Auteur Sujet: Des mots d'amour pliés en deux de Laurie Heyme  (Lu 36644 fois)

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Des mots d'amour pliés en deux de Laurie Heyme
« le: jeu. 22/02/2024 à 17:14 »
Des mots d'amour pliés en deux de Laurie Heyme



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Roman

À mes sœurs,
Les piliers de ma vie.

À Iliana et Noémie,
À cette relation que vous avez su construire.

« Le papillon. Ce billet doux plié en deux cherche une adresse de fleur. »
Jules Renard.


Prologue


Toutes les trois assises en tailleur, elles admirent la falaise d’Aval éclairée par la pleine lune. Il fait un temps à décorner les bœufs, les bourrasques qui balaient l’herbe haute les pousseraient presque à s’envoler. C’est à peine si elles arrivent à s’entendre, et leurs hurlements se perdent dans les rouleaux que la mer emporte contre les rochers.
Selon l’endroit où elles se placent, les parois ont un profil différent et racontent une autre histoire. Combien de fois leur a-t-il dit de faire de même dans la vie, d’apprendre à changer de point de vue pour mieux appréhender une situation difficile ?
C’est ce que les sœurs Verdier essayent de faire au beau milieu de la nuit, trouver une issue, une sortie, une solution à leurs ennuis. Les mots de leur grand-père volent avec le vent jusqu’à leurs oreilles. Il murmure d’ouvrir grand les yeux et de laisser le fond du cœur les guider. Pas facile quand ce dernier est grillé d’avoir trop donné, trop aimé, trop excusé.
Leur existence s’apparente à la météo de cette nuit de mars, une tempête inattendue, un cataclysme soudain, un cyclone passé incognito au contrôle radar. Et pourtant, il faut faire face. Elles étaient seules à la barre de chacun de leur bateau, mais ce farceur de Marius avait sans doute prévu qu’une telle chose arriverait. Il connaissait bien ses petites chipies, il en avait arpenté des sentiers par ici avec chacune d’entre elles. Il devait pressentir qu’elles emprunteraient toutes des chemins éloignés et qu’il faudrait y remédier.
Les falaises sont le miroir de ce qu’elles doivent franchir, ce grand saut dans le vide, cette avancée dans l’inconnu, cette peur du lendemain. Et puis il y a cette route qui se profile, celle qu’on n’a pas imaginée, celle qui pourrait être mieux.
Jusqu’à maintenant, aucune n’a songé à traverser ça ensemble, main dans la main. Adèle a toujours prié pour que ça arrive un jour. Elle n’a sans doute pas souhaité leur malheur pour voir se dessiner la sororité de ses filles. Elle n’a sûrement pas voulu le sien.
Le sable se met à virevolter, fouettant leurs visages. Gommage garanti. Il s’engouffre dans leurs narines, dans leur bouche, et se glisse dans leurs cheveux. Au loin, le ciel est sombre et clair à la fois. Des éclairs dansent au beau milieu de ce spectacle en noir et blanc, offrant l’opportunité au tonnerre de s’annoncer. Un, deux, trois. Elles comptent jusqu’à dix après la dernière étincelle, avant d’entendre un grand fracas et de sentir la pluie s’abattre sur elles comme de fines lames.
Quelques papillons blancs tachetés d’orange volent à leurs côtés, cherchant un abri eux aussi. Les aurores, papillons annonciateurs de printemps, symboles du recommencement. Par un battement d’ailes, ils marquent le début d’un nouveau cycle.
Le thermomètre peine à grimper, ces derniers jours, l’humidité mêlée à la fraîcheur nocturne les obligent à battre en retraite. Les trois sœurs ne sont pas assez couvertes pour faire face au déchaînement des éléments. Elles se lèvent dans un grand éclat de rire, se prennent la main et se mettent à courir à toute vitesse. L’une se prend les pieds dans un caillou, tandis qu’une autre trébuche sur une branche sortie de terre. Elles s’effondrent sur le sol, sans cesser de glousser.
Adèle fulminerait de les voir trempées jusqu’aux os. Et puis non, Adèle ne dirait rien. Car elle se réjouirait de les découvrir unies, enfin. Mais à quel prix ?



Partie 1
L’œuf


Chapitre 1
Iris

« C’est étrange, elle cherche toujours à s’échapper d’une cage dont elle seule a la clef. »
(Candice Bellini)



C’est un matin ordinaire, un matin comme tous les autres. Le même train-train se met en route au démarrage de la journée, les mêmes habitudes, le même petit déjeuner, le même empressement au vu de l’heure qui tourne, et puis les mêmes phrases.
« Thao, arrête de rêvasser, Thao, mange ta tartine, Thao, fais attention, tu mets de la brioche partout, Thao, va te brosser les dents, Thao, dépêche-toi un peu, on va être en retard. »
Iris active le pilote automatique dès l’instant où elle appuie sur le bouton du réveil afin de l’éteindre. Il est rare qu’elle le laisse hurler très longtemps. En général, à peine la sonnerie a-t-elle retenti que ses yeux s’ouvrent sans peine, comme si elle n’avait pas dormi du tout.
Elle soulève la couette, s’assoit et pose le pied droit sur le sol. C’est un réflexe, une sorte de superstition ancrée en elle. Ne jamais commencer la journée du pied gauche ! Après avoir fait son lit au carré, tiré les rideaux et ouvert les volets, elle file se préparer avant de réveiller son fils, âgé de sept ans.
Depuis qu’il est entré dans sa vie, tout est encore plus millimétré. Iris le récupère chaque midi et à toutes les sorties d’école. Son quotidien tourne autour de lui, de son mari et de sa maison. Elle s’octroie tout de même des séances de yoga plusieurs fois par semaine, mais seulement si son intérieur est nettoyé et rangé. Elle astique jusqu’à ce que ça brille.
Elle ne sait pas vraiment d’où lui vient ce besoin viscéral de propreté, elle n’a pas toujours été maniaque ; d’ailleurs, personne dans sa famille ne l’est, ni ses parents ni ses sœurs. Ce serait même plutôt le contraire, un joyeux bazar perpétuel.
Bizarrement, la satisfaction de voir son home sweet home rutilant est toujours de courte durée. S’ensuit un immense sentiment de vide, aussitôt interrompu par la remise en route du pilote automatique. Il lui permet de ne pas réfléchir à sa vie et à ce qu’elle en fait, car Iris n’a pas spécialement aspiré à cette routine bien huilée.
Avant de rencontrer David, son mari, elle avait des rêves plein la tête et des ambitions démesurées. Mais allez savoir pourquoi, l’amour a tout balayé d’un coup, sans vraiment être une béquille quand elle en a éprouvé le besoin. Elle n’a pas vu venir le piège de cette vie rangée se refermer sur elle. Désormais, elle préfère afficher un bonheur lisse et parfait en apparence plutôt que montrer les failles et les fissures créées par ses multiples regrets.

***

Il est 8 h 45 quand elle franchit le seuil de la maison, se considérant déjà très en retard sur le programme qu’elle s’est fixé. Elle a été retenue par la maman d’un des camarades de Thao devant la grille de l’école, celle-ci lui proposant d’aller boire un café pour faire plus ample connaissance. Iris a décliné, prétextant un rendez-vous médical dans l’heure, alors que c’est avec ses chiffons et son plumeau qu’elle a rancard. Nous sommes lundi et, après un week-end mouvementé, la maison est sens dessus dessous. David a organisé un barbecue ce dimanche avec des amis et des collègues, ça a duré jusqu’à pas d’heure. Exit le sport pour ce matin, il faut qu’elle s’attelle au rangement de la cuisine et de la terrasse, avant d’aller récupérer sa progéniture dans quelques heures.
Mais avant toute chose, la vue du panier à linge qui déborde la hérisse. Elle compte bien profiter des températures clémentes annoncées aujourd’hui pour tout faire sécher à l’extérieur. Elle se dirige vers la buanderie pour laver en priorité les affaires de travail de son mari. Comme chaque fois, elle met du détachant sur le col de ses polos qu’elle tourne ensuite sur l’envers. Elle fait de même avec les pantalons, tout en prenant soin de vider leurs poches. Il a le don de toujours laisser traîner des pièces de monnaie à l’intérieur, ce qui provoque un bruit du tonnerre une fois la machine en route. Minutieusement, celles de devant sont vérifiées, sans oublier celles de derrière.
Cette fois, ce n’est pas de l’argent qu’Iris trouve, mais de nombreux tickets de caisse, le genre de papiers qui finissent déchiquetés sur tous les vêtements si on oublie de les retirer. Elle les pose sur l’étagère entre la lessive et l’adoucissant, lance le programme à 30 °C, s’apprête à les jeter, se ravise, les déplie sans regarder ce qui est écrit, puis les replie tels qu’elle les a trouvés.
Finalement, entre deux battements accélérés du cœur, elle décide de les placer négligemment sur la console de l’entrée. David s’en occupera en rentrant, elle verra bien ce qu’il en fait. Elle remet l’autoguidage en route, pour ne surtout pas penser à ce qu’ils contiennent, et pour calmer ses nerfs qui s’agitent sans discontinuer.

***

Ce soir-là, le chef de famille rentre bien plus tard que d’habitude. Il jette ses bottes pleines de terre devant l’étagère à chaussures, prétextant avoir été retenu sur un chantier. Il s’excuse vaguement de ne pas l’avoir prévenue et l’embrasse du bout des lèvres.
— J’ai passé une de ces journées, je suis crevé ! Je monte me changer. C’est bientôt prêt ? Je meurs de faim, dit-il en arrachant un énorme morceau de la baguette de pain posée sur l’îlot central.
Iris regarde les miettes se disperser et l’observe discrètement déposer ses clés dans le vide-poches. L’oignon qu’elle est en train d’émincer passe le plus mauvais quart d’heure de sa vie sous la lame tranchante de son couteau. David marque un temps d’arrêt devant la liasse de tickets, tout en continuant à semer des particules de pain le long de son chemin. Il introduit dans sa bouche le dernier bout restant et les ouvre sans un bruit, puis les glisse dans la poche de sa veste accrochée à la patère de l’entrée. Il se retourne, lui sourit, comme si ce moment n’avait pas existé, et monte les escaliers d’un pas lourd. Elle le devine pénétrer dans la chambre de Thao et parvient à entendre le rire de leur fils céder sous les chatouilles de son père.
Pendant ce laps de temps, la veste de son mari lui fait de l’œil, les chaussures pleines de terre aussi, les miettes de pain n’en parlons pas. C’est plus qu’elle ne peut supporter. Après l’oignon, c’est au tour des carottes de subir l’état de nervosité qui monte en elle depuis sa découverte.
Deux options s’offrent à elle si elle veut se calmer : fouiller pendant qu’il est à l’étage pour en avoir le cœur net ou prendre la pelle et la balayette pour ramasser ces morceaux qui gisent sur le sol alors qu’elle a tout nettoyé un peu plus tôt.
La minuterie du four l’extirpe de ce dilemme, et c’est la pelle qu’elle saisit car, au fond d’elle, elle sait déjà qu’il a recommencé et que choisir la première solution n’apaisera rien du tout, bien au contraire.


Chapitre 2
Rose

« Parfois, dans les moments difficiles, tout semble s’écrouler. Le monde glisse sous nos pieds. C’est dans ces moments-là qu’il faut chercher au fond de soi la force de résister. Surtout, ne pas se laisser aller, et croire en nous.
Parce que tous, sans exception, sommes capables de nous relever et de nous battre contre ces moments qui nous font tant douter. »
(Auteur inconnu)



Tous les matins, c’est la course. Yvan part aux aurores tandis que Rose gère les petites. Les apprêter, les déposer à l’école, avant d’enfourcher sa bicyclette et de pédaler le plus rapidement possible afin d’être à l’heure au travail. Malheureusement, elle a beau tenter de préparer ses vêtements et ceux des filles la veille, le petit déjeuner sur la table, les cartables, son sac avec les dossiers du jour, il y a toujours une fausse note. Elle commence donc sa journée en nage et en retard.
Heureusement pour elle, leur père gère la sortie scolaire du soir, elle peut ainsi se permettre de finir plus tard et de rattraper ses heures manquantes. Parfois, elle se demande combien de temps encore elle va tenir à ce rythme-là. Elle a mis au monde un enfant malgré son planning bien rempli, mais elle en a deux à sa charge, et ça, elle ne l’avait pas vraiment prévu.
Ils se sont connus il y a douze ans. À cette époque, ils étaient au tout début de leur vie active et pas très sûrs de vouloir faire un bout de chemin ensemble, surtout du côté d’Yvan. C’était pour eux une histoire sans lendemain, un peu de quoi s’amuser, rien de plus. Alors ils ont joué quelque temps au jeu du « ensemble, plus ensemble, pas vraiment ensemble » jusqu’à atteindre le niveau du « pourquoi pas ». Entre-temps, chacun était libre d’aller voir si l’herbe était plus verte ailleurs. Après tout, ils ne s’étaient rien promis, surtout pas l’exclusivité.
Le jour où Yvan a réalisé qu’il était fou amoureux de Rose a coïncidé avec celui où il a reçu un coup de fil d’une aventure passagère avec une annonce bien particulière : il allait être papa. Rose s’est alors retrouvée en couple, et belle-mère par la même occasion. Parce qu’elle était éperdument amoureuse elle aussi et qu’elle aurait tout accepté, y compris ça.
Les choses se sont compliquées quand le bébé est né. Sa mère, Adeline, ne souhaitait pas s’en occuper. Ses moyens financiers limités, son parcours familial chaotique et certaines addictions l’empêchaient d’envisager cette maternité dans les meilleures conditions. Yvan, lui, désirait pleinement assumer son rôle de père, sans pour autant donner une quelconque suite à leur histoire. Passer d’un coup d’un soir à une vie de famille ne lui avait même pas effleuré l’esprit. Alors, avec Rose, ils ont accueilli Salomé, avant de concevoir à leur tour le fruit de leur amour, Emma.
Depuis, chacun a trouvé son rythme petit à petit, sa place dans cette famille recomposée, et Rose ne fait aucune différence entre leurs deux princesses. Même si Salomé n’est pas sortie de son ventre, elle la considère comme sa fille, et elle redoute le jour où sa mère biologique se réveillera et viendra la récupérer. Yvan soutient qu’il n’a aucune nouvelle, qu’il n’a même pas son numéro de téléphone et qu’elle a été très claire quand elle l’a déposée chez lui. Mais Rose ne le croit pas. Il reste toujours cette part d’ombre chez Yvan, ce voile noir qui passe dans son regard fugacement, ces moments où elle n’est pas sûre qu’il lui dise la vérité. Elle reste persuadée qu’il s’interroge sur la place inexistante de cette mère d’une nuit et qu’il repousse le jour où Salomé sera en âge de poser des questions sur sa conception.
Rose a justement souhaité garder sa place de belle-mère depuis le début. Malgré les innombrables discussions avec son compagnon sur le sujet, elle a toujours refusé que sa belle-fille l’appelle maman, estimant que pour la construction de sa vie future il valait mieux être transparent là-dessus.
Quand elle était toute petite, Salomé avait du mal à prononcer certaines lettres. Rose la revoit courir dans l’appartement en couche-culotte avec son biberon, chantant des « oz, oz » à tue-tête, les R étant trop compliqués pour sa petite voix fluette de l’époque.
Dans leur entourage, tout le monde la considère comme un membre de la famille à part entière. Ses grands-parents maternels la gâtent tout autant que Thao et Emma. Seule Iris semble réticente et dubitative face aux choix de sa petite sœur, mais le jour où Rose attendra ses bénédictions pour agir n’est pas né.
Ce dimanche est justement l’occasion de tous se réunir au domicile familial, Salomé fête ses dix ans. Iris sera là avec Thao, mais sûrement sans David. Il trouve toujours une excuse pour ne pas être présent à ce genre d’évènement. Trop de travail, un autre engagement, un rhume. Sa sœur semble ne plus savoir quoi inventer comme prétexte. Violette, la petite dernière de la fratrie, sera de la partie aussi.

***

Il est 9 h 10 quand Rose pénètre dans l’open space, essoufflée comme si elle avait couru un marathon. Elle allume son ordinateur, accroche son sac sur le portemanteau, retire sa veste et file à la machine à café. Elle est sûre d’y retrouver ses collègues, complices et amies, Magalie et Joséphine.
— Salut, les filles ! Ça va, je n’ai rien raté ce matin ? demande Rose en déposant une bise sur leurs joues respectives.
— Hey, salut, Rose ! Ne t’inquiète pas, la big boss est en conf call dans le bureau depuis une bonne demi-heure. Elle ne se rendra même pas compte de ton retard ! la rassure Joséphine.
— J’en peux plus, les filles, je vous jure, j’ai beau essayer, il me manque toujours dix foutues minutes ! Comment vous faites, vous, avec toute votre marmaille ?
— Tiens, ton café sans sucre ! Ben, je dirais qu’on a un mari à portée de main à cette heure-là ! Sinon, on serait exactement dans la même galère que toi ! rétorque Magalie. Les filles, je file, j’ai un rendez-vous téléphonique dans deux minutes avec une agence de presse. À plus dans le bus !
— Mag, je t’ai déjà dit non avec cette expression !
Magalie lève le majeur à l’attention de Joséphine, sans se retourner, et disparaît dans l’ascenseur. Après un fou rire, elles reprennent le fil de leur conversation.
— Une sainte, tu es une sainte, Rose, je te l’ai toujours dit ! J’espère seulement qu’Yvan s’en rend compte !
— Mais non, Jo, je ne fais rien de plus qu’endosser mon rôle de maman, comme vous !
— Et ton rôle de belle-maman, ne l’oublie pas ! Je suis sûre qu’à la pause-déjeuner tu vas encore courir partout pour les préparatifs de l’anniversaire de Salomé, je me trompe ?
— Oh ! il me manque que quelques petits achats de dernières minutes à faire, trois fois rien !
— Une sainte, c’est bien ce que je dis !

***

La journée touche à sa fin et le soleil commence à décliner. L’immeuble de l’agence est situé plein sud et chaque soir donne l’occasion d’un spectacle nouveau. Le plateau ouvert se pare d’une lumière dorée qui réchauffe les lieux, avant de laisser les bureaux et les ordinateurs dans le calme et la pénombre.
Tous ses collègues ont déjà quitté leur poste depuis bien longtemps. Rose a un gros projet à terminer, et entre ses retards du matin et les pauses du midi à rallonge, elle n’avance pas beaucoup ces derniers temps. Elle a l’impression de patauger, d’être enlisée dans des sables mouvants.
Elle travaille dans cette agence de publicité depuis la fin de ses études, c’est un peu sa deuxième maison. Mais le vent risque de tourner bientôt, car de nouveaux associés sont entrés dans la danse et semblent bien moins souples et compréhensifs que la cheffe de service qui l’a recrutée à l’époque.
Elle repense à cette discussion en salle de pause ce matin. Très souvent, Joséphine la pique avec quelques remarques sur son investissement dans la famille, notamment par rapport à sa belle-fille. Son amie est convaincue qu’elle en fait beaucoup trop pour cette enfant. Rose a pris l’habitude de chasser d’un revers de main ces réflexions, trouvant totalement normal ce qu’elle donne au quotidien. La petite fille le lui rend si bien.
Malgré tout, un doute l’envahit parfois, surtout après des journées pareilles où elle n’a pas eu une minute à elle. Elle termine de ranger ses dossiers en cours, enfile sa veste, attrape ses nombreux sacs de courses du midi et se demande bien comment tout va tenir sur sa bicyclette. Avec un peu de chance, si elle pédale vite, elle sera rentrée pour le dîner. Il lui faut juste trouver un semblant d’énergie pour le trajet du retour. Elle resterait bien encore un peu là, à contempler le soleil se coucher. Au moment où elle se sent prête à lâcher prise et à se rasseoir quelques instants, la sonnerie de son téléphone la coupe dans son élan.
— Allô, chérie ? Tu es déjà partie du bureau ? questionne Yvan d’un ton pressant.
— Non, j’allais justement prendre l’ascenseur, pourquoi ?
— Tu peux t’arrêter en chemin acheter des tranches de fromage pour les croques de ce soir ?
— Yvan, je suis hyper chargée déjà, descends chez l’épicier ! lui répond Rose, un poil exaspérée.
— Je ne peux pas, les filles font leurs devoirs, elles sont affamées et je dois gérer un truc pour le boulot.
Ces temps-ci, cette expression l’horripile, il a toujours un truc à gérer pour le boulot. Et puis d’abord, c’est quoi un truc ? Comme s’il ne pouvait pas trouver un autre mot ! Agacée, Rose abandonne l’option de se prélasser encore un peu sur sa chaise. Les croque-monsieur n’attendent pas !


Chapitre 3
Violette

« Nous avons tous un peu le cœur brisé, mais d’après ce que je sais,
les crayons cassés peuvent toujours colorier. »
(Auteur inconnu)



C’est le dixième entretien d’embauche qu’elle passe. À trente-quatre ans, Violette ne pensait pas en arriver là. L’agence Web pour laquelle elle travaillait depuis cinq ans a mis la clé sous la porte avec cette foutue crise sanitaire et l’a reléguée sur le marché de l’emploi. Il faut bien le reconnaître, ce n’est plus ce que c’était, surtout dans son domaine.
Violette a toujours été discrète, et ce métier de l’ombre lui a tout de suite plu. Sa disponibilité lui a permis d’assurer les astreintes du soir et du week-end, au grand bonheur de ses collègues en couple ou parents. Ce qui n’est pas son cas.
Ce matin, elle postule un poste de webmaster dans une grosse structure, tout ce qu’elle déteste. Mais pour le moment, vu les piètres retours, elle n’a pas le choix, il faut qu’elle retrouve un emploi. Elle n’aimerait pas devoir en parler à ses parents et encore moins à ses sœurs. Personne n’est au courant de sa situation professionnelle actuelle.
Après avoir patienté dans le hall du siège de la société, non loin d’autres candidats, elle entend enfin son nom, se lève et suit la secrétaire qui l’installe dans une grande pièce aseptisée. Seule une immense table, entourée d’une dizaine de chaises, emplit les lieux, ainsi qu’un énorme vidéoprojecteur positionné devant les fenêtres.
Violette patiente, se ronge un peu les ongles, remet sa veste en place, vérifie dans un petit miroir de poche qu’elle n’a rien entre les dents ou qu’un peu de rouge à lèvres ne dépasse pas. Cette couleur, ce n’est pas du tout elle, mais elle tente le tout pour le tout pour décrocher ce job.
Un jeune homme, pas beaucoup plus âgé qu’elle, pénètre dans la pièce, tout sourire, et s’installe face à elle, muni de son CV. Il se présente, puis l’entretien commence par un point sur les missions attendues et les compétences recherchées. L’échange se passe plutôt bien, Violette se sent à l’aise et en confiance. Elle prend sur elle et tente d’écraser un peu sa timidité pour se vendre du mieux qu’elle peut. Elle se croit tirée d’affaire quand il finit par poser quelques questions sur sa vie personnelle, ce qui lui semble assez surprenant dans de telles circonstances.
— Ah ! encore une chose, ça n’apparaît nulle part sur votre CV. Êtes-vous mariée ? Avez-vous des enfants ?
Violette tente de masquer sa surprise face à cette interrogation. Depuis quand faut-il mentionner ce genre d’informations sur un curriculum vitæ ? Ne sachant pas trop où le responsable des ressources humaines veut en venir, elle essaye de lui répondre le plus naturellement possible, avec tout l’aplomb qu’elle peut trouver au fond d’elle.
— Je suis célibataire et je n’ai pas d’enfants. Pourquoi cette question ?
— Comptez-vous avoir des enfants dans les années qui viennent ?
Les joues de Violette s’empourprent de gêne tant ces mots la bousculent. L’homme qui se trouve face à elle manage des êtres humains. À priori, il est censé faire preuve d’un minimum de psychologie et de tact. Mais visiblement, ça ne fait pas partie de ses qualités. Il n’imagine pas une seconde qu’il rouvre une blessure qu’elle pensait à jamais refermée.
— Madame Verdier ?
— Oui, excusez-moi, je suis un peu déroutée par votre question, mais rassurez-vous, je ne compte pas avoir d’enfants du tout… s’entend-elle énoncer d’une traite.
— Je me permets de vous la poser, car à votre âge et à cette période de votre vie, ce genre de choses arrive et nous avons absolument besoin de quelqu’un qui soit entièrement disponible pour le poste. Nous souhaitons une certaine pérennité et voulons éviter le turn-over, et ce qui peut en découler. Je vous remercie de m’avoir répondu avec franchise et honnêteté, je pense que nous allons nous revoir très rapidement.
La jeune femme l’observe se lever de sa chaise, comme s’il lui avait juste parlé du temps qu’il fait dehors. En vérité, il vient sans le savoir de lui arracher des bouts de sa vie d’antan. Elle se lève à son tour et se laisse raccompagner dans le hall, hagarde. Il lui serre la main et lui conseille de garder son portable à proximité.

***

Violette s’apprête à remonter chez elle après avoir passé les deux dernières heures assise sur ce banc qu’elle affectionne dans le petit parc situé en bas de son immeuble. C’est un des seuls du secteur dénué de parc à jeux, elle préfère le calme aux bruits des enfants. En repensant à son entretien, elle ne comprend toujours pas ce qu’il s’est produit. Elle ne s’attendait pas à un tel bond dans le passé en s’y rendant. Tout lui est revenu, tout. Lui, elle, ce bébé, cet ultimatum, ces choix et cette douleur qu’elle espérait avoir enfouis loin, très loin dans son subconscient. Un fardeau qu’elle a toujours porté seule. Ses parents n’en ont jamais rien su, ses sœurs encore moins.
Elle se rappelle ce fameux jour où elle s’est rendue seule au planning familial. Elle avait d’abord essayé d’appeler Iris, en vain, et tenté de joindre Rose ensuite. Elle espérait qu’au moins une des deux serait disponible pour l’accompagner dans ce moment douloureux. Ses coups de fil étaient restés sans réponses et, pire encore, personne ne l’avait jamais recontactée ce jour-là. C’était il y a dix-sept ans.
Elle sent son portable vibrer au fond de sa poche et reconnaît aussitôt le numéro du recruteur. Il l’appelle pour lui signifier qu’elle est prise pour le poste et qu’elle peut passer dès le lendemain après-midi pour signer son contrat. Violette pousse un soupir de soulagement, mais son malaise grandit. L’unique raison pour laquelle il l’a choisie, au-delà de son expérience et de ses compétences, est évidente.
Violette est célibataire et ne veut pas d’enfants, plus jamais. Et elle devra y penser chaque jour quand elle se rendra dans son nouveau bureau, elle n’arrivera pas à faire autrement.


Chapitre 4
Adèle

« Il n’est pas vrai que nous avons peu de temps, mais nous en avons déjà beaucoup perdu… Nous n’avons pas reçu une vie brève, nous l’avons faite telle… Ce qui fait la vie brève et tourmentée, c’est l’oubli du passé, la négligence du présent, la crainte de l’avenir ; arrivés à l’extrémité de leur existence, les malheureux comprennent trop tard qu’ils se sont, tout ce temps, affairés à ne rien faire. »
(Sénèque)



Cher journal,
Tu dois penser que je suis trop vieille pour en tenir un, mais ce n’est pas grave je ne t’en veux pas. C’est vrai qu’avoir un journal intime, c’est plutôt un truc de jeune fille. Il faut croire qu’à cinquante-six ans, j’en suis toujours une au fond de moi, malgré les cheveux blancs qui s’amoncellent çà et là.
Chaque fois que je termine un cahier, je me dis que cette fois c’est le dernier, et puis c’est plus fort que moi, j’en entame un nouveau. Je ne peux pas m’en empêcher. À raison de trois par an depuis l’âge de quinze ans, je te laisse imaginer les caisses qui s’accumulent dans le garage.
Je les ai tous gardés, mon objectif est de les léguer à mes filles lorsque le Tout-Puissant aura décidé que mon heure sera arrivée. Leur histoire en héritage. Elles y retrouveront le récit de notre rencontre avec leur père, mais aussi de nombreux moments de leur enfance. Si seulement mes écrits pouvaient les souder un peu, les rassembler.
Mais je ne vais pas mourir tout de suite, j’ai encore du temps devant moi, alors je dois attendre avant d’assister à ce miracle.
Eh oui, cher journal, à mon grand désespoir, j’ai eu beau essayer, je n’ai pas réussi. Iris, Rose et Violette ne s’entendent pas du tout. Je crois même qu’elles se détestent. Je les vois bien faire semblant lors de nos rares moments en famille. Mais je ne suis pas dupe. Mon cœur de maman en est meurtri et blessé. Je me demande bien ce que j’ai raté.
Nous avons pourtant toujours tout fait de façon juste avec Hubert. Jamais plus pour l’une ou pour l’autre. La même chose pour tout le monde, la même dose d’amour répartie équitablement, le même temps consacré à chacune.
C’est ce que ma mère avait fait pour mes sœurs et moi, ce que ma grand-mère avait vécu aussi avec ses propres sœurs. De génération en génération, les lignées fraternelles ont toujours été très proches et j’envisageais de perpétuer la tradition, en leur mémoire.
Je crois que sans m’en rendre compte j’ai vécu sous la coupe de cette pression que je me suis infligée, étant la seule de la fratrie à avoir enfanté. Je ne voulais pas briser ce que mes aïeux avaient construit, je refusais d’échouer. Alors j’ai porté le poids de mes ancêtres pendant tout ce temps, mais je dois bien admettre que certaines recettes toutes faites ne fonctionnent pas à tous les coups.

— Adèle, les filles sont là ! crie Hubert depuis le rez-de-chaussée.
— J’arrive, j’ai presque fini !
Adèle referme son cahier qu’elle glisse dans le tiroir de sa coiffeuse. Elle s’observe dans le miroir et remet quelques mèches de cheveux en place. Elle espère de tout cœur que cette journée se passera bien. Voilà cinq mois qu’elle n’a pas eu ses filles réunies sous son toit. Elle va tâcher de profiter de ces retrouvailles et de faire abstraction des remarques assassines qui peuvent fuser. Elle a compris depuis bien longtemps qu’intervenir ne fait qu’envenimer les choses, alors elle applique une méthode imparable, elle change de sujet et fait comme si de rien n’était.

***

Adèle descend les marches du perron de la demeure familiale. Cette maison, dont elle a hérité lors du décès soudain de ses parents, a vu grandir ses filles. Elle espérait la voir toujours remplie d’enfants qui courent, de bruits de fourchettes et d’assiettes, de grandes tablées, de week-ends en famille, de vacances avec les petits-enfants. Hélas, il n’en est rien, malgré ses nombreuses tentatives.
Pourtant, ce n’est pas l’espace qui leur manque désormais. La maison est construite sur trois étages, quatre chambres restent désespérément vides malgré les réaménagements faits afin de les moderniser. Avec Hubert, ils ont même effectué quelques travaux pour l’installation d’une salle de bains supplémentaire au deuxième.
C’est vrai qu’ils habitent dans une zone reculée de la région parisienne, non loin de Fontainebleau, de sa forêt et de son château. Elle sait que pour ses filles qui vivent à Paris ou en proche banlieue ça paraît le bout du monde. Iris vient en voiture, tout comme Violette. En revanche, Rose et Yvan empruntent les transports en commun avec leurs deux filles sous le bras.
Elle leur a d’ailleurs proposé de venir dès le vendredi soir et de dormir ici afin d’éviter la fatigue d’un aller-retour dans la même journée. L’occasion pour les enfants de profiter d’un peu de calme et de verdure, et du jardin où ils ont placé une balançoire quand Salomé a été en âge d’en faire. Mais chacune a trouvé un prétexte, un dîner le samedi, du travail à terminer, un empêchement de dernière minute, des courses à faire.
Adèle chasse ses idées noires et s’empresse de venir aider Iris qui se débat avec le coffre de sa voiture qu’elle veut fermer.
— Ma chérie, ça va, tu as fait bonne route ? Coucou, mon petit Thao ! Viens faire un bisou à mamie.
Comme à son habitude, le petit garçon se cache dans les jupons de sa mère. Il voit tellement peu ses grands-parents qu’il met un temps infini à venir vers eux. Il finit toujours par le faire au moment où sonne l’heure du départ.
— Un enfer sur la route, ce matin ! Pourtant c’est dimanche, je ne comprends pas !
— Laisse-moi t’aider, je sais comment faire, nous avons le même problème avec la fermeture du nôtre, intervient Hubert en embrassant sa fille et en agitant sa main devant le capteur installé à côté de la plaque d’immatriculation.
— Et David, il n’a pas pu venir ? s’enquiert Adèle.
— Non, il est sur un gros dossier à rendre pour hier ! Il bosse jour, nuit, soir et week-end. Un véritable courant d’air !
Adèle observe sa fille qui, une fois de plus, joue de jovialité et de désintéressement pour faire passer la pilule à sa mère. Finalement, les rares fois où ils voient leur gendre correspondent aux rares fois où ils les invitent chez eux, c’est-à-dire quasiment jamais. David est un gentil garçon, mais Adèle se demande si sa fille est vraiment heureuse avec lui. Elle n’a jamais osé aborder le sujet.
Tandis que la voiture de Violette pénètre dans la cour, le téléphone d’Hubert se met à sonner. C’est sans doute Rose et Yvan qui sont arrivés à la gare et qui attendent qu’on vienne les chercher. Mais pourquoi ni Iris ni Violette ne pensent à les prendre au passage ? Chaque fois c’est pareil ! se dit Adèle en observant tout ce manège.
Violette descend de voiture, embrasse son père, enlace sa mère, chatouille Thao et salue sa sœur d’un ton glacial. Le bal des sœurs Verdier a commencé.

***

Il est plus de 21 h quand Adèle termine d’essuyer la dernière assiette. La fête était réussie. Salomé, Emma et Thao étaient contents de se retrouver. Leurs babillages et leurs rires, dont l’écho résonne encore dans l’enceinte de la maisonnée, ont fait plaisir à entendre. Elle ne sait pas quand elle les reverra, sûrement lors d’un prochain anniversaire. Cette pensée l’attriste, mais elle tente de conserver ces quelques heures de bonheur qu’elle a grappillées aujourd’hui.
Elle a observé ses filles tout au long de la journée. Elle s’est souvenue qu’à l’époque le couple avait tout planifié. Deux ans d’écart entre chacune, pas moins, pas plus. Un bon compromis dans leur évolution en tant que parents, une possibilité qu’elles puissent bien s’entendre et avoir des atomes crochus, sans être trop éloignées les unes des autres.
Son mari la rejoint dans la cuisine, après avoir terminé de ranger les tables et les chaises installées pour l’occasion sur la terrasse. Ce soleil inattendu du mois de septembre leur a permis de profiter de l’extérieur grâce à une température agréable.
— Oh ! je connais cette petite mine, Adèle, qu’y a-t-il ?
— Comment as-tu trouvé tes filles, aujourd’hui ? lui demande-t-elle immédiatement, heureuse qu’il lui permette d’aborder le sujet.
— Je dirais comme d’habitude ! Iris est toujours aussi rigide avec Thao, Violette toujours aussi silencieuse et Rose gravite entre les deux. La routine !
— Tu as vu la façon dont Iris a réagi quand Rose et Yvan sont arrivés ? Parfois je ne comprends pas notre aînée ! Et puis le cadeau de Salomé, on en parle ? Je me demande si elle ne le fait pas exprès !
— Adèle, on en a déjà discuté maintes fois, ici même, dans cette cuisine. Arrête de te faire du mouron pour rien. Peut-être que les choses changeront, peut-être pas. Tu n’y peux rien, nous n’y pouvons rien. Nous avons fait ce qui nous semblait juste et bon pour elles. Tu ne peux pas diriger leurs sentiments, ce ne sont pas des marionnettes !
Adèle se réfugie dans ses bras, le torchon mouillé dans ses mains tremblantes. Elle aimerait tant réussir à passer outre la situation, mais elle n’y arrive pas. Elle va trouver une solution, elle a déjà une petite idée derrière la tête et se garde bien d’en parler à Hubert. Vu l’ampleur des potentiels dégâts, nul doute qu’il désapprouverait.


Chapitre 5
Iris

« L’esprit de l’homme est ainsi fait que le mensonge a cent fois plus
de prise sur lui que la vérité. »
(Érasme)



Ce repas dominical était un vrai supplice, Iris est tranquille pour quelques mois. Les prochaines retrouvailles familiales auront lieu pour les huit ans de Thao, juste avant Noël. Heureusement qu’ils ne célèbrent que les enfants, sinon ce serait sans arrêt. Entre ça et les fêtes de fin d’année, c’est déjà bien assez.
Une fois de plus, elle s’est trompée de cadeau pour Salomé. Rose lui avait pourtant donné le nom précis du jouet par message, mais elle a choisi quelque chose qui était visiblement à côté de la plaque. Elle a bien senti l’exaspération de sa sœur quand celle-ci lui a demandé si elle pouvait l’échanger.
— Iris, je n’ai pas du tout le temps d’y aller, tu pourrais t’en occuper ?
— Je ne sais pas si je vais pouvoir, et puis quand est-ce que je vais te le donner ?
— Bon, passe-moi le ticket alors, je vais me débrouiller.
— Je n’ai pas pensé à le prendre, je te fais une photo en rentrant, si tu veux.
— Sérieusement, Iris, tu penses que le magasin va accepter un échange avec un ticket de caisse en photo ?
— Je te l’enverrai par la poste, dans ce cas, tu me redonneras ton adresse.
— Très bien ! Ne tarde pas trop à me le faire parvenir, s’il te plaît.
Ce n’est pas parce qu’Iris est femme au foyer qu’elle n’est pas occupée, contrairement à ce que Rose insinue. Elle en a assez de ces sous-entendus, sans compter ses remarques sur l’absence de David. Comme si le couple qu’elle formait avec Yvan était parfait ! Certes, il est toujours présent à tous les repas et les dîners, mais quand Iris pense à ce que sa sœur a accepté par amour, élever l’enfant d’une autre, c’est quelque chose qu’elle n’aurait jamais été capable de faire.

***

David est parti sur un chantier à Nantes toute la semaine, elle se retrouve seule avec Thao. Ce matin, elle a finalement accepté d’aller boire un café avec Nathalie, la maman d’Arthur. C’était un moment agréable pendant lequel elle a eu l’impression d’avoir un semblant de vie sociale. Concrètement, Iris est très seule. Toutes ses amies de fac ont pris d’autres routes bien éloignées de la sienne. Les amitiés se sont délitées pour totalement disparaître. Elles se sont revues quelques fois, sans avoir plus rien à se dire. Et puis il y a eu cette fois de trop, celle où elles se sont permis de porter un jugement sur ses choix de vie. Iris ne l’a pas supporté, elle se souvient encore de cette soirée et de la crise de nerfs qui a suivi.
Depuis, elle a essayé de se lier d’amitié avec quelques mamans de l’école, mais chaque fois que ça allait plus loin, Iris refusait d’organiser des goûters, d’inviter les copains le week-end, et elles se sont vite lassées des propositions allant toujours dans le même sens. Et puis elle a eu du mal à accrocher, à se laisser aller. Sans son pilote automatique, elle est perdue. Il lui faut ses rituels qui lui donnent l’impression de maîtriser un tant soit peu son mental et son environnement. Dès qu’elle sort un peu de son tracé habituel, elle sait ce qui l’attend.
Le téléphone se met à retentir dans le silence de la maison. Iris décroche, personne au bout du fil. Il lui semble percevoir une respiration au loin, mais elle n’en est pas sûre. C’est encore un de ces démarchages commerciaux, elle va finir par faire couper cette ligne qui ne lui sert à rien. Au moment où elle s’apprête à monter pour ranger la chambre de Thao, la sonnerie chante de nouveau à tue-tête. Décidément ! Toujours personne, seul le mutisme lui répond. Elle se rappelle alors que c’est arrivé à plusieurs reprises ce mois-ci, il faudra qu’elle en parle à David.
Iris regarde l’heure déjà bien avancée de la matinée, elle va être en retard pour son cours de yoga, elle était absente à deux reprises la semaine dernière. Elle s’occupera des jouets de son fils cet après-midi et décide d’enfiler sa tenue préférée. Il faut qu’elle garde un corps svelte et tonique afin d’être désirable aux yeux de son mari, mais il faut aussi qu’elle évacue ce trop-plein qui ne va pas tarder à déborder.

***

Iris se gare sur la dernière place restante du parking. Elle peste en sortant de la voiture à l’idée de devoir récupérer son tapis dans le coffre. Elle va encore passer ses nerfs sur la fermeture de plus en plus capricieuse. Le nez en l’air pour tenter de faire marcher le capteur du haut, elle ne prête pas attention à la demoiselle enceinte installée sur un banc, non loin de la porte d’entrée du club de sport. Celle-ci se lève en apercevant Iris et s’approche timidement.
— Excusez-moi, balbutie-t-elle.
Iris réussit enfin à verrouiller sa voiture et tourne son regard dans sa direction.
— Je peux vous aider ?
— Vous êtes bien Iris Graveland ?
— Oui, c’est moi, répond-elle en la toisant de la tête aux pieds.
— Est-ce qu’on pourrait s’installer quelque part dans un endroit tranquille ? Il faudrait que je vous parle.
— Je n’ai pas le temps, mon cours commence dans cinq minutes. Est-ce qu’on se connaît ?
— Vous non, mais moi oui…
Iris perd patience et sent à nouveau cette boule furieuse se former au creux de son ventre. Cela fait plusieurs jours qu’elle prend sur elle, il faut qu’elle aille décharger sa colère, sous peine d’exploser. Elle ne voudrait pas que ce soit Thao qui paie les pots cassés. C’est en ça que le yoga l’aide beaucoup, à canaliser et à contrôler ses émotions. Elle repense à l’autre fois dans la cuisine, quand ses nerfs ont lâché. Heureusement, elle était seule à la maison et personne n’a assisté à ce carnage. Les couverts ont voltigé jusqu’au sol, ainsi qu’un gros saladier, brisé en mille morceaux. Elle s’était dit qu’elle choisirait quelque chose d’incassable pour évacuer sa colère la prochaine fois, car elle l’adorait, et ramasser les débris lui a pris un temps fou, elle en retrouve encore. Comme une piqûre de rappel.
— Je finis dans une heure, vous n’avez qu’à m’attendre.
La jeune femme reste interloquée face à cette répartie autoritaire et retourne s’asseoir sur le banc. Iris l’observe à travers les vitres fumées du sas d’entrée. Elle enrage, tout en espérant qu’elle se décourage et qu’elle s’en aille. Pas un seul instant elle ne se demande ce qu’elle lui veut, elle sait déjà. Son ventre arrondi ne laisse aucun doute.

***

Une heure et quart plus tard, Iris aperçoit la jeune femme, toujours assise sur le banc.
— Vous êtes encore là ?
— Je vous ai attendue, comme vous me l’aviez suggéré, répond la petite brune au visage constellé de taches de rousseur.
— Venez, je dois aller chercher mon fils à l’école. Montez, dit-elle en désignant la porte côté passager.
La jolie brunette semble étonnée par cette proposition. Ce n’est sûrement pas ce qu’elle avait prévu, mais elle s’exécute. Un silence s’installe dans l’habitacle, vite remplacé par la radio et ses publicités répétitives. Iris baisse le volume, enfile ses lunettes de soleil et démarre.
— Comment vous vous appelez ? lui demande-t-elle.
— Quelle importance ça a ?
— J’ai besoin de savoir à qui j’ai affaire.
— Vous n’êtes pas curieuse, vous ne voulez pas connaître la raison pour laquelle je vous ai attendue ?
— Je le sais déjà, alors on va s’épargner des détours inutiles. Dites-moi juste depuis quand ça dure.
Sans avoir donné son prénom, la jeune femme raconte pendant le trajet comment elle en est arrivée là. Durant ces trente minutes de route, Iris perd tout le bénéfice de sa séance de relaxation. Elle sent à nouveau le volcan gronder en elle, et cette fois elle sait bien que l’éruption va être longue et extrêmement douloureuse, brûlant tout sur son passage. La limite de l’acceptable vient d’être largement dépassée. Elle ne va plus pouvoir faire semblant de ne pas voir l’éléphant qui l’attend en plein milieu de la pièce.


Chapitre 6
Rose

« L’amour est fait de hasard et de chance. À une bretelle de la vie, il est là, offrande sur le chemin. S’il est sincère, il se bonifie avec le temps.
Et s’il ne dure pas, c’est qu’on s’est trompé de mode d’emploi. »
(Yasmina Khadra)



La nouvelle vient de tomber, la direction a accepté un jour de télétravail par semaine. Rose exulte et pense déjà à négocier une seconde journée. Ce serait le rêve de déposer les filles à l’école, puis de remonter à l’appartement pour travailler depuis chez elle, en pyjama si ça lui chante. Mais pour le moment, il va falloir se contenter de ce répit dans le rythme effréné du quotidien. Elle se positionne sur le lundi, ce qui lui permettra de prolonger un peu le repos du week-end et de profiter d’Yvan, en télétravail ce jour-là également. Elle imagine déjà leurs déjeuners le midi, ou encore leurs pauses crapuleuses, et se réjouit de cette bouffée d’oxygène.
Pour marquer le coup, elle décide de lui faire la surprise dès le lundi suivant. Ces deux dernières semaines, ils n’ont fait que se croiser. Il travaille sur un projet de construction de logements écoresponsables, c’est la dernière ligne droite. Rose a l’habitude. Quand c’est comme ça, plus rien d’autre ne compte, alors elle prend sur elle tout en assumant la totalité des tâches du foyer, en plus de son job à plein temps.
Certaines personnes pensent que la répartition dans leur couple n’est pas équitable, que Rose porte trop de choses sur son dos, des responsabilités qui ne lui appartiennent pas. Elle devine dans le regard de leurs amis, de ses collègues, de ses parents, qu’elle en fait beaucoup pour ses petites épaules. Ces temps-ci, des cernes se creusent sur son visage, les kilos peinent à s’accrocher sur son corps frêle. Son attention lui fait parfois défaut, surtout sur son vélo, quand la liste de tout ce qu’elle a à réaliser dans sa journée se déroule mentalement devant ses yeux. Plus d’une fois, elle a manqué se faire renverser, sans que les automobilistes y soient pour quoi que ce soit.
Ils savaient tous les deux que leur vie serait parfois rock’n’roll. Chacun est investi dans sa carrière professionnelle et il faut pouvoir faire de même dans sa vie personnelle, surtout avec les enfants. Mais la balance a penché sans cesse de son côté pour équilibrer tout ça, et les poids sur sa nacelle commencent à peser lourd. Elle le sent bien, mais refuse de le considérer.

***

Comme chaque matin, Rose feint de se préparer en sifflotant. Elle est bien plus joyeuse que d’habitude, tout le monde remarquerait un changement à venir dans la journée qui s’annonce. Tout le monde, mais pas Yvan. Il est plongé dans ses plans, une erreur de mesure l’oblige à recommencer toute une partie de son travail. Il est debout depuis cinq heures et déjà épuisé. Emma et Salomé disent au revoir à leur papa, tout en mettant leurs cartables sur le dos. Il lève enfin la tête de son bureau, installé vers les grandes baies vitrées dans un coin du salon, et va se resservir un café. Il s’approche de ses filles, se met à genoux et ouvre les bras pour un câlin collectif. Rose observe son petit monde avec tendresse et a hâte de se retrouver dans ses bras elle aussi. Mais pour garder le suspense jusqu’au bout, elle fait mine de s’habiller, comme si de rien n’était. Il dépose un baiser furtif sur ses lèvres et repart, muni de son mug, derrière les hautes plantes vertes qui font office de paravent.
— Rose, tu pourras t’arrêter au pressing pour récupérer mes chemises, en rentrant ce soir, comme tu passes devant ? J’en ai besoin pour ma présentation de jeudi.
— Tu ne veux pas y aller ? Ça te ferait sortir un peu ! Je suis sûre que tu vas rester enfermé toute la journée, et tu sais comment c’est ! Il te faut des pauses sinon tu n’avances pas !
— Aujourd’hui, je ne bouge pas de là, il faut que tout soit bouclé mercredi soir ! Et avec cette boulette que je viens de découvrir, je vais devoir bosser jour et nuit. S’il te plaît, ma chérie d’amour ! la supplie-t-il.
Elle déteste quand il l’appelle comme ça. Ma chérie, ma chérie d’amour, mon amour. Il le fait uniquement quand il a quelque chose à lui demander. Le reste du temps, c’est Rose, ni plus ni moins. Les effusions d’amour n’ont jamais été leur mode de fonctionnement, ils s’aiment et n’ont besoin d’aucun sobriquet superflu pour se le prouver. Mais justement, les utiliser dans certains cas l’horripile encore plus.

***

Vingt minutes plus tard, elle remonte les escaliers jusqu’au troisième étage et introduit la clé dans la serrure, un sourire aux lèvres. Curieusement, la porte est fermée à double tour. Elle se rappelle très bien l’avoir claquée un peu trop fort en partant. Elle pénètre dans l’appartement sur la pointe des pieds, s’attendant à trouver Yvan assis derrière son bureau. La tasse de café qu’il s’est servi à ras bord est encore fumante, ses plans sont étalés en désordre, parsemés de morceaux de gomme et de crayons à papier divers, mais le fauteuil, lui, est vide.
Surprise, Rose passe chaque pièce en revue, aucune trace de son compagnon. Elle décide de lui téléphoner, il a sûrement dû se rendre à l’agence pour une urgence, ou peut-être qu’il a tout simplement écouté son conseil et pris l’air pour aller au pressing. Aucune sonnerie, le serveur vocal lui propose d’emblée de laisser un message après le bip. D’instinct, Rose raccroche sans un mot et s’installe sur la table de la salle à manger afin de commencer sa journée de travail.

***

Trois heures plus tard, n’y tenant plus, elle tente de le rappeler, mais son téléphone est toujours coupé. Il est bientôt l’heure de déjeuner et, sur un coup de tête, elle appelle Joséphine et Magalie pour leur proposer de les rejoindre à leur QG officiel.
Après trente minutes de trajet à vélo, Rose arrive au café où elles ont l’habitude de se retrouver une fois par semaine.
— Alors, ma belle, tu en as déjà assez du télétravail ? lui dit Joséphine en débarrassant la chaise de ses affaires pour qu’elle s’installe à côté d’elle.
— On va dire que tout ne s’est pas passé comme je l’imaginais pour cette première matinée !
— Yvan a refusé la pause-café-câlin, c’est ça ? chuchote Magalie.
— Yvan s’est surtout volatilisé ! Je suis rentrée de l’école et il n’était plus là !
— Mais je croyais que c’était sa journée de télétravail à lui aussi ?! s’exclame Joséphine.
— Il a dû avoir un rendez-vous ou une réunion de dernière minute. En tout cas il est injoignable !
— Tu fais trop de choses à la fois, ma Rose, il t’en a sans doute parlé alors que tu devais être occupée ! dit Magalie pour la rassurer.
— Allez, prends un verre de rosé, ça te détendra !
Rose essaye d’avoir le cœur léger et de ne pas leur parler de l’alarme qui s’est mise à hurler dans son esprit. C’est sûrement ça, parfois elle fait tellement de tâches différentes au même moment que son attention s’en trouve amoindrie, ce qui lui a valu plus d’une fois des oublis, heureusement sans conséquence. Le déjeuner terminé, elle n’a pas le cœur à pédaler en sens inverse, surtout après un verre de vin, et préfère retourner au bureau. Sa cheffe la regarde d’un air surpris, mais sans chercher à comprendre pourquoi elle se trouve ici plutôt que chez elle. Rose ne le sait pas elle-même.
La sortie d’école approchant, elle tente une nouvelle fois de joindre Yvan, afin d’être sûre qu’il récupère les filles comme à son habitude. Au bout de trois sonneries, il décroche enfin.
— Allô, oui !
— Salut, tu es à la maison ?
— Oui pourquoi ? Je n’ai pas bougé depuis ce matin, je n’en peux plus ! Il va me falloir un bon massage ce soir, mon corps est tout endolori d’être resté assis si longtemps !
Le sang de Rose se glace. Elle espérait une tout autre réponse qu’un mensonge.
— Rose ? T’es là ?
— Oui, oui.
— Pourquoi tu m’appelles ?
— Je sais plus, j’ai oublié. Faut que je te laisse. À ce soir !
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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