Auteur Sujet: Du Soleil à la Lune de Tiffany Lefevre  (Lu 10482 fois)

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Du Soleil à la Lune de Tiffany Lefevre
« le: jeu. 31/01/2019 à 17:56 »
Du Soleil à la Lune de Tiffany Lefevre

Chapitre I
L’âme des morts


-   Xarus !
J’entendis des rires en écho à mon appel. L’impatience me gagnait.
Mère m’avait envoyée à la chasse aux galopins trois heures déjà auparavant. Comme si je n’avais que ça à faire ! Lorsque je remettrai la main sur Xarus, j’allais le lier pieds et poings à un arbre non loin de la prairie où nos chèvres et nos moutons paissaient. On verrait bien s’il se sauverait encore après.
-   Rosalice !
L’appel me fit lever la tête, et mes yeux s’écarquillèrent d’effroi. Mon frère se tenait, triomphant, sur la Butte des Morts. C’est ainsi que nous l’appelions : cette zone surélevée de la Plaine Dévastée, zone de tous les grands combats d’autrefois, était l’une des délimitations entre notre territoire et le leur.
-   Xarus ! Descends immédiatement !
-   T’as qu’à venir me chercher !
Voilà pourquoi je hais les enfants de cet âge.
Je fis un pas et trébuchais. Ces sales gamins s’étaient enfuis pendant une cérémonie d’offrande à Eàna la Grande du Midi, pour laquelle ma mère m’avait affublée d’une chainse bien trop longue pour mon confort. L’hilarité de Xarus m’agaça d’autant plus. Je me relevais, constatant au passage que ma main était barbouillée de sang. Relevant les yeux vers la butte, je vis le garnement assis au bord de celle-ci, en train de me dévisager, un grand sourire aux lèvres.
-   Attends un peu de voir comment oncle Marcus te punira !
À mes mots, il déchanta. Notre oncle Marcus était le frère de notre défunt père. Il était commandant de notre armée, et distributeur de taloches à ses heures perdues. Tous les enfants de la famille en avaient peur, les adolescents l’admiraient et les plus âgés comme moi l’adoraient. Sous ses airs de rustre, c’était un homme au cœur d’or. Mais je n’allais certainement pas dire ça devant mon frère. Avec cette chainse et ce bliaud que Mère et Grand-mère m’avaient infligés, je n’étais pas en mesure de gravir cette colline. La position de mon frère m’en irrita d’autant plus.
-   Relève-toi !
Je sentis un étrange picotement courir le long de mes bras et de ma nuque. Un frisson horrible me parcourut : je reconnaissais cette magie, cette sensation, même si je ne l’avais rencontrée qu’une fois auparavant. C’est la voix teintée de panique que je répétais :
-   Relève-toi, Xarus ! Il y a des nécromanciens dans les parages !
Le picotement qui parcourait ma peau sembla s’intensifier. J’eus la soudaine impression de suffoquer, étreinte par ce pouvoir puissant. Xarus avait réagi à mon appel et avait dégringolé la colline à toute vitesse, et jetait des regards éperdus autour de lui. Je voulus lui prendre la main, partir en courant, mais je tombais à genoux avec l’impression d’être oppressée, autant dans mon corps que dans mon esprit. J’entendais mon frère m’appeler, comme de très loin ou comme s’il eût été sous l’eau.
Peu à peu, la sensation s’apaisa tandis que j’émergeais difficilement de mon état second, comme si j’avais été prisonnière d’un rêve sans fin. Xarus tirait sur ma manche depuis un moment, et, brusquement, il cessa.
-   Oh, grands dieux, Rosalice…
Gémissant contre un soudain mal de tête, je relevais les yeux.
Je m’immobilisais.
Sentis mon sang se figer. Mon cœur s’arrêter.
Tandis que je fixais l’œil vide d’un zombie, prostré dans une attitude de soumission devant moi, un faible et terrible gémissement filtrant entre ses lèvres noires et desséchées. Il tendit une main squelettique où s’accrochait un lambeau de peau vers moi, et le gémissement se mua en un mot qui me tua sur place.
Maitre.
Cette chose, morte et pourtant vivante, cette chose abominable, matérialisation de la folie et du péché, se tenait devant moi et me désignait comme son maitre.
Comme son nécromancien.
Grands dieux… Comment cela pouvait-il être possible ? J'étais une druide, descendante d’Eàna la Grande du Midi. J'étais la force régnant parcimonieusement sur la terre et tous ses fruits, animaux et plantes, chaque fibre vivante de cette terre étant à la fois mon serviteur et mon ami.
Et cette chose, cette chose morte et répugnante, cette création abominable des adorateurs de l’ombre… Cette chose me nommait indiscutablement comme son maitre, comme une manipulatrice de la magie des morts.
-   Ro… Rosalice… Qu’est-ce que… c’est… ?
Xarus. Mon pauvre frère, paniqué comme un bébé devant la mort en personne. Et c’était ce qu’il était. Face à l’horreur de la guerre et de la magie hideuse des sorciers noirs, il n’était qu’un bambin ne saisissant pas de sens à tout cela.
L’horrible créature ne faisait pas mine de nous attaquer. Il était juste là, à moitié accroupi, devant moi, la main tendue paume vers le ciel en signe d’appartenance et d’offrande de son corps.
Décidant dans un élan de folie de faire confiance au monstre qui semblait me devoir obéissance, je fermais les yeux et me concentrais, fixant mon attention sur le flux de la Terre. Près de moi, je percevais la présence chaude et recroquevillée de Xarus. Face à moi, je savais qu’il existait une enveloppe charnelle asséchée, mais le filet de vie qui en émanait était faible, infiniment faible. J’étendis mon spectre, et dus me rendre à l’évidence : nul être vivant ne se trouvait dans les environs. J’en avais la certitude un cercle d'au moins un kilomètre autour de moi.
C’était moi. J’avais créé ce monstre hideux.
Je venais de relever un mort.
Saisie d’effroi, je me relevais, brisant ma connexion avec le flux de la vie, et reculais de deux pas. Le mort fixa encore une fois son regard vitreux sur moi, et me désigna une nouvelle fois par ce mot qui me donnait la chair de poule.
-   A… arrête… ne dis plus ça !
Il baissa la main et gémit longuement, mais se tut.
À la place, il prononça doucement mon nom. Je me retenais de hurler.
-   Arrête… arrête ça, immonde créature. Tu ne me dois rien ! Retourne d’où tu viens ! Tu n’es pas le bienvenu ici !
Il gémit de nouveau, et son gémissement se mua en un cri aigu et horrible. La Terre sembla l’absorber tandis que ses cris redoublaient et qu’il griffait la terre de ses doigts décharnés. Ses lèvres inexistantes articulèrent un « non », le seul et unique mot clair et net qu’il prononça, brutal, angoissé. Il se débattit face au sol qui l’engloutissait, et finalement, disparut dans un bruit de succion atroce. Plusieurs secondes après sa disparition, ses hurlements résonnaient encore à mes oreilles comme un glas mortel, ou comme une accusation.
Hébétée, il me fallut un moment pour comprendre que Xarus tirait sur ma manche.
-   Rosalice… c’était quoi, ça ?
-   Un… un mort.
-   Mais… mais, Rosalice, les morts… nous ne pouvons pas réanimer les morts, n’est-ce pas ? Nous sommes l’âme de la nature, la vie incarnée, nous ne traitons pas avec les morts !
-   Je… je sais, Xarus. Je…
Je glissais à genoux, choquée. Je ne pouvais pas croire ce qui venait de se passer. Là où le mort avait émergé et disparu, une trace de sang se détachait sur le sol. Ma main éraflée me brûlait.
Je venais de relever un mort, de me faire accepter comme son maitre et donc comme une nécromancienne. Je m’en étais fait obéir sans le vouloir et l’avais fait retourner à la Terre.
Grands Dieux… cela devait être un cauchemar, un abominable cauchemar. J’allais me réveiller… je le devais…
-   Rosalice… nous devons rentrer…
-   Oui… Xarus.
Je me relevais et affrontais le regard de mon frère. La crainte que je lus sur son visage me transperça, malgré l’animosité qu’il m’inspirait quelquefois.
-   Ne parle de cela à personne. Tu comprends ? C’est important. Personne ne doit savoir cela… personne.
-   D’accord… d’accord.
Il avait l’air terrorisé. Je ne pouvais lui en vouloir. Moi-même, j’avais du mal à rester calme.
Prenant sa main comme celle d’un enfant égaré, je me mis à cheminer vers la tribu. Oui, rentrer chez nous. Cela me paraissait soudain la chose la plus réconfortante au monde.
La Plaine dévastée était fort étendue, et la butte se situait à son extrémité. Le trajet de là jusqu’au clan de l’aube nous prit une demi-heure à cheval. De là, nous laissâmes l’animal aux soins des guerriers et repartîmes à pied vers le clan du Midi pour assister aux dernières notes de musique de la fête succédant aux offrandes.
-   Mes félicitations, grommelais-je, tu m’as fait rater toute la fête.
Il rentra la tête entre ses épaules, l’air contrit.
-   Pardon…, grande sœur…
Je me sentis glacée en sentant la peur qui perçait de ses paroles.
Je n’eus pas le temps de lui parler, qu’il filait en courant. Me retournant, je croisais le regard de Marcus. Il soupira.
-   Ce galopin… où était-il passé ? Son copain Chris est revenu de lui-même, complètement paumé. Il bredouillait et n’a pas formulé la moindre phrase cohérente… il parlait apparemment de nécromancie et de mort. Ta grand-mère elle-même s’est déplacée pour le châtier. Et Xarus, il va bien ?
Les larmes se pressèrent sous mes paupières, mais je les refoulais. Je ne devais pas me montrer suspecte, surtout aux yeux de l’armée. Et surtout, une femme forte ne pleure pas.
-   Oui, il… il va bien. En chemin, Xarus et moi avons croisé un mort. Un… un revenant. Il errait, on ne sait pourquoi. Demandez à Chris, peut-être… peut-être que c’est cela qu’il a vu.
Je me sentais prise au piège. Je savais très bien, au fond de moi, ce qu’il avait vu. Moi et Xarus debout face à un mort soumis à notre autorité. Ou plutôt, à la mienne.
Cela ne devait pas se savoir. Surtout pas.
Puis, la seconde partie de sa tirade m’interpella. Grand-mère s’était déplacée… en personne ? Mais quelle folie !
-   Grand-mère s’est déplacée ? Elle… elle va mieux, dans ce cas ?
Sa mine s’assombrit et je connus la réponse.
-   Non, malheureusement. D’ailleurs, sa petite escapade jusqu’ici  lui a couté cher. L’essoufflement l’a une nouvelle fois gagnée.
Je baissais les yeux. Ma Grand-mère était une ancienne prêtresse d’Eàna. Mère l’avait officiellement relevée de ses fonctions lorsque sa santé avait décliné mais, aux yeux de tout le monde, tant que sa vie durerait, Grand-mère serait toujours la prêtresse la plus importante. Elle se déplaçait rarement, et toujours dans une litière, escortée et avec l'interdiction de marcher seule. Il y avait bientôt un siècle qu’elle était en vie, et plus de soixante ans qu’elle était devenue la prêtresse Svija. Svija était son prénom et, dans notre langue, signifiait « Lumière de vie ».
Une main se posa sur mon épaule et je tressaillis. Je fis volte-face pour me retrouver face à Mère. Je soupirais.
-   Bonsoir, mère.
-   Rosalice, me salua-t-elle. Ton frère est bien rentré ?
-   Oui, et sain et sauf. Il avait encore assez de ressources pour fuir devant oncle Marcus.
Nous rîmes toutes deux.
-   Rosalice, n’oublie pas la cérémonie de demain, surtout.
-   La…
L’horreur me gagna. J’avais complètement oublié.
Demain était le jour de mon anniversaire. Mais, surtout, le jour du Solstice d’été. À cette occasion, la moindre bataille était suspendue, et on fêtait le sacrifice à Eàna. L’on prenait une fille âgée de dix-sept ans, et on l’offrait à Eàna, au plus fort du jour, pour la voir investir des pouvoirs de mon ancêtre dans le désir insensé de la voir résoudre la guerre comme l’avait fait celle-ci.
Parfois, nous devions traverser la moitié de la tribu pour trouver une jeune fille de l'âge correspondant.
Cette fois-ci, la recherche avait été facile. Le « sacrifice » - qui d’ailleurs n’en était pas réellement un, puisqu’il ne s’agissait pas de donner quelque chose mais de recevoir – n’était autre que la fille de la Prêtresse d’Eàna du Midi actuelle.
Soit, moi.
Partout on me disait que c’était un honneur… mais moi, cette cérémonie me faisait peur. Vraiment peur. J’avais entendu des histoires à propos de ce qui arrivait aux sacrifiées. La majorité du temps, il ne leur arrivait rien. Mais on chuchotait que certaines avaient perdu la raison et avaient été exécutées sur-le-champ.
Avec la chance que j’avais…
D’un coup, je frissonnais. Cet après-midi, un mort m’avait reconnue comme nécromancienne. Eàna allait-elle l’accepter ? Elle, digne ancêtre druide, qui mit fin à la guerre grâce à sa manipulation exceptionnelle de la magie de la terre et de la vie… allait-elle m’accepter ? Laisserait-elle une partie de son âme investir un corps corrompu, sali tel que le mien ?
Je secouais la tête. Non, non ! Je ne devais pas penser ça de moi. J’étais sa descendante directe, après tout ! Eàna m’accepterait, c’était certain. Il ne pouvait en être autrement. Elle m’accepterait. Tout se passerait bien. Personne ne saurait jamais rien de ce qu’il s’était passé cet après-midi. D’ailleurs, peut-être était-ce juste un rêve que j’avais fait, un rêve éveillé, fatiguée par la chaleur et la recherche de mon insolent frère…
Je fus tirée de ma rêverie par Mère secouant mon épaule.
-   Rosalice ? Eh bien, que t’arrive-t-il donc ?
-   Je… rien, Mère, ne vous inquiétez pas. Je…
Je secouais doucement la tête. Je ne pouvais pas me confier à Mère. Mais…
-   Je vais… je vais rentrer. J’aimerais voir Grand-mère.
Du fond du cœur, j’espérai qu’elle, au moins, me comprendrait. Je priais pour cela. Et ne pas finir au bûcher.
-   Je comprends, murmura Mère. Tu dois être fatiguée de cette après-midi. Viens donc avec moi, nos chevaux sont prêts.
Nous étions sur la Grand-Place du Clan du Midi, le centre religieux et festif de notre communauté où venait de se dérouler la cérémonie d’offrande à Eàna pour les récoltes de la fin de l’été. Quelquefois, cette cérémonie mineure coïncidait avec la date de la Cérémonie du Sacrifice. Cette année, c’était à un jour d’écart qu’on les fêterait.
Étant de la famille des Prêtresses d’Eàna, je vivais avec ma mère, ma grand-mère et mon frère dans ce même clan du Midi. Cependant, la place de la religion dans notre communauté étant importante, c’était le plus vaste de nos clans, et le traverser à pied prenait parfois plusieurs heures, voire une journée.
Je montais donc Rya, une jument rouanne petite, à mon image. Malgré son caractère indocile et ma compétence très limitée dans le contrôle des animaux, je parvenais à m’en faire obéir sans besoin de mors ni de cravache, et j’en éprouvais une grande fierté. L'étalon de Mère, noir comme la nuit, montrait une docilité, une soumission exacerbée à sa maîtresse, et pourtant il n’était pas réellement contraint. Notre magie, celle qui coule dans nos veines et se déverse de notre esprit, est particulière. Elle nous permet de prendre le contrôle de toute créature vivante tout en lui laissant un libre arbitre. Nous nous en faisons obéir sans pour autant l’écraser sous notre poids. Nous dominons en harmonie, et si l’être refuse notre contrôle, on n’y peut rien. Quelques-uns d’entre nous, très puissants, parviennent à forcer la volonté d’un animal pour en faire leur serviteur. Ceux-là sont bannis, voire condamnés, car cet acte est hautement punissable et contraire à nos principes.
Mes pensées dérivèrent sur moi-même. Et moi, qu’étais-je donc, servante de la nature qui ramenait à la vie ce qui ne devait pas l’être ? Qui étais-je, druide qui jouait avec les lois de la vie et les contournait ?
Moins paniquée qu’avant, je me rendais doucement et douloureusement à l’évidence. Je possédais à n’en pas douter un pouvoir de nécromancie. Mais… comment ?
Les actes de métissage entre druides et nécromanciens n’existaient pas. Nos rythmes de vie, nos lieux ou habitudes d’existence, rien entre nous ne correspondait. Nos deux peuples étaient séparés par une haine et un mépris féroces qui se traduisaient sans cesse par des guerres. Qui plus est, feu mon père était un combattant de l’Aube, un druide de cercle quatre, respecté pour sa sagesse militaire. Il était un grand stratège et avait été assassiné dix ans auparavant par les nécromanciens.
Quant à ma mère… la haine qu’elle leur vouait n’avait d’égale que sa vénération de la nature et de la vie. Elle, pactiser avec la mort ? Plutôt… mourir.
Pourquoi diable possédais-je un don – ou plutôt une malédiction – de nécromancie ? Qui pouvait me l’avoir transmis ? Et surtout, pourquoi moi, alors qu’aucun de mes deux parents n’était concerné ? Pourquoi justement moi, descendante et héritière d’Eàna et future Prêtresse ?
Le temps de me laisser aller à ces divagations, j’avais mis pied en terre et laissais Rya s’éloigner au petit trot, et suivais ma mère dans notre demeure. Elle m’accompagna jusqu’à la chambre de Grand-mère, sans un mot, puis nous laissa en fermant soigneusement la porte. Son air attristé et ses gestes doux me firent comprendre ce à quoi elle pensait, et cela me chagrina. Nous savions tous que grand-mère n’avait plus longtemps à vivre.
Je m’assis précautionneusement à ses côtés et posais une main sur la sienne. Elle respirait fort et plutôt laborieusement, mais elle ouvrit presque immédiatement les yeux et sourit lorsqu’elle m’aperçut. Elle entreprit de se redresser, mais je posais doucement une main à plat sur son poitrail maigre.
-   Non, Grand-mère, ne bougez pas, ou votre essoufflement va s’aggraver. Grand-mère, j’aimerais vous parler de certaines choses.
Elle cligna des yeux.
-   Ma petite Rosalice, murmura-t-elle. Vas-y, je… je t’écoute. Qu’est-ce qui te tracasse ? Est-ce la Cérémonie du Sacrifice ?
-   Non, pas vraiment, Grand-mère, c’est… compliqué, et même à vous j’ai peur de me confier.
Sa main charnue vint effleurer mes cheveux.
-   Tu peux tout me dire, ma fleur, tu le sais. Alors dis-moi… ce qui ne va pas.
Elle toussa et je fronçais les sourcils. Pauvre Grand-mère. Je n’aurais pas dû lui infliger cela au crépuscule de sa vie, mais… il me fallait en parler à quelqu’un.
-   Eh bien… cette après-midi, lorsque j’ai ramené Xarus… quelque chose est arrivé.
Elle émit un léger murmure d’assentiment, me poussant à continuer. J’inspirais doucement.
-   Je… j’ai… j’ai relevé un mort, Grand-mère.
Je fermais les yeux dans l’attente d’une réaction épouvantée ou de rejet, mais il ne se passa rien. Sa main restait dans la mienne et l’autre dans mes cheveux.
-   Mmh…
Je rouvris les yeux.
-   Grand-mère…
-   Rosalice, je pense… que je dois te raconter une histoire. Celle de notre famille. Mais d’abord dis-moi, comment… comment as-tu relevé ce mort ?
-   Je… je ne sais pas exactement, soufflais-je. Je saignais, je suis tombée et… j’ai appelé Xarus par deux fois, et… je me suis sentie… écrasée par un pouvoir de nécromancie très puissant. Lorsque je me suis relevée… il était là et m’appelait « maitre »…
-   Quels sont les mots que tu as dits… pour appeler ton frère ?
Je fronçais les sourcils pour réfléchir. Je n’en étais plus sure, mais…
-   Je... je crois que je lui ai dit de se relever. Il était assis sur la butte des morts.
-   Sont-ce tes mots exacts ? Comment l’as-tu dit ?
Pourquoi ces questions ?
-   Je l’ai appelé… et lui ai dit « Relève-toi, Xarus ».
-   Es-tu certaine d’avoir prononcé son nom ?
-   Euh… oui. Au moins une fois, oui.
-   Je vois…
Elle resta silencieuse un moment, et je n’osais la troubler. Finalement, elle reprit, et ses mots me choquèrent.
-   Rosalice, tu es bien la digne descendante de ton ancêtre. Je… Aide-moi à me relever, s’il te plait.
Je cédais à sa demande et l’aidais à s’asseoir sur son lit. Là, ma Grand-Mère, la femme la plus digne que je connaisse et Grande Prêtresse d’Eàna, fit un acte que je n’oublierais jamais.
Elle s’inclina, agenouillée, devant moi. Elle se prosternait.
Mon dieu…
-   Mais… mais… Grand-mère, que… que faites-vous ? Relevez-vous !
Elle se redressa et me sourit d’un air presque triste.
-   Ma petite fleur… tu es la digne incarnation d’Eàna.
-   Je ne comprends pas…
-   C’est normal. Car pour connaitre toute l’histoire de ton pays, il te faut accéder au rang de Grande Prêtresse, comme moi… et donc être quasiment sur ton lit de mort.
Elle eut un petit rire à ces mots qui me glacèrent les sangs.
-   Écoute, ma petite fille, écoute-moi bien… Tu sais que, par-delà la Plaine Dévastée, là où vivent nos antagonistes les nécromanciens, un culte semblable au nôtre existe ?
-   Oui, Grand-mère. Ces sorciers noirs vénèrent Eàna sous un culte blasphématoire : ils la nomment « Eàna de Minuit », par opposition au titre honorifique que nous attribuons à notre ancêtre, et la vénèrent comme une grande nécromancienne, une adoratrice de la mort. C’est en partie à cause de ce blasphème que les guerres ont commencé.
-   C’est ce que l’on t’a appris depuis que tu es petite, en effet. Mais sais-tu… que chez eux, les nécromanciens, ces « sorciers » comme tu les appelles, pensent la même chose de nous et de notre culte ?
-   Comment cela ?
-   Je vais te conter... La véritable histoire d’Eàna. Tu dois savoir qu’elle est née chez nous, chez une famille plutôt pauvre de druides. Son don de la nature était très faible, mais…
-   Mais ?
-   Le culte des nécromanciens n’est pas un blasphème, ma fleur. Il… il concerne simplement… le second côté de la médaille. Eàna était une métisse.
Je manquais m’étrangler. Quoi ? Notre digne ancêtre qui avait stoppé de nombreuses années les guerres et sauvé des dizaines d’enfants et de femmes retenus prisonniers… était une métisse ?
-   Pourquoi… pourquoi ne nous apprend-on pas cela lorsqu’on est jeune ?
-   Malgré l’importance de la religion dans notre clan, et l’importance de l’histoire dans la religion… les écoles et l’enseignement sont majoritairement régis par l’armée. Ces chiens assoiffés de sang qui obéissent aveuglément aux ordres d’autres chiens dressent les enfants à haïr l’ennemi… pour mieux… le terrasser une fois enrôlé dans l’armée.
Je manquais de souffle. Alors… tout ce que je savais… tout ce que j’apprenais… était faux ?
-   Mais je… je ne vais pas m’enrôler dans l’armée ! Je suis une future Prêtresse ! Pourquoi ne puis-je savoir cela ?
-   Je l’ignore, ma fleur. Mais il est dans notre tradition que seule une Grande Prêtresse peut recevoir cet enseignement… et, logiquement, les seules à pouvoir lui transmettre sont d’autres Grandes Prêtresses. Eàna n’était donc… ni druide, ni nécromancienne. Elle possédait les deux magies, et… à sa majorité, elle fuit son clan natal pour rejoindre l’autre tribu. Dans le but… De se renseigner sur cette seconde magie qui irradiait ses veines. Très vite, elle découvrit que son don de nécromancie était très puissant, bien plus que son don de druide.
-   Attendez… vous voulez dire que… si j’ai un quelconque pouvoir de nécromancie… il me viendrait d’elle ?
-   La partie de l’histoire où elle délivra les otages druides et nécromanciens, et où elle les mélangea pour prouver aux deux peuples qu’ils étaient tous pareils, des enfants, t’a été enseignée comme elle s’est réellement passée. Après la guerre, elle se maria, et eut des enfants, avant d’être tuée par une flèche perdue d’un nécromancien vengeur. Son mari… ainsi que ses enfants étaient tous druides. La prophétie qui est née après sa mort… disait qu’une de ses descendantes aurait, un jour, le pouvoir de son ancêtre et rétablirait la paix parmi nous.
Elle se tut, me laissant méditer ses paroles.Je paniquais au fur et à mesure que je les comprenais.
-   Vous sous-entendez que… je devrais réitérer l’exploit d’Eàna et mettre fin à la guerre ?
Elle eut un rire.
-   Oh, mais non, ma fleur, bien sûr que non !  Comment le pourrais-tu ? Je ne te demande pas de faire cela, non ; si je te raconte cette histoire, c’est uniquement pour te montrer que tu n’as pas à craindre ta nature. Tu es la plus digne descendante d’Eàna qui soit. Surtout si tu as pu relever un mort de la Butte des morts… tous ces cadavres ont au moins cinq siècles, ma fleur. C’est une prouesse que tu as accomplie là.
-   Vous… ne me craignez pas ?
-   Mais bien sûr que non. Pourquoi le devrais-je ? Tu es… comme une réincarnation de notre louée Eàna.
-   M’élèveriez-vous… au rang de Déesse ?
Elle sourit.
-   Peut-être bien. Ma fleur, que tu le veuilles ou non, je pense que tu accompliras la prophétie. Ne me regarde pas comme si j’étais une vieille folle ! Je suis sure que tu parviendras… à ramener l’unité et la paix sur nos terres. Par ta volonté ou la force des choses, mais je pense que tu y arriveras. Réalises-tu que… c’est comme si nous venions de trouver la fille d’Eàna en personne ? Tu possèdes ses dons aussi surement que tu en descends.
-   Grand-mère… peut-être trouvez-vous louable que je possède ce pouvoir. Mais les gens du peuple… près de la totalité de la tribu, vouent une haine ou un mépris atroce aux nécromanciens. Si jamais cela se savait…
-   Oh, bien sûr… tu serais sans doute menée au bûcher, répondit-elle sereinement.
L’entendre parler de ma probable mort aussi calmement me retourna complètement.
-   Mais j’ai foi en toi, ma fleur. Tu n’es pas assez stupide pour faire étalage de cette magie parmi nous. Je pense… je pense que tu peux accomplir de grandes choses, vraiment. Aie foi en toi.
-   Mais… que dois-je faire ? De quelles « grandes choses » parlez-vous ? Et comment les accomplir ?
-   Ta destinée… te mènera sur la voie. Il te suffit de continuer ta vie comme tu l’as toujours fait, et les méandres du destin t’accorderont alors peut-être une place dans notre histoire.
Je secouais doucement la tête tandis que, sur son signe, je l’aidais à s’allonger de nouveau. Elle me regardait avec un léger sourire. Elle était toujours aussi mince et faible, mais une lueur nouvelle me semblait briller dans ses yeux. Fruit de mon imagination ? Probablement.
Je secouais la tête, désabusée. Pauvre Grand-Mère. Perdait-elle l’esprit ?
D’une façon effroyable, je sentais bien que non. Elle était parfaitement lucide, et sérieuse.
J’étais une sorte d’hybride, à l’image de mon ancêtre : née dans la tribu des druides et douée d’une nécromancie puissante. Et ma grand-mère, Prêtresse d’Eàna, attendait de moi que je poursuive ma vie comme je l’avais toujours fait, en espérant que je changerai quelque chose au cours du monde.
C’était angoissant. D’autant que, brutalement, je me remémorais les évènements qui m’attendraient, le lendemain, au réveil.
De longues heures de préparation.
Puis la cérémonie du Sacrifice. Celle où mes dons devraient être exacerbés par ceux d’Eàna.
Je craignais le pire.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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