Auteur Sujet: L'ombre des arcs-en-ciel de Yann Renoît  (Lu 4435 fois)

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L'ombre des arcs-en-ciel de Yann Renoît
« le: jeu. 19/07/2018 à 16:22 »
L'ombre des arcs-en-ciel de Yann Renoît 

Roman


ELLE


Non. Tu ne jouiras pas de moi.
Mon corps, ma détermination, n’est pas un vulgaire passage à niveau qui laisse passer le train en rythme. Ce que tu as là, devant toi, ce sont les deux versants d’un pont-levis fait de chair, d’une chair dure comme la pierre la plus dure au monde.
Je suis une forteresse impénétrable.
Tu ne me souilleras pas, tu ne me souilleras jamais. Jamais, car je suis libre.
Tu me frôles, tu voudrais entrer. Essaie si tu veux.
Ce sera vain.
Moi seule dois décider. Moi.
Tu es à mon bon vouloir. Je décide, car je suis libre.
Je suis libre !




< ELLE – dans sa chambre avec UN HOMME – appartement 207 – Lyon 8e >


— ARRÊTE ! Tout de suite !
Puissant, le cri trancha le silence moite qui s’était emparé de la chambre. Dans la pièce où seules des formes opaques et des ombres se devinaient, l’atmosphère se figea une micro-seconde, s’épaississant jusqu’à devenir presque palpable.
C’était un tableau dans lequel figurait, au centre, deux silhouettes nues et entremêlées sur un lit. D’une fenêtre recouverte d’un rideau taupe, la luminosité de la nuit et de la ville passait faiblement et cachait les détails de la scène d’une quasi-obscurité.
L’ombre d’une armoire, le reflet rectangulaire de ce qui semblait être un cadre accroché au-dessus du lit et des masses difformes et souples semées comme au hasard. Des vêtements abandonnés, sans nul doute.
Parmi ce cadre, mises en évidence par les lumières de la nuit, seules les silhouettes se détachaient vraiment de ce clair-obscur très sombre quand, des formes légèrement éclairées, une action allait naître.
Il y avait cette femme qui venait de crier et, juste au-dessus, un homme. Il semblait oppresser la femme de son corps. Il s’imposait, central, presque menaçant.
Puis le cours du temps reprit.
L’homme nu, hésitant une seconde, tenta d’approcher son sexe gonflé d’envie et de sang près des cuisses de la femme avant de s’immobiliser. Complètement.
Pour tout dire, il ne comprenait plus rien à la situation. Ou plutôt il ne comprenait qu’une seule et unique chose : il voulait pénétrer cette femme séduisante et jouir en elle. Point.

Au bar place des Terreaux, quelques heures plus tôt en fin de journée, le contrat avait plutôt été clair pour lui : elle lui avait souri, il lui avait offert un verre et, sans qu’il eût besoin de trop insister, elle avait fini par lui proposer de passer prendre le dernier verre à son appartement. Elle l’avait même laissé la ramener chez elle dans son Audi A4.
En langage d’adulte, cela signifiait que les deux partis étaient d’accord pour du sexe sans lendemain. Rien ne pouvait être plus clair.

Mais à cet instant précis, les événements ne se déroulaient pas comme il les avait planifiés et, dans les petites clauses invisibles de ce contrat tacite, elle pouvait très bien se rétracter à tout moment.
Seulement l’homme, pourtant avocat chez « Witberg, Paul et associés », avait perdu ses capacités de réflexion et d’analyse. C’était comme si soudain un brouillon raturé occupait la place de son cerveau. Ce brouillon venait même d’être réduit en cendre et jeté aux vents depuis le cri. Alors, comme seules les cendres disparates voletaient, remplaçant la moindre de ses pensées, autant dire qu’il n’avait entendu qu’un son.
Un son inutile. Une exclamation anodine de plus dans l’action.
Ce son, il ne l’interpréta pas comme l’ordre fébrile qu’elle essayait péniblement d’intimer. Pour l’homme, il n’avait qu’une signification possible : oui. Un oui déguisé, un oui de joueuse.
Elle jouait l’autoritaire. Voilà tout.
Mais elle allait bien voir. Une fois dedans, elle oublierait ses airs de grandes dames et en demanderait encore. Et elle pourrait crier à son aise alors, autant qu’elle voulait, oui, de plaisir.
Sûr de ses connaissances, l’homme glissa son corps vers les seins de la femme puis, imperturbable, alors qu’elle repoussait sa tête tandis qu’il lui léchait la peau, il continua son affaire.
Il descendait. Plus bas, toujours plus bas. Il passa sur le ventre de la femme et enfin…
Elle l’arrêta de nouveau. Serrant les cuisses pour en fermer l’accès, elle tapotait même le haut du crâne de l’homme du bout des doigts.
C’était bon, maintenant. Il n’avait toujours pas compris ?
Non. S’aidant de ses poings qui s’enfonçaient férocement dans le matelas, il recommença l’ascension.
Il la désirait. Son corps appuyait de plus en plus sur la peau blanche de cette femme qui s’agitait trop. Petit à petit, il avançait. Encore un peu, encore…
Le frottement de son sexe contre les grains de sa peau s’intensifia. Ce contact le rendait fou, il n’en pouvait plus.
Il accéléra. Il voulait explorer le petit mont ouvert que cette salope avait agité devant lui. Elle voudrait le lui refuser ?
 Aucune chance. Il avait toujours gagné. Rien ne lui échappait.
Et, alors que la bouche de l’homme s’approchait du cou de la femme, pendant que sa langue cherchait le contact de ses grains salés, sans un mot, elle lança à vive allure son bras droit sur la gorge de l’homme.
Le poing serré, comme un boxeur au corps à corps.
Le souffle coupé, les poumons de l’homme se fermèrent puis cahotèrent avant de repartir. On aurait dit un tacot lâchant sans signes avant-coureurs dans une descente. Il se sentit basculer sur le côté
Cette salope l’avait poussé ou il rêvait ?!
tandis que son crâne termina la course entamée sur le sol.
La violence du coup l’avait dégagé du corps nu sur lequel il s’acharnait. Elle profita vite de ce répit pour le projeter au bas du lit.
De toutes ses forces. Des pieds et des mains. Peu importe de quoi d’ailleurs.
Il le fallait. L’homme était allé trop loin. C’était la première fois qu’elle se confrontait à ce genre de réaction.
L’adrénaline lui redonna de l’énergie et, sans hésitation, elle se releva et alluma la lampe de chevet.
La respiration de l’homme revenait peu à peu, son cerveau retrouvait une irrigation normale. Son pénis, lui, flasque et lourd sur le parquet, avait repris sa taille d’origine. Une sueur froide le recouvrait tout entier et une douleur courut de l’arrière de son crâne jusqu’à ses reins.
La douleur fut diffuse mais persista quelques secondes.
L’homme était pour l’instant calmé, réduit à un état d’impuissance identique à celui d’un étalon fraîchement castré. Il essayait juste de respirer avant d’exploser. Autour de lui, il percevait comme des petites vibrations sur le parquet.
C’était elle. À sa portée. En train de marcher près du lit.
Sur sa gauche, il aperçut enfin les pieds de cette salope. Ses charmants pieds de salope.
— Tu crois quoi, espèce de crétin ! (il perdit de vue ses pieds) Tu crois que quand je dis d’arrêter tu as ton mot à dire ? Je suis chez moi ! C’est mon corps !
Les mots qu’elle balançait d’une voie forte et légèrement tremblotante transpercèrent ses pensées. Avec précaution, il tâta son crâne d’une main engourdie. Tandis qu’il en vérifiait l’état, il eut l’impression de sentir partout près de lui une odeur moite et prégnante. Presque bestiale.
Il ramena la main vers son nez. Rien de cassé, pas de sang à l’horizon. Pourtant, il y avait bien une odeur dans l’air de la chambre qui le stimulait.
C’était l’odeur de la femme, le mélange de leurs deux sueurs et du stupre arrêté. Ce parfum corporel, aussi fugace fût-il, lui redonnait des forces.
Du sang, il pourrait bien y en avoir. Mais pas le sien. Non, non, non, pas le sien. Elle avait osé lui faire quoi, cette salope ?!
Il se releva avec brutalité. Un de ses pieds accrocha le bas du lit et un grognement lui échappa.
Douleur et rage. Réunies.
Il avait mal et surtout sa fierté venait de perdre le dernier barreau de l’échelle. C’était la chute. La dégringolade de la virilité. Il était temps de redorer un peu son blason.
Avec des coups ? Oui, s’il le fallait. Elle avait largement dépassé la limite.
Il savait où la trouver, il la sentait, la reniflait presque comme un limier. Derrière lui, à quelques pas seulement, la femme le regardait tout en s’agitant près de son armoire. Ses mouvements étaient saccadés, sa respiration forte, l’odeur qu’elle dégageait enivrante.
L’avocat l’écouta un instant ainsi, dans des froissements et un flot de paroles qu’il n’entendait pas.
Des sons confus. Il n’y avait plus que des sons et aucun sens. Du bruit. Et un lit en désordre comme si on y avait fait l’amour.
Il se retourna, un sourire qu’il jugeait de circonstance sur les lèvres. Un sourire qui n’avait plus grand chose d’humain, un sourire qui laissait apparaître ses dents comme des outils tranchants et mortels. Comme le vestige des crocs d’autrefois.
Il souriait, ses veines se gonflaient. Il sentait revenir l’excitation. L’envie était là. Il la voulait.
Maintenant.
Il n’y aurait que quelques petites différences sur le traitement.
La femme, elle, s’était rhabillée ou presque. Elle portait ses sous-vêtements, arborant le joli soutien-gorge rouge foncé en dentelles à travers duquel il devinait le bout de ses tétons. Et sa petite culotte. Même couleur, juste ce qu’il faut de transparence pour laisser deviner son…
Cela l’excita davantage.
Oui, à son tour d’en voir de toutes les couleurs ! Désormais, tous ses membres avaient la rigidité voulue. Il était de nouveau en forme. Prêt. Au top de sa virilité même.
La femme continuait de crier et, sur la défensive, tenait désormais dans ses mains un sac. Elle cherchait, elle fouillait dedans. Ses gestes la mettaient en valeur. Les formes de ce corps qu’elle avait voilé se tendaient, se serraient. Elles l’appelaient. C’en était trop.
L’homme, tendu, les deux poings serrés, les pupilles dilatées, s’approcha d’elle. Il n’avait plus qu’une pensée. Elle avait juste changé. Lui faire du mal. Beaucoup de mal.
Elle trouva enfin le petit objet cylindrique qu’elle cherchait. Remplissant ses poumons d’une profonde respiration, légèrement tremblante, elle brandit la bombe lacrymogène vers le visage de cet être qui la menaçait.
L’homme, le regard comme fou, les muscles contractés, s’arrêta une fraction de seconde. Aveuglé par la rage, il n’avait pas vu le spray qu’elle dirigeait sur lui.
Ils se faisaient face. Prêts à l’attaque.
Les corps bougèrent, l’obscurité aussi.
Projeté, le sac à main tomba, résonnant sur le parquet tandis que des crayons de couleur, visiblement très usés, en sortirent et roulèrent sous le lit pour terminer leur course près d’un rayon de lune.
Dehors, les roulements mécaniques d’un tramway brisèrent le halo argenté que projetait la lune sur les murs de la chambre. La fenêtre, tout juste entrouverte, laissa le vent s’engouffrer. Le rideau de couleur taupe dansa.
Dans le tramway, un homme observa la danse du rideau et vit derrière l’homme et la femme face à face. Une pensée rapide le traversa puis la paranoïa immense qui le dévorait capta de nouveau toute son attention.
Cet homme ne savait rien encore. Il ne se doutait pas un instant qu’il les rencontrerait tous les deux ni que de cette rencontre sa vie changerait. À jamais.
Plus haut, dans la chambre de ce deuxième étage, alors que la violence venait de faire sauter le premier verrou qui retenait le secret qu’elle avait oublié, des bruits de pas fendirent l’atmosphère.
Un râle, des hurlements, une plainte.
Puis, rapidement, le son décrut comme si quelqu’un prenait la fuite.
La lueur fébrile de la lune revint. Les crayons de couleur tombés tremblèrent au rythme léger des lames du parquet. Dehors, au loin, le tramway avait fini de passer.
La première rencontre entre Lui et Elle n’avait pas eu lieu. Et pourtant, tout ce qui allait se jouer s’était tenu là, dans un cercle de quelques dizaines de mètres et des regards qui venaient de se croiser.




< LUI – dans le tramway – ligne T4 – direction Hôpital Feyzin Vénissieux >


Les wagons blancs du T4 traversaient l’agglomération lyonnaise. Impassibles et insensibles aux drames qui s’y jouaient, ils poursuivaient leur chemin vers l’hôpital en compagnie de la lune, toute ronde, qui observait du haut de son perchoir cette chenille d’albâtre ornée de très discrètes rayures colorées.
À l’intérieur, assis côté fenêtre, un homme voyait le paysage défiler les yeux dans le vague. Cet homme, des cheveux bruns en bataille, le visage fin et le regard encadré par des lunettes avait la mâchoire crispée. Serrée. Comme un bloc douloureux.
En réalité, il était si nerveux que des tensions se répandaient dans tout son corps. Chacun de ses doigts étaient rigides, les tendons aussi durs que les os, les os immobiles comme la pierre face à la houle.
Ils étaient là, contractés, mordant le bas du siège. L’homme s’agrippait au bout de tissu et de mousse comme si sa vie en dépendait, comme si, à cet instant précis, il se trouvait au bord d’une falaise accroché dans le vide et que ses doigts ensanglantés étaient le piolet fatigué qui l’empêchait de chuter.
Avait-il peur ? Peut-être. Beaucoup sans doute. Cependant, il ne pensait plus vraiment, il ne raisonnait plus vraiment. Ses émotions l’avaient envahi et martelaient sa lucidité.
Il avait l’envie irrépressible de les faire taire. Oui, faire taire tous ces gens autour de lui qui parlaient trop fort. Dans le théâtre, dans la rue, le métro ou ici, dans le tramway. Tous.
Taisez-vous ! Pitié, taisez-vous !
Il était bien trop nerveux ce soir.
Quelle idée aussi avait-il eu d’aller voir cette pièce de théâtre ?! Et quel titre étrange en plus pour une pièce : Papa ! Y avait-il vraiment un sens d’ailleurs ?
Oh, bien sûr, les deux adolescents à sa gauche n’arrêtaient pas de chanter et de rigoler dessus avant le début de la représentation. C’était des « papa papaoutai papa papaoutai » à n’en plus finir, et cela recommençait, « papa papaoutai » et puis leurs rires. Leurs foutus rires !
Un tel irrespect le déprimait. Heureusement, leur joyeuse humeur avait vite disparu pour laisser place au silence. Un magnifique silence d’or avait alors envahi la salle du TNP. Les lumières s’étaient éteintes tandis que les rideaux disparaissaient et qu’un léger sourire lui venait aux lèvres. Enfin, Papa allait commencer.
Peu importe ce que son titre signifiait, le calme était enfin là.
Enfin… Si seulement.
Alléché par le résumé, il espérait de cette pièce un moment de détente et d’oubli. Profiter simplement du spectacle, se lever et applaudir. Mais non, rien ne s’était passé comme il se l’était imaginé.
Sur la scène, dans le public, partout, des regards le dévisageaient, l’ombre et lumière l’agressaient, les personnages le fixaient…
Au fur et à mesure que les actes se succédaient, la boule de peur et d’angoisse qui ne le quittait jamais vraiment s’était mise à grossir et à enfler et à…
Respire, Fabien, respire…
et il avait dû prendre deux métros…
ffffffffffffff… Respire, Fabien, tout va bien…
puis le T4 à Jet d’eau.
Respire…
Désormais complètement dévoré par la paranoïa, il n’avait plus qu’un seul désir : rentrer chez lui. Et vite.
Être chez lui, avec être en ses mains un bon chocolat chaud et un Comics. Lequel pourrait-il relire ? Pas de Batman ce soir. Ce n’était pas un soir à lire les exploits de Bruce Wayne dans sa tenue de chauve-souris. L’histoire était sombre. Beaucoup trop sombre.
C’était dangereux.
Voilà, il venait de trouver : Spider-Man.
Oui, Spider-Man ferait très bien l’affaire. Et même s’il savait exactement comment le jeune Peter Parker allait se retrouver doté de super pouvoirs, comment le mélange de son ADN avec celui d’une araignée allait provoquer toutes ses transformations, il savait que relire une énième fois l’histoire de The Amazing Spider-Man aller le calmer.
Stan Lee et Steve Ditko étaient des génies. Tout simplement.
Le bout de ses doigts se détendait peu à peu à cette idée. En fait, plus il imaginait la sensation brûlante d’une tasse remplie de chocolat chaud entre ses mains, plus le costume fantastiquement coloré de Spider-Man se précisait dans son esprit et plus il relâchait sa prise.
Il le fallait. Ses articulations commençaient à être douloureuses et l’humidité l’enveloppait déjà.
Cet automne s’annonçait mal. Sans doute du froid, du gris et de la pluie. Trop de pluie. Il risquait d’arriver souvent trempé à son travail. C’était idiot d’ailleurs. Il n’avait qu’à penser à prendre le parapluie trop grand qu’il avait acheté. Comme cela, sur un coup de tête au Carrefour dans lequel il travaillait.
Mais l’esprit trop préoccupé, jamais il ne partait au travail avec. Et après, quand la pluie s’invitait, deux options s’offraient à lui et aucune n’était plaisante. Marcher pendant quarante minutes sous les trombes d’eau ou prendre le T4. Le problème avec le T4, c’était les autres, l’attente. Être enfermé avec des gens qui…
Des complications. Tout lui semblait compliqué.
Le temps, le travail, les rapports humains. Rester calme et serein sur son siège. Regarder tranquillement par la fenêtre du tramway.
Déjà, la buée avait envahi sa vitre pour transformer les éclairages de la ville en une bouillie orange, opaque et informe. Il ne savait plus exactement où le tramway se trouvait et il n’aimait pas cela. La rame avançait, il lui était impossible de savoir ce qui se passait derrière la vitre embuée.
Et il n’aimait pas cela. Du tout.
Sa main droite, encore douloureuse, pendait inerte le long du siège. Un peu plus calme, juste un peu. Alors de la gauche, il s’amusa à faire réapparaître les beautés de la ville par petites touches. Comme un impressionniste.
Petit point par petit point, il retrouvait le mouvement régulier des automobiles. Pour l’instant, le tramway était immobilisé à un feu. Il pouvait en admirer les reflets orange puis rouges sur la carrosserie d’une belle Mercedes noire.
Ses connaissances en automobile étaient quasi nulles. S’il arrivait à reconnaître une sport d’une voiture de ville ou d’une mini, cela relevait déjà du miracle. Par contre, il adorait les reflets qui se créaient sur les carrosseries. Il avait une nette préférence pour les reflets que la nuit offrait. Et sur les Mercedes noires. C’étaient elles qui distillaient les meilleurs reflets. Les plus incroyables.
Il y avait aussi les reflets que la lune, les lampadaires et les mille phares de la ville faisaient naître. Et toutes ces ombres qui se laissaient deviner. Comme ce rideau en hauteur et les deux silhouettes qui s’en détachaient, qui se faisaient face, avant de s’évanouir. En vitesse.
Il avait imaginé une romance. Et puis, tout le reste qui se dessinait. Des milliers d’histoires à portée de vue.
♪ Vénissy ♪
La voie métallique se tut.
Un arrêt.
Il observa les gens qui sortaient et rentraient dans le tramway. Beaucoup avaient l’air fatigué et pressaient le pas comme pour rentrer chez eux au plus vite. D’autres, comme lui, paraissaient seuls et indifférents, plongés dans leurs pensées. Ces gens-là, il les comprenait. Surtout, ils ne le dérangeaient pas, il n’avait pas peur d’eux. C’était bien.
Malheureusement, il y avait les autres. Les plus nombreux, les plus fréquents, ceux qu’il croisait tous les jours et à qui il devait dire bonjour et au-revoir en souriant alors que tout ce qu’il désirait c’était hurler. Leur hurler de le laisser tranquille, hurler qu’il n’avait rien fait ! Non, rien !
Oui, il y avait les autres, cette part de la gent humaine qui parlait fort, avec trop de vivacité, trop de rire. Et leur présence le rendait malade.
Un groupe de cinq personnes entra justement dans son wagon. Bruits et éclats de voix. Les portes se fermèrent, le tramway se remit en route.
Plus que six stations et il serait chez lui. Avec son chocolat et…
— Ha ha ha ! Non, mais tu as vu la tête qu’Harry faisait quand elle le lui a dit !
Et… Et le premier numéro de The Amazing Spider-Man. Les trois hommes et les deux femmes qui, debout, composaient ce groupe attiraient son attention.
— Nan, mais incroyable qu’elle ait osé lui dire ça ! Hi hi hi ! Quelle débile, franchement !
Sur la vitre, les petits points qu’il avait façonnés, ces petits points d’impressionniste, s’opacifiaient. La buée, lentement, se reformait déjà.
Passant à proximité d’un parc, le tramway accéléra. Derrière, émergeant au-dessus des arbres, se dressaient les barres d’immeuble des Alouettes où tant de violences se déroulait et se dérouleraient encore. Leurs lumières jaillirent de la nuit, traînèrent un moment sur les rétines de Fabien puis s’effacèrent.
Ses doigts, les doigts de sa main droite, commencèrent à lui refaire mal. Il posa la main gauche sur la vitre, il posa le front sur la vitre. Il sentit la fraîcheur de l’automne et l’humidité du soir et ferma les yeux. Sa tasse de chocolat chaud et…
— Hé ! Mais t’es pas un peu fou, toi, d’oser dire ça à ton boss ?
— Attends, qu’est-ce que tu crois. Et tu ne sais pas tout. Hein, chérie ?
— Si tu savais, Loïc ! Et encore, c’est quand il est calme, ça. Sinon…
— Non, je crois que je préfère ne pas savoir en fait…
— Hi hi hi ! — Ha ! Ha ! Ha ! — Hi ! Hi ! Hi !
Et… Et… Ils ne peuvent pas se taire, là, leur… Du calme… Spider-Man… Le comics entre les mains… Plus que quatre arrêts… Ils ont bien le droit de rire, après tout. Non ? Non ? Ils sont simplement heureux, ils sont simplement en train de discuter entre eux, juste entre eux, sur des sujets qui me sont totalement étrangers.
Rien à voir. Rien à voir du tout avec moi.
Rien.
Il prit une bonne respiration pour débloquer le nœud qui venait de lui nouer l’estomac et effacer le point douloureux dans sa nuque. Sa main droite s’était de nouveau complètement contractée. Les cinq doigts plantés dans la mousse du siège. Dans ce fichu siège trop dur.
Il écarta la tête de la vitre
— Ha ! Ha ha !
et sentit sur son front comme une brûlure. La peau piquait. Le démangeait. Terriblement.
Il écarta la main gauche de la vitre et la posa sur ses cheveux. Comme pour ébouriffer ses cheveux coupés trop courts. Comme pour tenter d’atténuer la brûlure.
 — Hi ! Hi hi !
Il rouvrit les yeux. Trois arrêts encore. Cela risquait d’être long. Trop long.
Ses yeux se posèrent discrètement sur le quintuor qui s’exprimait et parlait et riait. Normalement.
Tout était normal. N’est-ce pas ?
Le couple se tenait mutuellement par la taille et parlait à un petit homme un peu rondouillard. Plus en retrait du groupe, un homme brun et basané faisait face à une femme moyenne avec des taches de rousseur sur le visage.
Ils gigotaient un peu et, parfois, perdaient l’équilibre dans les virages. Lui, de son côté, ne pouvait s’empêcher de les écouter. Surtout le couple.
Le couple ne cessait de blaguer avec le rondouillard. Le couple parlait et riait fort avec le petit rondouillard. Beaucoup. Trop. Beaucoup trop fort.
Les deux autres ne disaient presque rien. Presque. Ils faisaient mine de l’ignorer mais…
Ils balayaient du regard l’intérieur du tram. Comme s’ils s’ennuyaient. Sauf qu’ils ne s’ennuyaient pas. Ils ne le pouvaient pas. C’était impossible.
Ils le regardaient, lui, ils le regardaient de temps en temps.
Un peu. Beaucoup.
Trop. Trop souvent.
Et les autres continuaient de rire. Deux arrêts. Ce n’était plus très loin, maintenant. Il serait bientôt chez lui, bientôt avec ses…
Le rire, encore. Non, pire. Le basané parlait doucement, les taches de rousseur parlaient doucement. Le couple et le petit rondouillard rigolaient et rigolaient.
Doucement. De façon feutrée. Sournoisement.
Ils le fixaient. Ils rigolaient. Trop. Beaucoup trop.
♪ Lénine - Corsière ♪
Un arrêt.
Sa main droite. Sa main gauche. Les deux étaient contractées à l’extrême, prêtes à jaillir, prêtes à se défendre. Il voulait rentrer. Il avait besoin de retrouver son chez lui.
La buée avait fini de tout recouvrir. Plus de traces, plus de petits points impressionnistes. Juste la bouillie orange et opaque de la ville. Juste lui qui ne cessait de fixer les trois hommes et les deux femmes, le bout des doigts brûlant et douloureux.
Juste un arrêt.
Un.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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