C'est l'instant où je t'ai aimé : Novella de Isabel Komorebi
- Le Bateleur-
Nous sommes le samedi 22 février. Il fait encore froid, l’hiver s’accroche au monde, repousse l’arrivée du printemps. Les parisiens en ont pourtant assez du givre qui s’étire, des bouts de nez gelés, des épaisses doudounes qu’il faut porter.
Un premier rayon perce timidement le ciel. C’est le soleil qui arrive, qui réveille la ville. Il a pourtant du mal à faire son travail, il est las, se demande pourquoi l’univers l’oblige à briller encore et encore sans jamais avoir le droit de s’éteindre.
Un second rayon, puis trois, puis quatre. La ville qui grogne, qui s’éveille, qui se plaint de la journée à venir. Le soleil est pareil, car il irait bien se lover sous une couette céleste, au lieu de faire le travail que l’on attend de lui.
Il y a pourtant ici quelqu’un heureux de l’aube qui pointe. Au dernier étage d’un immeuble haussmannien, un jeune homme se jette hors de son lit. Il est réveillé depuis longtemps, est l’inverse d’une marmotte, trop actif, trop dynamique, trop d’envies pour la journée à venir. Il attendait juste la lumière matinale pour s’extirper de son lit.
Il s’est pourtant couché à 3 heures du matin. Pas grave. « Pas de visage marqué par les cernes, pas de tête retournée par l’alcool. Heureux celui dont le corps n’est encore que jeunesse.
Il passe sous la douche, s’habille à la hâte, calcule qu’il lui faudra deux heures pour arriver à destination. Il est impulsif, pressé par son rendez-vous du jour. Alors il attrape son portefeuille, son sac à dos et sa veste. Mais il va trop vite, sa porte claque derrière lui. Le jeune homme se pince les lèvres, maudit son impatience, et s’excuse en silence pour les voisins qu’il réveille. Mais les protestations ne viennent « pas. Tout le monde dort. Coup de chance. Il respire, se calme, descend les marches sur la pointe des pieds, effleure à peine le marbre.
Dehors, il inspire à fond, malgré le froid qui le pique. Car il s’en moque bien, de ces températures si basses. La journée commence, il est heureux, il a des projets plein la tête.
Aujourd’hui est le début de tout.
Il s’engouffre dans un métro, se cale sur une banquette au cuir éventré et tagué, puis visse son casque sur ses oreilles, lance une musique à fond. Du rock, du rythme, de l’énergie pure qui contraste avec la morosité environnante.
Il regarde dehors, il observe le ciel, mais les immeubles sont trop hauts, lui bouchent la vue, cette luminosité qu’il cherche à saisir. Le soleil boude, se cache presque. Alors, dans un appel, le jeune homme souffle contre la vitre gelée, dessine un cercle et des rayons sur la buée qui s’est formée.
Le soleil se relève.
Il n’en revient pas, est impressionné qu’on l’appelle, que l’on fasse attention à lui. Il tourne ses rayons vers les rails, voit un train qui cahote, et, dans un vieux wagon à l’agonie, un jeune homme lui faire de grands signes, l’encourager à briller plus.
Alors, joyeux de se sentir utile, le soleil se gorge, inonde soudain la ville de lumière et de chaleur. Le jeune homme hoche la tête, sourit, heureux d’avoir capté l’attention du Dieu Lumière.
Il pousse la musique à fond, se balance au son du rythme.
Douceur du matin. Beauté de la journée. Promesse de la vie.
Pour Morgan, aujourd’hui, tout devient possible.
- La Papesse -
Dans la jolie chambre d’une bâtisse à Versailles, une femme s’est également levée aux aurores. Elle est accoudée sur son fauteuil en rotin, admire chaque rayon de soleil, les compte presque. Elle aime ça, l’aube, le jour nouveau.
Elle est assise à sa fenêtre alors qu’on lui a pourtant interdit de quitter le lit, de se lever seule. Son corps est devenu fragile, ses jambes trop flageolantes. Mais elle s’en moque, elle n’en a toujours fait qu’à sa tête, et ce n’est pas maintenant que ça va changer, qu’on va lui dire ce qu’elle doit faire. Alors elle s’est levée, a trottiné un peu et s’est lovée dans le fauteuil, bien au chaud sous son plaid.
Et, devant le paysage, devant la beauté du monde qui s’éveille, elle attend.
Elle attend que le temps s’étire et passe plus vite.
Un rayon inonde soudain sa chambre, la réchauffe, fait danser l’espoir de la journée à venir.
On commence à s’affairer dans le couloir. Les pas sont traînants, nerveux. Bientôt, ce sera son tour, on va venir s’occuper d’elle. Mais les minutes passent sans que personne ne passe sa porte. Elle entend que ça râle, que ça grogne à l’extérieur. La femme est prise d’un fou rire, ainsi elle n’est donc pas la seule à être caractérielle. Elle en plaint presque tous ceux qui travaillent dans cet endroit.
Elle passe sa main sur l’unique photo qui trône sur la petite table. Un couple. Un bel homme. Deux petits qui se chiffonnent et qui se ressemblent étrangement.
La nostalgie la gagne. Pourtant, elle n’aime pas ça, être gagnée par la mélancolie. Aujourd’hui sera porteur d’espoir, de renouveau, c’est écrit, il va se passer quelque chose. La lumière du soleil l’encourage, lui souffle que la journée sera belle.
Elle allume sa platine. C’est son Momo qui lui a offert, qui lui a expliqué comment s’en servir. Elle l’aime d’un amour sans limite, son Momo, ce beau jeune homme qui occupe toutes ses pensées. La musique se lance, trop forte, à s’en faire éclater les tympans.
« Si tu n’étais pas là, comment pourrais-je vivre ? »
La porte s’ouvre alors avec fracas sur une petite brune toute contrariée.
— Madame Velolle, la musique est trop forte ! Seigneur, éteignez ça, s’il vous plaît !
« Je ne connaîtrais pas, ce bonheur qui m’enivre. »
— Et vous vous êtes levée toute seule en plus !
Un fracas se fait entendre du fond du couloir, la petite brune grimace, puis secoue la tête, dépitée.
— Je repasse vous voir dans dix minutes ! grogne-t-elle.
À peine la porte refermée, Isabelle Velolle lui tire la langue et ricane effrontément comme une petite enfant. Elle s’en amuse de tout ça, et met la musique encore plus fort. Tant pis pour le vacarme, elle se dit que le Seigneur lui pardonnera.
« Quand je suis dans tes bras, mon corps joyeux se livre. »
Elle se cale un peu plus dans son fauteuil, regarde l’heure et attend.
« Comment pourrais-je vivre, si tu n’étais pas là 5? »
Elle attend l’homme de sa vie.
- L’Impératrice -
— Léonie ! Il vient ce bouquet ? On ouvre dans cinq minutes !
Une jeune fille se tortille devant les pots. Elle est encore toute jeunette, a la grâce et l’innocence du matin, la douceur et la beauté des fleurs nouvelles. Sa patronne l’appelle, tape du pied tandis qu’elle redresse le rideau de fer pour ouvrir au premier client.
Un homme est là d’ailleurs, sur le trottoir, le sourire aux lèvres, à attendre pour son bouquet.
— Léonie !! répète la patronne, pressée.
Mais Léonie n’écoute pas, elle n’écoute jamais rien. Elle vit dans un petit monde qui n’appartient qu’à elle, dont elle a caché les clés, pour que personne ne puisse y accéder.
Pourtant, derrière sa discrétion, Léonie est la force. Elle est la puissance. Le tatouage d’une lionne orne d’ailleurs ses reins, symbole de son courage face à la dureté du monde, de la réalité.
Car le réel est douloureux pour Léonie, mais, dans cette boutique, au milieu des fleurs et de leurs couleurs, elle s’en moque, car elle a trouvé bien mieux. Ici, elle est la reine de l’univers qu’elle a choisi de se créer.
— Monsieur Borger ! s’écrie la patronne d’une voix trop mielleuse.
Le nom du client la sort de ses songes. Léonie se sent soudain légère, car elle l’aime beaucoup, ce client. Il est là tous les samedis à neuf heures. Agréable, poli, souriant, le genre de personne trop rare qui vous met en joie pour la journée entière.
Elle termine à la hâte son bouquet, ajoute des feuilles et des rubans, contemple sa création. Ce n’était pas celle qui était commandée, elle le sait, mais elle a osé, a voulu proposer une nouveauté.
Un rugissement aigu provient de l’entrée :
— Léonieeeee !
La jeune fille s’arrache aux fleurs, danse jusqu’à l’entrée, s’incline devant l’homme, lui offre son plus beau sourire.
— Hé ! Mais c’est notre jolie fleuriste ! s’exclame-t-il.
Léonie rougit jusqu’aux oreilles, remercie le client par un nouveau sourire. Derrière le comptoir, sa patronne serre les dents, trouve le client bien trop familier avec la jeune fille. Car elle n’est rien, même pas une employée, juste une petite stagiaire en formation. Il devrait la trouver sans intérêt. Pourtant elle la sait douée, bien plus qu’elle ne le sera jamais, mais elle n’osera jamais l’avouer. Avouer qu’elle est simplement jalouse de son talent et de sa beauté.
Puis, elle ouvre les yeux en grand.
— C’est quoi, ça ? Et le bouquet de roses de monsieur ? crache-t-elle.
Sans ciller, Léonie présente alors son bouquet de tournesol et de jonquilles. Elle est créative, a des idées, se sait appréciée pour ça. Et le client n’est pas en colère, bien au contraire.
— C’est très beau, dit-il. On dirait que vous portez le soleil dans vos bras, jeune fille.
Léonie rougit à nouveau, se sent pousser des ailes. Puis elle murmure un chant silencieux aux fleurs avant de les tendre au client.
— Pourquoi faites-vous ça ? Leur parler à chaque fois ? demande-t-il.
Léonie tapote le bouquet, désigne la carte qui y est accrochée. Dessus est écrit :
« Je porte l’amour. »
C’est au tour de Louis de rougir, de remercier par un sourire. Il paie son bouquet, promet de revenir samedi prochain. En partant, il offre un grand un dernier regard à Léonie qui se dit qu’elle aurait bien voulu avoir un grand-père aussi gentil que lui.
Elle s’en retourne à ses bouquets, tandis que sa patronne continue de grogner. Elle attache ses cheveux colorés, bleus en haut, roses en bas.
Léonie est ainsi. C’est une originale, aussi bien dans la tête que dans son apparence.
Un rayon de soleil tombe sur son cou. Elle profite de la chaleur sur sa peau, cherche à l’attraper, la caresse, pense que, comme les bouquets qu’elle compose, tout n’est qu’éphémère dans ce monde.
Elle ne sait pas encore que le Dieu Lumière va lui offrir celui qu’elle attend depuis toujours.