Auteur Sujet: L'apocalypse de Roger de Philippe Renaissance  (Lu 4357 fois)

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L'apocalypse de Roger de Philippe Renaissance
« le: jeu. 21/10/2021 à 17:30 »
L'apocalypse de Roger de Philippe Renaissance

Prologue

« Dans les ruines pourpres du sang des infidèles, la mort se repaît d’un ultime repas. Le matin les avait vus monter vers les cimes, la nuit les envelopperait de son manteau sanglant. »
Aujourd’hui, ou serait-ce depuis une éternité, ces mots dansent une gigue du diable dans ma tête de troufion. Je les adore, bien que je n’en comprenne pas le sens. Infidèles ? Mais à qui ou à quoi ? À notre devise nationale, peut-être ? Non, cela me semble impossible, nous sommes trop attachés à nos valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Elles nous sont enseignées dès le plus jeune âge.
À ce propos, je me rappelle la férocité de M. Legrand à la communale.
— Mmmm… au fait, Kervadec, parlez-moi un peu de notre concept républicain de liberté.
— Euh… Faire ce qu’on veut ?
Bam ! Un coup de règle en fer sur les doigts.
— La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, m’affirme-t-il le sourire aux lèvres. Voyons avec l’égalité.
— Ça, je suis au courant. Une minute… Ça y est : la loi est la même pour tous… (Legrand lève son instrument de torture) sans distinction de naissance ou de condition.
J’évite le châtiment.
— Il nous reste la fraternité, Kervadec. Que cette noble chose vous évoque-t-elle ?
Je réfléchis dix secondes et le sourire me revient.
— Aimez-vous les uns les autres ?
Bim ! La règle s’abat une deuxième fois. J’ai les paluches qui se colorent d’une jolie teinte rouge.
— Gardez vos bondieuseries pour la messe du dimanche, la calotte n’a pas sa place dans cette école. Je le répète, ça finira par rentrer. La République, par une assistance fraternelle, assure l’existence des citoyens nécessiteux. Soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources. Soit en procurant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler. Il s’agit du principe de la solidarité entre les éléments d’une même nation. Compris, Kervadec ?
— Oui, monsieur.
Mes doigts s’en souviendront.
Dans les tranchées, quelque part près de Vimy en 1917.
Des années sont passées et je saurais encore les réciter par cœur ces beaux principes, mais je doute de leur actualité. Aujourd’hui, il semblerait que la patrie enseigne des valeurs différentes à ses enfants chéris. Des préceptes du genre : « Je dois accepter de tuer mon prochain. » Ou celui-ci : « Je ne serai pas traité de manière égale avec les gradés du bataillon. » Et celui-là, le pire de tous : « Je dicte ma fraternité aux ennemis au besoin par la violence. »
Pff… ces politiques guerrières m’affligent. Je ne suis pas le seul, elles désespèrent des millions de compatriotes. Mais qu’y pouvons-nous ? Pas grand-chose. Pour l’heure, j’ai arrêté de penser et me suis résolu à un autre programme : troquer la veste de mes convictions civiles contre l’uniforme bleu pisseux du militaire en campagne. Je suis entré en guerre par la petite porte, sans courage particulier, sans patriotisme de façade et sans aucune certitude. Même pas celle d’en sortir vivant.
Bon sang, quelle puanteur ! Je me trouve dans un cloaque au milieu de nulle part. Un champ de bataille à ce qu’il paraît ? Moi j’appelle ça un cimetière à ciel ouvert. La température frise les -10. J’ai le moral à zéro. Les nouvelles sont mauvaises, je suis doublement orphelin. La lettre que je relis pour la troisième fois m’annonce le décès de mon père. Remarque ça serait l’occasion de partir d’ici. Je serai en retard à l’enterrement, mais me recueillir sur sa tombe, j’aimerais assez. Décidément, la vie nous prodigue des bienfaits qu’elle n’a de cesse de nous reprendre. Surtout en ces temps de malheur !
Le jour a décidé de se pointer, le peloton Bébert est sûrement rentré. Je vais me renseigner. J’émerge de la niche qui me sert d’abri, creusée à même la terre, et je remonte le conduit de la tranchée 67-506. Petit boyau, gros boyau. Je patauge. Droite, gauche. Monter, descendre. Je patauge encore. Je me fais l’effet d’un blaireau explorant son terrier de gadoue. Sur le trajet j’écrase des pieds, les gars m’engueulent. Je croise Henri. Installé dans son gourbi, il est en train de cuisiner un rat. On cause et, sympa, il me file du tabac. Quarante-huit heures que je n’ai pas fumé. Je repars. J’atteins le poste des commandos en sueur.
Albert est debout devant l’entrée. Il fume une Gauloise.
Il me toise du haut de son mètre quatre-vingt-cinq. Le visage crasseux, encroûté de boue et de suie. Les prunelles charbonneuses, le cheveu hirsute. Il affiche un sourire carnassier.
— Tu nous as manqué pour la corvée Bratwurst, Kervadec. Pourquoi tu ne te bats pas chez nous ?
Ce grand échalas a une passion au sein du régiment : charcuter « les saucisses rhénanes ». En regard de cette mission, lui et son équipe bénéficient de quelques privilèges appréciables en matière de bouffe, pinard, tabac et sorties lupanar. Avec son groupe composé de têtes brûlées choisies, à cause de ou grâce à leurs qualités d’assassin, il s’enfonce dans les positions ennemies et ruine le moral des Fritz à coups de lame.
— Mes excuses, mon adjudant, j’ai été exempté rapport à ma blessure. Et puis, j’ai pas les capacités.
Je lui exhibe ma main droite abîmée.
— Tu t’es blessé en pissant, Kervadec ? (Il fait mine d’uriner en se marrant.) Viens donc boire un jus, me lance-t-il sans me laisser le temps de répondre.
Sa carrée est un véritable foutoir. Des piles de journaux colonisent les étagères. J’imagine qu’il couche dans un lit, le salopard de privilégié ! Au milieu de ce capharnaüm, je repère une table en bois couverte de papiers et deux chaises. Sur l’une d’elles, un type est assis : blafard, maigre comme un coucou, la gueule tuméfiée, le regard d’un chien affolé. Il porte une moustache ridicule qui m’évoque les poils d’une brosse à dents.
Je lui montre le gaillard.
— C’est pas dans tes habitudes de ramener quelqu’un – sur le front, dans ce bataillon, on abandonne parfois les grades et tous les salamalecs quand on discute au repos –, qu’est-ce qu’il a de si intéressant ?
L’assis me zyeute, je crois qu’il cherche de l’aide.
— On l’a capturé derrière les lignes. C’est une estafette, il transporte des dépêches. À propos, tu lirais pas le germain ? Juste histoire de vérifier ses dires.
Vu la fiole du bonhomme, je suis persuadé qu’il a craché le morceau. Albert c’est Legrand, en pire. Il déteste les militaires. Les instruits sont des crétins diplômés, les autres, des corniauds de troufions mal dégrossis. Quant aux ennemis, j’en parle même pas ! Seuls lui et ses hommes possèdent une âme de guerrier. Les seigneurs de la guerre qu’ils se nomment. Je les ai baptisés les saigneurs, rapport au sang qu’ils font couler.
— Adresse-toi à Samuel Goldstein, il cause le teuton.
Au nom de Goldstein, le prisonnier se raidit.
Albert me remercie. En attendant Samuel, il offre une soupe à l’« invité ». Monsieur turbine dans l’humanitaire, pas son genre. Remarque le gaillard semble apprécier, à part qu’il prononce « Brot, Brot, Brot » en regardant Bébert. Pour le calmer, le juteux lui refile une lichette d’eau-de-vie fabriquée à base d’antigel. Le type s’étrangle, comme s’il sirotait du jus de barbelés.
Samuel arrive accompagné par deux rombiers. Il nous apostrophe, l’air irrité :
— Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? Je m’délestais d’un trop-plein sur les latrines et on m’a traîné de force avant que j’termine mon affaire. (Il se tient le ventre.) Oh, c’que j’ai mal au bide !
Bébert le prend par les sentiments.
— T’inquiète ! si tu m’aides, le régiment t’offrira une nuitée au clandé Chez Suzy. Tu pourras t’taper la rouquine gironde que tu aimes tant. Lis-moi ces documents et j’appuierai ton escapade auprès de Molnar.
Samuel se radoucit, sa grimace s’estompe. Il saisit les feuilles, entame sa lecture et change de couleur.
— Ton colporteur nous renseigne sur d’importants mouvements de troupes. Les Fritz cherchent à renforcer leur présence sur la crête de Vimy. Ils sont au parfum d’une attaque massive de l’entente… (il déchiffre avec peine) sur cette position stratégique. À cette hauteur on surplombe la zone canadienne et on voit tout, précise-t-il. Ils vont consolider… (il se gratte le crâne) la protection des mines de charbon de Lens. Ils comptent doubler le tonnage extrait… un point capital pour… leur économie de guerre.
Albert bave de satisfaction. Grâce aux renseignements, le régiment bénéficiera d’un avantage décisif sur les casques à pointes, et il obtiendra ses galons d’adjudant-chef.
— Bravo, Goldstein, t’as gagné une soirée au poil !
Nouvelle mimique du prisonnier. Il finit sa soupe en rotant.
— Quant à toi, Roger, merci de ton aide. Tu sais, j’ai pigé que tu ne voulais pas entrer dans mon unité. Je ne te forcerai pas. En revanche, j’ai un service à te demander.
Sournois le Bébert ! Faut se méfier.
— Albert, je doute que cela soit possible, je pars en permission exceptionnelle.
J’arrange la vérité, Molnar ne m’a rien signé. Bah ! aujourd’hui il n’y a plus de vérité, il n’y a que des mensonges qu’on tente d’assumer. Albert me fixe et poursuit :
— Pas de soucis, tu me connais ! – Mmmm… je le connais ! Ce soir on a la perm’ de quinzaine et on va s’amuser chez Suzy, notre mère maquerelle préférée. Ça m’arrangerait d’arriver bien détendu. Alors, je souhaiterais que tu te charges de régler son compte à notre invité, précise-t-il en baissant la voix.
Il m’a rangé dans la case assassin ma parole ! Mais ai-je le choix ? Difficile de refuser quelque chose au seigneur en chef.
— Tant qui s’agit de trucider du Boche, je suis partant.
Je prie pour qu’il gobe cette salade.
— D’accord, me répond-il l’air satisfait. Je persuade Molnar et tu m’embarques le Prussco.

Le jour s’est barré. Toute façon, ça vaut pas la peine d’éclairer ce champ de ruines. J’escorte le Fritz dans un endroit tranquille que Bébert m’a indiqué. En marchant, je remarque qu’il a le teint aussi gris que le mien. On forme une sacrée paire. Chanceux celui qui reconnaîtra le bon du mauvais. Au moindre souffle de vent, il louvoie telle une chaloupe en pleine tempête. La lune nous éclaire avec parcimonie. Des nappes de brume recouvrent le paysage singeant une sorte d’ectoplasme qui s’amuse au mort-vivant. J’ai les miches à zéro.
Après dix minutes de marche, nous atteignons notre destination.
Le chemin se termine sur une fosse. Personne ne reverra l’estafette. À son expression, je comprends qu’il a compris. Il me baragouine des « NEIN ! NEIN ! »
Je précipite l’allure de peur de me dégonfler. J’arme mon fusil et lui colle le canon sur la tempe. Le gars ferme les paupières. En panique totale, il tremble, suffoque, se fait dans la culotte.
Je tire au-dessus.
Il rouvre les mirettes en chialant, me regarde l’air paumé.
— Allez casse-toi, p’tite wurst.
Je baisse mon arme.
— Casse-toi ! SCHNELL !
Il a pigé et veut me serrer la pogne. J’ai un mouvement de recul.
— Ton nom. NAME ! NAME !
— Hitler. Gefreiter Adolf Hitler. Caporal !
Tiens ! Il a un accent bizarre, il roule les « R ».
— Profite de ta chance, Adolf, sauve ta peau et essaie de t’en montrer digne.
Je le salue et il détale dans le brouillard.
Bébert n’en saura rien.
Le lendemain à l’aube, le clairon sonne le branle-bas de combat. Je me prépare à retrouver la mort, mon béguin. Au-dessus de nous, le ciel charrie des obus toutes les trois secondes. La mitraille pleut en rafales. Ça pue la poudre. J’suis en train d’attraper une « obusite » aiguë.
Qu’est-ce que je fous dans ce merdier ? Pourquoi moi ? Je ne suis qu’un simple travailleur, pas un poilu. Poilu ! C’est bien une expression de civil, ça ! Entre nous on s’appelle les PCDF. Les pauvres couillons du front. Les fantassins, quoi !
Le capitaine Molnar nous informe d’un assaut imminent. Il est épatant ce gradé. Proche de ses hommes. Le contraire de l’adjudant Bébert, cette espèce de galonnard qui ne pense qu’à son avancement. On peut calancher, c’est pas son problème. Je renonce à ma boîte de singe. J’avale une gorgée de gnôle, de la sévère, d’une gourde tendue par Jean-Mi, mon binôme et ami. J’emboîte la Rosalie – c’est le surnom de notre sabre-baïonnette – sur mon Lebel.
Le présent se fige.
C’est l’heure du casse-pipe, le pitaine donne l’ordre d’attaque. Nous sortons de notre cache comme des diables d’une caisse de munitions. Je braille et cours devant moi. Les mitrailleuses adverses entrent dans la danse. Nos premières lignes sont fauchées. Je continue en zigzaguant. Mes tympans bourdonnent. Le bruit est insoutenable. Je progresse sous le shrapnel. Un bout de métal se fiche dans une jambe, je me prends les pieds dans une ornière et m’affale dans un trou.
Deux obus ne tomberont pas au même endroit. Enfin j’espère.
Les copains avancent. Leur progression inexorable me remémore cette pensée de Joffre que Molnar m’a mise en tête : « Le soldat s’efforcera de calquer son action sur celle du morpion. Cet animal sublime qui meurt, mais ne décroche jamais ! » Mes poteaux sont transformés en morpions. Certains s’empalent dans des chausse-trappes. D’autres pendent sur des barbelés comme du linge sale. Personne ne recule. Mon camarade de gnôle est scié en deux par une MG 08 la Maxim. Lui qui comptait fêter la fin de son calvaire chez Maxim’s à Paris, il a bouffé du plomb pour accompagner son tord-boyaux. Les Boches balancent des grenades. Je m’aplatis dans ma cavité pendant que des frères de combat basculent dans le néant, commis d’office dans un chamboule-tout mortifère.
De la poussière qui retourne à la poussière.
Les étendues noir corbeau sont striées, lacérées par la Faucheuse. La croûte de terre dégorge du sang des morts pour la patrie. Je me dis que nous ne sommes jamais bien différents de ceux que nous haïssons ou si semblables à ceux que nous aimons. Français, Allemands, tous humains de chair et de sentiments sont unis dans un ultime voyage. Je perçois quelques plaintes de blessés. La plupart chialent et réclament leur mère. Moi j’en ai plus de mère. À part une photo jaunie.
Ces tueries me débectent. Viols, vols, meurtres, deux assassinats au prix d’un. Viande gratuite, remise en caisse sur la barbarie. Je ne suis plus un PCDF mais un garçon boucher. Quel curieux destin pour quelqu’un dont les passions se résumaient à la mer et aux bateaux. J’étais un excellent gréeur, d’après ce que disait mon paternel. Mon paternel qui vient de calancher. À cet instant, je devrais être près des miens et prier. Revoir ma veuve de sœur, la serrer dans mes bras. Embrasser mon frère. Chérir ma femme. Pleurer, rire, manger de la tarte aux pommes et dormir dans un vrai lit. Je m’imagine à bord de ma goélette. Je navigue vers l’horizon, respire les embruns, me bats contre la houle.
Trois explosions rapprochées me ramènent à la réalité. Je choisis de vivre et de me barrer. Comble de l’ironie, pour survivre je joue le mort. Quand tout sera calmé, je déguerpirai.
L’accalmie succède à la tempête.
Je rassemble mes dernières forces et je fuis. J’ai arraché ma plaque patronymique, je ne suis personne et cela me plaît. Les déflagrations et les hurlements m’ont laminé, j’aspire au silence. Je suis convaincu de retrouver ma vie d’avant. Cette évidence me rassure.
J’avise un bois ou plutôt ce qu’il en reste. Je me faufile à travers les branches calcinées. Protégé par des racines, un brin d’herbe a résisté aux flammes : je le broute. Je ne sais pas ce que je donnerais pour un bon rata et une jatte de lait. Merde, que j’ai soif ! J’accélère la course malgré la douleur dans ma jambe. Il faut rejoindre mon port d’attache.
V’là que je commence à délirer, y a pas la mer à Vimy.
Un sifflement pointu me vrille l’oreille, suivi de plusieurs autres. Ah ! ça brûle. J’ai l’épaule gauche en feu. Des ombres de rapprochent. Elles finissent par me rattraper.
Putain de journée en enfer !
Ce sont des voltigeurs français qui m’arrêtent. Ils m’estampillent déserteur en moins de deux. J’ai droit à un procès, mais ils n’ont pas le temps, ou l’envie, ou le formulaire. J’ai beau leur parler du commando Bébert, ils s’en foutent comme de leur première chtouille. Ils aboient en scellant mon sort.
C’est marrant la Grande Muette qui aboie.
J’entends les mots : mépris, fumier, planqué. Ils m’éclaboussent. Je suis attaché à un arbre carbonisé. Quatre frères d’armes épaulent leur fusil.
Tout ça pour ça, j’me dis.
J’ai quand même eu ma part de gloire, j’ai sauvé l’âme du môme à moustaches ridicules. Il s’en souviendra s’il réchappe au massacre. Et pourquoi pas militera pour la paix ? En attendant, le sergent à face de carême beugle un commandement. Je ferme les mirettes et respire un souvenir d’océan.
Ça claque !
Quatre balles ont hurlé en trouant ma peau.
Je rouvre les yeux.
Tiens, un cocon ?
Tout est calme, comme si le silence resplendissait d’un blanc laiteux. Le vide sidéral m’appelle, puis l’immensité grandiose m’avale.

***

En 2102 les besoins énergétiques considérables, dus à l’explosion de la démographie, incitent les pays à diversifier leurs sources d’approvisionnement. L’idée de pêcher des astéroïdes au filet traînant chemine dans les cerveaux bouillonnants des politiques. Le conglomérat d’État Chrométal est l’un des premiers à maîtriser l’ingénierie indispensable pour récupérer tout ce qui s’approche de la banlieue terrestre, soit près de neuf mille corps célestes regorgeant d’or, de platine et de métaux précieux. Mais ces richesses, quoique colossales, se révèlent insuffisantes. Dès lors, les gouvernements financent des campagnes d’exploration stellaire en recourant à des investisseurs privés.
Profitant de la manne financière, la Grande-Europe se lance dans l’aventure. Elle adopte une stratégie de colonisation systématique grâce aux croiseurs à propulsion d’antimatière, permettant de s’aventurer aux confins de la galaxie. Seuls les mondes exempts d’hominidés sont exploités, car les dirigeants de l’époque refusent tout conflit jugé éthiquement immoral. Puis à partir de 2120, on s’intéresse aux planètes similaires à la nôtre. En particulier à celles regorgeant de ressources naturelles, même si elles abritent des formes de vies évoluées.
3 février 2123.
Le soleil rose framboise darde ses rayons acidulés sur Aniltak. Depuis plusieurs heures, les Troisième, Cinquième et Sixième divisions aérospatiales se déploient à l’aplomb des zones considérées névralgiques par la GQGI – Grand Quartier Général Interstellaire. L’atmosphère s’avère compatible avec nos poumons. Les autochtones évoluant à un niveau de développement identique à notre âge de fer, on rencontrerait peu d’opposition. Les tacticiens du GQGI estiment à quatre-vingt-dix-huit pour cent le taux d’efficience du seuil de rentabilité. En d’autres termes, peu de pertes humaines et matérielles en comparaison du rendement extrême qui sera généré par l’exploitation minière. L’éthique et les bons sentiments sont relégués aux oubliettes de la vertu. Nous vivons à l’âge du profit.
Le regard gris morne du maître de guerre fixe la caméra de supervision.
— Messieurs, le solstice d’été dans l’hémisphère nord nous gratifie d’une fenêtre de tir idéale. J’exige qu’au crépuscule de cette journée nous puissions nous enorgueillir d’une victoire écrasante. Que chacun de vous soit paré à son poste de combat ! Le protocole Conquête sera déclenché à 6 h temps universel. Gloire à la Grande-Europe !
À l’heure dite, les vaisseaux se détachent de la nef mère et attaquent selon le plan préétabli :
Phase 1. Maîtrise du ciel.
Les skydrones jaillissent des transporteurs par milliers et foncent sur leurs cibles. Leurs vols tournoyants grincent comme un ricanement de hyène en produisant un son disgracieux, une espèce de cacophonie d’acier tronçonné par une scie circulaire imaginaire. À cette odieuse polyphonie se mêle le frottement du magma en fusion s’écoulant des gueules à feu. Les armes à énergie dirigée grillent tous les points stratégiques : ponts, villages, retranchements susceptibles de servir d’abris. Chaque regroupement de résistants est liquidé. L’horreur absolue se prolongera jusqu’à ce que le GQGI juge opportun d’entamer l’étape suivante.
Phase 2. Maîtrise du terrain.
Largués au sol, les robots de combat progressent de manière concentrique afin d’étouffer toute velléité d’obstruction. Leur puissance mécanique leur confère l’avantage. Ils rampent, rebondissent, marchent, roulent, écrasent tout sur leur passage. Les autochtones chanceux meurent de peur. Les plus vaillants luttent au corps à corps, et sont massacrés en ne comprenant pas ce qu’il leur arrive. Les assaillants synthétiques ne ressentent rien. Ni pitié, ni empathie, ni remords. Ils accomplissent leur algorithme de programmation. Leur unique objectif consiste à pacifier au maximum pour faciliter l’intervention des troupes aéroportées humaines. Un ordre ne se discute pas. Surtout venant du Commandeur. A fortiori quand il est donné à des boîtes de conserve obéissantes. Les opposants sont balayés. De la simple poussière.
Phase 3. Effacement final et aménagement d’un périmètre sécurisé.
Assis et sanglé sur mon siège métallique, je n’en mène pas large. Comme tous les autres, d’ailleurs. Dans cinq minutes, la spatiobarge de débarquement E.413 se posera sur Aniltak. Jour J, heure H de notre tâche d’effaceur. Nous nettoierons les poches de résistance, sécuriserons, sanctuariserons de vastes étendues, y érigeront les premiers campements. Les installations définitives suivront. Puis l’envoi de travailleurs à des fins d’extraction de minerais. Voilà deux ans que je me suis engagé dans les forces spatiales. Oh, pas par conviction, mais j’en avais ma claque des boulots sans avenir. Alors, quand j’ai vu cette pub gouvernementale, je me suis dit : « Mon p’tit Roger, ça, c’est un truc pour toi. »
L’envie de me sentir vivant. Quitte à tuer.
La capsule n’en finit pas de descendre. Le vent souffle en rafales. On est essoré dans un tambour de machine à laver ! À côté de moi, Jeff, mon équipier, me fait un signe d’encouragement. Des images de tueries s’entrechoquent dans mon esprit, oppressantes.
« Soixante secondes avant atterrissage » nous informe Julie, la voix de synthèse.
J’observe Henri qui embrasse son médaillon porte-bonheur. Ma dernière vision avant que la porte ne s’ouvre.
Lumière verte, le signal.
« GO ! GO ! GO ! »
Nous giclons en hurlant. Pourquoi brailler, d’ailleurs ? Pour impressionner qui ? En théorie, ils sont tous morts. Nous taillons la route en binôme, courant en zigzag comme à l’entraînement. Notre exosquelette Sherpatix nous simplifie la tâche. Nous avançons avec cent kilogrammes de barda sur les épaules. Nous parcourons des dizaines de kilomètres et gravissons des pentes abruptes, sans éprouver la moindre gêne. Le combattant est parvenu à un nouveau stade d’évolution : mi-homme mi-machine. À ce propos, Jeff se fiche de moi en me traitant de bête humaine.
Nous utilisons des lunettes infrarouges afin de détecter les traces de chaleur d’éventuels survivants. Lorsque j’en débusque, je les efface.
Je remarque une forêt. Je dois m’assurer que des ennemis potentiels n’y sont pas cachés. Mon coéquipier joint le PC pour une demande d’autorisation sur la fréquence UHF.
— Commandement, ici binôme 3, code 442 Alpha Prime, vous me recevez ?
Silence radio.
— Commandement, ici binôme 3, code 442 Alpha Prime, vous me recevez ?
Silence radio.
— Putain ! ça passe ton bazar, Jeff ? T’as résilié ton abonnement téléphonique, gars ?
Il me regarde et se marre.
— Commandement, ici binôme 3, code 442 Alpha Prime, vous me recevez ?
— Binôme 3, ici Commandement, je vous reçois 4 sur 5, à vous.
Soulagement.
— Commandement, ici binôme 3. Demande autorisation de traverser forêt pour recherche d’hostiles, à vous.
— Binôme 3, ici Commandement. Autorisation accordée. Restez en contact. Pas de risques inutiles, à vous.
— Commandement, ici binôme 3. Reçu fort et clair. Merci, Major. Terminé.
Et voilà le travail, ma grosse bête humaine.
— Oh, ferme-la, Jeff ! File-moi ta flasque de vieux rhum au lieu de dire des conneries.
Après deux rasades on reprend notre exploration.
Nous entrons dans une sorte de mer végétale. Je parie qu’elle n’a jamais entendu un bruit de marche comme le nôtre. À ce propos, il faudra que je prévienne la maintenance : mon exosquelette couine. La flore est dense. De nombreuses fougères arborescentes occupent le terrain. Des conifères, des cycas géants semblables à des palmiers. Je déniche un tas de plantes à fleurs aux teintes bariolées.
Si j’avais le temps, j’en cueillerais pour ma femme.
Des bruissements dans les arbres, suivis de craquements et de cris sinistres nous font sursauter.
— Merde ! c’était quoi ?
Jeff ne m’a jamais parlé comme ça. Serait-il effrayé ?
— J’en sais rien ! Il doit y avoir un tas de bestioles dans le coin. (Je lui désigne un genre de chêne.) Tu vois cet arbre, je vais y grimper. On trouvera peut-être des trucs intéressants à repérer de là-haut ? Tu te retournes s’il te plaît, j’enlève mon corset et mes bas en métal.
J’essaie de détendre mon ami en blaguant.
Après avoir escaladé une hauteur satisfaisante, j’avise un entrelacs de ramifications constituant une plateforme. Parfait endroit pour espionner. Au lointain le paysage a changé. Boulot des drones et des robots-tueurs, des troncs achèvent de se consumer. J’ajuste mes jumelles. Je distingue des constructions au bord d’une vallée. Je décide une reco.
Jeff ne proteste pas. On se remet en mouvement. La végétation se rabougrit au fur et à mesure de notre avancée. En lisière, nous atteignons les arbres carbonisés que j’avais aperçus.
On est sur le bon chemin.
Après vingt minutes de marche, nous tombons sur les restes d’une ville fortifiée. Mon pote en rend compte au major qui nous ordonne de prendre racine et d’attendre l’escouade. Nous ôtons notre Sherpatix qu’on planque dans une excavation. On creuse et on s’enterre. Je laisse dépasser l’embout du flexible de surveillance de ma cache, comme nous le conseille le manuel du grenadier-voltigeur, et j’enclenche la balise de positionnement. Puis nous rompons toute communication.
Est-ce la peur, la fatigue ou mes problèmes de couple avec Mathilde qui supporte de moins en moins mes absences répétées ? Toujours est-il que je relâche mon attention et je rêvasse.
« AAAAAAAHHHHHHH ! »
Quelque chose m’est passé dessus. Complètement réveillé, je sors de mon trou et marche vers mon ami. Jeff n’a répondu à aucun de mes appels de détresse. Et pour cause ! Couché sur le flanc, il est broyé.
Lui aussi a été piétiné. Mais par quoi ?
Je réalise l’ampleur du problème lorsqu’une harde de bestiaux déboule sur moi. Mastocs, poils noirs, deux pattes puissantes, un cou à n’en plus finir sur lequel est posée une tronche en forme d’obus neutronique. Mais surtout, une mâchoire dont les dents ressemblent à des bananes acérées. Et j’aime pas les bananes ! Leur gueule n’émet aucun son. Des êtres humanoïdes chevauchent ces monstres. Ils m’encerclent, l’air mauvais, tendus comme des ressorts prêts à céder.
Les robots-conserves ont mal bossé et ça tombe sur moi !
Je causerais bien aux étrangers, mais je doute qu’ils me comprennent. Et même s’ils pigeaient des arguments vaseux du style : je n’ai rien contre vous, j’obéis aux ordres… Je crains qu’ils me les rejettent en bloc.
À leur regard, je devine que c’est foutu. Pas le moment de s’apitoyer, je saisis mon fusil d’assaut et tire au jugé. Rien n’arrive. Ou plutôt si, les cavaliers lâchent d’effroyables borborygmes. Ces gugusses ressemblent aux Kromdirs que j’ai combattus sur Karin .
Daisy, ma p’tite sulfateuse d’amour, s’est enrayée mais il me reste le phazer. Les barbares se jettent sur moi avant que je puisse m’en servir, et me réduisent en pulpe.
Merde ! Pas de prochaine perm’. Adieu Mathilde.
Je me retrouve devant une montagne, façon glace au chocolat enrobée de crème vanille. Une boule surgie de nulle part se range face à moi.
Tiens, c’est quoi ce cocon ?

Communiqué du ministère du Parler-vrai. Le 3 février 2123, 23 heures en temps universel cosmique :
« Conformément aux prévisions, les peuplades natives sont quasi effacées. Bien que supérieures en nombre, elles ne disposaient pas de moyens efficaces pour nous repousser. La soudaineté et la rudesse de notre offensive ont annihilé jusqu’à toute volonté de résistance. La maîtrise des théâtres d’opérations nous a permis une conquête totale. Et ce, en toute sécurité. Un grand merci à nos sponsors : Blitz, une marque du cartel TotalKill, qui a fourni nos automates de combat. Sans oublier la compagnie Aerospace pour nos skydrones. La Nation reconnaissante vous honore ! »

Au soir du premier jour, Aniltak est soumise.
À l’écart sur une crête, deux soldats contemplent les ruines d’un village. Ils ne prêtent aucune attention aux cadavres qui jonchent l’herbe grasse.
Le plus haut gradé parle le premier :
— Nous avons écrit une page d’histoire aujourd’hui, Carven.
— Un exploit, Commandeur ! La Grande-Europe vous en sera redevable.
Solstice regarde par-delà les étendues vierges. Il tend les mains vers le ciel comme s’il remerciait un quelconque créateur, puis se tourne vers son second.
— J’ai conçu un vaste projet, Juste.
Tiens, il m’appelle par mon prénom ? pense Carven.
Bien qu’étonné, il n’en laisse rien paraître. Ses cours à l’académie militaire et son instinct de survie le lui recommandent.
— Il y a tant de planètes à découvrir et…
— Pourquoi les conquérir ? (Solstice chuchote les yeux perdus dans le vague.) Pour qui ? Notre patrie ? Nous a-t-elle rendu, ne serait-ce qu’une fraction de ce que nous lui avons accordé avec notre sang ? Le parti loue-t-il notre courage ? Moi, je dis qu’il encense de viles entreprises friquées. Oh, je suis fatigué de tout cela, et cette vision sublime qui ne me quitte pas. Un peuple s’éveille, Juste. Il me réclame. Je ressens sa souffrance, je perçois ses prières. J’entrevois l’embryon d’une conscience politique audacieuse. Je rêve d’une race soudée, invincible, qui domine l’univers un millénaire entier. Nous formons une entité unie et ambitieuse. Il ne tient qu’à toi de te joindre à nous, mon ami.
Sur la défensive, Carven se demande si Solstice teste son degré d’implication. Son supérieur engage-t-il une partie de realpolitik pour laquelle il lui réserverait un rôle à jouer ?
Dans le doute, il répond :
— Ma fidélité perdurera jusque dans la mort, Commandeur. Vous savez mon attachement à notre cause, à notre escadre et à nos valeurs.
— Je vous apprécie, Juste. Votre intelligence, vos qualités de tacticien. Je voudrais… Mais partons en discuter au camp de base, nous y serons plus à l’aise.
Le véhicule tout-terrain, dans lequel ils se sont installés, se déplace à la manière d’un insecte monstrueux dont les six articulations motorisées s’affranchissent de toutes les difficultés du relief. Le parcours chaotique, conjugué au bruit des vérins hydrauliques, ne prédisposant pas à la discussion, les passagers s’absorbent dans la contemplation du paysage.
La nature exubérante et variée rappelle celle de la Terre. Des plaines s’étirent à perte de vue, traversées ici et là par des rivières limpides et poissonneuses. À l’est, qui représente le couchant, le soleil lance ses ultimes rayons à travers la porte de Tannhäuser. Au loin, un massif alpin écrase la ligne d’horizon – on le baptisera le pic des Insoumis, car des survivants se terreront en ce lieu dans les profondeurs des galeries de mines.
Merde ! je n’ai pas contacté Gerdy, songe Solstice. Ma femme va encore me réprimander. Pas grave, lorsque je la préviendrai que j’ai ferré Carven, ça lui clouera le bec ! Une drôle d’allure quand même ce type : court sur pattes, maigrichon, avec un gros cerveau à ce qu’il paraît. J’espère ne pas commettre de bévue. A-t-il la carrure pour le poste ? Enfin, vu l’œillade assassine de ma moitié quand j’ai hasardé quelques critiques, j’ose espérer que oui.
Carven observe Solstice à la dérobée. Son visage reflète un masque inexpressif. À quoi pense-t-il ? Un putsch ? Un nouvel ordre mondial ? Une chose est sûre, il semble vouloir l’y associer. Un instant, son esprit vagabonde. Il s’imagine couvert de médailles. Un autre, il lègue son nom à la postérité. Il a accompli une œuvre monumentale à l’image de Justinien 1er Imperator byzantin. Il en rosit de contentement.
Le transport emprunte sans encombre les trois points de contrôle Alpha, Bravo, Charlie, et atteint une demi-heure plus tard le cantonnement Honneur et Fidélité. Celui-ci s’étend sur plusieurs hectares. Les abris montés par les sapeurs du génie ont poussé comme des champignons. Verdâtres et gigantesques. Une construction ronde, percée d’alvéoles et composée de plusieurs habitations destinées aux officiers, en occupe le centre. Les agencements oblongs qui s’y rattachent en périphérie, tels d’immenses capitules blancs, constituent les logements des sous-officiers. L’ensemble évoque une marguerite démesurée.
Le véhicule s’arrête, ses appendices électromécaniques repliés en position basse. Le chauffeur les convie à descendre.
Solstice sort enfin de son mutisme :
— Suivez-moi, nous sommes attendus. Je désire vous présenter à quelques personnes qui partagent mon point de vue.
Les deux hommes se dirigent vers l’alvéole centrale en remontant d’interminables couloirs. Tout à coup, Solstice se fige. Un serpent-lézard s’est faufilé à l’intérieur de la structure, sans avoir alerté les barrières anti-intrusion. La monstruosité longue de trois mètres évolue sur quatre excroissances caparaçonnées. Deux cornes placées sur sa tête plate et triangulaire imitent celle de la vipère des sables, tandis que sa queue se termine par un aiguillon calqué sur celui du scorpion.
L’hybride émet un grésillement électrique scintillant rouge rubis.
Bon sang ! il va attaquer.
— Chef ! Écartez-vous !
Carven éprouve une curieuse sensation. Il a déjà vécu cette charge, il en connaît l’issue. L’action se comprime sous la forme d’une bulle de réalité augmentée. À l’extérieur de la sphère, plus rien ni personne n’existe. Le temps et l’espace sont abolis. À l’intérieur, l’air presque palpable vire à l’orangé. Un halo brillant, qui frotte les parois du vortex temporel, émane des trois protagonistes. Tous les mouvements se décomposent comme si la quatrième dimension se démultipliait, emberlificotée dans des miroirs sans fin.
Carven hurle, dégaine son arme en visant le monstre. Le coup de feu manque sa cible. L’enveloppe écailleuse se couvre de picots effilés. La monstruosité charge à son tour. Dans un geste désespéré, Solstice empoigne le red-snike, tentant de lui éclater la tête contre un mur. Dans la précipitation, il ne remarque pas son dard. Celui-ci s’enfonce dans sa paume et lui injecte un venin neurotoxique.
Il s’effondre cinq secondes après, mort, les iris noyés par une pluie de sang.
Puis le cocon.
Puis le silence.


Partie I : Enfer – La lisière

« J’étais au milieu de ma course, et j’avais déjà perdu la bonne voie, lorsque je me trouvai dans une forêt obscure, dont le souvenir me trouble encore et m’épouvante. »
L’Enfer de Dante – chant I

Chapitre 1

Roger Vécisse se réveilla en sueur, les yeux électrisés, la bouche en feu et la tête éclatée. Ces scènes de guerre lui avaient paru tangibles. Les paysages plus vrais que nature. Les protagonistes, si réels. Cela faisait des mois que ces cauchemars l’obsédaient. Il éprouvait la désagréable sensation que quelqu’un lui raclait la cervelle. L’épluchait couche par couche comme un oignon, afin de trouver quelque chose.
Qui s’acharnait sur lui ?
Toutes ses visions ne lui évoquaient rien. Ces combattants qui s’entretuaient, s’écharpaient, se pulvérisaient. Il ne comprenait pas le motif d’une telle violence. Ils portaient de curieuses tenues, un accoutrement qui lui rappelait les vieux uniformes militaires exposés au palais Chimère de la Guerre. Quant à leur façon de parler, elle tenait davantage de la cruelangue qu’à la baselangue officielle. Il avait remarqué que deux de ces hommes avaient le même prénom que lui. Pourquoi venaient-ils parasiter ses nuits ? Et Aniltak, pourquoi en rêvait-il ? Il n’y avait jamais mis les pieds !
Pour reprendre ses esprits, Roger songea à Jean Chimère et la gloire de son œuvre le réchauffa. Il savait que cela faisait 2133 ans que le très vénéré et très respecté dieu-président de la République, une et indivisible de la Grande-Europe, guidait les destins de ses brebis. L’honorable Entité avait recréé le monde en six jours après la grande catastrophe écologique, le terrible Big Scratch  : la Terre, la lumière, le jour, la nuit, le firmament, le ciel, les mers, les continents, la nature, les arbres, les fruits, les étoiles, les saisons, les animaux électroniques domestiques et sauvages, puis le nouvel homme et la nouvelle femme. Et le septième jour, il avait inventé l’emploi garanti.
Roger se leva.
Il renvoyait l’image d’un individu mâle de cinquante-trois ans, de type paneuropéen au physique standard. Un mètre quatre-vingts, yeux marron, cheveux bruns. Pas d’embonpoint, aucune maladie, aucune envie particulière de se reproduire ni d’aimer. « L’amour est une névrose qui apporte désordres et tourments », enseignait le verset 2342 de la bible selon Chimère. Quoi qu’il en soit, sa réalité le lui interdisait : trop de travail et peu de loisirs.
Il habitait seul un logement exigu, mais doté d’un confort suffisant d’après les normes en vigueur. La construction formait une flèche de trois kilomètres. Elle abritait quatre-vingt mille personnes qui se croisaient en s’ignorant.
Il résidait à Le Nouveau Paris, mégapole et capitale de la Grande-Europe. La cité, pensée et bâtie par Jean Chimère, s’étendait vers les quatre points cardinaux. Les voies rapides construites en hauteur y drainaient un flot continu d’automags . Les plus méritants possédaient la leur. Pas lui.
Au niveau zéro, les couloirs de communication étaient réservés aux transports collectifs ou de marchandises. Un entrecroisement complexe de circuits-tubes mécaniques facilitait le déplacement des piétons, tout en les protégeant des dangers routiers.
En sous-sol, un train à hyper flux parcourait la ville intra-muros ou sur de plus grandes distances, reliant la capitale au reste du monde.
Ce vaste enchevêtrement de voies de circulation s’apparentait au système vasculaire d’un être vivant. Des veines, des artères, des écoulements et un cerveau d’intelligence artificielle en chef d’orchestre.
Depuis sa fenêtre du trois cent cinquantième étage, Roger observa la ville. Visibilité moyenne aujourd’hui : degré 2 sur 4. Le ciel bleu lavasse, zébré par quelques traînées atmosphériques de cheminées d’usine, absorbait ses rêvasseries. Il s’accordait parfois une pause afin de contempler l’agitation urbaine. Même si Julie considérait cela d’attitude inefficiente, c’était une sorte de respiration, une escale sur le parcours chronométré rythmant sa journée.
Au bout de quelques minutes d’observation, il eut l’impression que les automags ralentissaient. Presque à s’arrêter. Un peu comme si les roues des véhicules se figeaient à une certaine vitesse, et même tournaient à l’envers pour certaines. Ce qui était impossible, car les roues magnétiques de bougeaient pas. Le cours du temps engourdissant son rythme cardiaque, son esprit divaguait. Il vit un couple d’oies blanches ou de cigognes, migrant vers une terre grasse où la flore serait luxuriante, la nourriture abondante, l’eau limpide. Gracieux esquifs portés par des courants ascendants, ils dessinaient dans les airs des arabesques irréelles.
Il se contentait de les imaginer, car les animaux avaient pour ainsi dire été éradiqués. Et encore, il n’en maîtrisait qu’une compétence théorique grâce aux programmes d’étude de l’académie du savoir – rentrés à coup de règle sur ses doigts – et aux visites guidées au musée d’anthropozoologie.
Il avait appris que les bêtes n’envisageaient l’existence que sous sa forme reproductive et alimentaire. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’on les qualifiait de « bêtes ». Toutefois, certaines produisaient un effet bénéfique sur l’être humain en calmant ses angoisses. Aussi saugrenu que cela puisse paraître, caresser un chat, jouer avec un chien ou regarder des poissons évoluer dans un aquarium diminuait l’anxiété, la tension artérielle et donc le risque d’infarctus. Ces vertus antidépressives faisaient disparaître les humeurs sombres. « Il faudrait peut-être que j’achète un chat ? La version de base, mais avec l’option ronronnement tout de même », se répétait-il souvent. Quelques-uns de ses collègues avaient fait l’acquisition de modèles robotiques, parfaites copies des matrices originales, pour les aider à surmonter leurs difficultés, leurs imperfections, et ainsi atteindre leur rendement optimum quotidien au travail.
Quand Roger évoquait les imperfections de la nature humaine, il pensait à l’affect. Dans son cas, du plus loin qu’il s’en souvînt, le malheur des autres ne l’avait jamais touché. Non pas qu’il n’appréciât pas son prochain ou qu’il le détestât au point de prendre du plaisir à le voir souffrir. En fait, il ne s’encombrait ni de joie ni de rancœur. Il ne riait jamais, c’était défendu. Aucun événement ne déclenchait cette manifestation de gaieté, à part un exercice imposé sur ses zygomatiques afin qu’ils ne s’atrophient pas. Les sentiments, responsables du trouble de la réussite et de l’égarement salarial, menaient le bon citoyen droit dans le mur, lui embrouillaient le comportement, le rendaient malade. « Trop d’ego est maladif » ou « L’ego nuit au collectif » étaient des slogans rabâchés lors des réunions sécurité d’Ecomecom, l’entreprise gouvernementale qui l’employait.
Ecomecom, il y travaillait toute la semaine de huit à dix-sept heures en y remplissant des flacons d’un produit qui lui était inconnu. Il ne cherchait pas à savoir à quoi servait ce liquide ou à qui il était destiné. L’activité était payée mille euros-or, un salaire convenable, alors il se satisfaisait de la tâche. Et puis, à l’ère du plein emploi, l’inactivité longtemps considérée comme un vice était devenue un délit.
Le dimanche, il se connectait avec le dieu-président. Un petit appareil branché sur le port x23, à la base du cou, lui permettait d’assister à l’office du palais. La dernière fois, un officiant drapé dans une tunique écarlate planait à deux mètres du sol. Il psalmodiait la novliturgie du conclave réformé. Coiffé d’une mitre convexe en opaline, il semblait auréolé et investi par le divin. Deux angelots holographiques virevoltaient autour de sa coiffe, à l’instar de colibris autour d’une fleur promettant du nectar. Pendant le prêche, Roger tendait les bras vers le Créateur qui irradiait de bonté. Celui-ci avait la peau luminescente d’une lumière chaude et aimante, éclairant sa route. Son regard extatique transperçait les fidèles en les lavant de toutes leurs souillures, tandis que ses commandements s’enfonçaient au plus profond d’eux : « Glorifiez mon œuvre, répandez la foi en mon Église, abandonnez vos biens et suivez mon chemin. »
Un rayon vert réfléchissait le nom des héros du travail au plafond de la Chambre du Recueillement. Une chorale de mille âmes d’anciens braves accompagnait d’un chant mélodieux le ballet lumineux. Le Guide souriait et appliquait ses mains jointes sur sa poitrine en signe d’amour. Son cœur battait à l’unisson du cantique. Roger ressentait de la compassion pour le dieu-président. Elle le submergeait. Il entendait la musique harmonieuse, les voix cristallines, humait l’encens ainsi que le parfum des anémones blanches qui décoraient le lieu. Il arrivait à zoomer sur les avatars de croyants, éprouver leurs émotions, se joindre aux méditations, s’unir aux repentirs. Il communiait en osmose parfaite avec l’assemblée et le dieu-président au cours de la messe de l’Empathie.
J’aime mon Guide de tout mon cœur, de toute mon âme et de toutes mes forces. Je donnerais ma vie s’il me le demandait.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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