Auteur Sujet: Bandonéons de Laurence David  (Lu 9235 fois)

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Bandonéons de Laurence David
« le: jeu. 16/07/2020 à 17:49 »
Bandonéons de Laurence David


01.NOËLLA


Donc cette Marie Ducasse, épouse Garay, était née dans l’arrondissement de Tarbes avant de s’installer à Bagnères. Où elle avait épousé Manuel, où elle avait mis au monde leurs cinq enfants. Ma parole, elle avait passé sa vie entière là-bas… Elle n'avait connu de la planète qu'une petite bande de terre en Bigorre ! Comme toutes les femmes de son village, sûrement, à son époque... D'ailleurs, même aujourd’hui, dans sa famille, ils étaient plutôt casaniers.
Ainsi pensait Noëlla, seule dans son appartement parisien, parcourant du regard les papiers découverts à l'intérieur du cartable en cuir légué par son grand-père. L'objet en lui-même était cool, très original ; elle pourrait s'en servir pour transporter ses partitions. C’était d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle on le lui avait donné et elle l’ouvrait à cet instant. Mais dedans ? Rien de bien palpitant. Des copies d'actes d'état civil et autres vieux papiers que son grand-père avait rassemblés, péniblement, au siècle dernier, et qui finiraient sans doute à la poubelle, le soir même. Un rapide coup d’œil à son smartphone apprit à la jeune femme qu’elle était, maintenant, vraiment à la bourre : elle verrait ça plus tard.
C'était étonnant cette impression qu'elle partait de plus en plus tard, depuis quelques mois, pour aller répéter avec ses collègues. Plus qu'une impression, d'ailleurs, une réalité: les deux dernières fois, elle avait dû courir pour arriver à l'heure, en sortant du métro, et ce serait encore le cas ce soir.
Allez, hop ! Noëlla commence à remettre les papiers dans le cartable avachi par le temps, elle se dépêche, en fait tomber quelques-uns ; « c'est toujours comme ça quand on veut aller vite ! » disait souvent sa grand-mère. C'est alors qu'un des documents qui jonchent le sol, différent des autres, attire son attention : une pleine page d'un vieux journal, pliée en quatre et jaunie par les années. Mais non, non, elle n'a plus le temps !

* * *

Est-ce l'effet du cartable ? Ce vieux monsieur, assis tout seul dans la rame, lui rappelle son grand-père et leurs conversations, autour de la musique, lui reviennent en mémoire.

De retour chez elle, la jeune femme s'attelle à la lecture du journal qui a su éveiller sa curiosité. Le quotidien s’appelle « Le Petit Parisien » et il date de 1931. Entre les cours de la Bourse et un immense encart vantant les nouveautés d’été de la Samaritaine, Noëlla trouve enfin l’article justifiant qu’on l’ait ainsi découpé et conservé aussi longtemps : « Le plongeon de M. Garay demeure inexpliqué »
« On ignore toujours les circonstances exactes, écrivait le journaliste, dans lesquelles M. Fernand Garay effectua jeudi, du haut du pont au Change, en costume de bain, ce plongeon dans la Seine qui devait lui être fatal. »
Un plongeon dans la Seine en costume de bain ? Ça se faisait à l’époque à Paris ? Étonnant. Voyons la suite.
« M. Garay qui, bien que né en Argentine, était de nationalité française, possédait à Fresnes un pavillon d’un étage, bla bla bla... »
OK. Donc, 33 ans, marié, père de deux enfants, une maison : pas très original tout ça… Mais né en Argentine ? Ce Fernand Garay était-il vraiment un membre de leur famille ? C’était peut-être un homonyme ? Il était imprimeur et s’était associé, révélait encore l’article. « Puis cette association avait été rompue et, depuis lors, M. Garay n’avait pas repris d’occupation suivie. » Ah, il avait des gros problèmes dans son boulot, alors, si ça se trouve, et il avait voulu se suicider, voilà.
Mais le journaliste, lui, ne voyait pas les choses de cette manière. Fernand étant un « excellent nageur, et même excellent plongeur », il en déduisait qu’il avait certainement voulu réaliser « un exploit peu commun en cette saison. » Bizarre. Car « les siens ne lui connaissant aucun souci d’aucune sorte », pour-suivait-il, cela excluait pour eux la thèse du suicide.
Tout cela était pour le moins intrigant, voire mystérieux.
Noëlla interrogea son père pour voir s’il connais-sait cet ancêtre plongeur. S’il s’agissait bien d’un de leurs ancêtres. Il ignorait tout de cette histoire et n’avait jamais entendu parler d’un aïeul né en Argentine.
La jeune femme eut alors envie d’en savoir davantage.
 

Ah, vous autres
hommes faibles et merveilleux
Qui mettez tant de grâce
à vous retirer du jeu !
Il faut qu’une main
posée sur votre épaule
Vous pousse vers la vie

Tennessee Williams
(La Chatte sur un toit brûlant)

 


02.FERNAND

 
Le premier document que trouve Noëlla sur Fernand, Internet aidant, est vraiment très intéressant. Aucun doute n’est permis : le « registre matricule » reprend la majeure partie des éléments évoqués par « Le Petit Parisien » et les complète à sa manière, celle de l’administration militaire, à base de cases, de numéros, d’affectations et de subdivisions.
Selon le formulaire, Fernand Garay est né le 8 mars 1898 à Pringles, département « d’Amérique du sud ». Fils de Jules Garay et de Julienne Abadie, tous deux décédés à l’heure où il est recruté pour le service militaire. Mineur, Fernand vit sous la tutelle de Paul Abadie, huissier de justice à Bagnères-de-Bigorre où lui-même travaille comme imprimeur. Ce Fernand a donc un lien avec Bagnères, berceau de la famille Garay. Mais aussi avec Paris, où elle vit, et avec l’Argentine dont elle ne connaît, grosso modo, que l’équipe de football au maillot bleu et blanc et le tango de salon.
Un signalement détaillé pallie sur la fiche de l’Armée l’absence de photo d’identité. Ainsi, un recruteur zélé dispose de cinq items – dos, base, hauteur, saillie et largeur – pour la seule forme du nez d’un conscrit, items auxquels il applique le qualificatif approprié. Mais il peut se contenter de deux ou trois adjectifs qui vont bien. Fernand est donc grati-fié d’un grand nez à la base rectiligne. Son front est moyen et incliné à la verticale. Les cheveux châtain foncé, les yeux marron foncé, Le jeune homme me-sure 1,67 m, ce qui n’est pas petit pour un individu né au dix-neuvième siècle. On note concernant l’imprimeur un « renseignement physionomique complémentaire » : il a le teint mat. Serait-ce le teint des hommes de la Pampa ? Enfin, Fernand est porteur d’une « marque particulière », une trace légère de kyste à la joue gauche. Rien de rédhibitoire : Fernand Garay est déclaré « bon pour le service armé » et incorporé au 7e régiment d’infanterie coloniale à compter du 17 avril 1917. Basé à Bordeaux, celui-ci a pour devise : « Là où le père a passé, le fils passera ». Vaste programme.
D’un régiment à l’autre, le soldat de 2e classe est nommé caporal et renvoyé dans ses foyers au printemps 1920. Il «se retire» alors à Bagnères et le certificat de bonne conduite lui est accordé. Fernand fait même l’objet d’une citation pour son «brillant cou-rage », ayant un jour, lors de la campagne contre l’Allemagne, « retardé la marche des détachements d’assaut et résisté énergiquement, repoussant ensuite l’ennemi dans ses lignes ».

* * *

Croix de guerre, étoile de bronze, Fernand revient donc à Bagnères où l’attend son frère Antoine. De deux ans son cadet, celui-ci avait été ajourné à trois reprises pour « faiblesse » par le Conseil de révision des Hautes-Pyrénées et il se languissait du retour de Fernand. Depuis leur enfance sud-américaine, puis l’adolescence chez leur grand-mère bagnéraise, les deux frères étaient inséparables. À tel point qu’on aurait pu les croire jumeaux. Ils se par-laient parfois en espagnol avec un accent chuintant qui n’appartenait qu’à eux et rendait leurs propos encore moins compréhensibles pour leur entourage. Cela les amusait beaucoup. Puis, l’aîné était parti sous les drapeaux et Antoine avait été embauché comme machiniste au Tramway de la Bigorre.
À Bagnères, Fernand retourne voir Albert, son ancien patron, qui le reçoit à bras ouverts. « Il y aura toujours une place, ici, pour les braves comme toi ! Viens, mon garçon, bien sûr que je te reprends. Et content de te voir rentrer en un seul morceau ! » Fernand lui en était reconnaissant. Qu’aurait-il fait autrement ? Mais il ne suffit pas de revenir et de retravailler au même endroit pour que tout redevienne comme avant. Les mois passent et Fernand n’est plus vraiment le même, il a parfois du mal à se concentrer. Certes, il a gagné en maturité mais il souffre, en même temps, d’un excès de gravité. Il aimerait bénéficier d’un peu de légèreté, comme il sied aux gens de son âge, et pouvoir oublier tout ça, ces années de folie, cette boucherie sans nom. Et pourquoi lui était-il resté en vie ?
 Combien d’hommes ne sont jamais revenus ? Comme son frère Pierre, dont le décès avait été constaté en février 1917, deux mois tout juste avant le départ de Fernand pour le régiment. Car c’était lui, en réalité, l’aîné, ce Pierre dont on n’osait plus prononcer le nom depuis qu’il avait, un jour d’automne 1914, disparu à la Côte Sainte Marie, près de Saint-Mihiel, en Lorraine.
Or, en ce mois d’avril 1921. le Tribunal civil de la Seine venait justement de rendre un jugement déclaratif « en faveur » du caporal Garay, fixant très précisément la date de son décès au 2 octobre 1914. Un courrier avait été envoyé à sa dernière adresse con-nue, avenue du Roule à Neuilly. En outre, Euphrasie, la concierge de son immeuble, avait conservé, dans deux petites valises marron, les effets personnels ayant appartenu à Pierre quand le propriétaire de son meublé avait souhaité le reprendre pour le louer à quelqu’un d’autre. Elle ne l’aurait pas fait pour n’importe qui, tenait-elle à préciser, mais mon-sieur Pierre était bien gentil, bien aimable, et toujours bien mis. Et puis, en temps de guerre, il fallait s’entraider, n’est-ce pas ? Mais maintenant, la guerre était finie et elle ne pouvait garder ces valises indéfiniment dans sa loge : le courrier du Tribunal civil le lui avait cruellement rappelé. Elle priait donc un membre de sa famille, à Bagnères-de-Bigorre, de bien vouloir se donner la peine de venir récupérer les affaires de monsieur Pierre à Neuilly car, même s’il n’y avait pas grand chose à garder, ça n’était certainement pas à elle de les trier et encore moins de s’en débarrasser. Elle en avait déjà fait bien assez comme ça.
Et c’est ainsi qu’Antoine et Fernand décidèrent de solliciter, tous deux, un congé exceptionnel pour se rendre ensemble à Paris. Pas question, en effet, que l’un des deux s’y rende sans l’autre, c’était une affaire à régler en famille. Et puis, s’ils pouvaient rester un jour ou deux sur place, ils en profiteraient pour visiter la capitale et s’amuser un peu.
Ce qui fut fait et bien fait, dès le début de l’été. Et ce voyage inattendu allait bientôt changer le cours de leur existence.

* * *

À peine arrivés en gare, encore fourbus de leur long voyage, les deux hommes s’étaient enquis de la presse parisienne afin d’y consulter le programme des spectacles du soir. L’offre allait au-delà de leurs espérances. Au Pavillon Dauphine, place de la porte Maillot, autrement dit à proximité immédiate de l’avenue du Roule à Neuilly, se produisait alors, disait la réclame, « le seul véritable orchestre argentin à Paris, dirigé par les fameux Bandonéonistes Compositeurs Genaro Espósito y Manuel Pizarro » !
Genaro était le fils d’un couple d’immigrés italiens originaires de la banlieue de Naples. Ses parents avaient ouvert à Buenos Aires une sorte de bar-épicerie en s’associant avec un certain Solari, considéré comme un des pionniers du bandonéon en Argentine. Ce dernier avait alors initié Genaro aux secrets de cet instrument atypique. À force de travail et de détermination, le jeune homme avait aussi appris à jouer de la guitare et du piano et il parvint à réaliser son rêve : devenir musicien professionnel. Il tournait depuis plusieurs années déjà, en Argentine, lorsqu’un autre bandonéoniste, Manuel Pizarro, vint le trouver. Il avait reçu une proposition pour former un orchestre et jouer dans un cabaret de la Cane-bière ; il cherchait donc d’autres musiciens pour l’accompagner, dans tous les sens du terme. On était alors en 1920. Manuel et Genaro embarquèrent en-semble pour Marseille. Mais, à l’arrivée, le contrat s’avère bien moins mirobolant qu’ils ne l’avaient cru au départ. Ils ne tardent donc pas à « monter » à Pa-ris où ils forment un nouvel orchestre avec d’autres musiciens, rencontrés sur place.
Pour être autorisés à se produire régulièrement, étant étrangers, les musiciens devaient se « déguiser » en gauchos, ces gardiens de troupeaux aux pantalons bouffants, afin d’être considérés comme un groupe folklorique. Cela ne les dérangeait pas outre mesure. Le tango était alors très populaire en France, comme dans le reste de l’Europe, assoiffée de plaisirs après la Première Guerre mondiale. «C’était les Années folles et le tango en faisait partie » écrira plus tard Claude Espósito, un des fils de Genaro, en mémoire de son père.
Antoine et Fernand saisirent au bond cette occasion inespérée de se divertir tout en replongeant instantanément dans l’atmosphère de leur enfance. Ils se mirent d’accord avec Euphrasie, la concierge de l’avenue du Roule, pour qu’elle garde les valises jusqu’au moment de leur retour et se rendirent, le soir même, au Pavillon Dauphine. Relativement récent, le bâtiment avait été construit, juste avant la guerre, sur le site d’un ancien Pavillon chinois d’exposition universelle. Et c’est donc là que le nouvel orchestre Genaro-Pizarro fit ses débuts pari-siens.

* * *

L’ambiance de la soirée était éminemment festive. On y dansait, bien sûr, mais l’on pouvait aussi, comme Antoine et Fernand, se contenter de boire un verre en s’imprégnant des mélodies sud-américaines. Aux alentours de minuit, ils firent la connaissance d’un homme, d’une cinquantaine d’années, qui se présenta à eux d’un sonore « Ernesto Billar ! » et, sans plus de manières, s’installa à leur table. Ernesto, très à l’aise, entama la conversation. Il parlait français couramment et voulait en savoir plus sur ses «nouveaux amis ». Très vite, en effet, il se montra particulièrement amical et leur offrit généreusement à boire. Étaient-ils Français ? Parisiens ? Un ami leur avait-il recommandé cet établissement ? Enfin, se disait Ernesto, il pourrait bien avoir mis la main sur ses boleados du jour, comme on disait là-bas, en lunfardo. Dans cet argot des faubourgs de Buenos Aires ou Montevideo, le mot boleado évoquait un « plouc », un paumé, un gars désorienté, perdu dans la grande ville. Mais ces deux-là avaient quelque chose de différent, indéfinissable, peut-être dans la voix ? Dans le regard ? Ou leur accent ? Ils avaient le vin gai mais le sourire triste. Il fallait faire attention, ne pas se précipiter et creuser davantage.
Il creusa, ils creusèrent et finirent par se trouver des points communs. Ernesto avait connu un Garay autrefois, il en était sûr, «oui oui, en Argentine, un Garay, mais ¿cómo se llamaba ? Oui, son prénom… Il faut dire que ça fait un bail… Ah, voilà, Cipriano ! Il s’appelait Cipriano. »
Ernesto l’avait croisé à Buenos Aires ou Rosario, il ne saurait plus dire exactement. C’était troublant car Antoine et Fernand avaient, en effet, un oncle prénommé Cyprien mais personne n’avait plus de nouvelles de lui depuis longtemps. Était-il à Buenos Aires ? Ils ne savaient pas. Et comble de l’extraordinaire, cerise sur le gâteau, éperon sur la botte du gaucho : Ernesto était imprimeur ! « Oui, imprimeur, à Paris ! » Et il aurait bien voulu s’associer – d’ailleurs il n’était pas trop tard – après avoir hérité de l’imprimerie de son père. « ¡Es el colmo ! ¡Es el colmo ! C’est un comble ! » riaient les trois nouveaux meilleurs amis du monde en fin de soirée. On n’allait pas se quitter comme ça, il faut absolu-ment échanger nos adresses et qui sait ? « Allez Tonio, Fernando, ¡hermanos ! levons nos verres à notre future association ! »
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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