui de « poète ». Comme preuves de son sérieux, il avait adjoint à sa longue épître quelques-unes de ses premières œuvres, sans recevoir toutefois l’attention escomptée. En retour, son père lui avait intimé l’ordre de poursuivre ses études de droit, expliquant que dans le cas contraire, il le priverait de l’argent dont il le gratifiait. Finet avait hésité un instant. Il avait une belle chambre à Paris, il n’avait pas à se soucier de son manger et pouvait même se consacrer à de coûteux loisirs. Perdre le soutien paternel, c’était perdre ce confort, mais ainsi que la jeunesse en général, Finet ne soupçonnait pas les difficultés à vivre ses rêves. Il s’imaginait réussir très vite à placer ses poèmes, à être remarqué par un généreux mécène. Il ne voyait pas d’obstacle majeur à son choix de vie, puisqu’il se savait un grand talent. C’était précisément parce qu’il avait une très haute estime de son talent qu’il ne se comparait pas aux poètes de ses relations qui lui confiaient leurs misères. Fort de ses certitudes, Finet avait accepté le marché de son père, renonçant à la fois à ses études de droit et à sa rente d’étudiant. Limitant ses dépenses, consacrant ses jours et souvent ses nuits à composer des vers, ciselant un sublime sonnet destiné aux colonnes du Mercure de France, la première des revues littéraires du pays, lue par tout ce qu’il y avait de plus cultivé et distingué dans la belle société des Lumières, il n’avait pas supposé devoir attendre la gloire plus longtemps que la réponse du rédacteur en chef de la noble gazette. Pourtant, la réponse du rédacteur en chef, qui était alors Jean-François de la Harpe, lui avait signifié un refus. Désarçonné par cette réponse imprévue, Finet ne s’était pas laissé abattre, et il avait écrit un autre poème, refusé également. Prenant conscience de viser trop haut, il en avait envoyé à quelques éditeurs de moindre envergure, sans davantage de succès. Ces échecs eurent le mérite de faire comprendre à Finet que personne ne voulait de poésie, tout du moins, de sa poésie passionnée qui, pour plaire aux dames, ne seyait pas aux classes sociales élevées qui n’aspiraient qu’à la philosophie, aux débats théologiques et politiques, aux réflexions intellectuelles et métaphysiques, sujets qu’il s’interdisait d’aborder, tant ils lui semblaient contraires à la spontanéité émotionnelle de la poésie. En faisant ce constat, Finet avait plongé dans la mélancolie, gagné par le sentiment que chez les gens dont il réclamait l’attention, apprécier une ode lyrique et avouer l’apprécier revenait à paraître futile en société, et même un peu bête.
À défaut de manifeste politique ou de traité philosophique, il avait alors entrepris la composition d’une tragédie théâtrale en vers, mais après plus d’un mois de travail, le premier acte tardait à être achevé, et le peu qu’il avait écrit sonnait à ses oreilles comme son œuvre la plus médiocre. Ne le supportant plus, il l’avait déchiré, déterminé à le refaire, mais à ce moment, plongeant le nez dans sa bourse, il l’avait trouvée vidée de moitié. Par souci d’économie, il avait déménagé une première fois pour une chambre plus modeste, dans un quartier moins coûteux, à un étage moins noble, rabotant son train de vie sans toutefois gagner en inspiration. À cet instant, il aurait pu écrire à son père, lui demander pardon et tenter de recouvrer son statut d’antan, mais Eusèbe Finet avait déjà perdu beaucoup trop de sa fierté en constatant qu’il se retrouvait dans la situation des poètes qu’il avait moqués pour se délester du peu qu’il lui restait. Aussi, en réunissant ses dernières économies, il avait fini par louer la chambrette misérable qu’il occupait de fraîche date au quatrième étage, sous le comble d’un vieil immeuble étroit de la rue de la Ferronnerie.
Le hasard ne l’avait pas fait échouer ici, aux abords du cimetière des Innocents. Il lui fallait de l’argent pour payer son logeur, sa nourriture, et surtout, de quoi écrire. Il ne lui était plus possible de consacrer sa plume seulement à la quête d’une gloire hypothétique. Puisque ses dernières économies avaient filé, il devait maintenant employer ses talents pour subvenir à ses besoins immédiats. Le quartier des Innocents s’avérait idéal pour cela, étant, depuis des siècles, celui des écrivains publics de Paris, si bien que l’on donnait généralement à ceux qui exerçaient cette activité, le surnom de « secrétaires des Innocents ». Il se trouvait même, sur le côté ouest du cimetière, un « charnier des écrivains », non parce que dédié aux trépassés de la profession, mais parce que les arcades qui le soutenaient abritaient sous elles une succession de petites échoppes d’écrivains publics. Cette activité, Finet n’avait jamais imaginé la pratiquer un jour, car elle était à ses yeux ce que le peintre d’enseignes est au maître peintre, ou le ferblantier à l’orfèvre. Il ne voyait rien dans ce métier qui touchât à l’âme, au spirituel, comme le grand art se doit de le faire, mais seulement la réponse à des besoins temporels et communs auxquels il ne désirait pas consacrer ses pimpantes années de jeunesse. Cependant, il en était arrivé à un point où il ne pouvait faire autrement, et tout en détestant les besoins temporels, il était encore trop humain pour faire pleinement abstraction des siens. La soupe, le pain, le mauvais papier et l’encre dont il le couvrait, tout cela ne tombait pas du ciel. Aussi, il s’était résolu à devenir, un temps et uniquement une partie de ses journées, écrivain public, en ayant l’assurance que ce métier le répugnerait tant qu’il lui donnerait le coup de fouet nécessaire à la réalisation de la grande œuvre qui le tirerait rapidement de ce cul-de-sac. Il en était convaincu, s’il n’avait pas réussi jusqu’alors, ce n’était pas par manque de talent, mais parce qu’en vivant sur les rentes paternelles, il s’était montré trop oisif, n’avait pas puisé, au fond de lui, toutes les ressources qu’il pouvait déployer. Aussi, mettant un peu plus sa fierté de côté, après avoir loué sa chambrette, il avait installé son échoppe près de l’entrée sud-est du cimetière des Innocents, à l’angle que formaient alors la rue Saint-Denis et la rue de la Ferronnerie.
-III-
Échoppe, c’était le terme couramment employé pour désigner les boutiques des écrivains publics, mais il était surtout question de baraques, de guérites, voire de simples étals montés parfois en une seule journée et démontables à loisir pour être remontés à un autre endroit, lorsque le propriétaire du mur contre lequel ils s’appuyaient ne tolérait plus leur présence. L’activité d’écrivain public avait cela de séduisant qu’elle nécessitait peu de matériel et moins encore l’adhésion à une corporation professionnelle, puisque le métier n’était pas réglementé, et même considéré, avec dédain, comme une industrie buissonnière. Ainsi, n’importe qui ayant appris à lire et à écrire pouvait s’improviser écrivain public et mettre ses services au profit du petit peuple illettré, de plus en plus égaré dans un siècle qui avait imposé de façon croissante le document administratif dans tous les aspects de la vie. La seule contrainte de la profession était d’occuper un endroit passant, au plus près des foires et des rues commerçantes, près des églises et des lieux de pouvoir, là où ne la jugeait point trop parasite. Le cimetière des Innocents s’avérait parfait, puisqu’au cœur du quartier des Halles, ses murs sombres et suintants n’étaient réclamés par personne. Finet avait fait le tour du cimetière à la recherche d’un emplacement intéressant, et il avait fini par le trouver dans le voisinage d’une entrée secondaire du sinistre lieu, constatant, après plusieurs passages, qu’une cabane restait toujours vide. Constituée grossièrement de planches et de toiles peintes et tendues, elle formait comme une loge avec un comptoir donnant directement sur la rue. Au-dessus de ce comptoir, une enseigne avait été clouée, mais elle avait été retirée. Seules les marques des clous témoignaient de sa présence passée. Finet avait compris que son propriétaire l’avait abandonnée. C’était chose fréquente, lorsque l’écrivain public obtenait finalement un poste de secrétaire, d’archiviste dans une institution, ou encore, lorsqu’en grimpant le cursus honorum de la profession, il devenait le scribe attitré de quelques ministères ou tribunaux et travaillait en chambre. Finet avait donc pris possession des lieux, installé à côté de deux confrères et rivaux qui virent sa venue avec des yeux suspicieux et inquiets. Il peignit et cloua lui-même l’enseigne de sa boutique, sobrement nommée : « Eusèbe Finet – écrivain en tout – ».
Être voisin du cimetière des Innocents n’avait rien d’agréable. Le mur de pierre qui fermait l’un des côtés de la cabane était humide, moussu, et puisqu’elle se trouvait près d’une entrée, des courants d’air glaciaux portaient continuellement les effluves morbides qui émanaient du cimetière. Souvent, un sifflement sinistre se faisait entendre, agaçant et inquiétant. Il s’élevait des charniers, lorsque le vent soufflait dans les montagnes d’ossements qu’ils renfermaient. Les fossoyeurs mettaient dans ces immenses greniers les squelettes exhumés de terre pour faire la place nécessaire aux nouvelles inhumations.
En dépit de l’inconfort de l’emplacement, Finet s’estimait chanceux d’avoir une place à cet endroit, car il était passant, et il n’y avait pas besoin de faire beaucoup d’efforts pour recevoir ses premiers clients. Il eut rapidement l’occasion de le constater. Du reste, peut-être que son physique avenant l’aida dans son prompt succès, puisque la plupart de ceux qui sollicitaient les écrivains publics étaient des solliciteuses. En effet, les travaux dont s’occupaient les écrivains publics relevaient surtout de la responsabilité des dames. Lettres de bonnes fêtes, lettres de bons vœux, billets d’invitation étaient leur apanage, et même quand il était question d’affaires masculines, leurs maris, parce qu’ils ne savaient pas écrire ou ignoraient les formules appropriées, les envoyaient souvent auprès de l’écrivain public pour qu’il rédigeât les réclamations diverses que le petit peuple, en ce temps, adressait massivement au souverain, à ses ministres et à tous les représentants du pouvoir. La rédaction de placets constituait la majeure partie de l’activité de l’écrivain public, car pour tous ses infimes ou grands malheurs, et il y en avait beaucoup, la population quémandait de l’aide au gouvernement. Ainsi, Finet, comme un prêtre, écoutait la clientèle qui se confiait à lui, qui lui racontait ses infortunes, ses difficultés, lesquelles relevaient quelquefois de la simple broutille avec un voisin qu’un solliciteur voulait voir réglée par le roi en personne, et d’autres fois du drame le plus noir, lorsqu’il s’agissait de demander de l’argent pour une maison incendiée ou suite à une invalidité qui plongeait tout un foyer dans la détresse. Finet en entendait de toutes sortes et avait parfois le sentiment d’écrire de drôles de choses. Il en lisait également, car si ces placets recevaient miraculeusement une réponse, on s’empressait de venir le voir pour qu’il pût en faire lecture. Si la réponse était favorable, on le remerciait, on le félicitait, on lui promettait de prier pour lui, il arrivait même qu’on lui donnât un pourboire. Lorsqu’elle était défavorable, et c’était plus fréquemment le cas, on l’accablait d’injures, on l’accusait d’avoir mal rédigé le placet, on tirait sur le messager, et suivant une habitude rapidement adoptée, Finet adjoignit au matériel d’écriture qu’il portait avec lui chaque matin à sa loge un coutelas à sa ceinture pour se prémunir des situations les plus dangereuses.
Une autre part importante de son activité tenait aux lettres d’amour qu’on lui dictait ou qu’on lui demandait de composer en suivant quelques indications. Là aussi, la plupart de ses clients étaient des clientes, généralement des servantes et coursières de mode du quartier qui lui racontaient leurs amourettes et lui faisaient lire, en certaines occasions, les lettres qu’elles avaient elles-mêmes reçues et qui n’étaient pas toutes rédigées d’une écriture approximative. Il se trouvait nombre d’histoires adultères, de secrets inavouables et de récits pornocrates dans toute la correspondance que ses clientes lui confiaient sans retenue, mais si une règle régissait à peu près la profession d’écrivain public, c’était bien celle du devoir de discrétion.
Écrire des lettres d’amour n’était pas la part la plus désagréable du métier pour Finet qui, à l’inverse de ses rivaux, pour l’essentiel d’anciens marchands ruinés, des professeurs en manque de chaire ou des étudiants sans le sou, se sentait moins à l’aise avec l’écriture administrative que celle des sentiments. En écrivant ces lettres, il avait l’impression de ciseler son style et il abordait l’exercice avec sérieux, même lorsqu’il n’était payé que cinq sous. Cependant, il ne perdait pas de vue sa véritable vocation. Il n’avait aucunement l’envie de demeurer dans la rue toute sa carrière durant en bradant son talent pour payer sa soupe et son pain, et s’il trouvait pittoresque la vie des petites gens, il aspirait plutôt à passer du temps dans de beaux salons, auprès d’aristocrates spirituels en mesure d’apprécier vraiment ses textes. Il en rêvait et se languissait d’attendre, sentant que dans l’humidité et le froid de la rue, entre les murs nus et moisis d’une méchante chambrette, à manger mal une soupe trop claire et un pain trop noir, on vieillissait plus vite que nulle part ailleurs.