Auteur Sujet: El Matador "Milestone" de Isabelle Morot-Sir  (Lu 9389 fois)

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El Matador "Milestone" de Isabelle Morot-Sir
« le: jeu. 15/03/2018 à 16:15 »
El Matador "Milestone" de Isabelle Morot-Sir


Chapitre 1


Le smartphone, enfoui sous un plaid, se mit à vibrer et sonner frénétiquement, à croire qu’un Gremlin furieux se dissimulait là-dessous. Une main fine partit à sa recherche en tâtonnant. Elle le retrouva et put enfin l’extraire de sa douillette cachette. Une jeune femme soigneusement emmitouflée dans une veste passée sur un pyjama, se tenait blottie sous la fine couverture dans un large canapé en velours. Elle éternua avant de prendre l’appel, tandis qu’en sourdine on percevait un bruit de pas de chevaux et de cavaliers provenant du grand écran accroché juste en face.
-Ouiche, allo marmonna-t-elle en tirant un mouchoir en papier d’une boite à côté d’elle.
-Eh salut Lyne ! S’exclama une voix enjouée.
-Oh c’est toi Max ! Contente de t’entendre.
-Ça n’a pas l’air d’aller dis donc, tu as une voix de rhinocéros agonisant.
La jeune femme réprima un grognement qui ressemblait à un éclat de rire, se sentant soudain mieux en entendant son amie. Au fils des années, elle et Maximilienne, appelée simplement Max, s’étaient rapprochées. Leurs passions des chevaux, du voyage et de la randonnée n’y étaient pas étrangères.
-Merci pour la comparaison, Cassy et moi avons un rhume nous sommes donc à la maison. Nous avons toutes les deux séché l’école et le bureau. Et toi ?
-Mes pauvres louloutes va, déplora Max avec une réelle inquiétude.
- Oh ça va on devrait survivre. C’est seulement que le climat normand ne semble pas réussir à mon chétif organisme. Cassy elle, est ravie de rester à la maison. Elle a récemment décrété qu’en sachant lire elle n’avait pas besoin d’aller à l’école. Grand Dieu et elle n’a que 6 ans !
Elle entendit le rire toujours si joyeux et communicatif de son amie, ce qui lui remonta d’autant le moral. 
-Eh bé je te dis pas ce que ça va être dans dix ans ma pauvre ! Ne put s’empêcher de s’écrier Max avec un accent fleurant bon le soleil et le mistral.
Lyne se moucha, se contentant de grommeler on ne savait trop quoi. Elle jeta son mouchoir usagé dans une panière située à quelques pas du canapé, la loupa ce qui la fit soupirer. Un chat vautré quelques secondes auparavant dans les bras d’une minuscule fillette aussi blonde que sa mère, sauta d’un bond sur la boule en papier et la projeta dans toute la pièce avec une délectation de chaton. Une petite chienne au poil dru, elle aussi vautrée dans le canapé sur les pieds de Lyne, releva la tête, dardant ses longues oreilles sur les turpitudes félines. Elle laissa échapper un grommellement vindicatif avant de se rallonger, tandis que le chat, gros rouquin touffu, poursuivait la boule à présent propulsée sous une bibliothéque.
L’enfant se tourna vers sa mère. La voyant encore rivée au téléphone, elle haussa ses minuscules épaules, avant de se rencogner frileusement sous le plaid, tout en entourant la vieille chienne d’un bras potelé. Celle-ci se lova en fermant les yeux, dans la douceur de la toute petite. Lyne contempla une seconde sa fille et Lady X, toutes les deux si complices, avant de répondre à Max :
-Cassy est plantée devant le film de notre voyage à cheval depuis la Roumanie, à son père et moi. Le crois-tu si je te dis que c’est son film préféré devant toutes les séries pour enfants ? Cette petite est incroyable ! Elle me demande sans cesse quand est-ce qu’on part avec les chevaux… Comme si avec son boulot Matt’ pouvait s’absenter plus de quelques jours ! Enfin et toi alors que fais-tu ?
-Ça c’est clair que tu n’es pas prête de repartir arpenter le monde ! Enfin je dis toi... Mais moi non plus ! Nous sommes en ce moment à Munich pour un énième Grand Prix, donc comme dirait Stephy c’est pas demain la veille que mon Champion va remiser ses éperons !
-Nan, Stephy dirait que sa Seigneurie ne posera ses éperons qu’une fois mort… Et encore !
Elle entendit son amie s’étrangler de rire dans le téléphone, avant de lâcher entre deux gloussements :
-Oui tu as raison c’est plutôt comme ça ! En attendant le voici à tester la possible relève de Kérosène, tandis que moi j’ai l’impression bizarre de revivre la même journée depuis quinze ans. Nous chargeons chevaux et matos dans le camion, Stephy conduit, nous arrivons sur un concours où je n’ai qu’à le regarder tout gagner en tremblant qu’il se blesse… Et cela en boucle. Est-ce possible ?
-Est-ce que ça te rassure si je te dis que pour ma part j’ai tendance à penser que Matt’ croit que je passe ma vie en pyjama ? En effet lorsqu’il part le matin je me lève à peine, je suis là hirsute et mal réveillée, et lorsqu’il rentre je suis souvent déjà couchée depuis longtemps. J’ai renoncé à l’attendre, parce que j’ai vite compris l’inanité d’un tel geste ! Monsieur est passé sans transition de doux écolo’ à Président d’un groupe industriel ! Oh pas que je le blâme pour ça, il n’avait pas trop le choix ! De plus il essaye d’appliquer ses principes à l’industrie, il veut prouver qu’une boite peut être à la fois éthique et concurrentielle, ce qui est une croisade très louable…
-Sauf que toi tu t’ennuies n’est-ce pas ? Termina Max à sa place.
Lyne émit un faible « oui » tandis que son regard clair se laissait emmener par les images qui se déroulaient sur l’écran. Emporté contre son gré par la beauté sauvage des Carpates, et surtout le pas ample de ses chevaux… Elle s’obligea à détourner la tête tout en répondant plus abruptement que voulu :
-Oui, mais la vie n’est pas un conte de fée, on le sait aussi bien l’une que l’autre !
Elle entendit son amie pousser un soupir mortifié, alors que dans un lointain brouhaha elle entendait les cris d’une foule, les battements des foulées d’un cheval, les bruits mats de barres projetées sur le sable, tout le paysage sonore propre à un jumping. Elle pouvait comprendre la lassitude de Max.
-Bah il faudrait qu’elle le soit… Imagine si elle l’était ? Que voudrais-tu faire ?
A ces mots, ces simples mots, le cerveau de Lyne se mit à échafauder mille perspectives qui la laissèrent abasourdie et légèrement pantelante. Elle se rendit subitement compte qu’elle n’avait pas perdu le goût de rêver en devant adulte : elle l’avait simplement oublié. Dans l’appareil elle entendit vaguement Max s’écrier :
-Je te laisse à tes microbes, ça va être le tour de Luc. A plus !
En coupant la conversation elle laissa Lyne à ses pensées quelques peu chamboulées, pour se tourner vers la carrière de détente où de nombreux chevaux s’échauffaient. Un grand alezan à la robe de la teinte exacte d’un riche cigarillo, monté par un cavalier au regard d‘une froideur glaciale, s’avança vers elle dans un petit galop souple, entrecoupé par quelques coups de cul qui semblait le ravir tout en indifférent son cavalier. Ils stoppèrent avec un synchronisme parfait, issu d’une longue complicité, à côté de la barrière derrière laquelle la jeune femme se tenait accoudée. Sans qu’elle n’y puisse rien, son cœur fit un bon dans sa poitrine. Tout son sang sembla soudainement circuler plus vite tandis que le temps parut s’étirer avec une lenteur gourmande. Elle se pencha, passant souplement sous la lice qui ceignait la carrière. Avec cette émotion sans cesse renouvelée, elle le regarda comme si aujourd’hui encore, après toutes ces années, c’était encore le premier jour de leur rencontre. Il lui parut encore plus beau, plus charismatique qu’auparavant, avec ses tempes qui commençaient à grisonner. Doucement elle posa sa main sur sa cuisse musclée, gainée dans une culotte de cheval d’un blanc immaculé. Le grand cheval de selle se calma une seconde, non sans jeter un coup d’œil facétieux autour de lui, à la recherche sans doute de quelques occupations illicites. Son cavalier, le regard d’un bleu coupant, fixait la sortie, s’imaginant dès à présent sur son tour. Déjà il n’était plus là. Il posa cependant furtivement une main gantée de cuir fin sur les doigts de sa femme, les serrant tendrement une fraction de seconde. Pourtant ce n’était pas suffisant, plus assez du moins pour Max qui attendait un regard, un mot… Le cœur étrangement broyé, elle ressentit soudain un vide immense au creux du ventre tandis que son sang se glaçait dans ses veines. Que ce serait-il passé si en fin de compte il avait abaissé son regard vers elle ? S’il avait prononcé ces mots qu’elle attendait ?
Sans doute auraient-ils poursuivi leur route, ensemble, dans cette lente agonie de ses rêves et de ses attentes. Mais comme une goutte infime vient faire déborder le vase empli d’une eau de renoncement, Max retira sa main, reculant comme au ralenti. Luc ne remarqua rien. Ne s’aperçut de rien. Il partit sur son tour, sans une seule pensée, hors sa concentration et sa rage de vaincre encore et toujours, à croire que malgré les années, malgré les succès et les victoires, il restait ce jeune cavalier insatisfait et furieux.
La jeune femme, elle, tourna les talons. Depuis plus d’une décennie elle suivait chacun de ses parcours, le cœur transi, la respiration coupée. Mais pas aujourd’hui. Meurtrie. Amère, elle partit simplement marcher au long des champs qui s’étendaient au-delà des parkings, repensant à la conversation qu’elle avait eu avec Lyne. Si sa propre vie était un conte, comment voudrait-elle qu’il s’écrive ? Avec une tristesse teintée de colère, elle songea que quelques années auparavant la réponse aurait fusé d’elle-même : où que soit Luc elle vivait dans un conte de fée rose bonbon. Aujourd’hui rien n’avait changé, ses sentiments envers lui s’étaient même renforcés, remplaçant une passion dévorante par un amour durable et puissant. Plus fort que tout. Cependant en cet instant ce n’étaient en rien ses sentiments qui étaient mis sur la sellette. En aucun cas. Tout ce qu’elle pensait, en grignotant une graminée ramassée sur le bas-côté de la piste cyclable, qu’elle suivait sans bien savoir où elle allait, c’était à ses rêves de petite fille. Où étaient-ils passés ? Luc avait réalisé les siens, mais elle ? Lui suffisait-il à présent de vivre à travers lui ? Avait-elle cette âme apte au sacrifice et à l’abnégation ? En cet instant elle était fort loin de cet état d’esprit ! Tout au contraire, fulminante et de plus en plus agacée au fur et à mesure qu’elle s’éloignait du concours, elle marmonnait, prenant papillons et libellules à témoins.
Elle avait déjà su prendre une décision d’une telle importance, une quinzaine d’années auparavant, alors ce fut presque facile. Son cœur regimba, mais son esprit le musela. En tout cas cela sonna comme une évidence : Luc avait eu sa chance, il n’avait encore une fois pas su la saisir au vol.
Sortant son smartphone de la poche arrière de son jeans, elle parcourut ses contacts sélectionnant l’un d’eux, et peu importait du reste. Son regard très bleu fixé sur les lointains moutonnements des montagnes bavaroises, elle lâcha un « allo » résolu dans l’appareil.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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