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L'insouciance des cerfs volants de Marjorie Levasseur

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L'insouciance des cerfs volants de Marjorie Levasseur



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  Prologue 

La porte de la librairie venait de se refermer sur Josie dans un tintement de clochette. Célia avait eu bien du mal à convaincre son employée et amie de l’abandonner seule dans le petit local de la rue Nicolas Fouquet , mais elle avait fini par céder. Célia ne voulait pas se laisser contaminer par l’angoisse de Josie. Son commerce se situait dans un quartier où les manifestants n’avaient aucun intérêt à se trouver. Ils défilaient plutôt dans les grandes artères parisiennes, là où ils étaient susceptibles de bloquer le plus de monde possible et, surtout, d’être vus et entendus. Et puis, elle avait encore quelques cartons à déballer en vue de l’installation des nouvelles parutions de la rentrée littéraire. Célia n’était pas près de retrouver son minuscule appartement nanterrien, elle avait du pain sur la planche si elle voulait que tout soit prêt à temps.
Elle embrassa du regard l’agencement de l’intérieur de cette petite boutique qui était la sienne depuis bientôt un an et sourit. L’endroit avait tellement changé depuis la mort de Pierre, son grand-père paternel. La librairie était passée d’une décoration ultra moderne aux néons aveuglants à un lieu plus cosy aux lumières tamisées et chaudes. Célia avait longtemps hésité avant de tout transformer, mais sa grand-mère Garance – la veuve de Pierre, qui vivait désormais dans un petit village reculé de Bretagne, d’où elle était originaire – lui avait dit que son aïeul aurait aimé qu’elle modifie les lieux à son goût.
Alors Célia avait demandé à son père, menuisier de son état, d’orner les murs du commerce d’une multitude d’étagères de style ancien. Les néons avaient laissé place à des appliques rétro, la peinture blanche des cloisons avait été recouverte de boiseries et les contremarches de l’escalier qui menait à l’étage étaient revêtues d’un habillage portant les titres des livres que Célia affectionnait tout particulièrement. Et force était de constater que les lecteurs qui franchissaient l’entrée de la boutique appréciaient son ambiance chaleureuse et le sourire bienveillant des deux jeunes femmes qui y officiaient. C’était la librairie dont elle avait toujours rêvé…
Célia laissa échapper un soupir et se dirigea dans la réserve où étaient stockés les paquets qu’elle devait déballer. À peine eut-elle débarrassé le premier de son large ruban adhésif qu’elle entendit la clochette de la porte retentir de nouveau.
— Tu as oublié quelque chose, Josie ? lança-t-elle avant de reposer le cutter sur le carton pour revenir dans le local principal. Oh… Bonjour, Messieurs… Je peux vous aider ?
Les trois hommes qui se tenaient debout devant la bibliothèque dédiée à la science-fiction n’avaient rien des lecteurs qu’elle avait coutume de voir entrer dans sa librairie. Ils étaient vêtus de noir, les joues mal rasées et le regard pas franchement avenant, mais son grand-père lui avait inculqué qu’il ne fallait pas se fier aux apparences et que les appétits livresques les plus gourmands pouvaient émerger des personnes les plus inattendues. En avançant de quelques pas dans leur direction, Célia ne se départit donc pas de son sourire quand elle ajouta :
— Vous cherchez un livre en particulier ?
Ce fut à ce moment qu’elle la vit. Une longue barre de fer que le plus grand d’entre eux, un homme blond à la mine sinistre, tenait fermement contre sa jambe. Il n’essayait même pas de la cacher.
Des casseurs… Ils viennent probablement de la manif, se dit Célia qui tentait tant bien que mal de maîtriser le tremblement soudain de ses mains.
Instinctivement, la jeune femme recula d’un pas, même si elle était bien consciente que retourner dans la réserve, qui ne possédait pas de porte à verrouiller ni de seconde issue, était comme se tirer une balle dans le pied. Il était plus prudent de rester dans la boutique et d’essayer de parlementer. C’était ce que son grand-père aurait fait, à n’en pas douter, seulement l’ancien libraire n’avait pas son gabarit. Il en imposait du haut de son mètre quatre-vingt-dix et sa grosse voix en impressionnait plus d’un. Célia était seule face à ces trois individus dont les intentions lui paraissaient soudain plus que louches.
— Il sait pas lire, ricana l’un d’entre eux en désignant l’homme armé de la barre.
— Ferme-la, guignol ! aboya ce dernier sans quitter Célia du regard.
Il fit un pas en avant.
— Je… je n’ai pas eu beaucoup de clients aujourd’hui, la caisse est presque vide. Mais prenez tout, ça m’est égal…
— Tu crois que c’est la caisse qui m’intéresse ? dit-il en s’approchant si près de Célia qu’elle put sentir son haleine empestant la bière bon marché.
— Hé ! Qu’est-ce que tu fous, mec ?! On a dit qu’on cassait un peu, qu’on embarquait le fric et basta, non ?
— Mais on pourrait s’amuser aussi…
Le regard empreint de lubricité qu’il laissa glisser sur le corps de la jeune femme la fit tressaillir. Elle avait longtemps hésité avant d’enfiler cette robe le matin même, sachant pertinemment qu’elle attirerait les œillades et les sifflements de types lourdauds sur son trajet. Mais les températures étaient caniculaires ce jour-là et elle refusait de permettre à ces harceleurs de rue de prendre le pouvoir et de l’empêcher de s’habiller comme elle le souhaitait. Mais subir les assauts de mâles émoustillés en public était une chose, se retrouver seule face à trois hommes dans sa librairie lui faisait amèrement regretter ses revendications de liberté.
Le grand blond s’immobilisa et se tourna vers ses compères.
— Elle est bien roulée, non ?
Les acolytes échangèrent un regard incertain. Célia profita de ce moment pour s’éloigner un peu du prédateur.
— Hep ! Où tu vas, ma jolie ?
Il la retint par le bras et l’attira contre lui. Ce ne fut plus seulement la bière qu’elle sentit à ce moment-là, ni la sueur de cet homme, mais l’odeur de sa propre peur. Elle lança un œil affolé en direction des deux complices, mais ils semblaient aussi peu rassurés qu’elle. Ce fut à ce moment qu’elle comprit réellement qui était le leader du trio. Le grand blond à la barre de fer les terrorisait tout autant qu’elle.
— Tant pis pour vous, les gars… Moi, je vais me faire plaisir, lâcha-t-il avant de plaquer sa bouche contre la sienne.
Célia tenta tant bien que mal de repousser son agresseur de toute la force de ses bras, mais il était plus robuste qu’elle, beaucoup plus fort. Et quand sa langue força la barrière de ses lèvres, elle ne put réprimer un haut-le-cœur. L’homme resserra son emprise et l’accula de son corps jusqu’à la réserve. Avant de quitter la pièce principale de la librairie, il s’adressa une dernière fois aux deux autres :
— Vous ne laissez personne entrer, c’est compris ?!
Célia n’entendit pas leur réponse. D’ailleurs, avaient-ils seulement répliqué quoi que ce soit ? Elle tenta à nouveau de repousser son agresseur :
— Lâchez-moi ! Mais lâchez-moi !
— Chut… Allez ma belle, ça va te plaire, crois-moi…
— Au secours !
La violence de la gifle qu’il lui asséna lui fit perdre l’équilibre et elle atterrit sur le sol, amortissant sa chute de son bras. L’homme brandit alors la barre de fer qu’il tenait toujours dans sa main gauche.
— Si tu cries encore, pétasse, j’hésiterai pas à m’en servir !
La paume sur sa joue meurtrie, Célia resta comme pétrifiée. Elle imaginait sans mal qu’il mettrait sa menace à exécution. Ce n’était pas le genre de type à accepter qu’on lui tienne tête.
— S’il vous plaît… supplia-t-elle. Prenez la caisse et partez, je ne dirai rien, je vous le jure…
Ses derniers mots finirent dans un murmure. L’homme posa la barre sur un carton, s’agenouilla près d’elle et la fixa avec ironie.
— Je m’en tape de la caisse, jolie rouquine. C’est toi que je veux…
Célia secoua la tête et souffla plusieurs fois le mot « non » comme une litanie. Il n’en eut cure. Sans qu’elle le réalise vraiment, elle se retrouva allongée sur le sol, continuant à repousser vainement ce corps lourd qui ne désirait qu’une chose, prendre possession d’elle. Elle eut l’impression d’étouffer quand il posa d’autorité sa main sur sa bouche et releva sa robe de l’autre.
Quand son agresseur écarta violemment ses jambes pour se placer entre elles, le cerveau de Célia se mit soudain sur pause. Elle cessa de se débattre, ne ressentit plus rien, n’entendit plus aucun son si ce n’est celui, lointain, d’une clochette…
Et puis, le noir complet.

 
  Chapitre 1er 

Un peu plus d’un an plus tard
— Je ne comprends pas pourquoi tu les as teints. Ce roux était vraiment magnifique…
Célia continua de brosser sa chevelure en souriant au reflet de sa grand-mère dans le miroir.
— La couleur auburn n’est pas si éloignée du roux, Mamie. Tu trouves que ça ne me va pas ?
Garance s’approcha de sa petite-fille et vint prendre place à côté d’elle sur le petit banc de sa coiffeuse. Elle l’entoura de ses bras et lui murmura à l’oreille :
— Brune, blonde, rousse ou auburn… peu importe, ma chérie. Tu seras toujours jolie comme un cœur ! J’aimerais cependant être sûre que tu as décidé de choisir une autre teinte pour de bonnes raisons…
Le sourire de Célia se fana imperceptiblement. Sa grand-mère la connaissait si bien !
Un peu plus d’un an auparavant, Célia avait opéré des changements radicaux dans sa vie, et le chantier avait commencé par son apparence physique. La jeune femme n’avait pas juste opté pour une couleur capillaire différente, mais, en public, ne portait plus ses cheveux que tressés. Il était bien fini le temps où elle laissait sa chevelure caresser librement ses épaules. Même celles-ci étaient désormais cachées et ce n’était pas seulement dû au climat plus frais et humide de la Bretagne. Sa garde-robe aussi avait pris un virage à 180 degrés. Célia mettait les vêtements les plus couvrants possibles, même en été.
Elle ne voulait plus attirer l’attention des hommes sur elle. Elle cherchait, non pas à s’enlaidir, mais à dissimuler tout ce qui faisait d’elle une femme. Tout cela parce qu’un jour, un prédateur avait franchi la porte de sa librairie parisienne, avait trouvé la « jolie rouquine » qu’elle était à son goût et cru avoir des droits sur son corps.
Elle s’était alors dit qu’en s’expatriant au fin fond de la Bretagne, dans le petit village natal de sa grand-mère paternelle, le risque serait moins grand de rencontrer ce genre de type. Ce n’était pas ici qu’elle allait croiser des blacks blocks ou des harceleurs. Dans cette bourgade, tout le monde se connaissait et se respectait, et la moyenne d’âge masculine avoisinait les soixante-quinze ans. À moins de rencontrer un papy pervers, il y avait donc, selon Célia, peu de chances qu’elle se fasse de nouveau sexuellement agresser.
Car c’était bel et bien d’une agression sexuelle dont elle avait été victime, même si l’homme qui voulait abuser d’elle n’avait pu aller jusqu’au bout de son forfait. C’était ce qu’on lui avait raconté une fois que ce type avait été appréhendé et qu’elle avait repris connaissance, allongée sur la causeuse à deux places qui trônait dans le petit coin lecture qu’elle avait aménagé dans sa librairie.
« Pas de pénétration », lui avait confirmé un médecin qui travaillait aux urgences, là où l’avaient escortée deux agents de police alors qu’elle était encore en état de choc.
Pas de pénétration, non. Pourtant, pour Célia, cela revenait au même. Elle s’était sentie salie, humiliée… Ça ne changeait rien qu’il n’ait pas eu le temps d’entrer en elle. Il lui avait volé son intimité, sa dignité, sa confiance. Il l’avait giflée, mise à terre et elle avait cru étouffer sous son poids. Il avait fait du seul endroit où elle était elle-même, où elle pensait être en sécurité, son sanctuaire, le lieu qu’elle aimait le plus, une antichambre de la douleur et du cauchemar.
Célia n’avait plus jamais remis les pieds dans sa librairie, déléguant à son père le soin de la mettre en vente. Cette boutique si chère au cœur de son grand-père disparu, elle avait préféré s’en débarrasser. Et cela avait été un véritable déchirement.
Lorsqu’elle était arrivée chez sa grand-mère, après être restée trois semaines sans sortir de son petit appartement situé en région parisienne, les premiers mots qu’elle avait prononcés avaient été pour Pierre Daunel. Elle avait eu l’impression de trahir son aïeul et en avait demandé pardon à Garance, mais celle-ci l’avait encore une fois rassurée. Il aurait compris que désormais ce lieu rappelait trop de mauvais souvenirs à Célia.
— C’est une phase de transition, Mamie. Ça ira mieux dans quelque temps…
— Ça fait plus d’un an, ma chérie…
— Je vais à mon rythme.
— Oui, bien sûr, mais si tu acceptais l’aide d’un professionnel…
— J’ai seulement besoin de me sentir en sécurité auprès de gens en qui j’ai confiance. C’est ce que je suis venue chercher ici. Il me faut juste encore un peu de temps.
— En région parisienne, il y avait tes parents aussi.
— Tu… regrettes de m’avoir accueillie chez toi ? demanda Célia, des trémolos dans la voix.
— Pas du tout, je suis très heureuse de t’avoir auprès de moi. Tu seras toujours chez toi, ici. Mais tu parles des gens en qui tu as confiance. Ce n’est pas le cas pour ton père et ta mère ?
— Je… ne pouvais pas rester là-bas, il fallait que je m’éloigne… Toi aussi, tu as quitté Paris après la mort de Papy.
— C’était différent, Célia. Je ne me suis jamais sentie parisienne, tu le sais bien. Ton père est un adulte, il avait sa vie. J’avais besoin de retrouver mes racines, ma Bretagne. Pierre était la seule raison qui me faisait y demeurer. Pour toi, il s’agit davantage d’une fuite, Célia.
Les doigts de la jeune femme se crispèrent sur sa brosse. Elle ne voulait pas se disputer avec sa grand-mère. Elle savait que celle-ci avait un caractère fort et ne mâchait pas ses mots. Et si, les premiers mois, elle avait fait preuve d’indulgence et de bienveillance envers sa petite-fille, Garance pensait à présent que Célia se devait de réagir et de reprendre sa vie en main. Elle le lui faisait comprendre de manière plus ou moins subtile, mais les faits étaient là.
Célia commença à tresser sa longue chevelure désormais auburn et les attacha avec un simple élastique noir avant de se lever.
— Je te promets d’y réfléchir, mais là je vais être en retard à la bibliothèque, Mamie. Je vais y aller… dit-elle en venant plaquer un baiser sur la joue de son aïeule.
Sa grand-mère la retint en posant une main sur son bras et planta son regard bleu acier dans le sien.
— Je t’aime, ma Célia, n’en doute jamais. Je souhaite juste ton bonheur.
La jeune fille lui sourit avec tendresse.
— Moi aussi, je t’aime Mamie G.

 
  Chapitre 2 

Le village où vivait Garance Daunel, née Quemener, était un des rares à n’avoir pas suivi le mouvement quand une décision ministérielle avait autorisé, quelques années auparavant, les communes à revenir à la semaine des quatre jours de classe. Le mercredi matin, la petite bibliothèque au toit de chaume était donc désertée par les enfants. C’est pourquoi Célia fut surprise lorsqu’un garçon d’une dizaine d’années fit son entrée sur les coups de 10 heures.
Le teint blafard et le cheveu hirsute, le gamin portait un blouson bleu un peu grand pour lui et un jean troué au genou gauche. À chacun de ses pas, aussi discrets que ceux d’un chat, il semait sur son passage ce que Célia identifia comme des brins d’herbe ou de la paille dont ses vêtements semblaient recouverts.
— Bonjour ! lança-t-elle.
L’enfant, qui progressait à pas comptés en direction du rayon jeunesse, s’immobilisa et tourna lentement la tête vers Célia.
— B’jour, lâcha-t-il avant de l’ignorer totalement et de parcourir une des étagères.
Célia l’observa un moment, se demandant si elle devait le rejoindre pour l’interroger sur sa présence en ces lieux alors qu’au vu de son âge, il aurait dû se trouver en classe avec ses autres camarades. Elle finit toutefois par se dire que cela ne la regardait pas s’il faisait l’école buissonnière. Étant gamine, elle aussi aurait préféré passer son temps au milieu des livres plutôt que sur les bancs d’une salle de cours. Même si elle était une bonne élève, sa nature rêveuse prenait souvent le dessus et les histoires qu’elle découvrait dans ces milliers de pages avaient toujours fait son bonheur.
Et puis, plus elle le regardait et plus elle se disait qu’elle ne l’avait jamais vu à la bibliothèque. Elle accueillait régulièrement les quelques enfants du village et ceux des alentours et elle était certaine que ce n’était pas un habitué. Alors, pourquoi l’embêter s’il n’était que de passage ? Célia retourna donc à son travail d’enregistrement des nouveautés sur l’ordinateur hors d’âge qui, par miracle ce jour-là, avait décidé de fonctionner.
Il se passa près d’une heure sans que personne d’autre ne franchisse le seuil de la bibliothèque. Les journées de Célia étaient assez calmes. Elle se demandait encore pourquoi le maire avait tellement tenu à embaucher quelqu’un à plein temps pour remplacer mademoiselle Leblanc, la septuagénaire qui officiait là avant elle, bénévolement qui plus est. Bien sûr, cette dernière avait bien mérité de se reposer après plusieurs années de bons et loyaux services, mais ce n’était pas la question. Augmenter les plages horaires d’ouverture n’était pas nécessaire. Célia soupçonnait sa grand-mère d’y être pour quelque chose.
En effet, Garance était une grande amie du maire et il était fort probable qu’elle l’ait supplié de lui faire une fleur en proposant un poste rémunéré à sa petite-fille qui traversait une mauvaise passe et avait besoin d’être occupée et de se sentir utile. Célia savait pouvoir compter sur la discrétion de Garance et elle était certaine qu’elle n’en avait pas révélé davantage sur ses… déboires parisiens. Mais elle n’aimait pas l’idée d’avoir été pistonnée pour obtenir un travail et encore moins qu’on la prenne suffisamment en pitié pour la payer à occuper un poste qui l’avait été jusqu’ici bénévolement.
Elle avait longuement réfléchi avant d’accepter la proposition de sa grand-mère, et puis elle avait fini par convenir que de cette manière, elle aurait moins l’impression d’être un poids pour son aïeule. Elle logeait chez celle-ci, il était normal qu’elle donne sa part. Elle avait donc dit oui à condition que Garance la laisse prendre en charge les courses.
Le cœur du métier de bibliothécaire était le même que celui de libraire : conseiller les gens, les diriger vers des lectures qu’ils n’auraient peut-être jamais découvertes sans un petit coup de pouce, recueillir leurs avis et ressentis, à leur retour… De cette façon, Célia avait le sentiment de n’avoir pas totalement abandonné son ancienne profession. La passion des livres était toujours solidement ancrée en elle et n’était pas près de la quitter.
— Pardon, Mademoiselle…
Célia sursauta. En levant le nez de son clavier, elle vit le garçon qui se tenait devant son bureau, un roman à la main.
— Euh… oui ?
— Il manque des pages, dit-il en posant l’objet ouvert devant elle.
Célia fronça les sourcils, contrariée.
— Oh… c’est vrai ?
La jeune femme prit avec soin le vieil exemplaire du chef-d’œuvre de Saint-Exupéry entre ses doigts. Bon nombre des ouvrages de cette bibliothèque étaient là depuis des décennies et les « nouveautés » qui venaient rejoindre les étagères étaient déjà souvent un peu abîmées. Célia pestait sans arrêt contre le peu d’égard de certains lecteurs envers les livres.
— Je… je vais le mettre de côté pour l’instant. Tu veux que j’essaie de te trouver un autre exemplaire ?
— Il n’y a que celui-là.
— Ah…
— J’aimerais vraiment le lire…
Célia leva les yeux sur le jeune garçon et lui sourit, compréhensive.
— C’est l’une de mes toutes premières lectures. Et il m’arrive encore d’en relire certains passages quelques fois. Je l’aime beaucoup. Je vais voir si on peut se le procurer, ajouta-t-elle en tapant sur son clavier.
— Vous l’aurez dans combien de temps ? demanda-t-il sans attendre qu’elle ait vérifié.
— Je ne sais pas. Une bibliothèque ne fonctionne pas comme une librairie. Je dois faire une liste et la commande doit être approuvée par monsieur le maire.
L’enfant soupira, frustré.
— C’est pas grave, lâcha-t-il en baissant la tête. Je vais prendre autre chose.
Et il s’en retourna vers le coin jeunesse, en traînant des pieds.
Célia ressentit un pincement au cœur face à son évidente déception. Elle avait vu beaucoup de gamins passer dans cette bibliothèque, mais aucun ne lui avait semblé aussi triste à l’idée de ne pas pouvoir lire un livre. Elle réfléchit. La librairie la plus proche se trouvait à une cinquantaine de kilomètres de là, mais elle imaginait déjà sa grand-mère la tancer pour avoir pris l’initiative d’acheter ce livre sur ses deniers personnels… surtout un roman dont elle possédait un exemplaire dans sa chambre.
Un large sourire étira les lèvres de Célia. Mais oui, c’était ça la solution ! Elle allait lui prêter le sien !
Tu t’emballes, Célia, lui cria sa petite voix intérieure. Ce gosse n’est même pas du coin. S’il t’emprunte ton livre, tu ne le reverras jamais !
« Mais s’il le lit ici, je pourrai garder un œil sur lui… »
— Attends !
Le garçon tourna son visage vers elle.
— Tu… as la possibilité de repasser cet après-midi ?
Il revint vers elle en hochant la tête.
— Oui, je peux.
— OK. Je ferme la bibliothèque à midi, mais j’ouvre à 14 heures. J’apporterai mon édition du Petit Prince et tu pourras le lire ici, si tu le souhaites. Qu’en dis-tu ?
Le regard bleu du gamin s’illumina d’un coup.
— Vous feriez ça ?
— Oui, bien sûr ! Je compte sur toi pour en prendre soin par contre. J’y tiens beaucoup, c’est mon grand-père qui me l’a offerte.
— Vous pouvez me faire confiance, je ne l’abîmerai pas ! Merci beaucoup ! s’exclama-t-il avant de faire demi-tour pour se diriger vers la sortie.
— Hé ! Je ne connais même pas ton prénom !
Il la regarda une dernière fois et puis, après une légère hésitation, lui répondit.
— Gabin. Je m’appelle Gabin.
Et il disparut derrière la porte en bois.

 
  Chapitre 3 

Célia l’avait attendu tout l’après-midi, mais Gabin n’avait pas montré le bout de son nez. D’autres enfants étaient venus, accompagnés de leurs parents ou de leurs grands-parents, mais elle n’avait pas revu l’étrange garçon et en avait été dépitée. Sa réaction l’étonnait elle-même. Elle ne le connaissait ni d’Ève ni d’Adam et pourtant ce gamin l’avait touchée. Les brèves minutes durant lesquelles ils avaient échangé, son enthousiasme lorsqu’elle lui avait proposé de lui prêter son exemplaire du livre de Saint-Exupéry afin qu’il puisse le lire l’avait marquée. Comment cela était-il possible ?
Ce jeune garçon l’intriguait, elle devait bien l’avouer. Sa présence dans cette petite bibliothèque de village l’avait sortie de son train-train quotidien et son air un peu mystérieux avait suscité en elle une curiosité, un intérêt qui l’avaient réveillée.
Depuis plusieurs mois, Célia s’engluait dans une routine dont elle avait, au tout début, apprécié le confort. Elle était venue chercher la sécurité en Bretagne, elle l’avait trouvée, mais ce n’était pas la seule chose qu’elle avait obtenue en se terrant dans ce village. Ici, la vie n’était pas aussi trépidante que celle qu’elle avait connue en Île-de-France, l’ennui la gagnait souvent.
Célia aimait beaucoup sa grand-mère, elle appréciait de travailler au milieu des livres – d’une manière certes différente qu’en librairie, mais peu importait –, pourtant il lui manquait quelque chose. Ses amis, les sorties, l’effervescence de la Capitale, la non-nécessité de prendre sa voiture pour aller faire les courses ou aller consulter un chirurgien-dentiste…
Sans s’en rendre compte, elle était devenue une vraie citadine. Et si elle adorait la Bretagne et tout ce que celle-ci pouvait offrir de beautés, elle ne se voyait pas y vivre toute son existence… du moins pas dans ce village reculé qui ne proposait pas de réelles opportunités d’évolution professionnelle aux jeunes de son âge.
Célia n’avait que vingt-quatre ans et elle n’avait qu’un désir : réussir un jour à dépasser ses peurs pour aller de l’avant. Mais il était encore trop tôt, elle ne se sentait pas assez forte pour reprendre sa vie en main. Pour l’instant, elle se laissait porter. Elle fuyait. Sa grand-mère avait bien raison sur ce point.
Lorsqu’il apparut clairement à Célia, cinq minutes avant l’heure de fermeture, que Gabin ne viendrait finalement pas, elle se résigna à faire un dernier tour parmi les rayonnages pour s’assurer qu’aucun ouvrage ne traînait sur les tables avant d’éteindre son ordinateur puis les lumières. Elle quitta les lieux, l’esprit préoccupé, et verrouilla la porte.
 
Du coin de l’œil, Garance observait Célia qui triait d’un air distrait les différents ingrédients de sa salade. Depuis son retour à la fermette, Célia semblait perdue dans ses pensées. Elle l’avait aidée à préparer le repas, mais alors qu’elle était habituellement très bavarde et lui racontait les menus événements de sa journée, Célia n’avait quasiment pas ouvert la bouche.
— Tout va bien, ma chérie ?
La jeune fille sursauta en entendant la voix de Garance.
— Hum ? Pourquoi cette question ?
— J’ai l’impression que quelque chose te tracasse. Tu es particulièrement songeuse, ce soir.
— Oh… je pensais juste à ce garçon qui est passé à la bibliothèque, ce matin.
Le regard insistant de sa grand-mère incita Célia à poursuivre. Elle lui raconta donc sa rencontre avec Gabin, ses vêtements élimés, son allure nonchalante et surtout sa promesse non tenue.
— Alors, c’est ça que tu es venue chercher, ce midi ! Eh bien… peut-être a-t-il eu un imprévu, tout simplement… À quoi ressemble-t-il ? Tu es sûre de ne l’avoir jamais vu auparavant ?
— Certaine. Je connais tous les gamins du coin, c’est la première fois qu’il entrait dans la bibliothèque. Il est assez grand, les cheveux blonds, la peau très pâle et les yeux bleu clair. Oui… il a vraiment de jolis yeux, extrêmement expressifs. Il doit avoir une petite dizaine d’années.
— Et tu dis qu’il se nomme Gabin ? insista Garance en tentant de se remémorer si elle avait déjà entendu ce prénom dans le village.
— C’est le prénom qu’il m’a donné, oui. D’ailleurs, maintenant que j’y repense, il a eu l’air d’hésiter avant de m’avouer comment il s’appelait…
— Ah oui ? Tu crois qu’il t’a menti ? Pour quelle raison ?
— Menti, non, pas vraiment. C’est juste que… J’ai eu le sentiment qu’il n’était pas sûr de vouloir me communiquer cette information.
Garance fronça les sourcils.
— C’est étrange, effectivement…
— Oui… Ou alors c’est mon imagination débordante qui me joue des tours, reconnut Célia sur un ton fataliste.
— Imagination… ou intuition. Et cette dernière ne t’a jamais fait défaut ! En tout cas, je pense que tu devrais arrêter de t’inquiéter. Son absence de cet après-midi a sûrement une raison toute simple. Ne te mets pas à envisager qu’il lui est arrivé une catastrophe. Je te connais… ajouta-t-elle avec un clin d’œil en se levant pour aller ranger son assiette dans le mini lave-vaisselle.
— C’est plus fort que moi, Mamie… Ce gamin sort de nulle part, il n’était accompagné d’aucun adulte et la façon dont il était habillé me laisse penser que sa famille ne doit pas rouler sur l’or…
Garance revint s’asseoir à table et posa une main sur celle de sa petite-fille.
— Tu ne peux pas sauver tout le monde.
— Je n’essaie pas, je…
— Célia… Quand tu travaillais à Paris, tous les jours, tu achetais un sandwich au sans-abri qui s’était installé sous une porte cochère dans la rue de la librairie.
— Et alors ? Les gens passaient sans même le regarder ! Ce n’est tout de même pas un crime de tendre la main à ceux qui sont dans le besoin ! D’ailleurs, maintenant que j’ai quitté la région parisienne…
— Stop, Célia ! Ne commence pas à t’imaginer le pire concernant ce pauvre homme ! Ce n’est pas parce que tu n’es plus là pour lui offrir ce casse-croûte qu’il lui est arrivé malheur.
— Mais…
— Non… insista Garance sur un ton réprobateur.
Célia reposa sa fourchette et baissa les yeux sur son assiette. Elle n’avait pas mangé grand-chose, mais désormais tout appétit l’avait désertée. Elle détestait se faire sermonner ainsi par sa grand-mère. Elle n’était plus une fillette, bon sang !
— Tu ne vas pas te mettre à bouder tout de même ?
Célia lui lança un regard noir.
— Je ne boude pas, Mamie. Mais quand tu dis ça, j’ai l’impression d’entendre Maman et je n’ai pas besoin de ça… Je me sens infantilisée. Je pensais que toi, au moins, tu comprendrais ma façon de voir les choses. Papy, lui, m’encourageait toujours à laisser parler mon cœur.
Garance ferma les yeux et prit une grande inspiration, comme si elle essayait de s’apaiser. Lorsqu’elle les rouvrit, Célia ne lut plus ni désapprobation ni agacement dans son regard.
— Je suis désolée, ma chérie. Je ne cherche pas à t’infantiliser, mais je m’inquiète pour toi et je voudrais que tu réagisses, que tu avances. Songe à toi avant de te préoccuper de personnes que tu ne reverras peut-être jamais de ta vie. C’est important. TU es importante, toi aussi.
La jeune femme sourit à sa Garance.
— Et concernant ta mère… je suis certaine qu’elle ne pense pas non plus à mal lorsqu’elle te… bouscule un peu. Elle t’aime autant que je t’aime, c’est juste qu’elle ne supporte pas de te voir malheureuse…
— Je… ne suis pas malheureuse, je…
— Mais tu n’es pas heureuse, la coupa Garance. Moi, je meurs d’envie de retrouver la Célia d’avant, celle dont le visage était sans cesse illuminé d’un sourire et qui était toujours partante pour s’amuser. Celle qui adorait s’apprêter pour sortir, rencontrer des gens de son âge… C’est cette Célia que je veux que tu redeviennes.
— C’est… difficile.
— Mais pas impossible.
Célia regarda Garance. Elle aurait aimé lui faire plaisir et permettre à celle qu’elle était, avant son agression, de refaire surface, seulement elle n’y parvenait pas. Pas encore. Se faire du souci pour ce sans-abri et pour le jeune Gabin était peut-être une manière d’oublier ses propres problèmes. Il n’en demeurait pas moins que cette inquiétude n’était pas feinte. Célia était sincère, dans tout ce qu’elle entreprenait, dans ce qu’elle ressentait, elle ne pouvait faire autrement.
Elle se leva de table, vida les restes de son assiette dans la poubelle avant de mettre sa vaisselle avec celle de sa grand-mère dans le petit appareil électroménager. Elle se tourna alors vers Garance qui n’avait pas bougé.
— Je comprends que Maman et toi vous fassiez du souci, mais laissez-moi gérer les choses à ma manière. Me presser ne changera rien. Et si j’ai envie de m’en faire pour de parfaits inconnus… c’est mon droit le plus absolu.
Et elle sortit de la cuisine sans permettre à sa grand-mère de répliquer.

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