Auteur Sujet: L'enjeu de Wendall Utroi (Chapitre 1)  (Lu 6409 fois)

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L'enjeu de Wendall Utroi (Chapitre 1)
« le: sam. 28/05/2016 à 23:58 »
L'enjeu de Wendall Utroi

CONFIDENCES


   J’ai froid, je frissonne et mon corps me fait mal. Un picotement désagréable sur le flanc droit me blesse les chairs engourdies. L’esprit embrouillé, j’ai cette détestable sensation que je sors d’un bloc opératoire. Je rêve, ou plutôt je cauchemarde. Je tente de recouvrer mes esprits, je grelotte, mes dents s’entrechoquent dans des tremblements que je ne contrôle pas. Anesthésiée par le froid, je ne parviens pas à localiser mes membres, je dois dormir, pourtant je ne me souviens pas m’être assoupie. D’ailleurs, je ne me rappelle de rien, pas même de mon nom. Ce silence... étrange... pesant, l’on dirait qu’il résonne, il faut que j’ouvre les yeux. Un souffle froid me glace la peau, une caresse morbide et douloureuse. Je serre la mâchoire et mes oreilles bourdonnent, le nez me pique...
   Cette odeur de cambouis, de poussières et d’humidité mélangées, m’est inconnue. Bizarre, je n’ai aucun souvenir proche, je me rappelle juste que je me prénomme Élisabeth... Je crois... La lumière me brûle au travers des paupières ; puissante, crue et froide. Sans bouger les membres, je durcis un muscle puis un autre, analysant chaque sensation. Je suis couchée en position fœtale, le froid et l’inconfort de ma couche me laissent présager que je suis sur le sol. Ma hanche et mon épaule droite sont douloureuses. Que se passe-t-il ? Un frisson me parcourt l’échine, de ceux qui vous remettent les idées en place. Pourtant, je ne parviens pas à me souvenir, ce rêve paraît si intense, le ressenti est si fort, il faut que j’ouvre les yeux. Dans les premières secondes, l’éblouissement m’empêche de distinguer mon environnement, puis, comme sortie d’un tunnel, les formes se précisent. Tout d’abord, au premier plan ; un pilier d’acier, puis un second et des dizaines, aussi loin que mon regard porte. Il s’arrête au fond sur un mur bariolé. Je suis couchée sur un béton poussiéreux couvert de gravillons, je discerne au premier plan ma main écorchée. Je tremble, et la granularité du sol me laboure la peau, me déchire. J’expire avec force, un nuage de vapeur brouille ma vision. Ankylosée, je me redresse et m’assois, dans un geste machinal, je croise les bras sur ma poitrine recouverte juste d’un soutien-gorge blanc. Je suis en sous-vêtements. Les frissons redoublent lorsque mon dos touche le mur le long duquel j’étais allongée. Je ne rêve donc pas ?

   Soudain, irrépressible, la peur s’immisce par tous mes pores, je voudrais me lever, mais je suis tétanisée, engourdie. Assise là, je ne comprends pas. Je voudrais crier, mais l’idée d’entendre ma voix m’impressionne. Où suis-je ? Un entrepôt, une ancienne usine ? Les piliers dont je distingue à présent les soudures et les rivets rouillés se suivent à perte de vue. Ils se dressent pour terminer leurs courses à une hauteur vertigineuse sur un toit de verre. En de nombreuses parties, des trous béants s’ouvrent sur un ciel gris, terne, triste. Je regarde mes mains, mes bras, vérifiant que je ne suis pas blessée, tout semble normal. Ma semi-nudité m’inquiète, posant les mains au sol, je me redresse avec difficulté ; un animal sauvage assurant ses premiers pas, je glisse et m’y reprends à plusieurs fois. L’instinct de survie prend les commandes et m’ordonne de m’enfuir. Je scrute les environs, rien, rien ne m’explique ce que je fais dans cet entrepôt lugubre où un vent froid élit domicile. Sans avoir bougé d’un pas, la voix filtrée par la peur, je susurre :
    — Y’a quelqu’un ?
 Aucune réponse, mes cordes vocales s’affranchissent ; ohé ! Il y a quelqu’un ? Je lutte pour que la panique ne prenne pas les commandes, mais que fais-je ici ?
   Seules mes paroles se réverbèrent contre les hauts murs de béton, pour me revenir angoissées et angoissantes. Je dois me remuer, sortir de ma torpeur et de la frayeur qui s’empare de tout mon être. Me concentrer, recouvrer mes esprits à tout prix. Quel est mon dernier souvenir ? Comment suis-je arrivée là ? Pourquoi ? Tout d’abord par bribes, puis avec plus de précision, la mémoire me revient. Le courrier au papier nervuré, l’enveloppe, le message étrange, mon appartement à Brooklyn. Et puis, ancré au plus profond de mon âme, mes tentatives de suicide, échouées. Je regarde mes poignets et les morsures encore rougies par la lame me rappellent qu’il y a quelques semaines, je voulais m’éteindre, m’échapper de cette douleur que je ne supportais plus. À ma grande surprise, une folle envie de fuir cet endroit pour survivre m’arrache quelques syllabes ; d’une voix décidée et forte, je hurle :
    — Au secours ! Y’a quelqu’un ?
Toujours aucune réponse, si ce n’est que l’écho de mes cris. Puis, de manière presque imperceptible, un bruit aux sonorités d’un râle, une complainte, un soupir. Je bloque ma respiration, je me raidis pour stopper les tremblements de mon corps...
    — Là... Je suis là !
La voix d’un homme me parvient de la partie droite du bâtiment, mais je ne vois personne. Mon cœur cogne ma poitrine à la rendre trop exiguë. J’ai beau regarder dans cette direction, je ne vois personne, à mon tour je questionne :
    — Où êtes-vous ?
Je progresse de quelques pas, hésitants. La voix reprend de manière plus audible cette fois, un peu rauque.
    — Par ici... S’il vous plaît !
J’avance lentement, évitant les pierres et les morceaux de verre, mes articulations ankylosées sont douloureuses, la peur me noue l’estomac. Je dépasse un premier montant d’acier et aperçois une forme humaine adossée à un poteau une vingtaine de mètres plus loin. À la carrure qui se dessine, il s’agit d’un homme. J’accélère le pas, je suis gelée :
    — Ne bougez pas j’arrive !
Je ne m’inquiète pas vraiment pour lui, mais le simple fait de ne plus être seule me rassure. J’accélère encore, en évitant au mieux les gravats. Tandis que je ne me trouve plus qu’à quelques pas, il se révèle en détail. Assis, les jambes allongées face à lui, les bras ballants, il semble sans ossature. Bedonnant, ses cheveux gris négligés tombent sur ses oreilles. Torse nu, il dévoile une musculature vieillissante, des pectoraux avachis sous le poids des ans sur lesquels trône une fourrure argentée. Son visage tourné vers moi m’implore de lui venir en aide, mais ses traits ont quelque chose de repoussant. Serait-ce son nez bosselé ou son teint livide ? Les joues tombantes se soulèvent dans un sourire qui dévoile des dents jaunies. La tête large et ronde au front ridé paraît démesurée au vu de son petit menton fuyant. Il ne porte qu’un slip blanc que l’on n’entrevoit que sur le côté de la hanche. Je ne me trouve plus qu’à un mètre de lui, et j’hésite à m’en approcher encore. Son regard scrute le mien, ses yeux enfoncés sous un front bombé m’intimident. Il supplie :
    — Je vous en prie, aidez-moi, je ne parviens pas à bouger, où sommes-nous ? Qui êtes-vous ?
Il est tout aussi désorienté que moi. Sa peur me renvoie la mienne et elle me gagne plus forte, enfonçant ses griffes durement dans mon esprit. J’ai beau détailler son corps, je n’y vois pas de blessure ni d’entraves. Sans réfléchir, je réponds à sa question :
    — J’en sais rien, on dirait une ancienne usine. Vous vous souvenez de la façon dont vous êtes arrivé dans cet entrepôt morbide ?
Il me dévisage, et ses yeux froids semblent me reprocher cet embryon de conversation. Il râle dans un soupir :
    — Je n’arrive pas à bouger, aide-moi ! Je suis paralysé.
Cette supplique me donne un haut le cœur, je ne sais pas pourquoi, mais hors de question de m’approcher plus. Je lui réponds, la hargne dans les cordes vocales :
    — J’ai eu la même sensation, attendez un peu ça va revenir.
De toute évidence, nous avons été drogués.
   L’homme affiche la bonne soixantaine, son visage disgracieux ne m’inspire pas confiance et encore moins la pitié. Je grelotte, il faut que je trouve de quoi me réchauffer. Plus franche, j’avance de quelques pas vers la gauche. Le vieux m’interpelle :
    — Tu vas où ? Me laisse pas !
    — Ne vous inquiétez pas, je jette juste un œil dans les environs.
Des débris traînent ça et là, une vieille caisse en bois, des taches d’huile, deux trois planches. Par endroit, de grosses vis sortent du sol, scellées dans la dalle. Le bâtiment semble immense, mais je ne vois pas de porte. La hauteur de la charpente métallique impressionne ; dix mètres peut-être plus. Les murs de bétons montent à six ou sept mètres. Ils sont pour la plupart recouverts de graffitis et de dessins au style déjà ancien, preuve que les lieux ont accueilli des squatters. La structure, constituée de montants en acier, supporte un toit de verre à l’armature métallique impressionnante, la lumière devait être importante dans ce bâtiment. Pas un néon, ni même une lampe, là-haut des restes de câbles électriques pendouillent ça et là. Un carton plié est posé contre un poteau ; aucune inscription dessus. Je le saisis, humide, il m’échappe des mains en s’émiettant. Tandis que je cherche une issue, une nouvelle voix me parvient, féminine cette fois. Elle est hachée et je n’entends que quelques syllabes : « Prie... Secours... moi ! » Elle arrive de plus loin, sur ma gauche.
    — Ho ho !
Je cours sans savoir où je vais... « À l’aide, par ici ». J’avance, laissant derrière moi le vieil homme et les piliers qui défilent. Ma respiration, au rythme de mes foulées, s’accélère.
   Soudain, avançant vers moi, je distingue la silhouette d’une femme. Elle progresse tel un pantin désarticulé dans ma direction. Elle n’est, tout comme moi, vêtue que de sous-vêtements. Tandis qu’elle ne se trouve plus qu’à une encolure, elle tend les bras et, sans nous concerter, nous nous enlaçons.    Elle semble à peine plus âgée que moi, quatre ou cinq ans tout au plus. Elle tremble, sa peau est glacée au premier contact, mais je trouve tout de même à son contact un peu de chaleur et de réconfort. Pendant un court moment, elle sanglote sans rien dire, sa tête contre mon épaule. Une vague d’émotions que je ne contrôle pas me submerge, la gorge nouée, mon regard rebondit contre les murs oppressants, je retiens mes larmes. Je me détache un peu d’elle, tout en murmurant :
    — Ne t’inquiète pas, on n’est pas seules, je suis là et un autre homme aussi là-bas.
D’un geste de la tête, j’indique la direction derrière moi. À peine ces paroles prononcées, il hurle à son tour :
    — Qu’est-ce qui se passe ? Me laissez pas seul ! Sa voix graveleuse résonne et cogne le vide abyssal pour rebondir sur les murs. Les sons se dispersent à la limite de la réverbération.
   Tout en nous soutenant l’une et l’autre, nous nous rapprochons du sexagénaire. Lorsque nous parvenons à ses côtés, il est à genoux, signe qu’il recouvre sa mobilité. Il ânonne :
    — Putain, j’ai mal partout, qu’est ce qu’on fiche ici ? Je tire une vieille caisse en bois à moitié démontée et la pose à mes côtés, j’invite la femme à s’y asseoir, tout en maugréant :
    — J’aimerais bien le savoir, et pourquoi on est tous les trois en slip, dans ce lieu glacial et lugubre. Je ne me rappelle pas comment j’ai atterri ici, et vous ?
La femme qui sèche ses larmes ne répond pas, mais elle m’adresse une moue révélatrice, elle n’en sait pas plus que moi. Je ne parviens pas à lire la panique ou la peur sur son visage, juste un désarroi ou une interrogation. L’ancien se redresse, sa stature ne dépasse pas la mienne ; un mètre soixante-sept, à tout casser. Il bouge un peu chaque genou, tour à tour, vérifiant qu’ils fonctionnent encore, et ajoute :
    — Je m’appelle Karl, Karl... Putain, je ne me souviens pas de mon nom ! Et vous ?
Sans sourire, ni même le regarder, je réplique, trop contente de trouver quelqu’un avec les mêmes symptômes :
    — Élisabeth, mais on m’appelle Beth et mon nom c’est... Mitchel... Oui Mitchel ! Et vous, en m’adressant à la femme.
   Je la détaille pour la première fois, elle est plutôt jolie, un visage fin au front étroit, des joues rosées à la peau veloutée qui respirent la santé et le naturel. Ses yeux brillent encore des larmes qu’elle vient de verser. D’un bleu profond, elle me regarde sans ciller :
    — Je ne suis pas certaine, je crois Mary, c’est le prénom qui me vient à l’esprit. Mais c’est flou, un peu comme une photo que l’on développe. Mes souvenirs sont embués.
    — On nous a drogués, je ne vois pas d’autre explication, j’ai aussi des pertes de mémoire. Ne t’inquiète pas Mary, ça va revenir, je commence petit à petit à me souvenir de détails. Je me rappelle que je suis de Brooklyn et vous ?
   Karl me dévisage et son regard m’insupporte, il descend et s’arrête sur mon buste, les yeux vitreux. Il répond en tournant cette fois son visage vers ma voisine :
    — Je viens de Colombus dans l’Ohio, mais impossible de me rappeler l’adresse ou le quartier, j’ai le cerveau dans du coton, j’ai horreur de ça !
   Mary se passe les mains dans les cheveux, sa crinière brune tombe sur ses fines épaules musclées, les fibres dessinées et rebondies. À demi-mots, elle se lamente :
    — Je ne me souviens même pas d’où je viens. Merde ! Et qu’est-ce qu’on fait là à moitié nus ? Je ne comprends rien... Pourquoi on est là ? On se connaît ?
Karl, ayant terminé sa gymnastique articulaire, lève la tête et s’enquiert :
    — Je ne crois pas vous avoir déjà vues. Il poursuit la tête en arrière ; fichtre c’est haut, on dirait qu’on est dans une ancienne usine de textile ou un truc du genre, en tout cas ça sent la graisse des machines. Le soleil est bien haut on le devine à travers ce ciel gris, on doit être l’après-midi. Je me demande depuis quand on est ici !
Il avance de quelques pas, révélant sans complexe son ventre rebondi, il se retourne vers nous :
    — Il faut qu’on se sépare pour trouver une porte, un sas, je ne sais pas moi, un escalier, une sortie quoi ! Allez debout ! Moi je vais dans cette direction, indiquant le fond du bâtiment, vous partez de ce côté. On se tient à distance de voix, s’il y a le moindre souci vous criez ! OK ? Sans hésiter, je rétorque :
    — Hors de question qu’on se sépare, on ne sait pas ce qui nous attend, et il y a dix minutes vous étiez à l’article de la mort. On part à trois ou vous restez ici avec nous !
   J’aide Mary à se relever en dévisageant le senior qui arbore un sourire du plus mauvais effet, montrant en partie une canine couleur nicotine.
    — Je disais ça pour gagner en efficacité, comme vous voulez, vous fâchez pas ! On retourne dans ce cas d’où tu viens Élisabeth, on va longer ce mur, on dirait que c’est le premier côté de l’usine. Nous commencerons par un angle, et on suivra en tournant toujours à gauche quand ce sera possible, comme ça on est sûr de ne pas se tromper ni de repasser deux fois au même endroit, il doit bien y avoir une issue. Ça a l’air immense !
   Sans rien rétorquer, nous nous mettons en route, Mary après quelques pas me lâche le bras en m’adressant un sourire crispé. Ce Karl ne me plaît pas du tout, il nous précède et sa démarche découpée, mécanique, m’intrigue et m’inquiète. Tout en lui est pataud, bourru, même sa calvitie naissante à l’arrière qui lui donne un air monastique, ne parvient pas à atténuer cette impression. Nous arrivons rapidement à un angle du bâtiment, Karl nous arrête ; d’une manière prétentieuse, à la limite du ridicule, il compte ses pas entre deux piliers, dans une direction puis dans l’autre. Dans un gargouillis, il annonce tout en crânant :
    — Douze mètres séparent chaque poteau, dans un sens comme dans l’autre, cela nous permet de jauger la grandeur de cet entrepôt. Allons-y ! En route !
Je n’y crois pas, personne ne s’inquiète ou ne pose la question de savoir pourquoi nous sommes reclus dans cet endroit. Lui avec son gros ventre et elle avec ses fines jambes. Je cherche dans ma mémoire embrumée, j’en suis persuadée je ne les ai jamais vus. Pourquoi nous trois ? J’interviens :
    — Ça ne vous taraude pas vous qu’on soit ici tous les trois ? On n’est pas arrivés ici par hasard tout de même ! On dirait que cela ne vous inquiète pas.
Ma voisine s’affirme :
    — Je ne peux m’empêcher de me poser la question... Mais je commence à me souvenir, je réside dans un petit immeuble dans le vieux quartier de Patterson.
    — Patterson, j’y suis allée déjà, c’est dans la banlieue de New York, on est voisines ! J’habite Brooklyn.
La surprise et la joie de savoir que l’on vient du même endroit me rassurent. C’est un peu stupide, mais cela me rapproche de cette fille. Karl intervient :
    — Ca change quoi ? vous voulez prendre le thé ? Vu le froid qu’il fait, si on ne trouve pas quelque chose pour se réchauffer ou sortir d’ici, on ne tiendra pas longtemps. Et taisez-vous, je compte les piliers ! Quel idiot, il se croit où ? On dirait un petit chef, un misogyne de base, qui se sent fort parce qu’il est avec deux faibles femmes.

   En arrivant à l’autre angle, Karl annonce fièrement 110 mètres de large et pas une porte ou une fenêtre sur ce pignon. On poursuit notre découverte des lieux, en longeant cette fois le mur adjacent. Après quelques pas, il s’arrête. Contre le mur, quelques emballages vides sont posés ; vieux, décrépis et sans indication. J’interpelle notre éclaireur :
    — Attendez... Il se retourne en soufflant ; je viens de demander la lune.
Je me saisis d’un carton, il est sec, sans perdre un instant, en le dépliant, j’y prodigue deux trous dans lesquels je passe les bras. Mary m’observe, les yeux écarquillés.
    — Fais comme moi Mary ! Ça te réchauffera un peu ! Ce n’est pas super à la mode, j’en conviens. Elle ne se fait pas prier et je lui prête main-forte. Karl soupire :
    — Ce n’est pas avec ça que vous allez tenir l’hiver ! Allez on se bouge, je crois que la nuit tombera vite, je n’ai pas envie de dormir ici. Il maugrée, mais il a sans doute une nouvelle fois raison et ça m’insupporte. Au moins, avec ce carton, il cessera de nous reluquer. 
   Soudain, alors que nous marchons depuis deux minutes à peine, notre guide de fortune se met à courir, d’une foulée que je n’aurais pas supposée si alerte. Je ne peux m’empêcher de crier :
    — Vous allez où ? Attendez !
   Le temps que nous le rejoignons, il s’est arrêté et se penche sur le sol. Un homme y est allongé, une plaie saignante au front. Seul un caleçon noir couvre en partie son corps, il semble très jeune, vingt-cinq ans environ. Sa musculature fine, sa peau caramel et ses cheveux charbon bouclés laissent penser qu’il est d’origine hispanique. Son teint hâlé accentue l’impression de jeunesse. Karl porte son oreille près du visage du bel inconnu :
    — Il respire, il a pris un sacré coup on dirait ! Il le secoue en douceur. Je ne peux m’empêcher de réagir :
    — Avec lui ça fait quatre ! Qu’est-ce qu’il se passe ici ? Bon sang ! C’est quoi ce cauchemar ? On va en trouver beaucoup d’autres comme lui ? Merde, ça craint, qui nous a amenés là ? Mary réagit la première à cette rafale de questions :
    — S’il te plaît, tais-toi ! Tu me fais peur ! Son regard implore et je ne peux que céder.
   Elle a raison, il faut que je me calme, cela n’avance à rien. Qui peut bien être cette femme ? Elle semble si fragile et si sereine à la fois. L’inconnu reprend conscience, et entrouvre les yeux en émettant un râle que l’on sent lié à la profondeur de sa plaie. Une blessure siège sur son front sur trois centimètres, juste au-dessus de l’arcade sourcilière droite, le sang séché le long de sa tempe indique qu’il est là depuis un long moment. Ces yeux sont d’un gris clair aux reflets verts qui hypnotisent. Il marmonne avec un accent espagnol à couper au couteau :
    — Où je suis ? Il tente de se redresser, mais se ravise, il porte sa main à la tête et grimace. Il nous regarde tour à tour, nous dans nos cartons, l’autre en slip. Son visage est un kaléidoscope d’interrogations, mais il ne parle pas.
   Après plusieurs minutes, nous lui exposons le peu que nous connaissons. On a atterri là, déboussolés, sans savoir ni par qui, ni comment, et encore moins pourquoi. Nos explications embrouillées et le fait que nous souffrons tous d’amnésie partielle semblent le rassurer. Nous découvrons qu’il se prénomme José et qu’il réside à Brooklyn, un autre voisin en somme. Il récupère vite et nous reprenons notre visite forcée en longeant ce mur qui n’en finit plus. José ne paraît pas affolé par la situation, du moins c’est l’impression qu’il me donne, sa sérénité me trouble. Karl vient de compter 20 piliers quand il s’exclame :
    — Y’a une sortie ! Il accélère le pas.
   Face à nous, une immense porte métallique de quatre mètres de haut et au moins le double de long, nous tend les bras. Ce genre de portail coulissant que l’on trouve dans les hangars ou les fermes. Imposant, rouillé, posé sur des roulettes d’acier courant sur un rail, il nous conduit vers la liberté.
    — Putain, y’a pas de poignée et on dirait qu’elle est soudée ! enchérit-il. J’observe Mary qui se pince la lèvre inférieure. José s’agrippe à un renflement de la porte et tente de tirer dessus sans parvenir à la faire bouger d’un millimètre. Puis il se jette à terre, un interstice entre la porte et le sol permet de regarder dehors :
    — Je vois pas bien, on dirait des ruines, je ne distingue que des tas de pierres et des bâtiments détruits. Il n’y a personne.
   Il crie et tambourine sur la porte qui résonne telle la foudre dans de sourdes vibrations. Surpris par ses gestes, gagnés par l’envie de sortir, nous l’imitons et hurlons des « hé ho » tout en frappant de toutes nos forces l’épaisse tôle d’acier. 
   Je ne peux réprimer ma curiosité et je tente de glisser mon œil dans cette faille vers l’extérieur. J’appuie mon visage contre le béton à m’en faire mal. Je parviens à voir les ruines d’un immeuble, pans de murs et de ferrailles enchevêtrés. Mais où sommes-nous ? On dirait que tout a été bombardé. Je me redresse et me rends compte que nous nous sommes tous allongés pour regarder dehors.
Karl, tout en se frottant, injurie :
    — Fais chier ! En plus, on n’entend pas un bruit venir de l’extérieur, on dirait Beyrouth. Et pour quelle raison cette porte est-elle bloquée, on nous a bien fait rentrer, y’a donc un accès ! Les soudures sont récentes, elles ne portent pas de rouille. On voit les brûlures du chalumeau sur le restant de peinture. T’as vu José ?
    — Oui, c’est évident, il n’y a aucun doute, ça ne date pas de vieux ! Il regarde la charpente métallique à s’en tordre le cou :
    — Si j’arrivais à monter au pilier, je pourrais sortir par le toit ! La verrière est pétée à plein d’endroits.
    — Tu veux te briser les os ? Tu feras quoi là-haut ? lui rétorque le plus vieux. Tu vas passer à travers !
José hausse les épaules :
    — Je pourrais progresser sur les ferrures et les montants entre les vitres. Karl interrompt la conversation :
    — On y songera, mais à la seule condition qu’on ne découvre pas de sortie, poursuivons ! L’ordre claque.
L’inquiétude va grandissante, et si nous étions enfermés là, mais dans quel but ? Je crois devenir folle, je dois rêver. Le froid qui me glace les extrémités me rappelle à la réalité. Mes pieds me blessent, je progresse avec difficulté.

   Après dix minutes de marche, nous avons parcouru le hangar sous toutes ses coutures. Une seconde porte, similaire en tous points à la première se trouve à l’opposé de la construction. Soudée également, infrangible. Pas une vitre, pas un vasistas, aucune ouverture accessible sur les côtés. Sur les conseils de Karl, nous ramassons quelques bouts de bois, deux sacs de jute que je me jure de ne pas porter tant la puanteur s’en dégageant me donne la nausée, et quelques cartons. Le jour commence à tomber, et réunis en cercle, assis sur de vieilles caisses les discussions vont bon train. Nous parvenons au fait que trois d’entre nous résident dans le secteur new-yorkais, tandis que Karl n’en est pas si éloigné, six cents kilomètres environ. Nous ne nous souvenons pas de nous être déjà rencontrés, nous ne parvenons pas à nous remémorer la manière dont nous avons atterri là. Je parle la première du courrier :
    — Je me souviens avoir reçu une enveloppe un peu bizarre, il y a quelques jours. Elle n’était pas affranchie et la lettre était rédigée sur un papier ancien, très épais. Elle m’a marquée, car elle était écrite à la main et je crois à l’encre noire. Un style d’écriture ancien avec des pleins et des déliés. Vous voyez ?
Mary me coupe la parole :
    — J’ai reçu la même, j’en suis certaine, cela me revient. Et vous ? questionne-t-elle en se tournant vers les deux garçons. Son excitation me gagne :
    — Je ne me souviens pas d’une lettre, lance le plus jeune sans hésitation.
Karl, l’air plus soucieux, fronce les sourcils :
    — C’est possible, peut-être pas sous cette forme, mais je me rappelle du coup de téléphone, on me donnait rendez-vous dans un snack.
Je renchéris :
    — Moi c’était à la cathédrale de Saint Jean le Divin, je m’en souviens à présent ! On devait me fournir des renseignements sûrs... je m’arrête volontairement, je ne tiens pas à en dévoiler plus.
    — Sur quoi ? questionne le ventripotent.
    — Rien, sur rien, je ne tiens pas à en parler. Cela ne vous regarde pas !
    — Moi je sais pourquoi on m’a fait venir ici. Je peux en parler, après tout, je crois qu’on est tous là pour une bonne raison, mais j’aimerais en avoir le cœur net, alors je commence et ensuite vous avez intérêt à vider votre sac ! Il prend une grande respiration et poursuit :
    — On m’a envoyé en Irak, il y a un peu plus de dix ans, je faisais partie des services de déminage, et on a fait des trucs pas super jojo. Cela faisait partie du travail, je ne me posais pas trop de questions, même si parfois je peinais à trouver le sommeil.
   Ses traits s’alourdissent, je devine à la lueur de ses yeux qu’il tente d’effacer des détails douloureux de sa mémoire.
    — Au début, ça ressemblait aux précédents conflits sur lesquels j’avais été engagé ; mais les choses ont empiré. On a été confrontés, tout d’abord à des carcasses d’animaux, des brebis, des moutons, posés au bord des chemins et bourrés d’explosifs. On gérait la situation, puis on a eu des simulacres d’accidents de la route. Leur but : stopper les convois. Quand les soldats, pris de compassion, s’arrêtaient pour porter secours, il y avait toujours un ou deux blessés, de vrais blessés. Le souci, c’est que leurs intestins étaient remplis d’explosifs. On a subi deux attentats similaires avec de nombreuses pertes. Les ordres ont été clairs, on ne s’arrête plus même pour porter secours. Ensuite, les kamikazes ont été des femmes puis à la fin... Des enfants. Un jour, notre unité a été appelée, car un gamin d’à peine dix ans était tenu en joue et suspecté d’être une bombe humaine. Je n’ai pas hésité un instant, et on a réagi comme pour les carcasses de bovins... J’ai tiré... Il est mort sur le coup, il n’a pas souffert, mais c’était un gosse normal, son seul défaut avait été de refuser de reculer de la route que devait emprunter le convoi. Il ne nous comprenait pas et devait être plus apeuré qu’autre chose. On ne tergiverse pas avec les ordres, risque zéro. Karl enserre son menton dans sa main droite et se frictionne.
    — Cela ne s’est jamais su, les supérieurs nous ont couverts en claironnant que c’était la guerre et que je n’avais fait que mon travail. Mais la semaine dernière, j’ai reçu ce coup de fil, il disait « souviens-toi du garçon de dix ans ». On me donnait rendez-vous dans un snack à la périphérie de la ville. Ensuite, je ne parviens pas à reconstituer les événements, je sais que je m’y suis rendu, mais après... ?
   Son visage est tendu, il nous regarde tour à tour, cherchant un jugement ou un réconfort qu’aucun ne lui donne.

Mary reprend d’une voix hésitante :
    — Moi, j’ai reçu le même type de courrier dont tu parlais Élisabeth, écrit un peu en lettres gothiques. Il ne disait pas grand-chose, juste : « Pour quelle raison tu ne parles pas de ce qui se passe à ton travail ? » Il me fixait un rendez-vous, deux jours plus tard au parking de la gare de Paterson. J’y suis allée, car le sujet me donne des cauchemars presque toutes les nuits. Elle avale difficilement sa salive et continue :
    — J’exerce le métier d’auxiliaire de vie dans une maison de retraite à Manhattan. J’y travaille depuis presque cinq ans, c’est là que j’ai débuté, elle respire à pleins poumons : avant je travaillais comme caissière dans un drive-in. Au début, j’ai trouvé ça génial, j’adore les personnes âgées, mais la charge de travail, de plus en plus élevée, a fait que j’ai eu moins de temps pour les dorloter. Et puis, il y a deux ans, le directeur a changé, il ne voit que par le rendement et les bénéfices. Plusieurs membres du personnel sont partis, l’ambiance s’est dégradée. Je peinais de plus en plus à me rendre au travail, et puis ma fille de sept ans se plaignait de ne plus me voir, mon mari est parti il y a trois ans déjà. La journée, je travaillais, et le soir j’étais exténuée. J’ai donc décidé d’intégrer le groupe de nuit... Le salaire et les primes sont meilleurs et je fatigue moins, la plupart des pensionnaires dorment, avec tous les cachets qu’on leur donne !
   Elle tortille le bout du carton plié sur ses genoux. Des petits morceaux s’en échappent et tombent au sol, comme les mots d’une délivrance qui tarde à venir. Elle lève un peu la tête, nous adresse une grimace pour retenir son menton qui tremble. Son regard humide plonge dans le mien et je me sens mal. Elle gémit :
    — Je m’en veux. Je me suis doutée, dès le début, qu’il se passait des trucs bizarres la nuit. Je n’ai jamais cautionné l’équipe de nuit, mais je n’ai jamais trouvé la force de parler et encore moins de les empêcher. Le chef d’équipe déteste les vieux, un fou, un aigri de la vie. Régulièrement, il frappait les personnes âgées qui n’obéissaient pas. Pas des coups qui marquent, il lui reste assez de lucidité, des tapes, des gifles, il les faisait tomber en les poussant. Il délivrait ses insultes à tour de bras et n’hésitait pas à les rabaisser, il y prenait plaisir. Ce salopard ne manque pas d’imagination, parfois il enlevait les couvertures et coupait le chauffage de la chambre. Il remettait le tout en place avant la relève. Je l’ai vu arroser le drap d’une vieille dame avec une bouteille d’eau glacée et la laisser grelotter toute la nuit. Il utilisait tous les subterfuges pour les mettre au pas, comme il disait, il les empêchait de dormir. Il les menaçait ; s’ils parlaient, il les étoufferait dans leur sommeil. Il leur faisait d’ailleurs croire quand on perdait un pensionnaire qu’il en était responsable. Je me demande si l’une d’elles n’est pas morte suite aux maltraitances ou morte de peur. Je me souviens de l’expression de son visage... Les deux autres membres de l’équipe ne valaient pas mieux que lui, ils gloussaient à tous ses mauvais coups. J’essayais à mon petit niveau de réconforter les anciens, mais j’appliquais un pansement sur une jambe de bois. J’en ai si souvent vu pleurer et me supplier de les protéger. De les laisser rentrer chez eux. Je m’enfuyais en courant, je me réfugiais dans la salle de repos, en pleurs, et j’avalais une autre pilule de tranquillisant. En un an, j’ai perdu six kilos, je n’arrive plus à me regarder en face. Je crois que madame Goodwater est morte d’un arrêt cardiaque, il lui a répété qu’il allait l’étouffer avec son oreiller. C’est ce qu’un des autres m’a raconté. En tout cas, son visage était cyanosé, c’est un signe d’asphyxie. Au fond de moi, je crois que c’est vrai. Elle était d’une gentillesse incroyable et m’adressait souvent un sourire, me donnait un bonbon, toujours prévenante... Je n’ai jamais osé le dénoncer. Il fallait que je travaille, ma fille grandit et ce n’est pas son père qui la récupère une semaine sur deux qui nous aide.
   Mary s’essuie la goutte qui perle sur le bout de son nez avec le creux de son bras, l’émotion ou le froid. Le silence, comme un poids, pose son empreinte sur le groupe.
   Karl, se rendant compte du malaise, s’adresse au jeune qui semble impassible, ou si peu concerné :
    — Et toi ! T’as fait quoi ? T’as tué ta mère ?
José se lève d’un bond et tend le poing vers le militaire. Il vocifère :
    — Parle encore une fois de ma mère, et je t’explose ta tronche ! T’as compris !
   Le démineur ne bouge pas, il reste assis sans baisser la tête ni les yeux, pas en signe de défi, plutôt pour indiquer qu’il n’a pas peur. José, sous les regards croisés, réalisant qu’il s’est énervé un peu vite, montrant une facette de sa personnalité qui ne le flatte pas, s’assoit. Je veux prendre la parole, clamer que moi, je n’ai rien à voir avec eux, mais je n’ose pas.
Le jeune métis éclate de rire, un rire glauque et froid, un peu forcé, il dévisage chacun de nous :
    — OK à moi, j’vous raconte ! On se croirait à l’église avec le prêtre !
Il éructe un nouveau gloussement décevant et en regardant Mary s’exclame :
    — Dans la vie, faut être fort, si t’es faible on te marche sur la gueule, c’est ce que m’a enseigné mon père, par contre il détestait la violence. Il avait rien compris à la vie. Il avait beau me répéter ses belles phrases, il agissait autrement. Il est mort lors d'une bagarre dans le parc de Harlem River. Il n’avait rien à voir avec ça, il a juste voulu s’interposer quand il a vu des gringos se mettre sur la gueule. C’est lui qui a pris le coup de couteau. C’était pas un bagarreur mon padre, non, il était paysagiste. C’est comme ça qu’il disait, mais il était juste jardinier, il travaillait pour la ville. Quand il est mort, personne ne nous a aidés, et ma mère s’est débrouillée toute seule avec trois garçons et deux filles. Je suis le plus vieux, et il a bien fallu que j’aide les miens. Chez nous, l’aîné, il doit subvenir aux besoins de la famille. J’ai donc quitté l’école pour travailler. Mais un métis, il trouve pas facilement du boulot, ou alors des trucs pas très réglo. De petites magouilles en combines crapuleuses, j’ai gagné quelques dollars facilement. Mais six bouches à nourrir pour une femme de ménage, c’est compliqué, mon aide ne suffisait pas. En tout cas, pas pour moi, du coup quand on m’a proposé de vendre de la poudre, j’ai accepté. De toute façon, si c’est pas moi qui la vends, ça sera un autre.
   Il dévisage chacun d’entre nous, tour à tour, fier et certain de son bon droit et de son choix. Il reprend, malgré tout sur un ton bien moins confiant :
    — Ça marchait bien, même trop bien, tous ces tox qui tueraient père et mère pour un gramme d’évasion dans un autre monde, ça fait flipper. Mais bon, c’est leur choix, en tout cas au début c’est ce qu’ils croient. Quand ils deviennent accros, on dirait des zombies. Et puis, un jour, le trafic a pris de l’ampleur. On a fait des jaloux, on empiétait sur le quartier voisin. Et ce qui arrive toujours dans ces cas là arriva. On a eu des querelles de secteur, des embrouilles de dealers, une descente, puis un mort de notre côté. Comme j’étais celui qui devait faire ses preuves plus que les autres, c’est à moi qu’on a demandé de tuer un gars de l’autre gang... Je l’ai fait, pour ma mère, mes frangins et mes sœurs. Mais aussi parce que je n’en avais rien à foutre de l’autre. Il paraît que celui que j’ai dessoudé n’est pas celui qui a tué notre pote, mais il appartient à leur gang, pour nous c’était du pareil au même. Un partout. Il y a deux jours, j’ai reçu un SMS, il me demandait de venir au musée des enfants, avenue de Brooklyn. Mon contact devait me donner le nom de celui qui avait pris la vie de mon padre.
   Il s’arrête un court moment et nous balance son regard clair, comme un défi.
    — Je n’ai pas de regret, ça serait à refaire, je recommencerais. La vie faut la mériter, même si pour ça tu dois détruire celle des autres, mon père n’a pas su se défendre et maintenant on galère dans la merde, tout ça de sa faute. Il n’arrêtait pas de nous répéter que la violence elle ne mène nulle part, sa non-violence l’a tué et pour ça je lui en veux ! Il a pas su combattre pour sa survie, il a été lâche, je suis sûr que s’il en a eu le temps, il a dû faire un beau discours à son assassin. 

   Ce jeune homme m’effraie, malgré cela je m’apitoie sur son sort. Il ne faut pas que le silence s’installe de nouveau, comme un jugement auquel on ne donne pas de nom. J’interviens, en sachant très bien que cela n’est pas espéré :
    — Moi, je n’ai rien à voir avec vous trois, je n’ai rien à me reprocher ou à confesser. Je ne vous juge pas, car personne ne sait comment il réagirait devant de tels événements, mais je n’ai pas mal agi, et je n’ai été témoin d’aucune maltraitance ou actrice d’aucune mauvaise action. Je ne comprends pas pourquoi je suis là avec vous !
   Cette fois, la chape de plomb s’abat sur le groupe, je suis l’objet de ce moment suspendu dans le temps. Tous les regards se braquent sur moi. Mary se tourne tout d’abord vers Karl qui ne bronche pas, puis elle ne retient pas une question tandis qu’elle montre de son doigt réprobateur la cicatrice sur mon poignet droit.
    — Et ça, c’est quoi ? Tu dis que tu as reçu une lettre tout comme moi, que disait-il ton courrier ?
    — Ça ne vous regarde pas, c’est personnel. Ceux qui nous ont amenés ici se sont trompés sur moi !
Mary ne se démonte pas et enchérit :
    — Ha oui ? Je travaille dans le domaine médical, et moi je certifie, qu’au vu des cicatrices rouges et boursouflées de tes poignets, que ta tentative elle est récente ! Ou alors c’est quelqu’un qui t’a fait ça ?
    — Je te dis que ma lettre n’a rien à voir avec ça !
    — Alors, dis-nous ! On est dans la même galère et on a besoin de comprendre. Tu es avec eux ou avec nous ?
    — Qui ? Eux ?
    — Je ne sais pas, ceux qui nous ont amenés ici, nous n’avons pas été téléportés. Ne nous prends pas pour des imbéciles, ta lettre elle disait quoi ? Un mensonge ?
La question est bien amenée, je ne peux plus me défiler, je vomis ma rage :
    — J’ai été élevée dans un orphelinat, le seul document que je tiens de ma mère réside en une lettre, on me l’a remise à ma majorité. Elle y explique qu’elle est tombée enceinte d’un mec, qui n’a jamais su que j’existais. Qu’elle a voulu m’élever, mais devant la difficulté et la peur de ne pas réussir, elle a préféré me donner en pâture à la société. Elle m’a abandonnée, j’avais un an à peine. J’en ai toujours souffert, et je n’arrive pas à avancer dans la vie à cause de ça. Mes relations amoureuses constituent une suite d’échecs à répétition, je suis une dépressive continuelle, j’ai tendance à boire un peu plus que de raison ces derniers mois. Pour couronner le tout, il y a deux mois, je suis tombée enceinte un soir où mes copines, pour me sortir un peu, m’ont emmenée en discothèque. J’étais bourrée et j’ai couché avec un gars, je ne me rappelle même pas son visage. Bref, je me suis retrouvée enceinte. J’ai paniqué avec la peur de répéter mon histoire, j’étais effrayée à l’idée de me retrouver maman, de ne pas réussir à élever cet enfant, et j’ai avorté. J’ai cru que j’encaisserais le coup, mais ça m’a donné la nausée, j’ai culpabilisé et j’ai fait une première tentative de suicide aux médocs. En perdant connaissance, je me suis affalée sur la télécommande ce qui a poussé le son de la télé à fond. Le voisin, que je ne vois jamais d’habitude, a tambouriné à ma porte pendant dix minutes, et comme je ne répondais pas, il a fait appel au vigile qui possède le passe des appartements. Il m’a découverte inconsciente sur le canapé. L’hôpital a eu raison de mon indigestion médicamenteuse avec un lavage d’estomac sans ménagement, qui me restera en mémoire toute ma vie. J’ai vomi mon âme ! Mais ce vide en moi est plus fort. Il y a un mois, j’ai remis ça, mais...
   Je ne dis plus rien, et je montre mes deux poignets. José abrège mon malaise :
    — Y’avait quoi dans ta lettre ? Cette fois, je ne me fais pas prier et soupire :
    — On devait m’annoncer une terrible nouvelle sur ma mère ! Je crois qu’elle est morte il y a plusieurs années, mais je n’en ai pas la certitude. Rendez-vous au muséum d’histoire naturelle, devant la statue de Roosevelt. J’y suis allée, je me souviens d’avoir pas mal poireauté, je n’ai vu personne, ensuite, black-out ! Vous voyez ! Rien à voir avec vous trois ! Je ne cache rien et je n’ai rien à me reprocher, je n’ai tué personne.
Karl, dans un hoquet, m’interpelle :
    — Si ! Toi tu cherches juste à te tuer, ce n’est pas mieux que nous ! Tu fais quoi comme job ?
Je ne réplique pas à sa première remarque :
    — Je travaille dans un gros laboratoire, on bosse sur les thérapies cellulaires au Mémorial Sloan, en gros contre le cancer et ce type de maladie.
    — Tu es chercheur ? s’empresse de questionner Karl.
    — Non je suis ingénieur en biotechnologie, j’aide les chercheurs dans leurs travaux en essayant de trouver des outils pour les aider à progresser ou à mettre en application leurs trouvailles. José ne peut s’empêcher une remarque :
    — Putain la tronche ! Tu dois palper grave ! Le soldat intervient :
    — C’est bien beau tout ça, donc tu veux te tuer alors que ton travail sauve des vies ! Tu es une criminelle en puissance tout comme nous. Il se tourne vers son voisin et le regarde avec insistance, attendant une réflexion ou vérifiant s’il abonde dans son sens. Je ne peux pas m’empêcher de réagir :
    — C’est n’importe quoi ton raisonnement !
Il ne cherche pas à développer, il change de sujet :
    — Il faut qu’on trouve une solution pour sortir, avant qu’on ne meure de froid ou que les malades qui nous ont kidnappés rappliquent. Je crois que l’on peut dire que l’on ne se retrouve pas tous les quatre ici par hasard. J’aimerais bien savoir qui sont ces empaffés qui nous ont ramenés ici ?
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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