Auteur Sujet: La femme de l'ombre de Maude Perrier  (Lu 9372 fois)

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La femme de l'ombre de Maude Perrier
« le: jeu. 29/03/2018 à 17:55 »
La femme de l'ombre de Maude Perrier

Alysson

Je sais qu’il est marié, j’en suis pleinement consciente. Cela suffit-il à me décourager ? Hélas non. La preuve encore hier, lorsque Théo a mis fin à notre relation. Il y a un autre homme, pas vrai ? Ce n’était pas vraiment une question, plutôt un constat qu’il a formulé sans haine ni rancœur.
Oui, il y a quelqu’un d’autre. Inaccessible, intouchable, mais pour lequel mon cœur bat désespérément.
Ce quelqu’un, c’est Luc Robin, mon patron. Un type fascinant. Son allure ne paie pas de mine - je crois ne l’avoir jamais vu en costume -, pourtant Robin SAS, la société qu’il a créée, domine le marché. Travailler pour lui est donc un vrai privilège. Malheureusement pour moi, il y a le revers de la médaille. Avec de beaux yeux gris et des cheveux bruns qui commencent à être parsemés de fils argentés, Luc est l’un des hommes les plus sexy que je n’ai jamais rencontrés. Quant à ses lèvres, je n’en parle même pas. Roses et charnues, elles sont une tentation de tous les instants. Je rêve souvent de les caresser, plus encore de les embrasser.
— Salut Alysson.
Comme chaque matin, il fait la tournée des bureaux et nous serre la main.
Comme chaque matin, j’attends ce contact.
— Bonjour Luc.
Son sourire chaleureux me fait presque mal. Heureusement, il ne s’attarde pas. Dans le couloir je l’entends saluer Bao, notre responsable import/export, et Morgane, la secrétaire de l’entreprise. Moi, je me laisse tomber sur ma chaise, et me pivote pour regarder par la fenêtre.
Nos bureaux sont installés dans une zone d’activité et donnent sur un parc. En ce début d’automne, les arbres ont encore leurs feuilles, les températures sont clémentes. L’Ile-de-France est en plein été indien. Mais il ne va pas durer bien sûr. Dans quelques jours, le temps se gâtera. Il commencera à pleuvoir et à faire froid, peut-être même qu’il neigera. Rien de tel qu’une fin d’année pour que je déprime. Trente-deux ans et pas l’ombre d’une relation stable…
— Salut ma grande !
Morgane interrompt mes pensées et vient me faire la bise.
— Oh toi, tu as une petite mine.
Elle pose une fesse sur le coin de mon bureau et croise les bras.
— Raconte-moi tout.
J’aime bien Morgane. Nous sommes entrées à peu près au même moment chez Robin SAS et très vite avons sympathisé. Quatre ans plus tard, nous sommes encore plus proches. Elle ignore néanmoins tout de mes sentiments pour Luc.
— Des ennuis avec Théo ?
— Théo c’est de l’histoire ancienne, lui dis-je en haussant négligemment les épaules. Nous avons rompu hier.
— Oh pourquoi ?
Nouveau haussement d’épaules. Parce que je ne l’aime pas pardi, et que Théo n’est pas un abruti.
— Nous ne voulons pas les mêmes choses. Cela devenait trop criant.
Dans un élan solidaire, elle effleure mon bras.
— Je suis désolée ma belle.
— Théo est un mec adorable, néanmoins notre séparation était inéluctable.
— Je suis certaine que tu vas rencontrer le bon.
Elle semble si sûre d’elle ! J’hésite à lui avouer la vérité. Au dernier moment, je me dégonfle. Sa réaction est prévisible. Elle écarquillerait les yeux, secouerait la tête et me dirait que je suis inconsciente. Puis elle me rappellerait que Luc n’est pas libre et que tomber amoureuse de lui est tout sauf l’idée du siècle. Enfin, elle me conseillerait de faire quelque chose qui me terrifie : prendre mes distances. En langage clair, démissionner et l’oublier.
J’ai déjà envisagé cette solution, mais voilà, j’en suis incapable. J’ai besoin de voir Luc, de respirer le même air que lui, de le frôler sans qu’il y prête attention. Depuis quelques mois tout cela m’est devenu vital. Pas une seconde je ne m’imagine lui dire au revoir.

***

Comme tous les soirs ou presque, je travaille tard. De toute manière, à l’exception de Polochon, le poisson que m’a offert ma nièce l’an passé, personne n’espère après moi.
— Bonsoir Alysson, lance Bao en passant devant mon bureau.
Il fait des heures supplémentaires lui aussi, mais moins que moi. Bao a une famille.
— À demain.
Il ne reste que moi, et Luc bien entendu. Lui, il est le premier arrivé, et le dernier parti. C’est normal puisque Robin SAS est sa société, mais je doute que sa femme apprécie de devoir l’attendre chaque soir jusqu’à vingt-deux heures, voire plus. À sa place, moi, je ne le supporterais pas.
 — Encore ici ?
C’est lui. Son visage a les traits tirés, ses cheveux sont ébouriffés, mais ses yeux brillent et son sourire me noue l’estomac.
— Il faudrait voir comment nous pourrions mettre davantage l’accent sur le caractère éco-solidaire de nos produits, réponds-je, la bouche un peu sèche. Peut-être en faisant une campagne axée sur ces artisans du bout du monde, sur leur savoir-faire. Nous pourrions les filmer, les interviewer… qu’en dis-tu ?
Luc accueille mes réflexions par un grand silence. Ses yeux sont sur moi, mais son air est absent. Je tente de rester à ma place, de garder le contrôle de ce corps qui me picote par endroits.
Un temps infini s’écoule avant que sa voix ne résonne dans le bureau.
— Tu sais quoi ? Je pense que ton idée est fabuleuse.
— Tu trouves ?
— Absolument ! Si nos clients en apprennent davantage sur l’origine de ces objets, s’ils les associent à quelque chose de solidaire et écologique, même si leur prix est élevé, ils les achèteront. Donner aux gens le sentiment qu’ils participent à une bonne cause est une stratégie marketing fantastique.
— Ce ne serait pas qu’une illusion.
Son regard s’ancre au mien ; cette fois-ci, il me dévisage ouvertement. Lentement, ses lèvres s’étirent.
— J’ignore si je te l’ai déjà dit, mais tu fais vraiment de l’excellent travail. Je me doute que passer d’assistante à responsable n’a pas été facile, mais tu t’en es très bien sortie. Tes idées sont fraîches, originales…
— Je suis allée à bonne école avec Bertrand. Il a été top. Dommage qu’il ne soit plus là.
— Il avait envie de faire autre chose, il a eu raison de se lancer. Et toi, tu as ainsi eu l’occasion de faire tes preuves.
Il est vrai qu’après le départ de mon responsable, Luc m’a donné ma chance. Il aurait pu recruter un chef marketing bien plus expérimenté que moi, mais non, il a préféré m’offrir le poste et voir comment je me débrouillerais.
— J’ai quand même passé un grand nombre de nuits blanches, confié-je, en me rappelant ces soirées à transpirer pour essayer de m’en sortir. Je ne pensais vraiment pas être à la hauteur.
— Je le sais, j’étais là. Ceci étant, je ne t’ai pas fait cette proposition au hasard. Tu es comme moi Alysson, tu t’investis à fond et n’as pas peur de relever tes manches. C’est ce que j’aime chez toi… chez vous tous d’ailleurs. Aucun d’entre vous ne se plaint ni ne tire au flanc. L’équipe qui m’entoure est l’une de mes plus grandes fiertés.
— Il faudrait beaucoup plus de patrons comme toi, observé-je, amusée.
Il lève un sourcil, puis enfonce ses mains dans les poches d’un pantalon de toile gris-anthracite.
— Tu crois ?
— Tout à fait.
— Il est probable que je n’aurai jamais le titre de meilleur mari de l’année, alors je me consolerai avec celui de patron modèle.
Qu’il me parle de son couple en ces termes me laisse sans réaction, presque hébétée.
— Audrey estime que je travaille trop.
— C’est normal, c’est ta société…
— Elle ne voit pas les choses sous cet angle. Un homme qui part à l’aube et ne rentre pas avant la nuit tombée… la situation n’est pas facile pour elle.
La tournure de notre conversation me gêne. Je n’ai pas besoin qu’il me rappelle qu’il a une femme. Vraiment, c’est inutile.
— Elle devrait être fière de toi au contraire.
Luc ne semble pas convaincu.
— Ton compagnon est-il fier ? Parce que tu finis rarement à l’heure toi aussi.
Sur le point de lui annoncer que je n’ai personne, je fais marche arrière.
— Pardon, s’empresse Luc, je me mêle de ce qui ne me regarde pas.
A-t-il perçu mon hésitation ? Quoi qu’il en soit, il se passe la main dans les cheveux, se masse le cou et soupire.
— Je vais rentrer, je suis crevé ce soir.
— Tu as l’air exténué en effet.
— Bao et moi préparons notre déplacement au Vietnam.
J’opine. Tous les ans ils voyagent à Hanoï et dans les environs pour rencontrer nos fabricants, négocier les prix, et trouver d’autres idées. Ils partent généralement dix jours, et doivent tout boucler dans ce laps de temps.
— Vous avez l’habitude.
— Ouais... il y en a une à qui cela ne va pas plaire, mais comme tu dis, j’ai l’habitude.
Nouvelle allusion à son épouse. Je ne connais pas grand-chose d’elle, mais ne veux surtout pas en savoir davantage. Alors je me garde de répondre quoi que ce soit, et éteins simplement mon ordinateur. Après avoir rangé mes affaires, je me lève, attrape ma veste, empoigne mon sac et me prépare à partir.
Au milieu de mon bureau, Luc est stoïque. Il est ailleurs, perdu dans ses pensées.
— J’y vais Luc, lui lancé-je rapidement. Bonne soirée à demain.
— Oui bien sûr. Bonne soirée également.
En deux enjambées, il est dans le couloir. J’en profite pour presser le pas, d’abord vers la sortie puis vers ma Mini Cooper. Je le regarde franchir le seuil de la porte et mettre l’alarme. Puis il se retourne vers moi, me fait un signe de la main et se dirige vers sa Mercedes.

J’étais partie la première ; je démarre en dernier. Il rentre retrouver sa femme. Moi, mon poisson.
Je n’aurai jamais le titre de meilleur mari de l’année.
Il avait besoin de s’épancher ce soir, je l’ai bien vu. Si j’avais été plus courageuse, je l’aurais questionné et rassuré. Je lui aurais garanti qu’un homme qui met autant d’ardeur et de passion dans son travail peut difficilement avoir des horaires normaux. Que cela est d’autant plus compréhensible que sans son cas, il s’agit de sa société.
Je lui aurais sûrement dit quelque chose dans ce goût-là oui.
Si j’avais eu le cran.
J’ai préféré le laisser s’en aller avec ses soucis.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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