L'autre vie de Sophie de Marie Continanza
« À mon père Antonio Continanza »
CHAPITRE I
Éric quitta l’autoroute pour prendre la direction d’Angers centre. Il roula jusqu’à l’entrée de la ville, puis, toujours selon les instructions de Sophie, il vira à gauche à la première intersection.
— Dans une petite heure environ, le mystère sera enfin éclairci, soupira-t-il en jetant un bref coup d’œil sur l’horloge du tableau de bord.
Les phares éblouissants d’une voiture qu’il croisa lui firent brusquement penser à allumer les siens. Il chaussa ses lunettes et essaya de reporter son attention sur le paysage dont la toile de fond se teintait d’un rouge orangé, mais en vain. Le coup de fil inopiné de ce matin résonnait inlassablement à ses oreilles. Il s’était cru préparé à cette situation, des phrases toutes faites s’étaient amassées dans un coin de son esprit, attendant d’être prononcées le moment voulu.
Mais, quand la voix de Sophie avait finalement retenti dans le combiné, après six semaines de silence, Éric n’avait pensé qu’à une seule chose ou presque, tant il était aveuglé par le désir de la revoir : boucler son travail et partir.
Pourtant, au fil des kilomètres, ce désir s’était quelque peu estompé et les questions avaient resurgi, attisant la colère qui sommeillait en lui. Où était-elle durant tout ce temps ? Pourquoi l’avait-elle tenu à l’écart de cette histoire ? Quel genre de découverte avait-elle faite ? Pourquoi avait-elle refusé de la lui révéler ? Que cachait-elle ? Et cet homme, ce soi-disant ami dont elle avait parlé avant de partir, quel rôle jouait-il dans la disparition de Sophie ? Était-ce à cause de lui si elle était restée muette aux dizaines de messages qu’il avait laissés sur son téléphone mobile ? Pourquoi n’avait-elle donné aucun signe de vie jusqu’ici ? Avait-elle pensé à lui, à cette solitude, à cette douleur qui le saisissait dès son réveil pour ne le quitter que lorsqu’il sombrait dans un sommeil peuplé de fantômes ?...
Après neuf ans de vie commune, deux ruptures et plusieurs crises de « réflexion » qu’il avait encaissées non sans mal (Sophie excellait dans l’art de la réflexion ; une dispute et hop, elle disparaissait pendant des jours), Éric en était encore à se demander s’il la connaissait vraiment.
Un sourire amer se dessina sur ses lèvres. S’il avait la possibilité de remonter le temps, sans doute réfléchirait-il à deux fois avant de pénétrer dans cette cabine téléphonique. Il avait cherché dans tout le quartier de Saint-Michel, sans en trouver une seule en état de fonctionner. À croire que le destin les avait détériorées volontairement pour les faire se rencontrer…
⁂
Irrité, la chemise collée à la peau par une chaleur torride, Éric maudit Paris, son travail, le manque de budget pour s’équiper d’un téléphone mobile et cet appel à son assistante qu’il n’arrivait pas à passer. Mais à qui la faute ? S’il avait pensé à prendre son agenda, ou tout simplement à mémoriser l’adresse de son client, il serait déjà à son rendez-vous.
En débouchant près de la fontaine, la vue de l’eau l’arrêta un instant. Il trempa la main dans le bassin et la passa sur son visage en sueur. C’est alors qu’il découvrit une cabine, enfin, à quelques mètres de là. Par miracle elle fonctionnait, puisque quelqu’un raccrochait au même moment à l’intérieur.
Il s’élança vers la cabine comme un assoiffé vers une oasis en plein désert. Mais avant qu’il ait le temps de l’atteindre, une jeune femme à l’allure énergique se faufila adroitement devant lui et lui vola la place.
Décidément c’est pas mon jour !
Pour éviter de se faire doubler une nouvelle fois, Éric se posta près de la porte. Il trépignait d’impatience, entendant malgré lui « seule en état de fonctionner. À croire que le destin les avait détériorées volontairement pour les faire se rencontrer« quelques bribes de la conversation.
— C’est tout réfléchi, dit la jeune femme. Oh ! Je t’en prie, arrête, fit-elle après un silence. Tu m’as déjà dit ça à maintes reprises, et à quoi cela a servi ? Hein ? À rien ! Jamais tu ne changeras ! Non, jamais !
Éric la vit secouer la tête et frapper du poing le plateau où elle avait posé son portefeuille.
Qu’elle casse ce qu’elle veut, mais pas le téléphone ! Par pitié ! Pas le téléphone !
— Non, je regrette ! lança-t-elle vivement. Je n’ai plus confiance.
Éric s’agitait. Plus la discussion s’éternisait, plus son rendez-vous sentait la déroute. Or, il ne pouvait se permettre de perdre ce contrat : toutes ses économies avaient été englouties dans sa petite société de décoration. Chaque client valait de l’or pour lui et François, son associé.
Bon sang ! Ne peut-elle pas attendre ce soir pour lui faire une scène ? J’ai déjà une heure de retard…
Presque machinalement, il consulta sa montre et tambourina sur la porte de verre. La jeune femme se retourna, révélant un visage noyé de larmes. Surpris, Éric regretta aussitôt son geste et esquissa un sourire d’excuse.
— Nous en avons déjà discuté, rappela-t-elle d’une voix altérée à son interlocuteur. Ma décision est prise et je n’y reviendrai pas, quoi que tu fasses, quoi que tu dises…
Il y eut encore un silence, puis elle fit non de la tête.
— Je ne me sens plus le courage de tout recommencer. Je suis désolée, Marc… sincèrement désolée… murmura-t-elle en raccrochant lentement.
C’est pas trop tôt !
Quand elle fut sortie, il se précipita à l’intérieur, inséra sa carte magnétique et composa le numéro de son bureau. Une poignée de secondes plus tard, la voix d’Isabelle résonna à l’autre bout du fil.
— Isa ? C’est Éric. Tu ne vas pas le croire. J’ai oublié mon agenda et du coup je n’ai pas pu me rendre chez monsieur Bourbier.
— Il a appelé justement il y a une vingtaine de minutes, fit-elle en feuilletant son répertoire. Il était très mécontent.
— Le contraire eût été étonnant ! Rappelle-le et dis-lui que j’ai eu une panne de voiture, mais que le rendez-vous tient toujours et que je devrais arriver chez lui sous peu. Et surtout, n’oublie pas de lui présenter mes excuses.
— Entendu. Ça y est, je l’ai !
Éric nota l’adresse, remercia Isa et raccrocha. Il allait sortir quand un objet retint son attention. C’était un petit portefeuille en cuir rouge.
C’est vraiment pas mon jour, soupira-t-il en l’ouvrant.
Une carte bleue, deux billets de cent francs, de la menue monnaie et une carte d’identité. Il reconnut immédiatement la jeune femme qui l’avait précédé : Sophie Courtin, domiciliée à Rambouillet. Aussitôt, Éric inspecta les alentours dans l’espoir de l’apercevoir, mais elle avait déjà disparu. Il n’avait pas le temps de se mettre à sa recherche, ni même de se rendre au commissariat le plus proche. Il rangea le portefeuille dans sa poche en se promettant de s’en occuper dès qu’il le pourrait.
Ce qu’il fit trois heures plus tard, lorsque, de retour à son bureau, il appela chez Robert Courtin. Le numéro lui avait été communiqué par les renseignements téléphoniques.
— Allô !
— … Sophie ? interrogea Éric, hésitant.
La voix ne collait pas avec le visage entrevu l’après-midi.
— Je suis sa mère. Qui la demande ?
Ouf !
— Excusez-moi, je suis un ami de Sophie…
Pourquoi avait-il dit ça ?
— Si vous êtes un ami de Sophie, vous devriez savoir qu’elle n’habite plus ici, répliqua madame Courtin du tac au tac.
Merde ! Et méfiante avec ça !
Il lui fallait réagir et vite, s’il ne voulait pas que la conversation tourne court.
— Je suis désolé, madame. En fait, je suis un ancien ami de lycée et depuis, nous nous sommes un peu perdus de vue. Voilà !
Mais dans quoi s’embourbait-il ? Pourquoi ne pas lui dire la vérité, tout simplement ?
Éric se mordit les lèvres, craignant qu’elle ne lui demande des précisions. Auquel cas…
— Sauriez-vous où je pourrais la contacter ? reprit-il aussitôt, pour lui couper l’herbe sous le pied.
Silence.
— Écoutez… si cela vous pose un problème…
— Non, non, cela ne me pose aucun problème. Vous avez de quoi noter ?
Un sourire de triomphe se dessina sur le visage d’Éric. Il griffonna fébrilement le numéro de téléphone et raccrocha.
Des pensées l’assaillirent. Pourquoi tenait-il tant à la joindre personnellement ? Qu’espérait-il ? Qu’attendait-il ? N’aurait-il pas été plus simple de lui rendre son portefeuille via ses parents ou la police ?
Il contempla la photo de la carte d’identité et se surprit à comparer ce visage d’adolescente à celui de la femme entrevue quelques heures plus tôt. Bien qu’il ne lui ait prêté sur le moment qu’une vague attention, il se souvenait parfaitement de l’intensité de son regard malgré ses larmes. Un regard qui, par beau temps, devait certainement pétiller de malice et de mordant, tel ce jour où elle avait fixé l’objectif du Photomaton.
Elle était jolie… Non, elle était plus que ça ! Elle était belle… et extrêmement envoûtante. Du bout des doigts, il caressa le papier glacé.
Quand il prit conscience de son geste, il retira prestement sa main comme s’il s’était brûlé et se renversa dans son fauteuil.
Bon ! Réfléchissons sérieusement… Dois-je lui passer un coup de fil ou bien me contenter de rapporter ce portefeuille au commissariat ? Allez, décide-toi ! On ne va pas y passer la nuit.
Il composa le numéro.
À la deuxième sonnerie, il y eut un déclic et le répondeur s’enclencha :
— Désolée de ne pouvoir vous parler en direct, mais si vous me laissez un message je le ferai dès mon retour. À bientôt.
Éric sourit. La voix était plaisante, enjouée, agréable et pleine de charme…
— Bonjour, dit-il après le bip, si vous êtes bien la personne qui a perdu son portefeuille…
Un nouveau déclic retentit.
— Je suis cette personne !
Le visage d’Éric s’éclaira davantage.
— Eh bien, rassurez-vous, il est en ma possession. Je me présente, Éric Valiers. J’étais derrière vous, cet après-midi, près de la cabine téléphonique, à Saint-Michel
— Oui, peut-être, je ne m’en souviens pas.
— C’est normal. Vous étiez bouleversée…
Bon ça va ! Inutile d’en rajouter, Éric !
— Bien ! Comment puis-je faire pour vous le rendre ?
— Vous êtes à Paris ?
— Non.
Il y eut un silence.
— Ça vous ennuie de vous y rendre ?
— Absolument pas, répondit Éric, tout en songeant au contraire que ça ne l’arrangeait pas du tout ; de Paris, il en avait eu sa dose aujourd’hui.
— En ce cas… nous pourrions nous retrouver près de l’endroit où je l’ai perdu ?
— Bonne idée !
— Alors, disons au café qui fait le coin, sur la droite en partant de la cabine. Dans deux heures, ça vous va ?
— Parfait !
Éric raccrocha et regarda ses dossiers. Il avait pris un tel retard aujourd’hui, qu’un peu plus, un peu moins…
Il rangea le portefeuille dans sa poche et jeta un coup d’œil sur la pendulette noir et argent près du téléphone. S’il lui restait encore du temps devant lui, il n’avait pas pour autant l’esprit à travailler.
Moins de deux heures plus tard, Éric gara sa voiture puis remonta hâtivement jusqu’au café. Il entra avec la certitude d’être le premier.
Eh bien non ! Assise dans le fond de la salle, Sophie patientait, le regard traînant distraitement par-delà la vitrine.
Comme quoi les femmes ne se font pas toujours attendre…
Éric s’arrêta un instant pour l’observer. Elle était vraiment très belle malgré le voile de tristesse qui flottait encore sur ses traits.
Sans doute la conséquence de son coup de fil de cet après-midi… songea-t-il en se dirigeant vers elle.
— Éric Valiers, s’annonça-t-il en tendant la main.
— Sophie Courtin. Mais je ne vous apprends rien.
— En effet !
Sans la quitter des yeux, Éric lui remit le portefeuille et s’assit en face d’elle.
— Tout y est, vous pouvez vérifier.
— Oh ! Je vous fais confiance, rétorqua Sophie en le glissant dans son sac posé près d’elle sur la banquette. C’est la seconde fois en l’espace de trois mois que je l’égare, confia-t-elle avec un soupir. Espérons que ça sera la dernière.
— Si toutefois cela devait se reproduire, faites-en sorte que je sois derrière vous au moment de l’oublier.
Sophie eut un petit rire.
— Ça, c’est une idée ! Je vous promets de m’en souvenir. En attendant, je voudrais vous remercier…
— Vous l’avez déjà fait.
— Non, je veux dire que… enfin… comment puis-je vous remercier pour tout ce dérangement ?
— Vous plaisantez ? Vous ne m’avez causé aucun dérangement, je vous l’assure. De toute façon, il fallait que je me rende à Paris ce soir…
— Sans doute, rétorqua Sophie, pas dupe. Néanmoins, vous avez pris la peine de me le rapporter et… (Elle fronça les sourcils.) À propos, comment avez-vous fait pour me trouver ? Je suis sur liste rouge.
Éric hésita quelques secondes avant de répondre :
— C’est une longue histoire.
— Je serais curieuse de l’entendre.
— Un jour, peut-être, je vous la raconterai.
Sophie continua à le dévisager un court instant, puis baissa les yeux et sourit.
— Pour en revenir à ce que je disais, reprit-elle alors, j’aimerais vraiment vous remercier comme il se doit.
Éric eut soudain envie de lui dire que sa plus belle récompense était qu’elle soit là, avec lui. Mais rien de tout cela ne franchit ses lèvres.
— Aussi, poursuivit-elle, si vous avez la moindre idée de la manière dont je pourrais m’acquitter de ma dette, n’hésitez surtout pas.
— C’est plutôt gênant…
— Non, considérez cela comme un juste retour des choses.
Les yeux d’Éric étincelèrent.
— Eh bien… puisque vous insistez…
Il balaya furtivement la salle du regard avant de se pencher vers elle.
— Accepteriez-vous de dîner avec moi ?
Contre toute attente, la jeune femme ne parut ni surprise ni troublée par la demande. On aurait même dit qu’elle l’espérait, à voir son expression.
— Quand ?
Éric haussa les épaules avec une moue.
— Eh bien, pourquoi remettre à plus tard ce qu’on peut faire ce soir même ? Si vous êtes libre, naturellement…
Après tout, elle devait sans doute être libre depuis cet après-midi, non ? Sophie se recula un peu, faisant mine de réfléchir, puis se pencha à nouveau vers Éric.
— N’allez surtout pas croire que je suis du genre à dîner avec le premier venu. Excusez-moi du terme, ajouta-t-elle aussitôt, faussement gênée.
— Et vous, ne vous imaginez surtout pas que je suis du genre à dîner avec toutes les femmes dont je retrouve le portefeuille, renchérit Éric sur le même ton.
Le visage de Sophie s’illumina d’un sourire enfantin, pour la première fois depuis qu’il l’avait rencontrée.
— Dois-je comprendre que… c’est un privilège ? s’enquit-elle en le fixant droit dans les yeux.
Éric ne répondit pas tout de suite, mais quand il le fit, sa voix trembla un peu.
— En quelque sorte.
Il ajouta, après avoir pris une profonde inspiration :
— Je vous trouve très… sympathique et… j’aimerais bien vous connaître davantage. Voilà ! Vous savez tout !
Sophie continuait à le regarder, amusée.
— Pourquoi pas, en effet, lâcha-t-elle enfin. Mais c’est moi qui invite, cela va de soi.
— Je regrette. C’est mon idée.
— Oui, peut-être, renchérit Sophie d’un air contrarié. Pour autant, je vous rappelle que j’ai une dette envers vous.
— Justement ! Vous pourrez vous en acquitter en acceptant mon invitation. Alors… ?
Alors Sophie accepta.
Leur choix tomba conjointement sur un restaurant de la rue Mouffetard. Là, installés dans un petit coin tranquille, ils ne cessèrent de parler, de rire, et de parler encore, se découvrant l’un et l’autre des points communs tels que l’amour du passé, de l’histoire, des arts, et se conseillant mutuellement des expositions à voir, seul ou ensemble, selon que…
Elle ne parla pas de sa rupture ou de son ancien petit ami, mais Éric comprit à demi-mots qu’elle lui reprochait d’avoir eu un regard noir et défaitiste sur la vie, un regard qu’elle ne pouvait adopter sans porter atteinte à ses idées. Franche et naturelle, elle lui fit même confidence d’une conviction qu’elle nourrissait secrètement depuis toujours. Curieusement, Sophie vivait dans l’expectative d’un grand bouleversement. Quelque chose d’extraordinaire allait se produire dans sa vie. Elle le sentait !
Le temps passa si vite et si agréablement que lorsque Sophie jeta, par inadvertance, un coup d’œil sur sa montre, elle ne put s’empêcher de pousser un cri de surprise. Bientôt, elle n’aurait plus de train pour rentrer chez elle.
— Aucun problème, assura Éric, je te raccompagne en voiture.
— C’est très aimable, mais j’habite Versailles, lui rappela-t-elle.
Éric haussa les épaules en signe d’indifférence.
— Tu habiterais à l’autre bout de la France que je te raccompagnerais quand même. Enfin… si tu le désires, bien entendu.
Une lueur d’étonnement et de méfiance brilla dans les yeux de Sophie. Éric se traita d’idiot. Quelle femme ne se méfierait-elle pas d’un homme, rencontré le jour même, qui montrait un tel empressement à parcourir autant de kilomètres pour la ramener chez elle ?
Il se hâta de préciser :
— En tout bien, tout honneur, inutile de te le dire.
— Inutile, en effet, approuva-t-elle en devenant aussi rouge que son chemisier.
Et Éric de rajouter :
— De plus, j’ai fait le plein cet après-midi, par conséquent…
— … je n’aurai pas droit au coup de la panne, acheva Sophie.
Un éclat de rire les secoua, puis ce fut le silence, un silence troublant… éloquent…