Auteur Sujet: La Bibliothèque-T3-Aimer de Pauline Deysson  (Lu 70677 fois)

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La Bibliothèque-T3-Aimer de Pauline Deysson
« le: jeu. 11/05/2023 à 17:17 »
La Bibliothèque-T3-Aimer de Pauline Deysson



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À la coccinelle arc-en-ciel

Chapitre 1 : La première porte

I

De hauts arbres s’élevaient autour d’elle. Des arbres au tronc si serré qu’ils formaient des murs. De longues allées brunes aux reflets verdoyants s’étendaient à perte de vue. Par endroits, dans un coin de ciel d’un azur irréel, on apercevait des arches de verre… Des arches de verre ? Au beau milieu d’une forêt ?
Émilie se retourna. Quel étrange bois ! Nul chant d’oiseau n’y résonnait, aucun souffle d’air ne venait caresser sa peau. Elle se mit à marcher. Le son de ses pas s’étouffait très vite sous l’épaisse canopée. Elle jetait de temps à autre un regard intrigué aux reflets irisés qui se devinaient au-dessus de la forêt.
Enfin, elle parvint à une bifurcation.
De quel côté tourner ?
Les chemins se ressemblaient tous, inextricable labyrinthe d’arbres et de cristal.
Un homme au visage masqué apparut dans l’allée adjacente. Vêtu d’un étrange uniforme, ses yeux gris dévisagèrent Émilie.
« Qui es-tu ? lança-t-elle.
– Je suis le Ninja gris, répondit l’inconnu, hautain.
– C’est un nom bizarre.
– Comment oses-tu ? s’insurgea l’homme. Je suis le héros d’Oméga, j’enquête sur de mystérieuses disparitions…
– Sais-tu où nous sommes ? »
Le Ninja gris regarda autour de lui.
Les mêmes arbres serrés, les mêmes arches de verre, d’autres carrefours dans le lointain.
« Ce monde n’est pas normal, soupira le Ninja.
– Partons à gauche, il y a davantage de croisements.
– La droite m’inspire davantage.
– Fais comme tu veux. »
Émilie s’engagea dans l’allée de gauche. La terre crissait sous ses pas. Une terre fine, mêlée à de minuscules graviers. Il ne lui fallut pas longtemps pour atteindre la bifurcation… Elle débouchait sur un chemin similaire aux précédents.
Émilie avança jusqu’à la prochaine intersection.
Comment des arbres pouvaient-ils pousser aussi serrés les uns contre les autres ? Elle ne parvenait même pas à glisser sa main entre deux troncs… Et ces arches transparentes, elles devaient avoir des fondations…
Elle gagna l’allée suivante.
Elle marchait de plus en plus vite.
Un nouveau croisement.
Puis un autre.
Elle commença à courir.
Impasse.
D’où venait-elle ? À force de tourner, elle avait perdu le sens de l’orientation.
Elle voulait sortir d’ici. Elle avait une vie à vivre…
La terre lui renvoyait des grincements désagréables. Elle s’arrêta pour gratter le sol du pied. Les quelques centimètres d’humus recouvraient une surface dure, trop lisse pour être de la pierre…
« C’est du verre. Oméga en est envahi. »
Accolé aux arbres, les bras croisés, le Ninja gris la fixait d’un air suffisant.
« Ce que je ne comprends pas, poursuivit-il, ce sont ces arbres. Il n’y en a pas autant dans Oméga. Ils forment un labyrinthe.
– Comment peut-on être dans un labyrinthe ? répliqua Émilie. Je n’ai aucun souvenir d’être entrée ici.
– Moi non plus.
– Il doit y avoir une logique…
– Il faut aller de l’avant ! Ce n’est pas en restant là que nous trouverons la sortie.
– Alors pars ! Pourquoi es-tu revenu me chercher ? Et comment as-tu fait pour me retrouver ?
– Je maîtrise Oméga comme ma poche. Je sais comment m’y déplacer rapidement, sans être vu.
– Dans ce cas, tu devrais avoir repéré une issue.
– C’est pour cette raison que je suis avec toi, poursuivit le Ninja sans se départir de sa suffisance. Ta présence ici est aussi anormale que celle des arbres : tu dois donc être liée à eux et à la sortie.
– D’où tires-tu autant de certitudes ?
– Je connais Oméga par cœur. Je n’y ai jamais vu une fille brune aux yeux bleus. J’ai demandé à Iris de t’analyser… Comment t’appelles-tu ? »
Les pensées d’Émilie se bousculaient. Brune aux yeux bleus ? C’était bien elle et pourtant… Pourquoi s’imaginait-elle blonde aux yeux noisette ? Que voulait dire le Ninja quand il parlait de jouer ? Qui était Iris ?
« Hé, tu m’écoutes ? l’interpella le Ninja. Je t’ai demandé ton nom !
– Qui est Iris ?
– Mon Revery, quelle question. Tu ne fais décidément pas partie d’Oméga… »
Émilie n’entendait plus. Trop d’informations luttaient pour émaner des brumes de son esprit. Un Revery… Elle était sur le point de se souvenir de quelque chose. Un élément capital. Une clé qui la ferait sortir à coup sûr du labyrinthe. Mais devait-elle partir maintenant ? N’avait-elle pas une mission à remplir ?
Trop tard. Tout lui revenait…
« C’est un rêve ! » eut-elle le temps de lancer au Ninja gris avant de disparaître.



« C’est un rêve, » murmura-t-elle au livre ouvert devant elle.
Assise à côté d’elle, une silhouette bleutée fixait les signes d’or qui en constituaient le texte. De sa main transparente, elle tourna une page.
Quelques secondes s’écoulèrent.
Une autre page.
Peut-on mesurer le temps dans un lieu où il n’existe pas ?
Une nouvelle page.
Une âme rêvait, et Émilie ne parvenait pas à l’accompagner. Une âme qui s’imaginait en Ninja gris et ne savait pas qu’elle lisait, une âme qui oublierait ce rêve comme tous ses autres songes, à l’inverse d’Émilie qui s’incarnait au milieu de ces pages comme dans une vie réelle. Chaque départ de la Bibliothèque représentait un changement d’univers auréolé d’oubli ; chaque retour symbolisait la fin d’une vie.
« Comment es-tu sortie ? »
Une femme à la longue tresse noire striée d’argent venait de la rejoindre, un livre à la main. Les yeux clairs de la Bibliothécaire la regardaient avec bienveillance. C’était la troisième fois qu’Émilie échouait à rêver avec une âme.
« C’est toujours la même chose. À chaque fois qu’ils mentionnent leur Revery, tout me revient. Je suis dans le labyrinthe, l’esprit vide, plus ou moins près d’eux. Nous comprenons que nous sommes piégés, ils appellent leur Revery au secours. Je pense à mon Revery, à la fleur de lys, à la Bibliothèque, je me souviens que c’est un rêve. Je n’arrive pas à rester dedans tandis qu’eux continuent l’histoire… »
Comme pour la narguer, l’âme tourna la page qu’elle était en train de lire.
« Pourquoi ? dit Émilie en se levant rageusement. Pourquoi ne puis-je pas rêver en étant consciente de l’existence de la Bibliothèque ? À ce rythme, je ne serai jamais prête à combattre Jean…
– Je repousserai Jean autant de fois qu’il le faudra. »
Émilie resta muette. Ses cheveux blond cendré, coupés à la garçonne, lui effleuraient les yeux sans dissimuler son regard noir.
« Je sais que tu as du mal à me faire confiance, reprit la Bibliothécaire. Mais vois ce que tu es devenue ! »
Émilie fixa Antonie sans comprendre.
« Ton âme a considérablement grandi. Ton apparence est celle d’une jeune fille de vingt ans, proche du summum de ses potentialités. Depuis ton retour d’Alma, tu as l’impression d’avoir tout perdu. Tu traverses pourtant le seul chemin menant à l’arme capable de t’aider contre Jean… Toi-même.
– J’en ai assez ! Assez de souffrir aveuglément pour un combat qui n’est pas le mien. D’abord vous écrivez pour moi un livre merveilleux où je sauve le Technomonde grâce à la magie, ensuite vous m’envoyez sans aucun avertissement dans un autre rêve inspiré du passé, où je suis vouée à perdre une guerre que je ne peux pas empêcher. Non contente de manipuler mes émotions sous le prétexte de faire de moi une Bibliothécaire, vous permettez à Jean d’entrer dans mon livre. Vous le laissez posséder mon âme. Et tout cela pourquoi ? Parce qu’en plus d’abandonner tous mes idéaux, il était important que je sache quelle menace votre ancien apprenti représente. Vous jouez avec moi ! À présent, vous m’envoyez rêver dans un troisième livre avec des inconnus. Vous prétendez que cela me permettra d’aller de l’avant, mais vous refusez de tout me dire ! Souffrir n’est pas suffisant, il faut que je progresse par moi-même pour devenir un jour capable de vaincre Jean à votre place… J’en ai assez !
– Ta rencontre avec Jean n’a pas été un choix prémédité. Il est entré dans la Bibliothèque en se servant d’un rêveur et je n’avais pas la force de le repousser : j’ai dû prendre des risques à tes dépens et j’en suis désolée. La voie du Bibliothécaire n’est jamais facile : je suis passée par les mêmes désillusions que toi. Tu crois que je t’utilise ; c’est faux. Ta venue ici a été motivée en partie par mon désir de vaincre Jean, mais cela ne doit pas être ton principal objectif. Anéantir celui qui fut mon apprenti est une nécessité, non une fin en soi. C’est le seul moyen pour toi de lire et de faire rêver les âmes en toute quiétude.
– Et si je ne veux pas vivre plusieurs vies ? Si je souhaite retourner dans le Technomonde ?
– Si tu le désirais vraiment, tu serais déjà partie. Gagne le centre du labyrinthe et tu obtiendras les réponses que tu attends.
– Je n’arrive pas à vous faire confiance. Comment puis-je progresser si vous me cachez une partie de la vérité ?
– Cette découverte doit être la tienne. Tu m’as reproché de tout prévoir, de te manipuler : cette fois, ce n’est plus le cas.
– Vous décidez ce que je dois lire et avec qui je dois rêver. Je ne suis jamais seule. Je ne suis jamais libre.
– C’est le dernier livre que je choisis pour toi. Parviens au centre du labyrinthe et tu liras ce que tu voudras. Je te le promets. »
L’amertume d’Émilie était palpable.
« Cela ne marche plus, trancha-t-elle. Les obstacles ne me poussent plus à avancer. Je ne sais même pas pourquoi je m’acharne à entrer dans ce livre.
– Parce que tu es curieuse. En dépit des épreuves que tu as traversées, tu as toujours soif de connaissances. »
Émilie garda longtemps le silence. Pouvait-elle avoir foi en cette nouvelle promesse ? Les mots avaient perdu leur pouvoir. Elle aurait pu quitter la Bibliothèque… Pour aller où ? Elle avait peur. Peur d’elle-même. Peur d’être poursuivie et dominée par Jean. Peur de ce qu’elle serait prête à faire pour se libérer.
« Très bien, lâcha-t-elle enfin. J’accepterai de suivre vos conseils une dernière fois.
– Je te remercie.
– Cela ne signifie pas que je vous pardonne.
– Je comprends. »
Résolution et regret se partageaient le regard d’Antonie. Émilie la fixa, gravant dans son cœur ce pacte tacite. Il lui fallut un long moment pour accepter cet état de fait, et revenir au problème qui la préoccupait.
« Pourquoi m’imposez-vous d’accompagner des rêveurs ?
– Les âmes, qu’elles te ressemblent ou qu’elles s’opposent à toi, t’obligent à te poser des questions. Elles préviennent l’enfermement et la stagnation ; elles t’aident à progresser dans le labyrinthe et à maîtriser tes pouvoirs. Apparais-tu systématiquement au même endroit ?
– Non, bien sûr. Vous m’avez demandé d’imaginer un dédale différent à chaque fois, pour que Jean ne perçoive pas ma présence à travers les rêves.
– En effet. Il ne faut pas que plusieurs personnes rêvent dans un cadre identique ou te rencontrent sous la même forme. À travers leur Revery, Jean finirait par repérer cette anomalie et saurait où te trouver…
– Sans compter qu’il tuerait probablement les rêveurs concernés. Vous me l’avez assez dit, j’ai bien retenu la leçon… Toujours créer un nouveau labyrinthe et changer d’apparence à chaque tentative. Cela ne répond pas à ma question !
– Le labyrinthe s’est-il déjà matérialisé comme que tu l’imaginais ?
– Non. Pendant quelques secondes, tout au plus… Le temps pour l’âme d’entrer dans le rêve… »
Émilie s’interrompit.
« Vous voulez dire que… Ces ajouts bizarres viendraient des rêveurs ? Je croyais avoir mal pensé…
– À quoi t’attendais-tu et qu’as-tu vu à la place ?
– J’ai souhaité une forêt ; des arches de verre surplombaient les arbres. Avec le deuxième rêveur, j’ai imaginé des haies mais les buissons contenaient des piles de vêtements. Et la première fois… J’ai pensé à des briques qui se sont recouvertes d’icônes Revery. Est-ce parce que le rêve se plie en même temps à l’âme et à moi ?
– Exactement. Plus ce que tu imagineras sera flou, plus tu laisseras d’amplitude à la vision des âmes.
– Et après ? Je n’ai pas accès à leurs souvenirs. Seulement à ce qu’elles inventent. Quand je les questionne sur leur passé, elles m’ignorent et ne parlent que de trouver la sortie du labyrinthe.
– Essaie de les suivre.
– Comment faire pour ne pas me réveiller ? Dès qu’elles mentionnent le Revery, je quitte le rêve. »
Le regard évasif, Antonie laissa mourir l’écho de la voix d’Émilie avant de lui répondre.
« Pour moi, c’était le vol.
– Que voulez-vous dire ?
– Parcourir le ciel en flottant, comme les dieux et les héros. J’adorais ça. À chaque fois que j’entrais dans ce livre, je volais pour m’échapper du labyrinthe. Quand l’excitation de la réussite ne me faisait pas perdre cette incroyable faculté, les murs s’élevaient en même temps que moi. Ou bien j’avançais vers un obstacle précis que quelqu’un ou quelque chose me retenait toujours d’atteindre. La frustration finissait par m’éveiller. J’avais beau avoir déjà rêvé auparavant, j’étais comme une enfant. En revenant dans la Bibliothèque, je découvrais que le vol n’avait été qu’un rêve… Lasse de ces échecs, j’ai décidé d’associer irrémédiablement le vol au rêve. Pour ne plus éprouver cette immense déception en sortant du livre. Au début, ce fut un fiasco. Quand je m’envolais, le souvenir du rêve luttait aussitôt pour refaire surface : alors, je me retrouvais dans la Bibliothèque, tout comme toi.
– Êtes-vous arrivée au centre du labyrinthe ?
– J’ai persisté, avec acharnement. Le Bibliothécaire m’incitait à abandonner cette obsession pour me concentrer sur le labyrinthe. Mon désir était trop intense… Après plusieurs tentatives infructueuses, j’ai fini par mêler si bien le vol au rêve que, à peine décollée du sol, je prenais conscience de la Bibliothèque, sans pour autant m’éveiller. Je suis devenue capable de m’envoler à volonté. J’ai cessé de nager la brasse à travers les airs, ou de faire de grands sauts : je me suis imposé de voler par la seule force du regard et j’ai parcouru des paysages incroyables. J’ai appris à interpréter les symboles de sorte à créer des panoramas sans cesse renouvelés, allant jusqu’à emplir les trois dimensions. Voler semblait tellement impossible dans ma réalité qu’il m’a fallu beaucoup d’efforts pour rendre ce geste vraisemblable, facile, comme s’il avait toujours fait partie intégrante de mon quotidien.
– Vous aviez un désir. Je n’en ai aucun.
– Tu dois chercher en toi la clé qui te permettra de prendre conscience du rêve et de ton pouvoir sans te réveiller. Trouve un autre souvenir auquel associer le Revery : une évocation qui sera une invitation au rêve. »



Des centaines de silhouettes bleutées se pressaient autour de la Bibliothécaire et de son apprentie. Grandes, petites, belles, laides, filiformes, épaisses, on discernait sur leur visage une paire d’yeux blancs. Bien que certaines se ressemblent, aucune n’était parfaitement identique à sa voisine. Au premier regard, la Bibliothécaire savait quel rêve leur conviendrait : dans sa main apparaissait le livre dont le rêveur avait besoin.
Quand Antonie lui fit signe, Émilie conduisit l’âme qu’elle lui désignait parmi les tables et tourna l’angle pour ne plus voir la porte. Il s’agissait d’une âme de petite taille aux yeux écarquillés. Probablement une enfant, songea Émilie alors qu’elle se remémorait les explications de la Bibliothécaire :
« Même si l’apparence des âmes reflète leur être véritable et non leur physique terrestre, les deux sont inextricablement liées. L’âge des hommes sur Terre influence leur perception d’eux-mêmes et du monde. Une petite âme peut appartenir à un enfant, ou à un adulte qui se considérerait comme inférieur aux autres. Pour savoir qui se tient devant toi, observe et vide ton esprit. »
 Émilie s’installa à côté du rêveur et ouvrit son livre. Ils posèrent ensemble le doigt sur le premier signe du rêve.
Un labyrinthe.
Quelle apparence adopter, cette fois ? Émilie peinait à s’imaginer autrement. Jusqu’à présent, elle s’était contentée de modifier ses yeux et ses cheveux, indifférente à l’effort que lui demandait Antonie.
Elle ne ressemblait à rien. Elle ne se projetait dans aucun personnage avec assez de force pour désirer s’y incarner. Une chose informe, voilà à quoi se réduisait son âme… Une masse incolore et terne, dégoulinante, possédant tout juste un visage. Telle serait sa prochaine apparence.
Lorsqu’elle eut une image nette de son futur aspect, Émilie se plongea dans le labyrinthe. Peu lui importait le décor du dédale.
Elle s’imagina, intacte sous sa carapace flasque. Elle se voyait quelque part dans une allée. L’éclat déclinant du crépuscule, une odeur rappelant l’humus, la mousse verdoyante sur les pierres grises…
Il n’y avait qu’elle. Dans le labyrinthe.

Émilie ouvrit les yeux. De hauts murs l’entouraient. Des murs anciens, envahis par le lichen et tapissés de symboles lumineux. Des symboles lumineux… Quand elle tendit la main pour les toucher, Émilie s’aperçut qu’elle n’avait pas de doigts. Ce qui lui faisait office de bras se terminait en moignon informe. Elle était recouverte d’une substance grisâtre, qui se répandait en gouttes molles lorsqu’elle bougeait. Pourtant, elle avait l’impression d’être elle-même. Si elle se concentrait, elle parvenait à remuer les doigts ; cachée sous cette carapace flasque, elle demeurait inchangée. Elle se sentait ridicule.
Et ces symboles… Celui qu’elle s’apprêtait à palper ressemblait à un gâteau aux fraises. Très coloré, il n’était pas gravé sur le mur comme elle l’avait d’abord cru. Il… Brillait. Par-dessus les pierres. Lorsqu’elle voulut le toucher, son moignon passa à travers ; elle sentit confusément la roche froide et humide. Elle se retira ; une tâche grise témoignait de sa tentative.
« Qui es-tu ? »
Une femme aux formes généreuses se tenait à côté d’Émilie. Vêtue d’un costume blanc près du corps, une grande cape rouge flottait derrière elle. Ses longs cheveux bouclés, animés d’une vie propre, se mouvaient autour de sa tête sans le secours du moindre souffle de vent.
« Tu es vraiment bizarre ! s’exclama l’inconnue. Tu ressembles à un monstre mal fagoté… Toi aussi tu joues à Hero Star ?
– Quoi ?
– Hero Star. Tu sais, ce jeu où on peut se transformer en superhéros et devenir des stars ! Mop vient de me le faire découvrir.
– Mop ?
– Je m’appelle Nao 9, et toi ?
– Émi… »
Non. Elle ne devait pas révéler son vrai nom.
« Émi 0.
– J’ai essayé de voler pour sortir d’ici mais ça ne marche pas, les murs grandissent en même temps que moi. Mop pense qu’on est dans un labyrinthe bionique… Tiens, le voilà qui arrive ! »
Une boule noire de la taille d’un poing vint flotter près de la tête de Nao 9.
« Mop, je te présente Émi 0.
– Enchanté ! »
Mop parlait d’une voix de garçon, enthousiaste, un soupçon métallique.
« Allons par ici ! reprit Nao 9. Peut-être qu’à trois on aura plus de chances de trouver la sortie. »
La jeune femme dégageait une énergie contagieuse. Comment pouvait-elle marcher avec des talons aussi hauts ? Et qu’était Mop exactement ?
« Vous avez vu les murs ? lança Nao 9. On dirait des icônes de Cook and Shop ! Quand je les ai touchées, il ne s’est rien passé…
– J’ai exploré la deuxième allée, poursuivit Mop. Je n’ai rien trouvé à part d’autres chemins.
– N’as-tu pas la carte de cet endroit ?
– Peut-être faut-il la débloquer. Je n’ai aucun réseau auquel me connecter…
– Je vais essayer de m’envoler encore une fois. »
D’un saut dynamique, Nao 9 se propulsa vers le ciel. Au milieu des ors du crépuscule, Émilie ne discernait plus que sa cape vermeille et sa crinière blonde. Elle avait depuis longtemps dépassé la hauteur apparente des murs.
Lasse d’attendre, Émilie emprunta une route adjacente. Mop vint flotter devant elle.
« Où vas-tu ? Nao n’est pas revenue !
– Elle aurait déjà dû franchir les parois. Ce labyrinthe n’est pas normal ; je veux l’explorer. Regarde le ciel ! On ne voit même pas le soleil pour s’orienter… »
Dès qu’elle redescendit, Mop se précipita vers Nao.
« Les murs montent avec moi, rien à faire… Le soleil ? Maintenant que tu en parles, j’ignore où il est. Quelle heure est-il ?
– La nuit va bientôt tomber, commenta Mop. Je ne sais pas vous, mais ça donne faim.
– Tu as raison ! lança Nao. Je vais nous préparer un bon gâteau. Démarre le jeu, Mop ! »
La grosse perle noire s’exécuta. Les icônes sur les murs s’illuminèrent ; les échos d’une musique sucrée résonnèrent dans les allées.
Nao 9 touchait les dessins à une vitesse impressionnante.
« Fruit ! »
« Crème ! »
« Sucre ! »
« Bonus temps ! »
Lorsqu’elle posait sa main sur une icône en claironnant son nom, celle-ci s’illuminait.
La musique s’accélérait, obnubilante ; Mop encourageait Nao en sautillant dans les airs.
Émilie voulait fuir et se boucher les oreilles, mais l’énergie de Nao la clouait sur place.
Quand elle s’écarta enfin du mur, les symboles s’étaient rassemblés en un gigantesque gâteau chocolat-fraise, aux couleurs criardes et à la forme parfaite.
« À table ! déclara Nao.
– Félicitations, tu as gagné 2500 points ! » renchérit Mop.
Émilie ferma les yeux. Elle ne supportait plus cette musique. Elle aussi, il y a très longtemps, avait clamé ces noms. Incapable d’obtenir plus de 200 points… Elle revoyait ses mains. Non, elle n’avait plus de mains… La mélodie cédait la place aux échos de voix d’enfants…
« Regardez ! »
Le cri de Nao ramena le silence.
Un homme se dirigeait vers eux. Un individu grand et frêle, vêtu d’une armure moderne aux reflets verdoyants, les cheveux coiffés en pointe au sommet de sa tête. Les lèvres fines, l’air sournois, il s’immobilisa non loin d’eux.
Nao le rejoignit, entraînant Émilie et Mop dans son sillage. Sa cape et sa chevelure se mirent à flotter de plus en plus rapidement autour d’elle. L’inconnu les fixait sans dire un mot. Émilie était persuadée d’avoir déjà vu ce visage…
« Viper ! s’exclama Nao. Que fais-tu ici ? »
L’homme afficha un sourire méchant.
« Je ne te laisserai pas passer, May. Tu es à moi, tu le sais bien. »
May ? Viper ? Émilie fut parcourue d’une décharge électrique.
« Les personnages d’Amour impossible, murmura-t-elle.
– Aide-nous, Émi 0 ! lança Mop. Nous devons vaincre Viper, sinon il enlèvera May !
– Je…
– Ne me touche pas ! »
Viper tentait d’emmener Nao de force. Mais était-ce bien Nao, cette fille en robe de métal argenté, à la coiffure étrange ? Où se trouvait l’héroïne capable de s’envoler ? Alors qu’Émilie fixait la scène, Mop se précipita au secours de celle qui ressemblait désormais à la princesse May.
« Lâche-moi !
– Laisse-la tranquille, grosse brute ! Aide-nous, Émi 0 !
– Hors de mon chemin, sale Revery ! »
D’un grand coup de poing, Viper projeta Mop contre le mur.
Revery. Émilie le savait, le mot lui brûlait les lèvres depuis le début… Mop, Viper, Nao 9, tout ce qu’elle venait de vivre…
« C’est un rêve ! »
Son exclamation ramena le silence sur le labyrinthe. Nao, Viper et Mop se figèrent.
Près d’Émilie, une pierre tomba du mur. À travers, elle apercevait une autre allée.
Une deuxième brique la rejoignit.
Puis une troisième.
Les icônes de Cook and Shop s’éteignaient…



« Encore raté. »
Émilie ne s’adressait à personne en particulier. L’âme à côté d’elle poursuivait son rêve ; le premier chapitre touchait à sa fin.
Si près du but…
« Tu es allée plus loin que d’habitude. »
Émilie ne contredit pas Antonie. Jamais elle n’était arrivée aussi près du deuxième chapitre.
« Le Revery m’a encore fait sortir, commenta-t-elle. Et cette fois… Quelqu’un nous a rejoints. Un personnage d’une série que je regardais dans le Technomonde. Une histoire que Nao… Que cette âme connaît.
– S’est-il produit autre chose ?
– Je l’ai suivie. Nao. D’habitude, je vais de mon côté. Mais elle… Elle m’a obligée à l’accompagner.
– As-tu résisté ?
– Non. Son Revery est apparu. Elle a essayé de voler hors du labyrinthe, puis Viper est arrivé. Elle jouait à Cook and Shop. Sur les murs. »
Émilie se tut. Elle avait la désagréable impression qu’Antonie lisait dans ses pensées.
« Vous l’avez choisie pour cette raison, n’est-ce pas ? reprit-elle. Nao. Vous saviez qu’elle partageait certains souvenirs avec moi.
– Elle ressemble à ce que tu aurais pu être si tu avais accepté le Revery. J’ai voulu t’aider à associer cet objet à d’autres réminiscences.
– C’était une bonne idée… J’ai progressé dans le labyrinthe. »
Émilie fixa froidement Antonie.
« C’est Nao qui a fait apparaître Viper. Il n’était rien de plus qu’une émanation d’elle.
– Détrompe-toi, répliqua Antonie. Tu viens de rencontrer un gardien.
– Un gardien ? Qu’est-il censé protéger ?
– La première porte du labyrinthe.
– Pourquoi ne l’ai-je jamais vu auparavant ?
– Tu n’as pas laissé le temps au rêveur qui t’accompagnait de révéler ses forces.
– Que voulez-vous dire ?
– Lis mieux. Analyse les formes que prend le labyrinthe. »
Émilie resta silencieuse. Elle ne savait pas quelle attitude adopter auprès des rêveurs. Lorsqu’elle était reine d’Alma, elle avait tué un homme de ses mains. Elle avait vu des êtres chers torturés, défigurés, assassinés. Ses actions irréfléchies avaient entraîné la perte de milliers d’innocents. Peu importait que les morts soient de papier : ils avaient ouvert dans son cœur une plaie bien réelle. Elle se méprisait et dédaignait la nature humaine qui l’avait conduite à de telles extrémités.
Le tempérament simplifié des rêveurs les rendait plus étranges et incohérents que les personnages. Aucun jusque-là ne lui avait apporté quoi que ce soit. Réels, ils se caractérisaient par l’incohérence de leurs univers : habituée à la logique des songes en solitaire, Émilie ne parvenait pas à cohabiter avec leur imaginaire disparate et imprévisible. Comment réagiraient des êtres aussi fantasques si elle laissait libre cours à sa mémoire ? Resteraient-ils imperméables à sa réalité ?
« Puis-je montrer aux âmes mes anciens rêves ? finit par lâcher Émilie. Avalon, les sirènes, les fées… Alma.
– Tu peux utiliser sans danger les souvenirs de ton premier rêve. Les créatures que tu y as rencontrées sont présentes de manière à peine déguisée dans de nombreux jeux vidéo et films ; si les âmes les nomment autrement que toi, leur surgissement dans un rêve n’a rien d’invraisemblable. Cependant, méfie-toi de ton deuxième rêve. Jean pourrait reconnaître des lieux ou des personnes. Je sais que cela représente une difficulté supplémentaire…
– Sans Jean, tout aurait été différent.
– La connaissance de soi nécessaire à la maîtrise du rêve est une voie semée d’embûches et de souffrance, répliqua Antonie. Les peurs et les faiblesses que nous apprenons à affronter sont inhérentes à notre humanité. Jean accélère et accentue un cheminement que la Bibliothèque t’oblige à suivre.
– Un être humain normal ne peut vivre autant de vies. Il perdrait son identité.
– C’est pourquoi il est essentiel que tu atteignes ton être véritable. Ainsi, tu pourras rêver sans oublier qui tu es…
– Et vaincre Jean.
– C’est un objectif secondaire. »
Secondaire… Pour Émilie, triompher de celui qui l’avait poussée à assassiner un homme de sang-froid constituait une priorité.
« Puis-je leur parler de moi ? Aux rêveurs. Puis-je leur raconter… Ce que j’éprouve ?
– Bien sûr, si tel est ton souhait. Veille simplement à ce qu’ils ne connaissent pas ton nom…
– Et ?
– Prends garde à l’intensité de tes sentiments. Si tu leur ouvres trop ton cœur, tu les marqueras, comme Mélisande t’a marquée dans ton premier rêve. Ils se souviendront de toi à leur réveil, se remémoreront ta présence à défaut de voir ton visage, ils partageront avec leur Revery ce songe où ils ont éprouvé des émotions inhabituelles. »



Quand Émilie ouvrit le livre, elle regarda avec plus de vigilance le symbole du labyrinthe et se remémora les formes qu’il avait prises. Haies, arbres, briques, pierres, une caractéristique commune reliait-elle ces dédales ?
« Ils sont faits de matière naturelle, mais le symbole ne l’exige pas, pensa-t-elle. Les rêveurs y ont inséré des fragments de jeux vidéo… »
Un détail dans le premier signe du rêve retint son attention. Labyrinthe, clamait l’icône à l’intérieur du triangle. Concentrée sur ce dessin, Émilie n’avait jamais remarqué le deuxième signe superposé au symbole, qui saturait pourtant l’ensemble du texte : un lieu où l’on se sent bien. Comment pouvait-on être à l’aise dans un dédale aussi gigantesque ?
Cependant, Émilie ne pouvait le nier. Depuis le début, elle avait transposé dans le labyrinthe des environnements qu’elle aimait.
Si elle laissait l’âme à côté d’elle concevoir l’intégralité du dédale, que se produirait-il ? Perdue dans le Technomonde, irait-elle plus facilement de l’avant ?
Émilie commença par s’imaginer elle-même. Elle-même, sous une nouvelle carapace… Une armure ferait l’affaire. Une cuirasse noire, légère comme un vêtement et aussi résistante que la pierre.
Où ? Dans un labyrinthe carrelé. De grandes dalles claires veinées de gris, au contour doré… Elle voyait ce sol. Accroupie, elle pouvait presque le toucher…

Un carrelage blanc s’étendait devant elle. Frais et lisse, elle le caressait de la main quand son regard fut attiré par les murs. Des parois couvertes d’images se dressaient à perte de vue. Lorsqu’elle s’approcha, elles s’animèrent… C’était un miroir ! Une glace infinie sur laquelle brillaient des photos rondes. Des visages. Femmes, hommes, enfants, des dizaines de milliers de portraits se succédaient, dessinant des couloirs aux briques étranges. Tous montraient des personnes à l’apparence remarquable. Tatouages, piercings, maquillage, lèvres et nez déformés, peau tirée, en dépit d’une notion très relative de la beauté, chaque individu arborait l’expression de quelqu’un qui se présente sous son meilleur jour.
« Miroir est mon réseau préféré. »
Il fallut quelques secondes à Émilie pour apercevoir les deux grandes bulles qui flottaient non loin d’elle. L’une représentait un homme aux yeux bridés, assez jeune malgré ses cheveux d’un blanc de neige. L’autre ressemblait à une girafe à lunettes.
« Je m’appelle Cheng, et toi ? »
La question émanait de l’homme. La voix correspondait à son image : douce, à la fois mature et enjouée.
« Je suis Émi… Émi 6. »
L’autre bulle éclata d’un rire froid.
« Tu ne peux pas t’appeler comme ça ! On dirait un pseudonyme à la Hero Star… Sur Miroir, nous interdisons les chiffres dans les noms. Chacun doit se montrer sous sa véritable apparence, avec son vrai nom ! D’ailleurs… Ton armure n’est pas autorisée non plus. Les Divêtis n’en fabriquent pas.
– Lisham, ne sois pas désagréable, intervint la bulle qui s’appelait Cheng. Tout le monde est le bienvenu sur Miroir. »
La bulle girafe ne daigna pas répondre.
« Ne fais pas attention à lui, reprit Cheng. Tu peux bien rester Émi 6… Mais Lisham n’a pas entièrement tort. Miroir privilégie l’apparence et les rapports humains sincères. Nous n’acceptons pas les photos fantaisistes et les noms non enregistrés dans le Répertoire Universel. »
La photo de Cheng ne bougeait pas lorsqu’il parlait. Émilie ne s’habituait pas à cette voix désincarnée. Son reflet noir renvoyé par les murs lui donnait le vertige ; elle s’appuya contre un des visages imprimés sur le miroir.
« Bonjour ! Je m’appelle Kashua, j’aime jouer à Mega-beauty et mon film préféré est D’amour et de larmes. J’ai rejoint Miroir parce que je veux être appréciée pour ce que je suis ! Et toi, qui es-tu ? »
Émilie fit un bond en arrière ; Lisham émit un ricanement narquois.
« Que t’arrive-t-il, Émi 6 ? demanda Cheng. Pourquoi ne contactes-tu pas Kashua ? Son message d’accueil a l’air engageant, elle doit être adorable ! Que ses rêves se réalisent. »
L’entrain de Cheng accrut l’incrédulité d’Émilie. Il flotta quelques instants devant elle, guettant vainement sa réponse.
« Je sais ! s’exclama-t-il. C’est ton armure qui te rend si distante. Il faut t’en débarrasser ! Sois toi-même, Émi 6. Garde ton vrai nom et cesse de vouloir te défendre. Tu ne crains rien dans le Technomonde !
– Même si tu es une inapte, les CASS te remettront sur le droit chemin. »
Alors qu’il prononçait ces mots, Lisham donnait l’impression de sourire. Émilie l’ignora. Des souvenirs cherchaient à refaire surface ; l’un d’eux lui échappa avant qu’elle ait pu le retenir.
« Je t’ai déjà vu, lança-t-elle à Lisham. Y a-t-il d’autres girafes à lunettes dans le Technomonde ?
– C’est une icône de Retrouve-moi, intervint Cheng. Viens, je t’expliquerai pendant que nous explorons Miroir ! »
Émilie suivit Cheng alors qu’il bifurquait dans une nouvelle allée, elle aussi couverte de photos.
« Retrouve-moi est l’exact opposé de Miroir, disait-il. J’organise souvent des événements entre les deux. Sur Miroir, tu n’as pas le droit de mentir, tu dois paraître tel que tu es. Sur Retrouve-moi, chaque inscrit doit choisir entre dix avatars pour créer son profil ; la girafe à lunettes est l’un d’eux.
– Si tout le monde se ressemble, comment repérer ses amis ? demanda Émilie. Le principe des réseaux sociaux n’est pas de discuter une fois avec quelqu’un d’impossible à retrouver.
– Justement ! Sur Retrouve-moi, les échanges sont basés exclusivement sur les centres d’intérêt de chacun. Ce réseau permet une personnalisation maximale ! Par exemple, si tu aimes les films, tu dois préciser le registre, mais aussi le sous-genre et tes protagonistes favoris. Il n’y a pas deux individus sur Retrouve-moi qui aient exactement les mêmes affinités ! N’est-ce pas extraordinaire ? »
L’exaltation permanente de Cheng donnait à Émilie une furieuse envie de le contredire.
« Extraordinaire, c’est le mot, répliqua-t-elle. Encore faut-il avoir le loisir d’écouter les milliers d’heures d’enregistrement où chacun expose ses préférences dans le moindre détail…
– Je n’y ai jamais passé longtemps. Lisham repère les spécificités de chacun en quelques secondes.
– Quel genre d’événement organises-tu entre Miroir et Retrouve-moi ? voulut savoir Émilie.
– Des rencontres. C’est toujours très drôle d’observer les participants en train d’essayer de se reconnaître. Des concours aussi : c’est à celui qui identifiera le premier un membre de Retrouve-moi sur Miroir.
– Autrement dit, au premier qui fera le lien entre les centres d’intérêt de quelqu’un et son apparence…
– Exactement.
– L’aspect des gens ne reflète pas nécessairement leurs goûts.
– Bien sûr que si.
– Prends mon cas. Je porte une armure mais ce n’est pas pour me défendre. J’aimerais que tout le monde soit heureux.
– Facile, intervint Lisham. Ton armure sert justement à te protéger du malheur que certains inaptes t’ont apporté par le passé. Tous les débutants ont droit à ce genre de question avant de devenir salariés !
– Vas-y, raconte, proposa Cheng. De quoi ou de qui veux-tu te préserver ?
– De personne.
– Refoulement classique ! commenta Lisham. Le contraire m’aurait étonné. »
Ils bifurquèrent dans une nouvelle allée. Émilie s’observait du coin de l’œil, reflétée à l’infini dans les miroirs tapissés de photos. Ce mouvement perpétuel lui donnait une légère nausée ; il lui semblait que tout le labyrinthe avançait à son rythme.
Cheng vint flotter devant ses yeux : il avait délaissé sa forme de bulle pour adopter une apparence humanoïde.
« Nous sommes tes amis, Émi. Nous voulons t’aider. Nous souhaitons que tes rêves se réalisent. »
Il s’assit sur son épaule.
« Si tu commençais par nous donner ton vrai nom ? »
Cheng transpirait la sollicitude. Émilie, à la croisée de l’exaspération et de l’amusement, peinait à déterminer ce qui lui déplaisait le plus chez cet étrange personnage.
« Moi, je dis qu’elle était amoureuse, lança énergiquement Lisham. Mais ça n’a pas marché. »
Émilie resta muette.
Amoureuse.
Le mot provoquait en elle un lent tumulte. L’amertume, la tristesse, l’horreur, un flot d’images l’envahissait, chacune en appelant une autre, un homme blond aux yeux verts, la déchirure dans son cœur, la douleur, le monde autour d’elle disparaissait.
Cheng se posa devant elle, grandit encore. Il grandit, jusqu’à atteindre la taille d’un adulte, au visage identique à celui de la bulle. Un visage qui bougeait en parlant : ce n’était plus une photo.
Des larmes traversaient l’armure d’Émilie…
« Que s’est-il passé ? dit-il d’une voix grave.
– Je l’ai tué. »
Les mots résonnèrent dans le labyrinthe. Ils ouvrirent une porte en Émilie : une fois les premiers échappés, elle ne pouvait plus retenir les autres.
« Je l’ai tué, répéta-t-elle. Je lui ai planté un couteau dans le cœur. Il a assassiné et torturé des milliers de personnes. Je l’ai tué, après l’avoir aimé. J’ai suivi mon pire ennemi, j’ai adopté ses idéaux alors que je croyais être libre. J’ai été trahie par quelqu’un en qui j’avais confiance. J’ai peur de moi-même, peur des autres, peur de tout. Je me sens manipulée, stupide, inutile, incapable. Je ne sais plus ce qui est bien ni ce qui est mal. Je ne sais plus ce que je recherche ni même qui je suis. Une apprentie perdue dans un dédale miroitant ? Une arme insipide destinée à sauver un monde qui n’est ni le meilleur ni le pire ? Je suis seule. Personne ne peut me répondre ou me guider. »
Cheng et Lisham restèrent muets. Leurs silhouettes se reflétaient confusément sur les dalles blanches imaginées par Émilie. Souvenir d’un autre temps, d’une autre illusion.
« De quel jeu parles-tu ? demanda faiblement Lisham.
– Ce n’est pas un jeu, c’est la réalité !
– C’est impossible, affirma Cheng. Ton histoire ne peut pas avoir eu lieu dans le Technomonde. Tu n’imagines pas le nombre de personnes qui s’immergent tellement dans les jeux qu’elles finissent par ne plus les différencier de la réalité. Le plus souvent, c’est bénéfique, cela leur permet de vivre leurs rêves. Malheureusement, certaines se transforment en inaptes. »
Émilie sentit la colère monter en elle. Ce qu’elle avait traversé, un jeu ? Une simple illusion cousue de pixels ?
Non.
C’était beaucoup plus que cela.
Parmi les myriades d’images tourbillonnant dans son esprit, l’une d’elles s’imposa lentement. Le souvenir d’une vie où elle avait convaincu les habitants du Technomonde d’une autre réalité. Une réalité teintée de regret, bien plus prodigieuse que cette souffrance à fleur de peau.
« Ce n’est pas un jeu, répéta Émilie en haussant la voix. J’ai gouverné un royaume, j’ai mené une guerre et j’ai perdu. Mais j’ai aussi sauvé le Technomonde. Avant, il y a longtemps. Les gens étaient comme toi, ils refusaient de me croire : je les ai convaincus. Nous les avons tous fait changer d’avis. Suis-moi et je te le prouverai, ici même, dans Miroir. »
Émilie s’élança. Redevenu photo, Cheng la poursuivit.
Dans sa course jaillissaient toute sa colère et sa frustration. Droite, gauche, tout droit, gauche, gauche, droite, pas une fois elle ne tomba sur une impasse. Peu importait le chemin : les créatures qu’elle cherchait se trouvaient au bout, ces ignorants les verraient bientôt. Un rayon vert se refléta dans les couloirs du labyrinthe. Les noms, les visages, les formes lui revenaient. Au prochain virage, ils apparaîtraient devant elle… Il ne pouvait en aller autrement.
Émilie courait, et faillit les percuter.
Un homme aux jambes de bouc l’évita en maugréant. Une femme d’une trentaine de centimètres avec de grandes ailes de papillon dans le dos s’envola à leur approche. Un petit être chauve et pâle roula sur le côté.
« Attention, tu m’as presque marché dessus !
– Par ici, Émilie !
– Tu ferais bien de regarder où tu mets les pieds. »
Elyo.
Aveline.
Ignominius.
Elle se retourna. Cheng et Lisham flottaient plusieurs mètres en arrière, tétanisés.
« Ils existent ! clama-t-elle. Ici même, dans votre précieux Miroir ! »
Cheng et Lisham ne répondirent pas. Ils restèrent immobiles quelques secondes puis disparurent.
« Émilie ! Que faisait ce Revery avec toi ? »
La question d’Aveline paralysa Émilie.
« Non ! Ce n’est pas un rêve… »
Trop tard.



Une force puissante et positive. Un obstacle stimulant devant lequel la difficulté s’efface. Une volonté qui se génère d’elle-même.
Tel était le symbole fixé par Émilie.
L’âme ne se tenait plus à ses côtés.
Tout en revenant à elle, Émilie observait le signe sur lequel elle s’était arrêtée. Celui d’Elyo, Aveline et Ignominius. Celui que Cheng et Lisham n’avaient pas supporté de lire.
« Il est parti, n’est-ce pas ? »
Antonie.
« L’avez-vous vu sortir ? répondit Émilie.
– Il ne semblait pas avoir rêvé à sa guise. Que s’est-il passé ?
– Je l’ai laissé imaginer son labyrinthe. Il m’a montré un réseau social, Miroir… Il m’en a expliqué le principe.
– Tu es entrée dans le monde d’une âme : c’est un progrès non négligeable. En permettant aux rêveurs d’évoluer dans un environnement qui leur est familier, tu les mets en confiance. Ils deviennent ainsi plus susceptibles de s’ouvrir à toi, en te donnant leur nom par exemple.
– Pourtant, ils ne sont pas apparus sous leur véritable apparence. Cheng ressemblait à l’une des perles du Revery, tandis que son propre Revery, Lisham, figurait l’autre.
– Quand les rêveurs ne se projettent pas dans le livre sous la forme d’un personnage de jeu ou de film, ils se matérialisent tels qu’ils s’imaginent, en l’occurrence tels qu’ils se voient lorsqu’ils interagissent sur les réseaux sociaux.
– Ils m’ont tous les deux reproché de m’appeler Émi 6 : cela paraissait invraisemblable.
– Tu dois mieux dissimuler ton nom. C’est vital, tu le sais bien. Il n’est pas seulement question d’affronter Jean. En leur donnant ton nom, tu mets en danger les rêveurs que tu accompagnes. Ils seront les premiers à être visés par lui !
– Comment pouvez-vous en être sûre ? Vous ignorez de quelle manière il est entré et jusqu’à quel point il voit les rêves de chacun. Les rêveurs oublient tout, c’est l’une des premières règles que vous m’ayez enseignées.
– Je t’ai dit aussi que leurs rêves avaient plus d’intensité lorsque nous étions avec eux. Jean les espionne à travers leur Revery. Je le soupçonne de développer une technologie capable d’extraire et d’enregistrer les images des rêves. Même si le moyen qu’il utilise pour suivre en personne les âmes jusqu’ici reste un mystère, une chose est sûre : le Revery est un maillon indispensable de cette chaîne. Les hommes lui confient tout, de leurs plus grandes joies à leurs moindres peines. Il est évident que cela inclut leurs rêves, surtout s’ils sont inhabituels. Ces informations sont enregistrées, filtrées et rapportées à Jean par les veilleurs. Nous ne devons pas prendre de risque ! Pas tant que tu n’es pas prête à te défendre. »
Émilie détourna un regard lourd de frustration. Elle revoyait non sans satisfaction Cheng s’immobiliser devant les créatures d’Avalon.
« Pourquoi Cheng s’est-il réveillé ? Je lui ai montré Avalon, pour lui prouver que… Qu’un monde différent était possible. Quand il a aperçu mes amis, il a disparu.
– Trouver de telles créatures dans Miroir représente une incohérence trop conséquente, expliqua Antonie. Cheng n’avait pas l’Autre pour l’aider à rester dans son rêve. Il s’est éveillé, comme tu te serais éveillée à Zénit quand Jean a tenté de te forcer à épouser l’empereur de Promété, si ton personnage n’était pas intervenu pour maintenir la cohérence. Comme tu t’éveilles, à chaque fois que le Revery est mentionné devant toi, car tu l’associes à la Bibliothèque. Dans le labyrinthe, il n’y a plus personne pour t’éloigner de la Bibliothèque.
– Pourquoi souriez-vous ? Si c’est une incohérence, Cheng risque davantage de s’en souvenir et d’être repéré par Jean.
– C’est vrai. Toutefois, tu as fait apparaître des personnages dans le labyrinthe : tu as franchi une étape dans la maîtrise du rêve.
– Je n’étais pas consciente de ce que je faisais. J’ignorais que c’était un rêve.
– Aucune barrière n’était là pour te guider et tu as été capable d’agir sans sortir du livre. Si tu réussis à dissocier le Revery de l’existence de la Bibliothèque, tu passeras la première porte du labyrinthe.
– Je ne peux pas associer le Revery à d’autres souvenirs. C’est en le refusant que j’ai été envoyée en Centre d’Aptitude. En l’abandonnant en rêve, j’ai rejoint les Clandestins… Le Revery est trop inhérent au Technomonde et le Technomonde me rappelle irrémédiablement mon premier rêve et la Bibliothèque. Je ne peux pas réinventer ma mémoire.
– En es-tu certaine ?
– Mes souvenirs sont la seule chose dont je sois sûre. Y renoncer revient à nier ma propre existence.
– Que fais-tu de tes capacités ?
– Comment savoir si elles sont réelles ? Dans les deux rêves que j’ai vécus, je n’étais jamais moi-même. Votre personnage me guidait sur la bonne voie et me donnait la force d’aller de l’avant. L’Autre, l’enfant d’Arès, partageait avec moi son éducation et sa philosophie ; son absence a donné lieu à un déluge de catastrophes. Maintenant que je suis seule dans le labyrinthe, je suis incapable d’avancer. Ce sur quoi je n’ai aucun doute, ce sont les mondes que j’ai parcourus, les protagonistes que j’ai rencontrés, les joies et les peines que j’ai ressenties. Les actes, eux, restent à prouver… Dans mon premier livre, lorsque j’ai sauvé le Technomonde, à quel point ai-je été aidée par votre personnage ?
– J’ai écrit ce rêve pour toi. Je l’ai commencé après avoir cueilli la fleur de lys. J’ignorais alors quel serait mon apprenti : j’ai créé ce livre pour un habitant du Technomonde que j’imaginais combatif et laissé pour compte, inapte d’une manière ou d’une autre. Je ne m’attendais pas à ce que tu sois si jeune. Ma fleur m’est apparue à quinze ans, celle de mon maître à près de trente… J’ai regroupé des personnages disparates, en espérant que l’un d’entre eux te correspondrait. Je voulais que mon apprenti ait toutes les chances de son côté. J’ai écrit un livre qui ne pouvait pas échouer, une histoire dont la fin serait inévitablement bonne. Tu venais d’un monde considéré comme parfait : j’ai fait en sorte de t’en montrer les défauts, j’ai tout organisé pour t’inciter à la fois à le fuir et à le sauver. Ton personnage devait guider le groupe, prendre les décisions adéquates en ayant l’impression de suivre son instinct. D’un autre côté, je savais que ta deuxième aventure te mènerait à Alma. Je craignais qu’emportée par la magie du rêve, tu ne renforces tes illusions. J’ai donc parsemé ton chemin d’échecs, de peur, de souffrance. Je cherchais à tempérer la joie de ta réussite : j’ai volontairement terminé le livre au moment où tu atteignais la plénitude à laquelle je te poussais à aspirer.
– Vous m’avez dit, quand je suis sortie, que mes pensées n’appartenaient qu’à moi. Tel n’est pas le cas de mes actes.
– Tu avais dix ans, Émilie. Dans la réalité, une enfant de dix ans n’aurait jamais eu la maturité nécessaire pour mener ce rêve jusqu’à son terme. Tu dois en être consciente, sans pour autant te laisser dominer par cette idée. Certes, mon personnage t’a assistée. Cela ne signifie pas que tu n’as rien accompli. Tu t’es remarquablement bien mêlée à l’être de papier que j’avais conçu sans te connaître : pas une fois tu n’as lutté contre lui, pas une fois vos pensées ne se sont affrontées comme ce fut le cas à Alma.
– Vous aviez créé votre personnage dans ce but. Pour qu’il s’adapte à n’importe qui, qu’il insuffle ses idées discrètement, si finement qu’elles ressembleraient à des intuitions naturelles. Je n’ai rien fait.
– Je ne parle pas du poème. Souviens-toi plutôt des discussions avec l’Antonie de papier : tu posais des questions profondes, Émilie, des interrogations que rien ne t’obligeait à avoir. Tu as mené l’histoire à ta manière, tu as su convaincre les souverains d’Avalon avec une intelligence que je n’attendais pas d’une enfant si jeune. Même le récit de Mélisande t’appartient : elle n’était pas censée t’aider à trouver la voie des fées. Tu as agencé les événements de cette manière, en fonction de tes goûts et de tes aspirations. Vécu par quelqu’un d’autre, le rêve aurait pu rester dans le domaine du banal. Tu lui as insufflé de l’épaisseur, de l’intériorité. Tu ne t’es pas contentée de sauver bêtement le Technomonde : tu t’es demandé pourquoi, à la moindre occasion. Dès le début, tu as cherché à comprendre le sens de tes actes. C’est en cela, Émilie, que tu t’es révélée une remarquable apprentie. À Alma même, tu as donné vie à un être de papier, orientant ainsi le cours de ton précédent rêve plus que Jean et moi ne l’avons fait à notre époque.
– Je ne maîtrise pas ce pouvoir. Jusqu’à présent, il n’a jamais sauvé rien ni personne.
– Que fais-tu du marquis d’Albigeois ?
– Sa survie était exigée par le livre.
– Elle faisait partie des variables du rêve : tu pouvais continuer sans lui. Mais tu l’as protégé.
– Je lui ai permis de vivre quelques jours de plus, avant de mourir sous les bombes. Belle victoire ! »
Une force invisible se dégageait d’Émilie, un tourbillon de rage qui menaçait de tout emporter dans un vide bienvenu. Antonie paralysa sans difficulté cette énergie : une aura turquoise de détermination émanait de son corps, entourait Émilie pour tenter de la convaincre.
« Ton pouvoir est réel, Émilie. Tu as la capacité de modeler à ta guise le contenu des rêves. Ne crois jamais que ton seul but est d’être l’arme que j’ai demandée à la Bibliothèque. Cette puissance qui t’a été donnée n’est pas une fin en soi. C’est le moyen de devenir toi-même, de parvenir jusqu’au bout de tes potentialités. Cela inclut tes désirs, mais aussi tes peurs et tes doutes. Dans le labyrinthe, tu devras tous les affronter. »



La colère. Un désir furieux d’exister… De prouver la véracité de ses souvenirs. La véracité de ses rêves ? Plus elle y réfléchissait, plus Émilie trouvait risibles les origines du surgissement des créatures d’Avalon dans le labyrinthe. Démontrer à un citoyen du Technomonde que, quelque part dans un livre-rêve, nymphes et génies existaient. Comment pouvait-il la croire ? Quel intérêt pour lui de la suivre ? Cheng avait eu raison de s’éveiller suite à cette incohérence. Raison de préférer le Technomonde aux illusions des songes. Si elle avait pu l’imiter, Émilie l’aurait fait… Malheureusement, elle n’avait pas une existence unique à rejoindre. Elle disposait de milliers de vies. Réelles exclusivement pour elle. Elle ne pouvait rien partager avec la silhouette bleue qui patientait à ses côtés devant le rêve fermé.
Rien… Même la colère qui avait ressuscité les créatures d’Avalon lui semblait fausse à présent. Elyo, Aveline, Ignominius étaient-ils vrais ? Ou se réduisaient-ils à des signes, de simples émanations de son esprit ? Que valaient les souvenirs auxquels elle attachait tant de prix ? Ces épreuves la définissaient-elles, ou se limitaient-elles à des vies artificielles ?
Les amis de son premier rêve lui manquaient. Leur présence, leur constance, le sens qu’ils donnaient à sa vie lui manquaient. Tous ces moments de joie passés à Avalon, l’émerveillement dans le palais des sirènes, les fous rires avec Narga du temps des Clandestins…
Du labyrinthe, elle n’imagina que les cieux. Des cieux nocturnes qui, jadis, lui avaient apporté la plénitude.

Elle se tenait sur une plage de sable. Un sable blanc, renvoyant le doux éclat de milliers d’étoiles. La Voie lactée qui traversait le ciel ne lui avait jamais paru si magnifique. En fait de plage, elle se trouvait sur un banc de sable entre deux étendues d’eau. Un banc à peine assez large pour figurer un chemin, se subdivisant régulièrement en nouveaux sentiers.
Émilie avait beau scruter l’horizon, rien ne trahissait la présence de terre. Les bancs de sable se déployaient à l’infini entre des carrés d’eau, sans livrer aucun indice sur l’itinéraire à emprunter.
« Nuit ! C’est impossible ! Pourquoi fait-il nuit ? Je ne pourrai jamais bronzer dans un endroit pareil ! »
Cette lamentation provenait d’une femme non loin d’Émilie. Brune aux cheveux généreusement bouclés, la trentaine, elle portait un maillot de bain des plus seyants.
« Pourquoi fait-il nuit ? demanda-t-elle à nouveau en s’approchant d’Émilie. Tu le sais, petite ? »
Petite… Oui. Elle avait dix ans et la peau noire. Elle s’appelait Narga.
« La nuit est belle, répondit-elle.
– Sublime, répliqua l’inconnue sans détourner les yeux. Sauf que je voudrais bronzer… J’étais persuadée qu’il ferait jour. »
Émilie fit une moue dubitative.
« Bien sûr, pour toi, c’est facile, maugréa la femme. Avec ta peau d’ébène, pas besoin de bronzer, tu es jolie naturellement. Pourquoi ne m’ont-ils pas choisi des gènes noirs ? »
L’inconnue mit son visage dans ses mains alors qu’elle poussait un cri d’agonie.
« Ils auraient au moins pu me donner des gènes métis ! Mais non, il a fallu que je sois une Absolue complètement blanche… Le blanc n’est plus à la mode. Je ne comprends même pas qu’ils conservent le gène dans leur base. Inutile de sourire, le noir sera bientôt dépassé lui aussi. Le top, c’est d’avoir la peau basanée. Couleur café, juste assez bronzée. Tu cumules les avantages des couleurs sans avoir les inconvénients. Si j’avais travaillé, j’aurais fait une excellente prestataire de procréation… »
Le soupir de la femme se perdit dans le murmure de la mer.
« Je vous trouve très jolie, dit Émilie.
– Tu es gentille, va.
– Je m’appelle Narga, et vous ?
– Leï. Comment sort-on d’ici ? J’ai un look à peaufiner et mon emploi du temps est très chargé.
– Avançons. Nous verrons où cela nous mène. »
Elles partirent vers la gauche. Pieds nus sur le sable, leurs pas ne s’entendaient pas. Saisie par la beauté du lieu, l’humeur d’Émilie s’adoucissait pour la première fois depuis une éternité.
Elles marchèrent longtemps en silence. Émilie ne prêtait pas attention à la direction qu’elles empruntaient. Le paysage n’évoluait pas d’un iota : les sentiers blancs serpentaient sans fin sur un vaste océan.
« Cette nuit me déplaît, déclara Leï. Je ne vois pas où je vais.
– Je l’aime bien. Elle me rappelle l’infini et tout ce qui me dépasse…
– Elle ne me met pas en valeur. De nuit, ma peau ne renvoie aucun reflet. Quand je pense à mes centaines d’heures de bronzage artificiel !
– Artificiel ? N’allez-vous pas au soleil ?
– Tu es folle ! Au soleil, le bronzage n’est pas contrôlé. En Centre de Soins, je ne prends aucun risque ! J’économise toute l’année pour m’offrir pendant quelques jours les rivages les plus luxueux de la Cité Océan.
– Ne pouvez-vous pas y vivre ?
– Les appartements sont beaucoup trop chers ! La Cité flotte au-dessus de l’eau. Elle parcourt les mers toute l’année pour créer régulièrement de nouvelles plages. Seuls des salariés peuvent se permettre d’y habiter. Une fois, un veilleur m’y a invitée… Un moment magique.
– N’êtes-vous pas restée avec lui ?
– C’était une simple aventure. Rester avec un homme, on voit bien que tu n’as aucune expérience !
– S’il vous aime…
– Il n’est pas question d’amour. Dans les relations, seule compte l’admiration. Personne n’est capable de la maintenir sans se lasser : si tu vis trop longtemps avec quelqu’un, on finit par s’habituer à toi, tu deviens normale et il n’y a qu’un pas de la normalité à la laideur.
– La beauté est relative. Le bronzage…
– Je sais tout cela, Narga. La beauté est une affaire de mode et les modes changent. Heureusement, sinon la vie serait affreusement ennuyeuse ! Ne serait-ce que pour le bronzage, le Centre de Soins propose un service dépigmentation, qui me permettra d’être à la pointe quand le blanc sera de nouveau au goût du jour.
– Vous avez le droit d’avoir des préférences ! Pourquoi vous laisser dicter ce qui est beau par les autres ?
– Je ne me plie pas aux injonctions des autres : je fais partie de ceux qui définissent la mode. Des milliers de personnes me suivent et cherchent à m’imiter.
– Vous ne pouvez pas tout miser sur la beauté, maintint Émilie. Un jour, vous vieillirez, comme tout le monde. Et puis c’est si relatif ! On ne choisit pas son apparence avant de naître…
– Tu ne trouveras pas un seul Absolu laid. Les prestataires y veillent. Si tu veux parler des Naturels, bien sûr… Les pauvres ne sont pas responsables de l’inaptitude de leurs parents. Grâce aux Centres de Soins, ils peuvent changer n’importe quelle partie de leur corps, ils ont même des réductions par rapport aux Absolus ! Quant à la vieillesse, de nouveaux progrès sont faits chaque jour. Tiens, moi par exemple, je suis certaine que tu ne me donnerais jamais mes cinquante-cinq ans ! »
Leï partit d’un éclat de rire devant la stupéfaction d’Émilie.
« Tu es encore jeune, Narga. Tu as un bel avenir devant toi. N’aie pas peur d’être jolie, n’aie pas peur d’être toi-même ! Grâce à la science, aujourd’hui, ton apparence peut refléter ce que tu es réellement. Allez, dis-moi, à qui voudrais-tu ressembler ? Tu es déjà superbe, mais je suis certaine que tu désires autre chose. Nous avons tous envie d’être différents. »
Alors qu’elle tentait de répondre à Leï, la fragile bulle de bonheur qui enveloppait Émilie depuis qu’elle avait ouvert les yeux dans ce labyrinthe se fissura. Qui voulait-elle être ? Qui était-elle réellement ? Cette question la plongeait dans un abîme d’angoisse. Elle cessa de marcher et s’entoura de ses bras.
« Je ne sais pas qui je suis, murmura-t-elle. J’ignore ce que je veux.
– Tu dois bien avoir une envie ! Réfléchis…
– J’ai peur. Je ne sais plus ce qui est bien ni ce qui est mal, je ne sais plus qui je veux être. Avant, j’avais des idéaux, je voulais changer le monde. Je voulais être libre, je voulais être heureuse. Aujourd’hui… Libre, je ne sais plus ce que cela signifie.
– Qu’est-ce qui te rendait heureuse ?
– Explorer le monde. Être avec mes amis. Lire…
– Lire ?
– Découvrir des histoires. Vivre des choses impossibles. C’était cela pour moi, être libre. Être heureuse.
– Et maintenant ?
– Je suis devant un grand vide. Je suis seule. J’ai peur que la liberté fasse de moi un monstre. Tout ce en quoi je croyais est faux ; tout ce que j’espérais est vain.
– Pourquoi est-ce faux ? Pourquoi est-ce vain ? Qui te l’a dit ?
– Je l’ai vu de mes yeux.
– Comment ?
– Ailleurs. Dans une autre vie. J’ai tué un homme. J’ai déclenché une guerre. J’ai été trahie.
– Je ne sais pas à quel jeu tu as participé, mais il t’a sacrément marquée… »
Leï frappa dans ses mains. Le bruit résonna étonnamment fort par-dessus le murmure de l’écume.
« Il faut te ressaisir, Narga ! Tu es dans le monde réel. Ici, pas de trahison, pas de faux amis, ces gens sont des inaptes et tu ne les verras jamais ! Tu es belle, tu es intelligente, tu vaux autant que n’importe qui d’autre. Ne laisse personne t’enlever cette idée.
– Belle, se moqua Émilie. C’est tellement relatif !
– Et alors ? Même si ce n’est vrai que pour toi, cette joie devrait te suffire. Je suis seule juge de ma beauté. Peu m’importe que certains ne soient pas d’accord, ou s’avisent de me trouver médiocre ! Je suis belle et c’est moi qui impose cette vérité aux autres. Personne ne me dicte ce que je dois penser de moi ! Si j’estime qu’une tenue est moche, aucun commentaire ne pourra me persuader du contraire. Je refuse de me laisser influencer ; tu devrais faire pareil.
– Je ne veux pas rester ainsi, en cercle fermé, comme si j’étais seule à détenir la vérité ! Certaines personnes savent mieux que moi. Elles ont vécu plus longtemps, vu plus de choses…
– Ne mélange pas tout ! Il y a toi, il y a les autres et il y a le monde. Tout ce que tu penses de toi est vrai, personne n’a le droit de te dire le contraire.
– C’est absurde, cela signifie que je n’évoluerai jamais…
– Tu penses ce que tu veux des autres, mais tu ne peux être sûre de rien. Pour le reste, tu dois faire confiance aux salariés. Ils savent ce qu’ils font. La seule chose qui compte, c’est que tu existes, que tu es jolie et que tu es là pour t’amuser.
– Et si j’étais née laide ? soupira Émilie.
– Tu pourrais devenir belle. Ce genre de chirurgie ne coûte rien et les robots ne commettent jamais d’erreur. Ce que la nature nous refuse, la science nous l’offre. Quelle que soit la difficulté de nos rêves, la technologie les réalise. Le Technomonde te permet de devenir ce que tu veux être ! J’ai tellement hâte d’être à la Fête Fabuleuse qui se prépare pour célébrer nos cinq cents années de paix sur Terre…
– Le Technomonde m’empêche d’explorer certaines voies.
– Précisément celles qui te rendent malheureuse et te font douter de toi. Profite de la vie ! Goûte-la, vois ce sable fin, savoure cette écume ! C’est gratuit. Pas besoin de réfléchir. Sois toi, tout simplement toi : si un autre te gêne, bannis-le de tes contacts ! Tu as des qualités. Tout le monde en a, même les inaptes… Ils ne les utilisent pas à bon escient, c’est tout. Tu trouveras toujours des imbéciles. Pourquoi sont-ils bêtes ? Parce qu’ils se permettent d’avoir un avis sur toi, de t’enfermer dans l’image qu’ils ont de toi, de t’écraser avec leur ego. Tu dois être sûre de toi et de ce que tu vaux. Il faut que cela émane de toi, de tous les pores de ta belle peau noire : les autres seront obligés de l’accepter. Tu peux douter du monde, tu peux douter des autres si ça te chante mais pas de toi ! Si on ne te permet pas d’être telle que tu es, les autres ont forcément tort.
– Et s’ils ont raison ?
– Ne dis pas de bêtise ! S’ils avaient raison, tu serais inapte.
– Je n’ai pas la science infuse. Je peux faire des erreurs, je dois rester capable d’évoluer !
– Tu ne peux pas te tromper sur toi ! Tu existes, et tu es forcément parfaite puisque le Technomonde t’a voulue telle que tu es.
– Je suis une Naturelle.
– Demande leur avis aux robots ! Ils ont le pouvoir de te rendre aussi irréprochable que s’ils t’avaient créée.
– Mais l’extérieur ne reflète pas l’intérieur ! s’exclama Émilie. Je peux être belle et inapte, belle et stupide, belle et désespérée, que sais-je ! La beauté ne fait pas le bonheur.
– Si tu te trouves belle à l’extérieur, tu ne peux être autrement que belle à l’intérieur. Suis ton instinct.
– J’ai tué quelqu’un ! Mon instinct sème la mort et la destruction…
– Tu regrettes, non ? la coupa Leï.
– Bien sûr…
– Alors ton instinct est intact ! Tu as été induite en erreur par un quelconque personnage, ou par un mauvais joueur qui finira rapidement dans un Centre d’Aptitude. »
Pour la première fois, Émilie se trouvait à court d’arguments. Son instinct, intact ? Elle était seule à présent, plus de pensée étrangère pour la forcer à agir, et elle regrettait… Peut-être. Elle ne savait plus.
« Laisse-moi faire, Narga, proposa Leï. Tu verras, tout ira bien ! »
Avant qu’Émilie ait pu répondre, des figures de sable se formèrent autour de Leï.
« Toi, tu as besoin d’une robe. »
Une robe de sable se matérialisa sur la statue.
« Rose. Un liseré blanc, ici. Manches courtes à ballon. Un plissé, là. Ici, trois boutons. Blancs eux aussi. Coupe courte. »
Au fur et à mesure que Leï parlait, la statue prenait forme.
Elle les habilla toutes, dessinant leur visage, imaginant leur coiffure, définissant jusqu’au moindre détail de leur apparence. Les silhouettes de sable devinrent bientôt mannequins ; Leï choisit sa tenue préférée, qui se substitua à son maillot, et invita Émilie à l’imiter.
À sa propre surprise, Émilie apprécia le short à motifs, le T-shirt et la coupe courte pour lesquels elle avait opté. Leï lui tendait un miroir et, quelque part en elle au milieu du néant, jaillit la sensation d’être belle… Aussitôt tempérée par une écrasante impression de ridicule.
« C’est puéril, déclara-t-elle en se détournant de son reflet.
– Peut-être, répondit Leï. Mais c’est important. Nous avons tous envie d’exprimer à l’extérieur ce que nous sommes à l’intérieur. Quelqu’un d’unique et de merveilleux.
– Ces mots sonnent creux.
– On me le dit, parfois. Pourtant, je trouve toujours une personne pour m’assurer du contraire. »
Comme pour confirmer ses paroles, un homme apparut non loin d’elles. Un bel homme. Plein de morgue, il posait sur Leï un regard empli de convoitise.
« Demande à ton Revery ce qu’il en pense, suggéra Leï en s’éloignant vers l’inconnu. Je suis certaine qu’il sera d’accord avec moi ! Que tes rêves se réalisent… »
Revery. Rêve. Rester… Encore un peu. Les cieux, jadis, contenaient des réponses…
Leï et l’homme s’embrassèrent. Une porte de sable se forma à côté d’eux.
Pourquoi devait-elle retourner dans la Bibliothèque ?



Leï continuait à lire. Elle resta longtemps arrêtée à la fin du premier chapitre. Manifestement, le deuxième ne lui plaisait pas : elle tourna la page d’une main hésitante, revint en arrière, puis sauta plusieurs dizaines de pages pour arriver au troisième chapitre. Celui-ci ne rencontra pas plus de succès que le précédent. Elle se plongea en revanche avec avidité dans le dernier, et sembla quitter son rêve à regret, arrachée malgré elle vers la porte de la Bibliothèque.
Pour la première fois, une âme avait fait du bien à Émilie. Un rêveur s’était soucié d’elle, de son bien-être. Que ce fût d’une manière toute personnelle importait peu. Émilie se sentait étrangement soulagée. Elle avait trouvé Leï superficielle et en même temps débordant d’une confiance pleine de bon sens.
Émilie regarda d’autres âmes rêver. Quelques-unes partaient en courant, fusant vers la sortie comme si un monstre les poursuivait. D’autres s’estompaient en se levant, et avaient presque disparu au moment d’atteindre la porte. Certaines, enfin, se volatilisaient tout simplement, laissant le livre ouvert devant elles.
« Elles meurent. »
Émilie tourna lentement la tête vers Antonie.
« Pour regagner son corps, une âme doit passer par la porte de la Bibliothèque. Celles qui partent en courant sont réveillées subitement. Celles qui s’estompent sortent naturellement du sommeil. Celles qui s’évanouissent ont lu leur dernier rêve.
– Où vont-elles, après ?
– Je l’ignore.
– Meurent-elles… À cause de Jean ? Dans les Centres d’Aptitude ?
– Pour la plupart, oui. Certaines succombent aussi à la vieillesse.
– Que faites-vous de ceux qui ne meurent pas en dormant ?
– Je les perçois à travers les rêves des survivants. Dans le Technomonde, les accidents sont devenus assez rares pour être longuement commentés lorsqu’ils se produisent. Et puis… Il y a ceux que je ne vois pas et dont les rêveurs ignorent l’existence. Les prisonniers du Centre d’Observation. »
Émilie garda quelques instants le silence.
« Avant de quitter le Technomonde, je ne me suis jamais posé la question de l’âge jusqu’auquel je vivrai. La mort semblait tellement lointaine…
– Nombreuses sont les âmes qui dépassent les cent ans. La technologie est capable de remplacer n’importe quelle partie du corps… Même certains éléments du cerveau sont devenus renouvelables. Je ne crois pas pour autant que l’éternité soit dans la nature humaine : quand les rêveurs approchent de cent ans, tous les livres leur paraissent déjà vus. Ils feuillettent les pages d’un air distrait et peinent à se projeter dans les songes avec la passion d’antan.
– L’âme qui m’accompagnait a sauté le deuxième chapitre du livre et a traversé le troisième très rapidement. En revanche, elle semblait navrée de quitter le dernier.
– Les âmes sont libres d’éluder les passages qui ne leur plaisent pas. La puissance du rêve diminue et elles en sortent facilement. Pour un Bibliothécaire, c’est beaucoup plus complexe. On ne peut éviter de vivre un pan de vie simplement parce qu’il nous rebute : tout livre est un parcours dont chaque détour a une utilité. En sautant des pages, les événements négatifs nous sont épargnés mais nous perdons la saveur de ce que le livre peut renfermer de positif. Ce qui aurait pu nous rendre heureux, de précieux et rare, se fait fade et courant. Quand j’étais apprentie, une poignée d’âmes choisissaient leur livre elles-mêmes et les rêveurs ne sautaient pas autant de pages que maintenant. Ils sont devenus impatients…
– À cause de Jean.
– Les âmes ont commencé à perdre leur faculté de rêver avant lui.
– Pourquoi ?
– Se souvenir de ses rêves demande une certaine disponibilité d’esprit. Les plus déterminées, avant que cette science ne leur soit enlevée, écrivaient leurs rêves afin de mieux se les rappeler. Plusieurs fois, je me suis aperçue dans leurs pensées, ou bien j’ai vu mon maître : notre présence avait provoqué un rêve durable, gravé dans leur mémoire. Avec le développement de la technologie, le temps a commencé à leur manquer. Les informations se sont multipliées, à un point tel qu’il a fallu inventer des machines pour les traiter. L’écriture seule ne suffisait plus. Mais l’information appelle l’information… De globale, elle s’est fragmentée, décuplée en données qui sont aujourd’hui analysées par les Reveries. Une infinité de renseignements, dont le rassemblement nous reconstitue en tant qu’êtres humains, avec une exactitude croissante. Des indications qui affluent dès le réveil et chassent le rêve achevé : la mémoire n’a plus de place pour les éléments qu’elle juge dénués de réalité. Seul le cœur conserve parfois une trace des émotions qui l’ont habité pendant la nuit, et l’on s’éveille tour à tour triste, heureux ou mélancolique, sans savoir pourquoi. »
Antonie marqua un silence.
« Le Grand Progrès a coûté plus de vies que toutes les guerres avant lui, reprit-elle. Près d’un tiers de l’humanité a disparu à cause de Jean. Ces tables autour de toi étaient jadis emplies de rêveurs : vois le nombre de places vides maintenant. »
Un frisson glacé parcourut Émilie.
« Comment a-t-il pu y avoir autant de morts ?
– Trois guerres ont marqué les siècles du Grand Progrès. Jean a gardé de son séjour dans la Bibliothèque une immunité au sommeil, au temps et à l’espace. Il ne dort pas, ne vieillit pas et peut se déplacer instantanément d’un bout à l’autre de la planète. Une fois de retour sur Terre, il s’est servi de ses dons pour manipuler les hommes, pays après pays. Apprenant une langue à la fois, il manœuvrait les dirigeants de chaque nation pour développer l’économie et la technologie. Il a étalé ce changement sur plusieurs décennies pour l’accompagner d’une transition écologique massive, afin qu’aucun peuple ne finisse esclave d’un autre. Lentement, il a modifié les normes sociales pour accroître l’individualisme. J’ignore s’il avait déjà un projet précis en tête ; toujours est-il que l’arrivée des Absolus a marqué un tournant. Au fur et à mesure que la production technologique d’êtres humains s’étendait, les religions se sont liguées contre le progrès. Les braises que Jean avait peu à peu réduites à presque rien avaient trouvé le combustible qui leur manquait : elles se sont enflammées comme jamais auparavant. Au nom d’un certain nombre de divinités, plusieurs millions de personnes ont protesté à travers le monde contre l’existence des Absolus. Jean a perdu patience ; il n’a jamais pu supporter le fanatisme religieux. Si les dieux avaient été moins présents dans le discours de ses détracteurs, peut-être se serait-il donné la peine de les ranger à son avis. Il riposta par les armes, multiplia les emprisonnements et les exécutions sommaires. C’est à cette époque que furent créés les premiers Centres d’Aptitude, promettant sécurité et immunité à ceux qui accepteraient de s’y faire soigner… Après avoir éradiqué toute opposition, Jean se retourna contre les dirigeants politiques qui l’avaient aidé, pointant du doigt leur corruption et leur non-respect des droits de l’homme, et mit à leur place des personnes de confiance. Ce fut la première guerre du Grand Progrès.
« La deuxième se produisit quelques décennies plus tard. Les Absolus étaient beaucoup plus nombreux mais subissaient encore, de la part de certains, une forme de racisme. En parallèle, Jean exigeait que les enfants soient envoyés au Centre d’Éducation de plus en plus tôt. Certains, déjà, disparaissaient dans le Centre d’Observation nouvellement créé. Un peu partout, grâce à la nouvelle langue universelle qu’il élaborait, des familles se sont unies. Plusieurs milliers de personnes refusaient de se séparer de leurs enfants. On murmurait contre les Centres d’Aptitude dont on réchappait de moins en moins souvent. On rejetait la faute de toutes les difficultés sur les Absolus, prétextant qu’ils corrompaient la jeunesse et pervertissaient la société. Beaucoup de mécontents descendaient des victimes de la guerre précédente. Cette fois, Jean a tout fait pour calmer les esprits. C’est à mon avis le moment où il a estimé que l’amour filial représentait un problème. Il a créé de nouvelles maladies qu’il a déversées à travers le monde. Bien sûr, les Absolus étaient immunisés. Seuls étaient touchés les enfants et leurs parents. Il y eut tellement de morts que la notion de grands-parents disparut de la planète.
« La troisième guerre est arrivée plus d’un siècle après. Tout se déroulait selon les plans de Jean : les enfants naturels étaient devenus moins nombreux que les Absolus, l’individualisme forcené était la norme partout, chacun ne connaissait plus que la langue universelle. Le Revery faisait son entrée en scène. C’est alors que les Clandestins sont sortis de l’ombre. Regroupant les mécontents de tous les horizons, ils protestaient contre la consommation de masse, contre la technocratie, pour la liberté de l’homme éclairé, pour le droit de culte… Ils réunissaient des Absolus et des Naturels et n’hésitaient pas à recourir au terrorisme pour faire entendre leurs idées. Je me suis inspirée d’eux pour écrire ton premier livre. Grâce à la technologie, Jean les a vaincus. Il a utilisé le Revery pour les espionner et a assassiné discrètement, chez eux, les plus charismatiques, à l’aide de robots-soldats. Selon moi, cela a renforcé sa détermination à tuer dans l’œuf toute velléité de rébellion.
« J’ai vu tout cela, Émilie. Siècle après siècle, j’ai entendu les cris et les larmes, j’ai assisté aux déchirements et aux assassinats. J’ai vu les rêves des bourreaux, j’ai vu les rêves des victimes. Au fil du temps, les premiers étaient de moins en moins nombreux, remplacés par des robots, et il m’est devenu difficile d’accéder à la vérité dans son ensemble.
– Pourquoi n’avez-vous rien fait ?
– Je ne savais pas quoi faire. Quitter la Bibliothèque ? Qui prendrait ma place, qui formerait le prochain apprenti, qui ferait rêver les hommes ? Les songes représentaient leur dernier endroit de liberté. Le seul lieu où Jean ne pouvait les poursuivre.
– Vous auriez pu aller sur Terre, tuer Jean et revenir ici.
– J’avais peur. Peur de retourner sur une Terre dont, jadis, les hommes m’avaient bannie, de rester coincée là-bas sans pouvoir regagner la Bibliothèque que j’aimais tant. »
Aimer. Émilie n’avait jamais aussi mal compris ce terme que maintenant. Elle avait aimé ses amis, Cosme, Narga, Italy, Lilas. Elle avait aimé Aveline et pleuré sa mort. Elle avait aimé Bastan, le roi d’Abyss et le marquis de Belladone. À chaque fois, des amours différentes. Si on lui avait interdit d’aimer, se serait-elle battue contre le système ?
Dans une société comme Abyss, Zénit ou Promété, elle n’aurait pas hésité une seconde à prendre les armes. Le nombre des malheureux dépassait de loin celui des nantis. Dans le Technomonde, dans ces villes scintillantes où régnait une relative harmonie entre les hommes, que convenait-il de penser ?
Ce que Jean avait fait était impardonnable. Il avait privé chacun, à tous les niveaux, de choisir quelle vie mener. Pour construire un monde meilleur, il avait ôté aux hommes toute responsabilité. Malgré des objectifs troubles et divergents, ils avaient protesté. Parmi ces milliards de victimes, combien s’étaient révoltés pour les bonnes raisons ? Combien, comme Leï, avaient manqué de réflexion tout en se montrant capables d’une saine forme d’affection ?
Combattre Jean allait de soi. Combien de morts ferait son prochain idéal ? Il n’avait pas hésité à la posséder elle, Émilie, à lui imposer son opinion. Elle défendrait sa liberté jusqu’au bout.
Elle ne pouvait cependant s’empêcher d’avoir peur. Elle aussi s’était battue pour un idéal, avait tué en pensant sacrifier son éthique pour un monde meilleur… Cette vision l’avait soutenue dans les moments difficiles. Croire en l’utopie lui avait permis de relativiser et d’aspirer à un avenir radieux où personne ne serait laissé pour compte… Il ne restait de ces espérances qu’un tas de ruines labyrinthiques où elle cherchait la porte de son propre cœur.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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