Auteur Sujet: L'honneur jusqu'à la mort de Théo Letna  (Lu 167 fois)

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L'honneur jusqu'à la mort de Théo Letna
« le: jeu. 19/09/2024 à 17:42 »
L'honneur jusqu'à la mort de Théo Letna



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Site auteur : Théo Letna

Quelle infortune, pour une ville d’une telle gloire, que d’être ainsi tenue confinée par une soldatesque pouilleuse et désœuvrée. Le sergent en poste ce jour-là examina longuement le curieux personnage qui patientait devant lui. Il le considéra tout de suite comme un excentrique.
L’homme, haut de taille, maintenait un sourire contraint sur ses lèvres fines. Ses yeux verts, enfoncés derrière des lunettes rondes, ses favoris soigneusement taillés et ses cheveux roux, raides et courts, au point d’en être dressés sur la tête comme s’il avait été pris par la foudre, lui donnaient l’air d’un savant ou d’un érudit. À contrario, son visage sec au menton carré, ses mains calleuses et sa posture droite, évoquaient plutôt une sorte d’aventurier. Un aventurier riche, à en juger par les deux pistolets qu’il avait passés à sa ceinture. Il était couvert d’un long manteau de voyage et tenait par la bride un âne qui supportait la charge d’un coffre ainsi que d’un long paquetage de toile épaisse.
— Pourquoi voulez-vous entrer ? demanda le sergent.   
La question était de pure forme. Quels troubles un homme seul pouvait-il causer dans une ville qui n’enterre même plus ses cadavres ? Mais le sergent n’aurait en aucun cas dérogé à son devoir, sans compter que, pour une fois, la réponse l’intéressait.
Ce rouquin n’était pas le premier à vouloir entrer dans Thull malgré le blocus. De nombreuses familles étaient venues dans l’espoir de retrouver quelques parent ou ami afin de s’assurer de leur santé ou, plus prosaïquement, de s’enquérir d’éventuel héritage laissé par les défunts. Des pèlerins s’y étaient engouffrés avec une hâte pleine de ferveur dans l’espoir de rallier de nouveaux fidèles à leurs dogmes ou d’y trouver un juste châtiment. Il y avait même eu un conteur, qui voulait être aux premières loges pour trouver de quoi étayer son registre de fables et de récits à narrer au coin du feu. Passée l’agitation des premiers mois, les derniers venus préféraient rester à bonne distance des murs, et se contentaient de bivouaquer aux abords de la ville en attendant que le blocus soit levé. Selon les rumeurs qui couraient, la situation à l’intérieur s’était sensiblement améliorée ; la délivrance approchait.
— Mon nom est Zulan Estrobi. Et je viens retrouver mon frère.
— Estrobi… je crois bien avoir déjà entendu ce nom. Je ne me souviens pourtant pas vous avoir déjà vu, et, sauf votre respect, votre allure n’est pas de celles qu’on oublie.
Le sergent eut un sourire qui se voulait affable. Zulan Estrobi lui retourna un vague rictus du coin de la lèvre. Il semblait à la fois harassé par le voyage et impatient d’en finir avec ces formalités.
— Êtes-vous sûr de ne pas vouloir installer votre tente devant les murs, comme tout le monde ? Ce n’est pas que je vous refuse l’entrée, mais c’est tout de même risqué d’y aller. On ne sait pas trop l’état des choses à l’intérieur.
— Monsieur, j’ai traversé la mer des rafales et tout le royaume pour venir jusqu’ici. J’ai laissé derrière moi une boutique dans les mains d’un associé qui transpire dès qu’il doit formuler une phrase plus longue que « bonjour » ou « au revoir », aussi je crains sévèrement pour ma clientèle et mon chiffre d’affaires. Alors non, je n’ai pas l’intention d’attendre.
— Entendu. Toutefois je dois vous avertir : vous entrez aujourd’hui, mais on ne vous laissera pas ressortir tant que le comte Malgrange n’aura pas ordonné de lever le blocus. Et pour ça, faut pas que vous comptiez en dessous d’encore deux bons mois. C’est un minimum. Le comte tient à ne prendre aucun risque. C’est déjà un miracle qu’on ait réussi à contenir ce fléau en dedans.
— Je suis au courant de la situation. Pour ce qui est d’assurer ma sortie, il doit certainement y avoir une solution…
Zulan soupira et passa la main sur ses cheveux. Derrière le sergent, il pouvait voir la cité prisonnière. De nombreux bûchers funéraires y étaient allumés, produisant un épais voile de nuages noirs qui recouvrait tous les alentours. Thull semblait morte. Aucun bruit, aucune clameur ni même d’aboiement de chien ne s’échappaient de ses murs. Face à cet horizon sinistre, comment croire que la promesse qu’il avait faite autrefois avait encore un sens ? Zaeli était-il seulement vivant à cette heure ? Et s’il l’était, se souviendrait-il de son grand frère ? Aurait-il encore envie de partir avec lui ? Tout cela n’était pas raisonnable… Pourtant, malgré ces doutes, il était hors de question d’attendre jusqu’à prendre racine devant les portes de la ville. Le voyage avait déjà été trop long. Zulan avait laissé la charge de sa boutique à Maldred, l’artisan qui, d’habitude, ne sortait jamais de son atelier. D’un naturel bourru, Maldred n’avait ni le sens du contact ni le sens des affaires, et Zulan craignait pour son profit s’il s’absentait trop longtemps. Et puis, plus que l’argent, son commerce était l’œuvre de sa vie ; il y vendait des armes uniques dont il était le seul à détenir le secret. Il fallait donc faire au plus vite. Quoiqu’il en coûte.
Zulan redressa ses lunettes sur son nez d’une poussée de l’index.
— Puis-je vous faire une proposition honnête ? demanda-t-il au sergent.
— Ça dépend du clinquant de votre honnêteté, répondit celui-ci sans parvenir à retenir un sourire avide.
Le rouquin lui sourit en retour. Ils s’entendraient sur le sujet.


Chapitre I

La ville mourante


Dix ans plus tôt.

— Gardez à l’esprit que si les plantes médicinales soignent bien des maux, un mauvais dosage ou un usage déraisonnable produisent souvent l’inverse de l’effet attendu, le remède se mue alors en poison. C’est le cas de l’absinthe, de l’hysope et, bien sûr, de l’eucodemya que vous connaissez déjà bien. Il y en a d’autres…
— Il paraît que l’eucodemya contient du mercure et qu’on peut en mourir, intervint l’un des apprentis.
— C’est juste, répondit Emma. Comme je le disais, bien que l’eucodemya soit presque miraculeuse tant ses vertus curatives sont nombreuses, elle peut aussi s’avérer toxique si l’on en abuse. Comme vous le savez, les sols de notre ville sont imprégnés de mercure et l’eucodemya s’en nourrit. Pour cette raison, défendez-vous d’en abuser pour des maux bénins qui peuvent être soignés autrement. L’eucodemya ne doit être prescrite qu’avec la plus grande précaution !
Un murmure fébrile parcourut la petite assemblée. Avant de reprendre, Emma attendit que ses étudiants prennent leurs notes.
— La nature sait être généreuse, mais elle condamne par-dessus tout les excès et l’imprudence. C’est pourquoi il nous faut continuer d’apprendre à la connaître et à la comprendre. Nous sommes encore loin d’avoir percé tous ses secrets, soyez-en sûrs !
Cela faisait une belle conclusion pour son cours. Les étudiants – autant d’apprentis tout juste entrés à l’académie que d’érudits chevronnés –, remballèrent plumes, crayons et calepins avant de la saluer et de se disperser. Emma resta seule dans la serre. Avant de s’en aller à son tour, elle tenait à vérifier que les plantes ne manquaient de rien. Elle en arrosa quelques-unes, en allégea d’autres de leurs pointes jaunies et changea l’orientation de certaines pour qu’elles prennent le soleil sous un autre angle.
Une voix enfantine se fit entendre :
— Tu n’as pas parlé des dryades aujourd’hui ?
Le ton était taquin et fit sourire Emma.
— Les dryades, ça n’intéresse personne. Tout le monde sait qu’elles ne vivent que dans les contes.
— Sauf toi !
Plein de vivacité et de bonne humeur, le jeune Zaeli avait également l’esprit sagace. Emma le considérait comme son neveu, même s’ils n’étaient pas liés par le sang. Elle avait souvent eu à s’occuper de lui lorsqu’il n’était qu’un nourrisson, car sa mère avait toujours été d’une santé fragile. Lorsqu’elle l’emmenait dormir, Emma lui racontait alors les histoires qu’elle connaissait. Les dryades, mandragores et autres fées y figuraient en bonne place et Emma en parlait si bien que Zaeli avait cru dur comme fer en leur existence. Mais du haut de ses sept ans et de son nouveau statut d’apprenti à l’académie, il avait déjà trop grandi pour que cela puisse durer et pour que les contes le fassent pareillement rêver.
— Sauf moi, répondit-elle doucement. Allez, ne traînons pas. Nous devons retrouver ton frère.
— Vite, vite ! Je veux savoir ce qu’il a fait exploser aujourd’hui !
— Tant que ce n’est pas l’académie, nous pouvons nous en féliciter. Mon Dieu, pourvu qu’il ne soit rien arrivé à personne !
À l’évocation de Zulan et de la nouvelle frasque qu’il avait commise, Emma sentit son ventre se nouer. L’inquiétude qu’elle était parvenue à assourdir durant son cours refit aussitôt surface.
Ce n’était pas la première fois que le grand frère de Zaeli était convoqué par le directeur de l’académie. Depuis toujours, il s’intéressait aux expériences les plus insolites, au grand dam de ses professeurs. Il était borné de nature et se souciait peu des règles de sécurité. Pour lui, la science valait bien qu’on prenne quelques risques ; le progrès était à ce prix. Comme il avait de la gouaille, il était parvenu à faire valoir son point de vue auprès du directeur et obtenir qu’on tolère quelques dégâts pour peu qu’il obtienne des résultats. L’accord avait tenu plus longtemps qu’on était en droit de l’espérer ; mais alors les expériences étaient devenues explosives.
Quelques mois plus tôt, Zulan avait découvert les propriétés détonantes de la poudre noire, et depuis, ses recherches ne se focalisaient plus que sur ce mélange de salpêtre, de soufre et de charbon de bois. Il s’était mis en tête d’inventer des armes de guerre faisant usage de cet explosif. Il avait ainsi détruit plusieurs ateliers, causé de nombreuses crises de panique et rendu sourds un bon nombre d’érudits.
Cela n’avait duré tout ce temps que parce que Zulan était le fils du très respecté Zolthran. Chaque fois, Zulan était convoqué ; chaque fois, il promettait qu’il ferait plus attention ; et chaque fois, il recommençait ses expériences incongrues, abusant de la patience de ses supérieurs. Aujourd’hui, il était convoqué une fois de plus, et cette fois le directeur avait voulu que Zolthran soit aussi présent.
Zolthran Estrobi : père de Zaeli et de Zulan. C’était un académicien reconnu, alchimiste respecté. Qu’il soit convoqué en même temps que son fils ne pouvait être que de mauvais augure. Emma en était sûre, l’affaire était devenue sérieuse.
Emma et Zaeli parvinrent dans le grand hall de l’académie et décidèrent de l’y attendre ici.
Zaeli était tout excité et impatient de retrouver son grand frère. Malgré le drame survenu deux mois plus tôt, il semblait avoir gardé cette insouciance enfantine. Mais Emma ne s’y trompait pas. Elle le connaissait trop bien pour ne pas voir ce qu’il cachait. Ses sourires n’étaient qu’une façade à son chagrin, ses rires masquaient sa peine ; et pour combler le vide laissé par la disparition de sa mère, il s’était accroché à son grand frère comme à une branche qui l’empêcherait de tomber.
Le hall se mit soudain à résonner de cris furibonds qui arrachèrent Emma à ses pensées. Elle reconnut aussitôt la voix qui s’élevait. La rencontre ne s’était pas bien passée.
— C’est fini ! cria Zulan par-dessus son épaule. Je te fais honte ? Je te déçois ? Rassure-toi, tu n’auras plus à subir ce genre d’affronts ! Je pars ! Loin de toi et de cette ville d’ignares !
Remarquant soudain Zaeli qui serrait fort la main d’Emma, Zulan parut s’adoucir.
— Comment oses-tu, maudit rejeton de catin ! tonna une grosse voix derrière lui. Comment oses-tu me parler sur ce ton à moi ! Tu me dois l’obéissance ! Je suis ton père et ton supérieur !
— Tu insultes ta propre femme, grinça Zulan. Tu ne t’entends même pas, fou que tu es.
— Fou ? Fou ? Fou ? Qui donc crache sur un avenir que je lui ai tout entier tracé ? Qui donc ici est fou, dis-moi ?
Zolthran, la face cramoisie, s’agitait en gestes saccadés face à un Zulan dont les lunettes ne pouvaient cacher le regard glacial et empli de rancune.
— Un avenir ? Quel avenir ? Cette académie est une barrière pour moi ! Tes travaux ne m’intéressent pas, ils me ralentissent. Si je veux réussir, ce sera ailleurs et loin d’ici. Mes inventions vivront hors de Thull !
Emma observait sans rien dire la confrontation des deux hommes. Elle tenait Zaeli près d’elle et pouvait sentir la peur du petit garçon face à un tel spectacle. Elle aurait voulu l’emmener, mais il fallait qu’elle reste auprès de Zolthran et de Zulan. Père et fils étaient tous deux dotés d’un fort caractère et surtout d’un grand orgueil. S’il était impossible de les calmer, elle se tenait prête à s’interposer au besoin. Le hall était devenu lourd d’un silence de plomb. Les quelques apprentis qui s’y trouvaient hâtèrent le pas et passèrent en silence, non sans jeter quelques coups d’œil à la dérobée. Zolthran fournit un effort considérable pour parler bas et dit d’un ton lourd de conséquences :
— Alors va. Si c’est tout ce qui t’importe, si tu te moques de tout… va ! Rejeton de catin.
— Zulan…, commença Emma, craignant qu’il ne réagisse brusquement.
Mais il n’en fit rien. Affichant un masque de mépris, il se détourna et s’en alla par les portes du hall pour quitter l’académie. Emma chercha le regard noir de Zolthran pour lui demander des explications, mais lorsqu’il se tourna vers elle, ce fut pour baisser les yeux vers son deuxième fils et l’observer comme s’il venait de le découvrir pour la première fois.

Emma avait laissé Zaeli aux mains de son père. Elle s’était hâtée à la poursuite de Zulan pour tenter de le raisonner. Cependant, elle savait pertinemment que c’était peine perdue. Elle le retrouva dans sa chambre, à l’étage de sa demeure familiale, affairé à préparer ses affaires : un maigre paquetage qui comprenait peu de vêtements, quelques babioles, quelques écrits et un précieux prototype : une invention sortie de son imagination fertile et qu’il appelait un pistolet.
En le voyant si décidé et si prêt, elle le soupçonna soudain d’avoir tout prévu avant même de se rendre à son entrevue avec le directeur.
— Es-tu sûr de ce que tu fais ? demanda-t-elle. C’est vraiment ce que tu veux ?
Dans un premier temps, Zulan ne dit rien. Il termina de nouer son paquetage et vérifia d’un tour de tête qu’il n’avait rien oublié. Enfin il répondit :
— Ce n’est pas ce que je veux. J’aurais voulu que tout soit différent. Mais c’est ainsi. Si je reste, je demeurerai pour toujours dans son ombre, et elle est bien trop grande pour moi. Dehors, je deviendrai quelqu’un.
Le ton était ferme et résolu. Il n’y avait pas d’appel possible.
— Quel dommage, soupira Emma. Mais c’est peut-être ce qu’il y a de mieux à faire en effet. Pour toi, du moins.
— Que veux-tu dire ?
— As-tu pensé à Zaeli ? Tu sais combien il tient à toi. Il n’a plus de mère et son père est un ours. Il a besoin de toi.
Cela faisait deux mois à présent. Deux mois déjà qu’elle s’était éteinte. L’épouse de Zolthran, mère de Zulan et de Zaeli, avait toujours été d’une nature évanescente, comme pour les avertir et les préparer à son trépas prématuré. Une simple grippe l’avait emportée. Depuis, les trois hommes de la famille se déchiraient.
— Il tiendra le coup, affirma Zulan. Je compte sur toi.
Sur ces mots, il endossa son paquetage et alla pour sortir de la maison. Emma l’accompagna jusqu’aux murs de la ville. Il marchait à grandes foulées, fier et plein d’assurance. Cette fois, Emma en était tout à fait certaine : il avait véritablement anticipé son départ. Il ne reviendrait jamais sur sa décision, il partait pour forger son destin.
Parvenu à la dernière rue, au pied du large mur qui bordait toute la ville de Thull, il s’arrêta pour lui faire ses adieux. Elle profita de cet ultime instant pour l’abreuver d’autant de conseils et de mises en garde qu’elle pouvait. Cela le fit rire. Les épaules solides, il disposait de la même énergie et de la même force inébranlable que son père. Il tiendrait le coup.
Il ajusta son paquetage une dernière fois avant de franchir les murs, fit un premier pas…
C’est alors qu’une petite voix l’arrêta net.
— Zulan…
Lentement, comme si cela lui coûtait, il se tourna vers son petit frère, qui avait couru pour les rejoindre. Il serra les lèvres, rajusta ses lunettes et vint s’agenouiller à sa hauteur.
— Zaeli.
Emma était assez proche pour entendre et pour voir. Et elle comprit pourquoi Zulan avait tenté d’éviter ces adieux-là.
— Tu ne seras pas seul, Emma sera là pour toi. Elle sera bonne, comme elle l’a toujours été.
Serrant les petites mains dans les siennes, il ajouta :
— Fais-toi des amis, joue, apprends, grandis et sois heureux.
Il n’osa essuyer les larmes qui coulaient sur les joues de son petit frère qui le fixait sans ciller.
— Je ne pars pas pour toujours. Plus tard, j’aurai une maison, j’aurai une famille et je serai riche. Là, je reviendrai te chercher, je t’emmènerai avec moi, loin de cette foutue ville.
Il prit alors le visage de Zaeli entre ses mains, soutint à grand-peine son regard plein de détresse.
— Je reviendrai, petit frère. Et je te prendrai avec moi. Je te le promets.


Les lourdes portes de la ville s’ouvrirent, non sans opposer une gémissante protestation. Elles semblaient crier à l’outrage, mais le mal était fait. Zulan s’avança en tirant son âne, qui rechignait plus encore que d’habitude à avancer. Dès qu’ils furent entrés, les portes, actionnées par un système complexe de leviers, se refermèrent derrière lui en claquant bruyamment, comme pour le punir d’un affront. Durant un instant heureusement court, Zulan se retrouva totalement prisonnier. La herse devant lui se leva finalement pour le laisser passer et il pénétra dans la ville.
La première chose qui l’assaillit était l’odeur âcre, piquante et désagréable qui empuantissait l’air. Une odeur de mort, de déjections qui s’accumulent et de viande carbonisée.
Mais c’était bien peu en comparaison du sinistre spectacle qui s’imposa à lui.
Il avait gardé en mémoire une image nette de la cité qui l’avait vu grandir. En y revenant, il savait pertinemment qu’il ne la retrouverait pas telle qu’il l’avait connue. À présent qu’il s’y trouvait bel et bien, il put se rendre compte à quel point ses appréhensions étaient largement en deçà de la réalité.
Le changement qui, d’ordinaire, agite toute grande ville et la voit s’étendre, se renouveler et se moderniser tenait plutôt ici de la désintégration. Le spectacle qu’elle lui offrait lui remua les boyaux. Tout était délabré, terni, encrassé comme un cimetière laissé à l’abandon, à la différence qu’il y avait encore âme qui vive. Mais pouvait-on vraiment parler d’êtres vivants ? Les rares thullans présents étaient en aussi piteux état qu’on pouvait l’être après une année entière de privation ; les traits tirés par la faim et les fripes en loques. Certains regardaient Zulan d’un œil morne, se demandant certainement pourquoi il était entré alors qu’eux désiraient tant sortir.
La peste, la faucheuse, s’était installée à Thull depuis un an déjà. Son empreinte était aussi reconnaissable qu’une marque portée au fer rouge.
Malgrange, le comte de la région, avait rapidement été informé de l’apparition de l’infection, et il s’était empressé de faire installer un blocus autour de la ville dans l’espoir presque fou de l’y confiner. Tous les transits avaient aussitôt été interrompus et les portes mises sous surveillance. Les voyageurs et les marchands qui avaient eu le malheur de se trouver là à ce moment se retrouvèrent enfermés avec les habitants.
Et c’est ainsi, contre toute attente, que Malgrange avait réussi. Après quoi il aurait pu laisser la ville en l’état, mais Thull était le fleuron économique de la région : elle devait survivre. Alors, une organisation minutieuse avait été mise en place pour apporter aux thullans le nécessaire de survie et assumer l’approvisionnement en vivres et en eau. Les quantités transmises étaient sévèrement rationnées, tant pour ne pas vider la trésorerie du comte que pour limiter les contacts et donc les risques de contamination. Les provisions étaient hissées dans la ville grâce à un système de monte-charge et de poulies, puis déchargées de l’autre côté de l’enceinte.
Jamais les murs, qui avaient été érigés tout autour de la ville, n’avaient autant trouvé leur utilité. Quelle ironie que ce fut pour protéger l’extérieur de ce que la ville abritait plutôt que l’inverse. Quant à ce qui se passait à l’intérieur, personne ne voulait le savoir. Les seules informations transmises étaient consignées par les magistrats thullans sur des parchemins de vélins, qui étaient ensuite lestés par des pierres et simplement jetés par-dessus les remparts. À l’extérieur, les officiers chargés de les lire déroulaient le parchemin à l’aide d’une pince qu’ils tenaient à bout de bras et qu’ils changeaient à chaque utilisation. Aux dernières nouvelles, le nombre de victimes de la peste baissait, sans que l’on sache si l’infection faiblissait pour de bon ou si elle ne trouvait plus de victimes.
Telle était la situation de Thull, qui comptait autrefois près de trente mille âmes. Nul rapport n’osait mentionner combien il en restait à ce jour.
Zulan s’avança à pas mesurés. La plupart des thullans l’ignorèrent ; ceux qui s’étaient approchés des portes par curiosité continuèrent de l’observer sans qu’il puisse décrypter leurs pensées. Le rouquin prit la direction de la maison de son père. C’était là qu’il avait le plus de chance de retrouver Zaeli. Là aussi qu’il avait le plus de risque de croiser Zolthran. Il traversa les rues souillées, en serpentant entre les monceaux d’ordures qui s’entassaient.
Bien sûr, il était conscient du risque qu’il encourait en plongeant dans une ville infestée par une aussi funeste maladie, mais il faisait confiance aux rumeurs annonçant qu’elle tirait à sa fin. Il savait qu’il ne risquait plus grand-chose, à condition de se montrer précautionneux et d’éviter les contacts. Il ne s’approchait donc pas des maisons et restait bien au milieu de la ruelle, en esquivant les âmes errantes qu’il croisait ou en les laissant passer devant lui. Il évitait de regarder leurs visages, tant leur maigreur extrême les rendait semblables à des cadavres desséchés.
En chemin, le rouquin passa devant la centrale des lumières et prit le temps de s’arrêter pour y jeter un regard nostalgique.
C’était un bâtiment sombre et crasseux, laid et autrefois très bruyant, mais qui était l’une des fiertés de Thull, l’un des plus importants symboles du génie de cette ville. C’était dans ce lieu qu’était fabriquée l’une des inventions les plus remarquables des alchimistes : des vunions, du nom de leur inventeur, le très éclairé Olvan Vunion. Il s’agissait de petites boules transparentes de la taille d’un poing, dans lesquelles était enfermée une substance liquide et incandescente à base de mercure. La substance en combustion générait une lumière aussi vive qu’un feu de cheminée, mais blanche comme le soleil d’hiver, tandis que la sphère isolait la chaleur et restait tiède sur sa surface, permettant de l’empoigner à main nue.
Au début de chaque semaine, les thullans pouvaient se rendre à la centrale et récupérer gratuitement l’une de ces sphères pour leur demeure. C’était un avantage réservé uniquement aux citoyens de la ville ; les étrangers, eux, devaient payer cher pour en obtenir. Les vunions brillaient durant trois jours avant de s’éteindre. Ensuite, les thullans devaient éclairer leurs soirées à la bougie jusqu’au début de la semaine suivante. Il aurait suffi de les faire plus gros pour qu’ils puissent durer la semaine entière, mais les ciriers de la ville s’y étaient opposés – il fallait bien que vive le commerce.
Aujourd’hui, toutefois, la centrale était à l’abandon, par manque de main-d’œuvre et de matières premières, et les nuits des thullans devaient être bien sombres.
Nerveux, l’âne tira Zulan hors de ses pensées. Depuis qu’ils étaient entrés dans la ville, l’animal était sorti de sa placidité coutumière, il secouait la tête et tapait du sabot sur le pavement.
La maison de Zolthran se trouvait en hauteur par rapport au reste de la ville, sur une colline uniquement occupée par les familles bourgeoises et les notables. Nombre de ces familles comptaient des scientifiques dans l’un ou l’autre des domaines pratiqués à Thull ; alchimie en tête.
Zulan leva le nez en direction de l’épaisse volute de fumée qui s’élevait à partir d’un autre point de la ville. À ce qu’on lui avait dit, le cimetière était tellement surchargé qu’ils avaient dû enterrer les morts dans les caveaux familiaux et les cryptes, en les entassant sans se soucier de savoir s’ils appartenaient aux mêmes familles, et finalement sans se soucier de leur identité du tout.
Mais, même avec cette initiative peu scrupuleuse, la place avait manqué, et dès lors, tous les morts étaient aussitôt brûlés. Comme les thullans ne pouvaient se fournir en bois malgré l’épaisse forêt qui jouxtait la ville, ils s’étaient résolus à se servir dans les maisons des défunts, défrichant de la sorte plusieurs quartiers de la ville.
Zulan espérait de tout cœur qu’il n’aurait pas à enquêter de ce côté-là si jamais il ne trouvait pas directement son frère. Thull commençait déjà à peser sur son moral. Il s’en voulut de ne pas être parti plus tôt, ce qui lui aurait épargné d’arriver dans de telles circonstances.
Après avoir pesté en se retrouvant devant un escalier trop pentu – ayant oublié qu’il avait un âne chargé avec lui –, et fait plusieurs tours et détours, il trouva enfin un chemin dallé qui courait sur le flanc de la colline pour le mener jusqu’aux hauteurs.
Il leva alors les yeux vers un homme qui déboulait en sens inverse en courant à toute vitesse. Zulan s’écarta prestement en s’appuyant contre la bordure du chemin, mais l’homme manqua de percuter le baudet juste derrière lui. Il tenait la main appuyée sur un chapeau bleu à larges bords et faillit le laisser s’envoler. Son visage était livide et de la salive coulait de sa bouche ouverte et haletante. L’homme grogna de colère, à défaut de trouver le souffle pour lancer une quelconque injure, et courut se perdre dans une ruelle en contrebas. Une troupe entière de gardes ne tarda pas à faire suite, passant devant Zulan et suivant le chemin que venait de prendre le fuyard. Ils étaient vêtus de couleurs ocre et bronze, typiques des uniformes et du blason de Thull, et armés d’épées courtes qu’ils brandissaient en criant aux badauds de faire place. L’un d’entre eux s’arrêta devant Zulan.
— Vous a-t-il mordu ? demanda-t-il brusquement.
— Non, je n’ai rien… répondit Zulan étonné par cette question impromptue.
Le garde prit tout de même le temps de le scruter de haut en bas durant deux lourdes secondes, avant de reprendre sa poursuite. Zulan le regarda s’en aller, un peu secoué et pourtant satisfait de s’apercevoir qu’on tentait encore de maintenir l’ordre à Thull. C’était le signe que la ville ne partait pas totalement à la dérive.
Donnant une tape sur la croupe de son âne qui s’accorda un braiment de mécontentement, Zulan reprit son chemin. La clameur de la poursuite se faisait encore entendre dans les ruelles étroites qui serpentaient au pied de la colline, mais Zulan l’oublia, car il était enfin arrivé au-devant de son ancien foyer.
Imposante, la maison le toisait du haut de ses deux étages faits de la même pierre jaune et graniteuse qui composait la majorité des habitations de Thull ainsi que l’académie des sciences. La grande porte était précédée d’un perron de trois hautes marches. Des buissons fleuris proliféraient le long de la façade et sous les fenêtres ; fenêtres qui étaient d’ailleurs brisées.
L’obscurité à l’intérieur interpella Zulan. Le crépuscule venant, elle aurait dû être éclairée, comme cela commençait à être le cas un peu partout dans la ville. Les mèches vacillantes des bougies tout juste allumées, ici et là, filtrant à travers les fenêtres ternies faisaient comme autant de lucioles papillonnant dans la ville en contrebas. La demeure de Zolthran, elle, restait obscure.
— Comme s’il aurait pu en être autrement, grogna Zulan pour lui-même.
Bien équipé, il alluma son briquet à silex. Jugeant déjà qu’il n’y avait certainement pas âme qui vive, il poussa néanmoins la porte de la maison, qui, bien entendu, n’était pas verrouillée. Il s’attendait presque à voir son père et son frère gisants sur les dalles du hall d’entrée, égorgés par une quelconque bande de pillards et laissés pourrissants sur le sol.
Ce ne fut pas le cas, mais ce ne fut pas mieux pour autant. La maison avait vraisemblablement été saccagée et on s’y était battu avec violence. Les rampes de l’escalier en pierre qui menait au premier étage avaient été brisées. On avait jeté à terre des poteries, déchiré les tableaux et les tentures qui couvraient les murs et les colonnes, saccagé ou dérobé la plupart des meubles. Mais le plus dérangeant était encore ces grandes taches noirâtres de sang séché qui recouvraient le sol et les murs. Dégoûté, Zulan ne voulut pas en savoir plus. Il n’avait même pas envie d’aller voir les autres pièces au-delà du hall où, il en était sûr, il ne trouverait que plus affreux encore.
Il n’avait plus qu’une seule envie : repartir aussitôt et refermer la porte derrière lui. Il se retourna et se retrouva alors face à une paire de mains. Poussant un bref cri de surprise, il voulut reculer et tomba à la renverse. Les mains appartenaient à un être massif qu’il ne put détailler à cause du contre-jour qui l’aveuglait ; une voix lui psalmodiait des paroles incompréhensibles.
Il chercha frénétiquement son pistolet, arma le chien et tendit l’arme en direction de la chose. Celle-ci ne s’était pas approchée. Ses mains étaient revenues vers elle en geste de défense.
— Calme-toi, voyons ! C’est moi ! Emma !
Zulan déglutit. Il essaya de retrouver sa respiration en haletant. Son cœur battait la chamade.
— C’est moi, Zulan ! Emma la botaniste ! Tu ne te souviens pas ?
— Emma ? répéta-t-il en essayant de discerner la femme. Il releva le chien sur son pistolet.
— Oui ! Tu venais souvent chez moi. Je t’ai appris les herbes ! fit-elle sur le ton insistant de ceux qui expliquent quelque chose d’évident à quelqu’un qui ne comprend pas.
— Emma, répéta bêtement le rouquin le temps que ses souvenirs refassent surface.
Il remit alors un visage sur ce nom. Emma la botaniste, qui avait toujours été proche de sa famille. C’était une femme généreuse et simple. Elle s’était occupée de lui, puis de Zaeli, aussi bien que s’ils avaient été ses propres fils alors même qu’elle avait déjà sa famille à elle. Elle avait toujours été là pour eux et pour combler l’absence d’une mère toujours convalescente. Zulan l’avait beaucoup aimée, mais cela faisait bien longtemps. Il avait choisi de remiser son souvenir loin dans sa mémoire, comme il l’avait fait pour tout ce qui avait attrait à son passé et à Thull.
Il se releva lentement et Emma s’approcha pour l’aider. Il fit barrière de son bras. Il ne fallait pas qu’elle le touche.
— C’est bon. Ça va.
Zulan inspira un bon coup et la regarda plus attentivement. Il reconnut son allure trapue et débonnaire qui pouvait la faire passer pour une paysanne, mais ne put discerner grand-chose de son visage qui était à moitié masqué par des bandages qui lui ceignaient le nez et le front.
— Je ne suis pas très belle à voir, j’en ai peur. La peste m’a durement meurtrie.
— La peste…
Zulan se raidit. Il n’avait pas pensé la revoir et n’avait pas envie de tomber malade pour le seul plaisir de sa compagnie. Mais Emma, comme autrefois, lisait ses pensées sur son visage.
— Ne t’inquiète pas, je ne suis pas contagieuse. La maladie a été définitivement enrayée et plus personne ne l’a contractée depuis une semaine. Je l’ai eue moi aussi, je l’ai combattue durant des jours entiers. Et comme tu vois, j’ai tenu bon.
Zulan se demanda si cela valait vraiment la peine de survivre à un tel fléau si l’on était obligé par la suite de se cacher le visage tel un lépreux. Néanmoins, il parvint à se détendre. S’il n’avait plus à craindre d’être infecté, c’était déjà une bonne nouvelle ; quoiqu’à prendre avec des pincettes.
Emma l’invita à se rendre chez elle, et il ne trouva pas de raison de refuser l’offre. Vu les circonstances, il n’avait pas envie d’aller loger dans une auberge de la ville. Quant à la maison de son père, Emma lui confirma qu’elle était inhabitable : toutes les salles étaient dans le même état que le hall, car elle avait été pillée plusieurs mois auparavant. Des gardes étaient même venus déloger quelques crapules qui avaient trouvé bon d’y installer leur repaire.

La maison d’Emma ne se trouvait qu’à quelques pas de là. Son architecture était sensiblement différente des autres habitations. C’était une demeure sobre presque entièrement construite de bois clair, avec un étage couvert d’un toit arrondi et un balcon soutenu par des piliers de pierre sur lesquels s’enroulaient des plantes grimpantes. L’intérieur, simple et coquet, s’ouvrait sur une grande salle. Sur le côté droit, on pouvait descendre une petite marche pour accéder à un carré central confortable à l’intérieur duquel plusieurs fauteuils et sofas étaient disposés autour d’une table basse. Sur le mur face à l’entrée, une cheminée assurait le chauffage de toute la maison ; les salles de l’étage s’articulant autour du conduit afin d’éviter tout gaspillage de chaleur. Quelques tentures aux couleurs chaudes étaient suspendues aux murs, et des tapis disposés de manière disparate sur le sol. Et, bien entendu, il y avait un grand nombre de plantes en pot, mais Emma étant femme de bon goût, elle avait su tenir en bride sa passion des plantes pour éviter de donner à son intérieur si soigné l’aspect d’une jungle.
Elle invita Zulan à s’asseoir sur un fauteuil, dans le carré, tandis qu’elle fermait la porte d’entrée à double tour ; un geste qui, nota Zulan, n’était pas dans ses habitudes autrefois. Elle alla ensuite chercher une bouilloire à mettre sur le feu pour préparer une infusion dont elle avait le secret en cueillant les feuilles aromatiques à même ses plantes.
À sa surprise, Zulan retrouva aussitôt les sensations de bien-être et d’apaisement qui l’avaient toujours empli lorsque, plus jeune, il venait ici. Presque rien n’avait changé. Il avait toujours préféré cette maison à celle de son père, trop grande et trop austère.
À l’époque, il y avait souvent du monde chez Emma. Elle était appréciée de tous du fait de son bon caractère et des soins à base de plantes qu’elle n’hésitait jamais à prodiguer pour soigner les petits maux et soulager les maladies saisonnières. Elle avait eu quatre enfants : trois fils et une fille. Les deux aînés avaient plus ou moins l’âge de Zulan et ils avaient été amis durant l’enfance. Étrangement, alors qu’il n’y avait plus songé depuis une éternité, les souvenirs de leurs jeux lui revinrent avec facilité, frais comme s’ils dataient de la veille. Il s’étonna que le temps passe aussi vite ; un symptôme qui avait tendance à s’accentuer avec l’âge.
Emma revint avec un plateau chargé et posa le tout sur la table basse. Elle s’assit sur le divan à côté de Zulan, en prenant précautionneusement dans ses mains une tasse fumante de tisane aux herbes. Le rouquin se servit de quelques biscuits et prit sa tasse à pleines mains sans se soucier de la chaleur de la porcelaine. Il était habitué à manipuler des objets brûlants depuis qu’il prêtait main-forte à Maldred dans leur atelier à Jack-Port pour la fabrication des armes. À ses débuts, cela lui avait coûté de nombreuses entailles et brûlures, car c’était un travail ardu. Mais il s’y était fait.
— Ah ! Zulan, tu n’as pas changé depuis ton départ de Thull. Je t’ai bien vu arriver par la promenade, et, comme je n’étais pas certaine que c’était bien toi, je n’ai pas osé t’appeler. Pour être franche, j’ai encore du mal à croire que tu sois vraiment là, dit-elle avec émotion. Allez, dis-moi ! où vis-tu maintenant ?
Zulan eut un sourire tendre. Il éloigna la tasse de son menton, la vapeur tourbillonnante formant de la buée sur ses lunettes. Détendu, il commença alors à lui conter l’histoire de sa vie depuis son départ, dix ans plus tôt. Il lui parla de ses errances premières, de sa longue marche à travers le royaume, puis de son arrivée à Jack-Port : une citée marchande indépendante située de l’autre côté de la mer.
Il s’attarda à décrire la ville, et la forte impression qu’elle lui avait faite, avant de lui narrer sa rencontre avec une belle femme, Kitta, qu’il avait épousée.
Puis, il lui expliqua comment il était parvenu à devenir riche, et même célèbre en dehors du royaume, grâce au commerce qu’il avait monté. Le sourire réjoui d’Emma faiblit lorsqu’il annonça qu’il s’agissait de vendre les fameuses armes à feu qu’il avait inventées et largement perfectionnées depuis.
Enfin, il lui parla du malaise qu’il s’était mis à ressentir chaque fois qu’il pensait à Zaeli et à sa promesse non tenue, et finalement de sa décision de revenir à Thull l’honorer en dépit de ce que cela lui coûtait. Elle ne le blâma pas.
— Je comprends combien cette décision a pu être difficile à prendre. Je me souviens encore du jour de ton départ. Quelle horreur tout ce que ton père a pu te dire. Enfin… Il a mis longtemps à décolérer. À ses yeux, ton départ était une trahison personnelle. Des mois après, il en parlait encore avec une rage toujours plus forte. Je pense qu’il en attendait beaucoup de toi. Il voulait certainement que tu le soutiennes dans ses recherches, sans doute même que tu assures sa relève… quelque chose comme ça. Finalement, il s’est reporté sur ton frère. Si tu trouvais que les travaux de l’académie étaient ennuyeux, sache que Zaeli, lui, devait y passer presque toutes ses journées. Quand il revenait avec ton père, le pauvre était épuisé. Il me faisait penser à un oisillon tombé du nid. Je pense que Zolthran a exigé plus de lui pour compenser ta perte, mais je n’ai jamais compris qu’il en demande autant. Ton frère n’a pas été heureux durant toutes ces années, crois-moi.
— Qu’est-il devenu ? A-t-il beaucoup changé ? demanda Zulan, agité d’une pointe de culpabilité.
— Zaeli ressemble plus à ta mère. Il a toujours été plutôt fragile, et le rythme que lui imposait ton père ne l’a pas aidé. Il a grandi, bien sûr, mais il est resté mince comme un enfant. Je ne sais même pas s’il se passionnait ne serait-ce qu’un peu pour ce qu’il faisait à l’académie des sciences. En tout cas, Zolthran, lui, y investissait tout son temps, et plus encore quand il est devenu membre permanent du conseil de Thull puis – tiens-toi bien – directeur de l’académie des sciences. C’était il y a environ trois ans.
Ces dernières précisions sur Zolthran irritèrent Zulan. Mais la nouvelle n’était pas si surprenante au regard de l’ambition acharnée dont son père avait toujours fait preuve. Zulan s’accorda une gorgée de tisane et, n’y tenant plus, posa la question qui lui brûlait les lèvres.
— Et maintenant ? Sont-ils vivants ? Sont-ils à l’académie ?
— Oui, ils y sont. Avec tous les alchimistes de la ville. Oh, mais je ne t’ai pas encore tout dit.
Les épaules d’Emma s’affaissèrent. Elle reposa lentement sa tasse sur la table.
— Nous avons vécu d’horribles choses, reprit-elle. Je ne sais pas si je devrais tout te raconter.
— Emma, je ne suis plus un gamin. Les mauvaises nouvelles, j’ai appris à les entendre. L’académie des sciences ne m’est pas interdite, que je sache ? Je pourrais y aller dès ce soir. Zolthran ne m’inquiète pas. C’est Zaeli qui me fait peur. Voudra-t-il seulement partir avec moi ?
Il espérait sincèrement que ce serait le cas. Depuis que sa conscience s’était mise à le tarauder, Zulan parlait à chaque fois de sa « chienne de promesse ». Il se surprenait à regretter d’avoir donné sa parole, fut-ce à Zaeli, et après quoi, il se morigénait de manquer autant de cœur envers son petit frère. Mais entendre Emma avait changé sa perception. La tâche qu’il considérait jusqu’alors comme une corvée à mener à terme pour être en paix avec lui-même était subitement devenue un devoir et un devoir de frère. Zaeli avait souffert pour deux durant presque dix ans. Le rouquin se jura que, s’il mettait la main sur Zolthran, il lui collerait du plomb dans les entrailles.
— Zulan, je ne pense pas que tu puisses aller chercher ton frère tout de suite. Laisse-moi te raconter les événements par le début et tu comprendras.
Zulan acquiesça. La situation s’annonçait plus complexe qu’il ne le craignait. Emma n’était pas le genre de personne à tourner autour du pot lorsqu’il s’agissait de dire les choses. Il se cala donc confortablement dans le fauteuil et croisa les genoux, prêt à écouter une histoire qui risquait de ne pas lui plaire.
Tout avait commencé, il y a un an. Personne ne savait ni d’où elle venait, ni pourquoi Thull avait été la seule ville touchée. Certes, la quarantaine avait été instaurée rapidement, mais, entre-temps, il était évident que beaucoup de gens avaient circulé, entrant et sortant de la ville. Et malgré cela, elle ne s’était pas propagée au-delà des murs. Sans qu’il n’ose le clamer de vive voix, il était évident que le comte Malgrange s’en trouvait plus que soulagé. Le pays tout entier aurait pu être ravagé par la maladie. On avait évité le pire.
Au début, la vermine était sortie en masse des égouts et des caves, en plein jour et en semant une pagaille infernale. Les rats étaient finalement morts un peu partout dans les ruelles et les recoins des maisons. Les gens connaissaient ce signe avant-coureur, même s’ils ne l’avaient pas forcément vécu. Les voyageurs avaient longuement raconté quelle hécatombe elle avait causé lorsqu’elle avait frappé les contrées sud des pays naboriens, environ un demi-siècle plus tôt, et nul ne souhaitait voir un tel fléau arriver jusqu’ici. Les thullans avaient donc été enfermés dès que la nouvelle fut parvenue aux oreilles du comte Malgrange.
Certains des symptômes ne tardèrent pas à apparaître sur les premiers infectés : des montées impressionnantes de fièvre, accompagnées d’hallucinations et de troubles digestifs.
On leur donna des breuvages curatifs, on pratiqua des saignées et on pria les Dieux. Bien souvent, face aux pires calamités, ceux qui ont la foi la perdent et ceux qui ne l’ont pas la trouvent. Les alchimistes essayèrent toutes sortes de potions et d’onguents censés calmer les effets de la peste. Bien entendu rien n’y fit. Une semaine après l’instauration du blocus, on comptait déjà une centaine de victimes. Le rythme ne tarda pas à croître à une vitesse hallucinante, malgré la volonté des chercheurs de l’académie à trouver un remède. Au bout de deux mois, c’était plusieurs centaines de malades qui y passaient chaque jour.
Si, les premiers temps, les défunts étaient enterrés comme il se doit, il finit par tellement y en avoir que la crémation systématique s’avéra être une nécessité ; sans recueillement ni cérémonie. Du moins, c’est ce qui était expliqué dans la version officielle qui avait été transmise aux officiers gardant la ville, et donc au comte.
— Parce que ce n’est pas vrai ? s’enquit Zulan.
— Si, bien sûr. Mais l’essentiel a été occulté.
— Es-tu en train de me dire qu’il y a pire ?
— Eh bien, le problème, c’est que…
Emma s’interrompit. Elle prit le temps de boire une gorgée de thé, car elle avait la gorge sèche. Zulan la regarda sans s’impatienter. Il savait qu’il ne voulait pas entendre la suite.
— Le problème, reprit Emma, c’est que le fléau qui nous a frappés n’est pas la peste.   
À nouveau, Emma s’interrompit. Les mots sortaient avec difficulté.
— Nous avons été frappés par une… oh, je déteste ce mot, mais je n’en vois pas d’autre ! Une malédiction ! Une malédiction qui se travestit et prend le visage du pire mal connu alors qu’elle le surpasse mille fois ! Quelques jours après avoir enterré les premiers morts, le fossoyeur s’est aperçu que les tombes récentes avaient été profanées. On pensait que des pilleurs avaient voulu s’emparer de richesses, mais ça ne tenait pas debout. C’était des petites gens qui étaient morts ; ils n’avaient emporté aucun trésor avec eux. La vraie raison, c’est que ce n’était pas des pilleurs, Zulan, c’était…
Emma étouffa un hoquet, comme les sanglots menaçaient de la submerger… à moins qu’elle n’ait avalé une feuille de menthe de travers.
— C’étaient les morts eux-mêmes. Ce sont les morts qui ont descellé leurs tombes et qui ont creusé pour s’en extraire. Cette peste, cette malédiction, ou quel que soit son nom, ne se contente pas de tuer ceux qu’elle touche, elle les ramène à la vie. Des gens que tout le monde croyait morts se sont remis à marcher – à parler, même !
Zulan fronçait tant les sourcils que ses yeux disparaissaient presque. Cette histoire était invraisemblable et folle. Pourtant, sortant de la bouche d’Emma, ce ne pouvait être que la pure et stricte vérité.
— Mon frère… commença-t-il.
— J’y viens, fit Emma en secouant la tête pour chasser son angoisse. Après que nous ayons découvert la vraie nature de ce fléau, nous ne savions plus quoi faire. Beaucoup disaient qu’il s’agissait là d’une punition divine, à cause des alchimistes qui manipulent la matière et la transforment comme le font les dieux. Il y avait aussi les astronomes, les devins et autres occultistes, mais ils étaient restés en retrait. Les alchimistes, eux, étaient clairement menacés. Ces dernières années, leur influence a tant crû qu’ils ont même pris le contrôle de Thull. Les membres du conseil sont quasiment tous des alchimistes, en partie grâce ou à cause de l’influence de ton père. Ils étaient tout désignés pour devenir les boucs émissaires. Alors ils se sont réfugiés dans l’académie en annonçant qu’ils trouveraient eux-mêmes le remède contre la peste. Même si je ne les apprécie pas, je peux comprendre la peur qu’ils ont dû ressentir. Avant de disparaître, le conseil a donné ses derniers ordres au capitaine de la garde afin qu’il veille à ce que l’académie soit gardée en permanence, et bien entendu à maintenir l’ordre et à nous protéger contre les… les trépassés. C’est ainsi que nous appelons ceux qui reviennent à la vie après… enfin… après.
— Ainsi, Zolthran et mon frère sont coincés dans l’académie des sciences depuis bientôt un an ?
— Neuf mois, précisa Emma. Au départ, ils transmettaient des messages au capitaine, qui nous les lisait sur la grande place, pour nous informer de l’avancée de leurs travaux. Mais, après quelques semaines, même lui n’a plus rien reçu. Ils ont tout fermé et on n’a plus eu de nouvelles.
— Il faudra bien aller voir ce qui se passe un jour, non ?
— C’est impossible. Les portes sont scellées de l’intérieur et ils ont relevé le dôme au-dessus de la cour. Quant à escalader le mur pour atteindre les fenêtres, inutile d’y penser ; la plupart d’entre elles sont condamnées et des passe-murailles s’y sont rompu le cou. Je me demande s’il s’agissait vraiment de leur sécurité ou bien d’autre chose. Je suis seulement certaine d’une chose : c’est que je ne voudrais pas me trouver là-dedans en ce moment.
Zulan se rappela en effet que, grâce à un levier et un ingénieux système de rouages, un grand dôme de verre pouvait être levé, au-dessus de la cour de l’académie. Il était utilisé lors de certaines expériences à risque détonant, typiques des alchimistes, ou parfois pour empêcher des oiseaux de s’échapper lorsqu’on voulait étudier leur vol pour s’en inspirer ou que l’on testait sur eux certains outils nécessitant de la précision. Il permettait également d’isoler totalement la cour sur le plan sonore. Lorsque le dôme était relevé, on ne pouvait plus rien entendre de ce qui se passait en dessous.
Ainsi, environ cinq cents hommes, tous plus dérangés les uns que les autres, s’étaient enfermés eux-mêmes pour se protéger de la colère des thullans, et espéraient trouver le remède contre un fléau à l’allure de malédiction divine. Zulan eut presque envie de rire.
Même avec les suppositions les plus sombres, jamais il n’aurait pu concevoir un tel scénario. Et par-dessus le marché, il n’avait pas beaucoup de temps devant lui. Il avait passé un accord avec le sergent qui gardait les portes de Thull. Celui-ci lui laissait trois jours, très exactement. Le troisième jour, à l’aurore, Zulan devrait se rendre aux portes de la ville pour qu’on le fasse sortir discrètement. S’il manquait ce rendez-vous, il resterait enfermé dans la ville pour de bon.
Il se sentit soudain très fatigué, et ce n’était pas seulement dû à la fatigue du voyage. Toutes ces mauvaises nouvelles l’avaient abattu aussi sûrement qu’une journée de labeur.
Le rouquin décida qu’une bonne nuit de sommeil l’aiderait à retrouver l’esprit clair pour chercher une solution. Il alla décharger son âne, attaché sous le porche et demanda à Emma de le conduire à sa chambre. Elle l’emmena à l’étage, et le conduisit dans celle d’un de ses fils. À cette époque, il était rare et appréciable de ne pas avoir à dormir dans une pièce commune et disposer d’un vrai lit. La chambre était bien meublée, il y avait beaucoup de rangements ainsi qu’un gros coffre vide dont Emma releva le couvercle.
— Tu peux ranger tes affaires ici, elles y seront en sécurité.
— Parfait.
Zulan laissa précautionneusement glisser son paquetage dans le coffre. Emma fit mine de partir et se dirigea vers l’embrasure de la porte. La main sur la poignée, elle se retourna.
— Deux de mes fils sont morts, et mes autres enfants sont partis depuis bien longtemps. Tu peux rester ici autant de temps qu’il te faudra, tu ne gêneras personne.
Zulan resta interdit durant un instant.
— Je te remercie, Emma. Et je suis désolé pour tes enfants. C’était ?...
— Loinel et Thiébaud. Ne sois pas désolé et ne me remercie pas pour rien. Tu fais un peu partie de la famille, toi aussi.
Elle sourit faiblement et referma la porte. Jamais elle n’avait dû être aussi seule que cette année passée. Le fait qu’elle ait tenu le coup témoignait de sa force de volonté.
Zulan soupira longuement et fit glisser ses mains sur ses cheveux, comme pour ranger ses idées. Il ouvrit la fenêtre pour profiter de la vue et s’imprégner de l’air frais du soir. De là où il se trouvait, il avait vue sur presque toute la cité en contrebas de la colline. La nuit était tombée et quelques rares lumières jaunes brillaient encore dans certaines maisons. Seule une grande forme presque intimidante restait totalement sombre : l’académie des sciences.
Étaient-ils seulement encore dedans, ces chercheurs, ces scientifiques ? Y avait-il une chance pour que Zaeli soit resté vivant et en bonne santé ? Zulan songea que son frère avait eu dix-sept ans cette année. Arriverait-il à le reconnaître ? Zaeli n’était encore qu’un enfant à l’époque. Ce devait être aujourd’hui un homme. Il y avait eu tellement de temps perdu ; Zulan espérait de tout cœur pouvoir le rattraper. Ensemble, avec sa femme Kitta et Maldred l’artisan, ils pourraient reformer un clan uni, loin de la famille déchirée qu’il avait connue jusqu’alors. Et pourquoi ne pas proposer à Emma de les accompagner aussi ? Cette image d’eux, réunis à Jack-Port, le réconforta.
Une plainte sonore le tira brusquement de ses rêveries. Elle se répéta, aiguë et chargée de douleur. Elle provenait de la cité basse. La peau hérissée de chair de poule, le rouquin sentit alors une odeur nauséabonde, une odeur rance de putréfaction. Il referma vivement le volet alors qu’une autre plainte terrifiante retentissait.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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