Auteur Sujet: Entre-deux de Marjolaine Sloart  (Lu 39835 fois)

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Entre-deux de Marjolaine Sloart
« le: jeu. 21/03/2024 à 16:52 »
Entre-deux de Marjolaine Sloart



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Chapitre 1

   Depuis sa terrasse, Frida observe toutes les particules de vie. Vêtue d’une longue robe en satin noir qui met en valeur ses courbes généreuses, elle montre son dos nu. Autour de son cou, un boa de couleur bordeaux s’accorde avec délice avec son rouge à lèvres. Elle porte négligemment son fume-cigare à la bouche tandis que de son autre main, elle ouvre brusquement son éventail. Elle réfléchit à la grande fracture qui a éloigné tous les êtres humains de l’Unité pour les disperser en d’innombrables fragments. Toute songeuse, cette passionnée de peinture s’approche de son chevalet. Pour le moment, elle se consacre à des univers fantastiques. Attirée par la démesure et la folie, elle s’apprête à utiliser des pigments rouges pour exprimer la face infinie de l’existence. Mais lassée tout à coup, elle y renonce provisoirement, car ses idées ne sont pas suffisamment claires. Elle réalise que la discussion qu’elle a eue la veille avec Esteban l’a démoralisée. Il la fatigue avec son esprit cartésien. Pourtant, la soirée s’annonçait de bon augure. Il lui promettait depuis si longtemps d’aller déguster du homard à « L’horizon marin », ce nouveau restaurant qui faisait sensation. Ils s’étaient installés face à l’océan, la température était douce et tout portait à croire qu’ils passeraient un bon moment dans ce lieu branché. Mais une fois de plus, elle était déçue de constater qu’ils ne se comprenaient pas. Leurs avis divergeaient trop souvent. D’un côté, il la trouve rêveuse, la tête dans les nuages, mais de l’autre, il ne tarit pas d’éloges à son sujet. Il lui dit tout le temps qu’elle est son empêcheuse de tourner en rond.
   Ils habitent tous deux en bord de mer. Frida voue une admiration sans bornes à Salvador Dalí. C’est en venant visiter son exposition qu’elle est tombée amoureuse de la région et qu’elle a quitté sans regret sa ville natale. Elle est née à Barcelone, mais vit depuis une dizaine d’années à Llafranc, une petite ville côtière dans la province de Gérone. Esteban, quant à lui, est un enfant du pays qu’elle a rencontré lors du marché dominical où il vendait des légumes. Il a tout de suite tapé dans l’œil de Frida, son charme naturel l’a subjuguée elle ne sait trop comment. Pourtant ce soir, fâchée, elle l’a laissé sur le pas de porte de sa maison.
   Plus elle y réfléchit et plus elle doute de cette relation. Ils sont trop différents. Elle songe à rompre, elle rêve de croiser un être qui la sublimerait et non quelqu’un qui la ramène constamment à hauteur des pâquerettes. Quel sens aura sa vie si elle ne change pas de direction ? Quand elle tente de se propulser dans le futur, si elle est honnête avec elle-même, elle ne s’y voit pas avec son marchand de légumes. Frida s’imagine avec son alter ego et pourquoi pas un être arrivé d’une autre dimension, néanmoins bien ancré ici et maintenant, un homme qui la transporte et qui permet à leurs esprits de fusionner, de ne faire plus qu’un. Étendue sur son lit, elle laisse le sommeil l’emporter dans d’étranges rêves. Demain, elle y verra plus clair.
   Un rayon de soleil vient lui réchauffer le front, elle voudrait le chasser et se rendormir, mais elle doit terminer son dernier tableau qui s’ajoutera à sa collection. Puis elle partira pour quelque temps à Barcelone. Elle doit revoir un galeriste avec qui elle s’est liée alors qu’il était en vacances dans la région. Ils ont sympathisé, elle lui a montré ses toiles et il a tout de suite été convaincu. Selon lui, elle a un immense potentiel. Il a invité toute la haute société de Barcelone ce samedi pour saluer son talent. Frida est moins persuadée que lui, mais elle y va sans appréhension. Quoi qu’il arrive, elle n’a rien à perdre.
   Tandis qu’elle apporte quelques retouches à sa dernière peinture, elle songe à la soirée de la veille. Il est grand temps de quitter Esteban. Tant pis s’il ne comprend pas, elle a pris sa décision parce qu’elle aspire à autre chose. Après avoir nettoyé ses pinceaux, elle saisit son portable et l’appelle. Pas de réponse. Il est sûrement occupé, mieux vaut lui laisser un message :
   — Salut, Esteban, c’est Frida. Je sais que ce n’est pas la meilleure façon de rompre, mais voilà, j’ai fait le point et j’ai réalisé que nous étions trop différents. Je n’arrive pas à me projeter dans notre relation. Plus nous avançons, plus elle devient conflictuelle. Tu dois l’admettre. Je préfère que nous restions des amis et que chacun se donne la possibilité de rencontrer une personne qui lui convienne mieux. C’est tout ce que je désirais te dire. Bonne chance, on se recroisera certainement, tâchons de nous comporter en adulte. Bye…
   Elle raccroche soulagée et elle sourit : j’aurais dû faire cela depuis longtemps, pense-t-elle.
   Tout est empaqueté et chargé dans sa voiture. En début d’après-midi, un camion a emporté toutes les toiles qu’elle exposera à Barcelone. Frida tire la porte de chez elle. Si tout se passe bien, elle sera absente un mois. Elle profitera de son séjour pour voir sa famille et rencontrer quelques amis chers à son cœur. Elle monte dans son véhicule, embraye et démarre en douceur. Elle craint toujours d’écraser « Pépito », le chat de sa voisine qui a la fâcheuse habitude de se cacher sous le moteur. Manifestement, il n’est pas là, elle peut donc accélérer. Ces deux-là, c’est une histoire d’amour, le petit chaton s’installe dans sa maison comme s’il était chez lui et elle le laisse faire. Souvent, il passe la nuit couché sur son lit, mais elle n’en a jamais parlé à sa propriétaire de peur qu’elle ne l’enferme et l’empêche de lui rendre visite. Elle quitte Llafranc et se dirige vers l’autoroute. Son plaisir est un peu gâché par tous les textos et tentatives d’appel d’Esteban. Lui visiblement ne veut pas rompre et il essaie par tous les moyens de la convaincre. Frida reste persuadée qu’elle a pris la bonne décision. Avant de partir, elle lui a envoyé un dernier mot et par dépit, a bloqué son numéro. Elle espère qu’elle a été claire cette fois. De toute façon, il va se faire à l’idée, car il ne la verra pas pendant un moment. Cela devrait le calmer un peu, du moins c’est ce qu’elle espère.
   Après quelques heures de route, elle arrive à destination. Elle a rendez-vous chez une amie qui l’héberge le temps de l’exposition et ensuite elle rejoindra Juan, le galeriste. Il l’attend, ils doivent mettre en place ses œuvres et elle tient à être présente afin de restituer à chaque tableau son âme, car la lumière est très importante. Frida souhaite impressionner les personnes qui visiteront son vernissage vendredi. Rien ne doit être négligé et Juan adhère à sa vision des choses.
   Elle parque son véhicule non loin du magasin et s’y rend à pied, et lorsqu’elle pousse la lourde porte, une sonnerie signale son entrée. Cela ne l’empêche pas de se manifester.
   — Juan, tu es là ?
   Elle entend du bruit au fond de la galerie et s’avance en examinant l’endroit. Elle y voit très bien toutes ses créations, le lieu lui semble parfait. Ses chaussures à talon résonnent à chacun de ses pas, suffisamment pour que l’homme qui se tient dans son modeste bureau vienne à sa rencontre.
   — Frida, comment s’est passée la route, pas trop de circulation ?
   — Non, plutôt tranquille. Mes tableaux sont bien arrivés ?
   — Oui, tout est là-bas.
Il lui montre le fond du local.
   — Bien, alors on commence, je suis impatiente de voir ce que cela donne.
   — OK, en avant toute.
   La galerie est très grande et s’étend sur trois salles. Dans une, se trouve l’exposition d’un autre peintre, lui aussi déniché par Juan. Son vernissage remonte à plus de quinze jours, ces tableaux resteront encore là deux semaines. Dans la pièce attenante, une collection de sculptures est mise en évidence, essentiellement des portraits de femmes africaines, c’est une expo permanente. Dans la dernière salle, Frida présentera ses réalisations. L’endroit est spacieux et lumineux, idéal pour y pendre tous ses œuvres. Après plusieurs heures de labeur, ils sont satisfaits du résultat.
   — OK, tout est disposé, je m’occupe de la réception et je t’attends aux alentours de 16 h, vendredi.
   — D’accord, faisons ainsi. À bientôt, Juan.
   Elle a deux jours d’oisiveté devant elle. Pour commencer, elle compte aller chez ses parents qui résident à côté de Barcelone. Sa mère ne peut plus guère se mouvoir à cause d’un AVC. Elle a perdu la motricité du côté gauche, elle ne se déplace plus qu’en chaise roulante. Son père gère la maison comme il peut avec l’aide de son autre fille qui vit non loin d’eux.
   Ils sont heureux de la revoir après plusieurs mois d’éloignement. Frida est absorbée par son art, au point où elle oublie qu’elle a une famille. Peindre lui prend tout son temps. Lorsqu’elle crée, elle est habitée, elle perd la notion du temps et de l’espace, sa main devient le prolongement de son âme, elle est comme connectée à quelque chose d’invisible, elle entre en transe et en omet de se nourrir. Chaque tableau a une aura cosmique. Elle ne sait pourquoi, mais elle dessine souvent un couple. La femme est blonde avec de longs cheveux, dos à dos avec un homme qui, lui, arbore une crinière brune ainsi qu’une courte barbe. Les deux portent de grands manteaux blancs. Toutes ses œuvres ont quelque chose de mystique.
   Ses parents ont promis de se rendre au vernissage du vendredi. Ils arriveront à l’ouverture, car sa maman se fatigue très vite. Sa sœur les accompagnera avec son mari. Frida se réjouit de leur montrer son travail. Elle les quitte avec regret car c’est toujours bon d’être tous ensemble.

***

   Elle vient de rejoindre Juan, qui l’aide à mettre en place les derniers préparatifs. Deux jeunes femmes sont là pour faire le service. Elles ont réceptionné les amuse-bouche pour l’apéritif offert durant la soirée. D’ici peu, les premiers invités arriveront. Frida est tendue, elle craint que ses tableaux ne plaisent pas. Elle porte une robe rouge qui épouse son corps, sa chevelure retombe harmonieusement sur sa tenue. Elle a mis autour de son cou un collier avec des perles de bois d’olivier, c’est un cadeau qu’elle a reçu d’un ami il y a fort longtemps. Juan la trouve radieuse et la rassure.
   La soirée est bien avancée et elle obtient tant d’éloges qu’elle finit par comprendre que ce qu’elle peint plaît vraiment. Elle a déjà vendu plusieurs toiles et pas à n’importe quel prix. Juan a été intraitable sur ce sujet, il les a estimées à une valeur dont elle n’aurait jamais osé rêver. Elle est en pleine discussion avec un amateur qui lui fait du charme en la complimentant. La galerie est bondée, le bruit est assourdissant, les gens causent fort pour s’entendre. Et là, presque tout s’arrête quand elle aperçoit un individu qui entre dans l’espace telle une apparition. Il marche lentement, sûr de lui et de l’effet qu’il produit. Ses longs cheveux bruns débordent sur ses épaules, une barbe de trois jours encadre un visage d’une réelle beauté, il porte un manteau et est chaussé d’une paire de bottes.
   Elle voit Juan qui s’approche du nouveau visiteur. Ils se font l’accolade comme de vieux amis, ils conversent ensemble et ils se dirigent vers elle. Son cœur fait un soubresaut tellement elle est troublée.
   Juan lui annonce :
   — Frida, laisse-moi te présenter Raul.
Le jeune homme l’observe et lui tend la main.
   — Juan m’a beaucoup parlé de vous, heureux de faire enfin votre connaissance, Frida !
   Subjuguée, elle lui offre sa main, il la porte à sa bouche et l’effleure avec un léger baiser.
   Frida est perturbée. Pour masquer sa gêne, elle lui propose de découvrir ses peintures.
   Tandis qu’elle lui montre ses œuvres picturales, elle le contemple. Sans comprendre pourquoi, elle ressent une étrange sensation de familiarité, un lien profond qui se tisse. La perception est puissante, comme si elle avait enfin trouvé sa place, comme si sa vie s’illuminait en branchant sa prise dans la bonne fiche. Une douce vague de bien-être l’envahit, la berçant tendrement.
   — Vos tableaux sont magnifiques, il faut que je vous montre ceux que je peins. Je ne suis pas aussi doué, c’est juste pour le plaisir, mais vous allez être surprise.
   — Si vous le dites, avec plaisir !
   Raul ne la lâche pas de la soirée, elle ne se plaint pas, au contraire. Les derniers visiteurs ont quitté l’exposition. Ne restent plus que Juan, Raul, les deux extras et Frida. Ils remettent tout en ordre et Juan fait l’inventaire de tout ce qu’elle a vendu. Plus de la moitié de ses tableaux ont trouvé acquéreurs. C’est une belle réussite et en tout cas, cela va renflouer son compte en banque un peu à sec. Frida est ravie. Raul lui propose de la raccompagner. Elle n’a pas le courage de lui dire non, bien que sa voiture ne soit pas loin. Sa tête lui suggère de ralentir, mais son cœur, lui, s’emballe. Elle se laisse guider, elle croit déjà qu’elle peut lui faire entière confiance. C’est comme une évidence, ces choses que les sens savent bien avant que l’esprit ait le temps d’y apporter son analyse. Elle fonctionne ainsi, Frida, au ressenti, et elle se trompe rarement.

Chapitre 2

   L’enfance de Frida s’était déroulée en France. Son père était maçon et travaillait dur sur les chantiers, sa mère faisait des ménages. Les deux étaient arrivés à Menton dans les années 1980 et grâce à un cousin, ils avaient rapidement pris leurs marques. Frida et sa sœur suivirent leur scolarité en français tandis qu’en parallèle elles apprenaient leur langue maternelle, soit l’espagnol, dans une école hispanique. Durant les vacances d’été, elles retournaient à Barcelone où leurs parents avaient un spacieux appartement.
   Frida s’était souvent sentie différente de sa famille. Elle avait des centres d’intérêt distincts, une soif d’exploration et de fantaisie qui n’était pas beaucoup encouragée à la maison. Elle passait des heures à dessiner et à peindre, captivée par la magie de son inventivité. Ses parents étaient fiers de ses créations, mais ne comprenaient pas toujours son besoin de solitude pour les réaliser.
   Elle se souvenait d’avoir ressenti pour la première fois un sentiment de décalage pendant un voyage en Espagne alors qu’elle était enfant. Elle était émerveillée par la beauté et la chaleur de Barcelone, mais elle se sentait étrangère dans son propre clan. Elle parlait parfaitement l’espagnol et avait du mal à s’intéresser aux conversations familiales animées. Elle était heureuse de s’isoler et dès qu’elle pouvait, elle partait arpenter la ville pour explorer l’univers de Gaudí.
   À l’école, Frida était une élève brillante, mais discrète. Elle aimait apprendre de nouvelles choses, mais préférait travailler seule plutôt qu’en groupe. Elle appréciait particulièrement les leçons d’art, où elle pouvait laisser libre cours à sa créativité. Ses croquis étaient souvent remarqués par ses professeurs et ses camarades de classe, mais Frida se sentait parfois gênée par l’attention qu’on lui portait.
   Elle adorait passer du temps dans sa chambre à dessiner ou elle sortait explorer la nature près de chez elle. Elle aimait être entourée des animaux qui la rassuraient et l’inspiraient. Son esprit curieux et imaginatif lui permettait d’inventer des histoires et des personnages fantastiques.
   Frida s’entendait bien avec sa sœur aînée, même si elles étaient très différentes l’une de l’autre. Sa frangine était extravertie et sociable, tandis que Frida était réservée et timide. Elles partageaient néanmoins une passion commune, la danse classique. Toutes les deux suivaient des leçons depuis leur plus tendre enfance.
   La jeune femme était fascinée par l’histoire de l’art et par les grands artistes comme Van Gogh, Monet, Salvador Dalí et Miró. Elle passait des heures à feuilleter des livres sur ce sujet et à visiter des musées, assimilant tout ce qu’elle pouvait sur ces hommes légendaires. Elle s’intéressait particulièrement à Dalí, qui avait vécu à Figueras et y avait construit un musée.
   Malgré sa passion pour les arts, Frida se sentait constamment dépourvue de soutien au sein de son foyer. Ses proches la percevaient toujours comme étant distante, comme si elle était absente de leur monde et existait dans une autre dimension, pour reprendre les termes de sa mère.
   Frida s’efforçait d’expliquer à ses parents son amour incommensurable pour tout ce qui touchait au milieu artistique, son désir ardent de dessiner et de peindre, mais ils semblaient incapables de saisir la profondeur de ses aspirations. À leurs yeux, l’art n’était qu’une voie futile, dépourvue de sérieux professionnel, et ils nourrissaient le souhait que leur fille embrasse une carrière plus stable et conventionnelle.
   En dépit de ces obstacles, Frida refusait de se laisser abattre. Elle persistait dans sa voie, trouvant un refuge dans l’expression de sa créativité. Pour elle, c’était un moyen de s’évader de la dure réalité de sa vie, de la pression écrasante exercée par ses parents pour qu’elle s’engage dans des domaines plus conformistes.
   Pourtant, parfois, la voix de sa mère résonnait dans sa tête et elle doutait de sa passion. Elle se demandait si elle était vraiment assez douée pour réussir dans la peinture. C’était compliqué de ne pas se sentir soutenue et encouragée à la maison, mais heureusement, elle avait trouvé un cercle d’amis et de mentors dans le monde de l’art qui l’appuyaient et la guidaient.
   Sa maman, en particulier, avait beaucoup de peine à comprendre son intérêt pour des choses aussi frivoles. Elle lui rabâchait que pour pouvoir vivre de la peinture, il fallait être connue, que ce métier était un crève-la-faim, et même si elle reconnaissait qu’elle n’avait pas tout à fait tort, Frida poursuivait sa route, happée par un désir bien plus profond que toutes les théories bien huilées de sa mère.
   Malgré tout, Frida l’aimait et elle s’efforçait de chercher à lui prouver qu’elle pouvait prospérer dans sa passion artistique. Elle se souvenait encore de la fierté qu’elle avait ressentie lorsque sa mère avait vu ses dessins exposés pour la première fois et qu’elle avait réalisé que sa fille avait un vrai talent.
   Frida savait que la voie vers la réussite dans le monde des arts était difficile, mais elle était prête à travailler dur pour y arriver. Sa passion inébranlable pour la création la déterminait à poursuivre ses idéaux, malgré les doutes et les pressions de sa famille.
   La jeune femme était de nature rêveuse et la peinture lui permettait de s’évader. Lorsqu’elle peignait, elle entrait dans une forme de transe et plus rien ni personne ne l’atteignait, elle s’échappait par ce biais des tracasseries quotidiennes et que cela plaise ou non à ses parents, son chemin était tout tracé. Quand elle était fatiguée d’entendre les jérémiades de sa famille, elle s’installait dans son atelier, prenait ses pinceaux et se laissait porter par l’inspiration. Elle avait appris à ne pas céder à ses pensées, aux voix négatives qui tentaient de la décourager, elle devait croire en elle-même et poursuivre son propre sentier. Elle avait trouvé sa voie, c’était devenu une passion, et elle était prête à la suivre, où que cela la mène.

Chapitre 3

   Raul avait passé toute son enfance en Galice. Ses géniteurs, au contraire de ceux de Frida, étaient des artistes. Son père effectuait de la ferronnerie d’art, il était très connu dans sa région, mais également à l’étranger où un bon nombre de ses pièces étaient vendues à de riches propriétaires. Sa mère donnait des cours de sculpture et excellait dans ce domaine. Raul avait été élevé par ses grands-parents bien que ses parents fussent très présents dans son existence, mais comme ils œuvraient tous les deux, c’était sa grand-maman qui prenait soin de lui durant leurs absences. Encadré par l’art, très jeune, il s’était intéressé à la création de vitraux et il était parti en Italie suivre un atelier à Murano afin d’apprendre le travail du verre pour enchaîner ensuite avec une école d’art à Rome. Fort de ses diverses expériences, il était rentré chez lui et s’était mis à son compte. Depuis, il vivait de sa passion. Il aimait s’inspirer des plus grands maîtres et dès qu’il le pouvait, il sillonnait l’Espagne.
   Cela faisait un bon moment qu’il souhaitait venir à Barcelone afin de voir les vitraux de la Sagrada Familia, le manque de temps l’en avait empêché. Il désirait les observer dans la basilique, qui était un symbole de l’architecture moderne catalane et le fruit de l’imagination d’Antoni Gaudí.
   Raul fabriquait des vitraux en suivant un processus complexe qui nécessitait des compétences spécialisées. Tout d’abord, il concevait le vitrail en dessinant un croquis ou en recourant à un programme informatique. En second lieu, il choisissait les teintes et segmentait le verre coloré en formes précises avec une scie adaptée ou une machine de découpe. Les morceaux de verre étaient ensuite assemblés en utilisant du ruban de cuivre ou adhésif, puis soudés ensemble. Enfin, le vitrail était nettoyé et des éléments décoratifs pouvaient être ajoutés pour donner de la texture et de la profondeur. Bien que le processus fût long et laborieux, le résultat était une œuvre d’art magnifique et bariolée qui pouvait durer toute une existence. Il avait déjà à son actif plusieurs pièces et les commandes abondaient.
   À ses heures perdues, il peignait des aquarelles en s’inspirant de ses rêves nocturnes. Il avait l’impression de vivre deux vies, aussi intenses l’une que l’autre. Il n’osait parler à personne de ce qu’il expérimentait la nuit. Certainement qu’il passerait pour un fou s’il venait à raconter ses songes diurnes.
   Lorsque Juan lui avait proposé de visiter son exposition en lui expliquant qu’il lui présenterait sa dernière découverte artistique, il n’avait pas hésité vu qu’il était sur place et qu’il avait du temps à tuer. Raul ne s’attendait pas à se retrouver face à une apparition. Il fut troublé, mais n’en montra rien.
   Ce que Frida n’imagine pas, c’est que les nuits de Raul sont peuplées d’étranges songes et que dans ceux-ci, elle est la principale protagoniste. Alors que leur destin les amène à se croiser pour de vrai, Raul ne peut résister à l’attraction magnétique qu’il ressent envers elle. Il se demande si ce qu’il vit est réel ou simplement un rêve éveillé. Il désire tirer tout cela au clair. Peut-être qu’en ayant une franche discussion avec la jeune femme, il en saura plus. Il ne la lâche pas de peur qu’elle s’échappe, l’abandonnant dans un abyssal désarroi. Pendant qu’ils font plus ample connaissance, il la dévore des yeux. Frida en est presque gênée, pourtant elle se laisse envoûter par le charme dévastateur de Raul. Durant toute la soirée, il est son ombre, elle ne peut lui consacrer le temps qu’il mérite, car elle est souvent abordée par de potentiels acheteurs et acheteuses. Ces dernières aiment ce que dégagent ses œuvres et poussent leur mari à l’achat. Elle leur doit une fière chandelle.
   Ils sont là sur le trottoir et Raul lui propose d’aller prendre un dernier verre. La jeune femme devrait refuser, dans le fond, elle le connaît si peu, mais encore une fois, elle dit oui, sans réfléchir.
   Il lui saisit la main et l’entraîne sur une terrasse encore ouverte à cette heure tardive.
   — Que veux-tu boire ?
   — Une sangria, et toi que désires-tu ?
   — La même chose.
   Il passe commande et réclame également quelques tapas. Elle l’étudie, éprouve un grand trouble. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive.
   Assis face à face, ils s’observent. Frida finit par détourner le regard, car elle se sent rougir.
   — Frida, d’où vient ce prénom ?
   Il demande cela alors que la serveuse dépose devant eux les boissons bien fraîches et la nourriture.
   — C’est ma mère qui a insisté pour m’appeler de la sorte. Lorsqu’elle était plus jeune, elle correspondait avec une fille qui se nommait ainsi et avec laquelle elle avait une forte connivence. Elles se sont même rencontrées une fois à Paris et puis elles se sont perdues de vue et en son souvenir, elle souhaitait se remémorer son amie à travers moi. C’est bizarre, ne trouves-tu pas ? Je ne suis pas fan de mon prénom, mais ma mère dit que cela veut dire étymologiquement parlant : pouvoir de la paix.
   Frida lui fait une jolie grimace et Raul s’esclaffe.
   — Santé au pouvoir de la paix !
   — Et toi, tu connais la signification de ton prénom ?
   — J’avais cherché une fois, je crois que c’est « loup renommé ».
   — Alors, tu es un prédateur, je devrais peut-être fuir ?
   Elle lui sourit de façon désarmante. Ils le savent tous deux, cette rencontre est la fusion de leur âme. Il n’y a plus d’espace-temps, cela se déroule dans une autre dimension et ce n’est pas peu dire.
   Raul la contemple, il y a tant de choses qui passent dans ses yeux qu’elle en est mal à l’aise.
   — Pourquoi me regardes-tu ainsi ?
   Elle exprime cela en baissant son visage.
   — Il faut que je te montre quelque chose.
   Il saisit son téléphone, cherche dans ses photos et il lui dévoile ses esquisses.
   — J’ai essayé de dessiner ce que je voyais en songes.
   Elle en reste bouche bée.
   — Incroyable ! Comment se fait-il ?
   Elle est empruntée et se tait.   
   — Si je savais… Je n’ai pas la moindre réponse, mis à part que je rêve de toi depuis de nombreuses années et qu’à force, j’ai voulu retenir ce qui subsistait de mes nuits au réveil. J’ai entrepris de les peindre afin d’obtenir ces aquarelles. Et il lui montre des images d’elle, de celle qui le hante depuis longtemps.
   — Il y a certainement une explication, c’est très perturbant.
   Elle sent au fond d’elle qu’elle n’a rien à craindre, cet homme est là pour une bonne raison. Laquelle ? Ni lui ni elle ne le savent, mais ils vont tenter de le découvrir. Quoi qu’il en soit, Frida a mis de côté sa sagesse, elle se laisse envoûter par Raul et dès ce moment-là, elle décide qu’elle le suivra où qu’il aille. Il y a des alliances que l’on ne peut expliquer et celle-là en fait partie.
   Ils se parlent comme s’ils se connaissaient depuis une éternité, elle lui raconte son parcours et lui fait de même. Ils ne voient pas le temps passer et c’est la serveuse qui les sort de leur bulle en réclamant qu’ils paient l’addition.
   Frida n’a aucune hésitation lorsqu’il lui prend la main et l’emmène dans sa chambre d’hôtel. Cela ressemble à un remake d’elle ne sait quoi, mais son cœur bat la chamade, c’est l’hymne à la vie qu’elle ressent dans tout son corps.
   Il y a des connexions que l’on ne vit qu’une fois dans son existence. Elles ne sont pas explicables, car elles viennent d’une dimension qui n’est certainement pas terrestre. Seuls ceux qui l’expérimentent peuvent comprendre ce que sont en train de goûter Frida et Raul. Les mots ne peuvent le relater, cela se passe bien au-delà de ce que la portée humaine à l’habitude d’éprouver. Il faut la traverser pour la saisir, c’est une sorte d’onde amoureuse d’où rien ni personne ne peut les sortir. Ils sont dans leur bulle, un univers entier qui les entoure, laissant sans surprise les gens à leur triste vie. Pourtant Frida et Raul ont l’occasion d’exister dans cette réalité, et par le biais d’un événement tragique, Raul comprendra ce qu’il est censé faire, mais pour l’instant ils ne font qu’un dans cette rencontre unique et merveilleuse.
   Aucun des deux ne songe à parler dans ce moment charnel où ils puisent une énergie hors norme, ils se donnent l’un à l’autre, avides des caresses que leur corps ne cesse de demander. Il n’est pas nécessaire d’expliquer que leur nuit n’en fut pas une, ils ne restèrent allongés que pour mieux se découvrir et c’est seulement à l’aube que leurs corps repus s’endormirent paisiblement.
Après cette soirée, Frida et Raul se sont revus à plusieurs reprises. Ils ont exploré Barcelone ensemble, visitant les musées, les galeries d’art, les clubs de musique. Ils ont bavardé de tout et de rien, de leurs rêves, de leurs peurs, de leurs passés. Les heures s’écoulent alors qu’ils se promènent dans la ville, se tenant la main. Sans un mot, ils communiquent en silence, anticipant leur besoin de manière naturelle.
Frida, chaque jour, découvre cet homme sorti de nulle part. Elle n’en revient pas de vivre une relation aussi parfaite. Elle est surprise d’entrevoir à quel point Raul est prévenant et attentionné, veillant à ce qu’elle soit à l’aise à tout moment.
Ils passent leurs nuits à parler, à rire, à s’embrasser. Frida est étonnée de la facilité avec laquelle elle s’est dévoilée, ne laissant presque aucune zone d’ombre entre eux. Elle se sent bien avec Raul, comme si elle le connaissait depuis toujours. Lorsqu’ils font l’amour, toutes sortes d’émotions les traversent, c’est une fusion inexplicable, passionnée et tendre à la fois. Frida a compris que Raul est l’homme de sa vie.
   Toutefois, le jeune homme croit qu’un bonheur excessif peut être troublant et préjudiciable, et malheureusement, cette appréciation sera renforcée lorsqu’un accident dramatique se produira.
   Cela fait presque trois semaines qu’ils se fréquentent assidument, et bientôt Frida devra rentrer à Llafranc. Raul aussi devra retourner d’où il vient, il doit régler bon nombre d’engagements pris avant sa rencontre avec Frida. Il ne peut s’y soustraire. Dans l’immédiat, le jeune homme doit mettre sa vie sentimentale en parenthèse. Frida, elle, est plus libre, elle devrait pouvoir rapidement le rejoindre. Ils sont tristes à l’idée de se quitter, mais cela ne sera que pour mieux se retrouver.
   Frida, qui pourtant s’était promis de consacrer du temps à sa famille, n’a pas tenu sa parole. Elle s’est laissé emporter par cette relation grandissante et exclusive au détriment des siens. Elle a un peu honte, songeant qu’ils comprendront lorsqu’ils réaliseront à quel point Raul est merveilleux. Ainsi pour se faire pardonner, l’avant-veille, elle a convoqué sa famille, elle s’est sentie obligée de leur présenter son amoureux. Sa mère est un brin fâchée. Dès lors, pour couper court, la jeune femme a convié ses parents, sa sœur et les siens au restaurant, car elle souhaite leur faire rencontrer Raul. Cette soirée s’est révélée tout simplement magique. Le repas exquis, les rires contagieux et même quelques pas de danse sont venus égayer la nuit. Tous sont subjugués par la présence de cet homme exceptionnel. Elle en ressent une satisfaction profonde, une fierté douce et intime.   
   Leur dernière nuit s’écoule, leurs corps enlacés tissant des souvenirs tendres. Le sommeil leur échappe, ils sont avares des ultimes heures qu’ils chérissent, conscients que le temps s’étirera avant leur prochaine rencontre. Les mots se font rares, la mélancolie effleure leur cœur, mais l’espoir de se retrouver bientôt dissipe l’ombre de cette attente.
   — Tu m’appelles dès que tu arrives chez toi ?
   — Oui, je t’enverrai un texto.
   — Ne crains rien, le chemin est court et j’ai l’habitude du trajet.
   Raul la regarde avec tristesse.
   — Je sais, mais je préférerais être là avec toi plutôt que de m’éloigner.
   Elle lui sourit tendrement.
   — Ce n’est qu’une question de temps, nous éprouverons tellement de plaisir à nous retrouver. Cela mérite bien un petit sacrifice, ne penses-tu pas ?
   — Certes !
   Il est devant elle, et il la prend dans ces bras pour un ultime baiser avant qu’elle n’entre dans sa voiture.
   Elle s’installe au volant et démarre l’auto, lui fait un signe de la main et s’engage sur la route qui la ramène chez elle.
   Avant de quitter Barcelone, Raul doit régler encore quelques affaires ; ensuite, il fera comme Frida, grimpera dans son véhicule et partira à l’opposé de son amour. Il a un pincement au cœur, même s’il se sent légèrement ridicule.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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