Auteur Sujet: La cité de l'Emprise T1 : Germe de Annette Misen  (Lu 5714 fois)

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La cité de l'Emprise T1 : Germe de Annette Misen
« le: jeu. 08/10/2020 à 17:01 »
La cité de l'Emprise T1 :  Germe de Annette Misen

1.


— Votre attention, s’il vous plaît ! Changement de terminal. Suite aux conditions météorologiques, le vol LO9753 en provenance de Longoeil atterrira avec quelques minutes de retard. Les passagers seront attendus au terminal G, dans le hall 3. Nous vous prions d’excuser ce désagrément.
L’image holographique d’une hôtesse tout sourire qui avait surgi de l’ensemble des bornes disséminées dans le hall 5 se figea l’espace d’une seconde pour disparaître aussi rapidement qu’elle était apparue. Jacky grommela entre ses dents :
— Pourquoi faut-il toujours que ce genre de situation me tombe dessus ! Voilà maintenant que je dois changer de hall d’accueil pour me rendre dans le seul ne possédant pas encore une connexion couverte avec les autres ! Sans compter qu’il sera nécessaire de revenir de ce côté pour reprendre mon véhicule.
Il venait à peine d’attacher sa veste matelassée et s’apprêtait à enfiler son bonnet et ses gants que la voix suave recommença, en provenance de la même image holographique d’une jeune femme arborant un sourire lumineux :
— Votre attention, s’il vous plaît ! Nouveau changement concernant le vol LO9753 en provenance de Longoeil. Les conditions météorologiques nous imposent de retarder son atterrissage pour une période indéterminée. Ce contretemps permettra, cependant, de recevoir les passagers dans le hall 3, comme prévu initialement. La compagnie vous prie d’excuser ces modifications indépendantes de notre volonté.
Les bornes cessèrent d’émettre, occultant la messagère et son air engageant. Jacky soupira plus de satisfaction que de contrariété. S’il n’appréciait pas spécialement l’attente qui lui était imposée, il la préférait à une balade de minimum dix minutes dans le blizzard et la neige. D’autant qu’il avait pu constater, s’étant approché d’une des parois vitrées, que les chutes avaient doublé d’intensité depuis son arrivée. En fin de compte, il était au chaud et pouvait même profiter d’un siège, l’aérogare n’étant pas très fréquentée à cette heure de la nuit. Il décida donc de faire contre mauvaise fortune bon cœur et se cala le plus confortablement possible avec l’idée d’utiliser ce moment d’inaction pour dormir un peu. Il y avait quelque temps, de nouveaux sièges avaient été installés dans le but d’améliorer le confort d’une attente prolongée. Selon leur densité d’occupation, leur volume pouvait s’élargir permettant à la personne assise d’obtenir un espace plus vaste et plus agréable. Pour la plus grande joie du jeune homme, dans cette aérogare, la toute dernière technologie avait été implantée. Il lui avait suffi de s’appuyer légèrement sur le dossier pour que celui-ci enregistre son besoin de repos et s’incline favorablement à cet effet, lui octroyant un bien-être appréciable.
— Offrir une tisane de thym en guise d’excuse pour le désagrément causé est quasiment insultant. Ragea un individu venu s’asseoir à ses côtés. Manifestement, ils ignorent qui je suis ! Je vois que vous n’en avez pas reçu, continua-t-il à son intention. Si cela vous dit, je vous donne la mienne, je n’y ai pas touché.
Sans bouger, ayant légèrement décillé les yeux, Jacky observa furtivement le frêle personnage qui tentait d’entamer un dialogue avec lui. Certes, il se serait bien délecté de cette boisson chaude qu’il affectionnait cependant l’air ronchon de son voisin ne l’incita pas à la conversation. Il resta donc la tête enfoncée dans les épaules feignant un profond sommeil. Au bout de quelques minutes d’efforts vains, l’inconnu s’éloigna, non sans avoir murmuré :
— Tous les mêmes ces jeunes ! Plus aucune politesse ni compassion.
En d’autres circonstances, le jeune homme aurait réagi à pareil commentaire, mais pour cette nuit, il préférait attendre paisiblement son ami, tout en réfléchissant à son avenir proche. Les vacances touchaient à leur fin ouvrant une étape inédite pour ses études. Après avoir brillamment obtenu son diplôme de formations générales, il avait tout aussi excellemment terminé les deux années de préparation en matière scientifique. Ce dernier choix lui permettrait de débuter un nouveau parcourt dès la rentrée et il ne cachait pas son excitation à l’idée d’intégrer la prestigieuse faculté de médecine de Complaisance, surnommée familièrement FMC. Le matin même, il avait reçu la confirmation quant à sa réussite de l’examen d’entrée et au vu du score impressionnant qu’il avait atteint, de l’octroi de la bourse nationale. Jacky ressentait une profonde satisfaction à l’idée de pouvoir accéder à ces études qui lui tenaient tant à cœur depuis, lui semblait-il, sa plus jeune enfance. Mais bien plus était-il soulagé d’avoir décroché cette aide pécuniaire rare et providentielle.
Du haut de ses dix-huit ans, il avait pleinement conscience de cette opportunité financière qui lui était accordée. La crise économique qui avait frappé les mégapoles qu’étaient Longoeil et Troissources n’avait pas manqué d’atteindre celle qui l’avait vu naître. Complaisance était également en butte à une croissance exponentielle du chômage et à une précarisation de la population la moins pourvue. Comme partout ailleurs, la classe moyenne n’était plus qu’un lointain souvenir doublé d’une volonté politique de laisser paraître la situation meilleure qu’elle n’était en réalité. Force était de constater que les habitants de Complaisance ne pouvaient plus être répartis qu’en deux catégories : d’un côté, les nantis, de l’autre, les pauvres. La subtilité résidait dans la définition de la paupérisation. Elle ne faisait pas référence à des personnes en haillon, volant pour manger, mais à des familles possédant les ressources minimums pour acheter la nourriture et s’acquitter des charges énergétiques en plus des taxes nationales. Pour ces personnes, toute dépense supplémentaire devenait un luxe nécessitant des privations dans un autre domaine. 
Fils unique, comme cela s’était avéré une norme non obligatoire, mais fortement conseillée par le gouvernement, Jacky pouvait s’estimer heureux d’avoir des parents qui, malgré les aléas économiques, avaient pu conserver leur travail jusqu’à présent. Si leurs revenus restaient faibles face au coût de la vie, ils leur permettaient tout de même de connaître une certaine stabilité que beaucoup auraient pu leur envier. Afin de contribuer à ses frais d’études, entre autres, le jeune homme, dès l’âge légal de quatorze ans, avait accumulé les petits boulots qu’il exerçait pendant les vacances ou après l’école. Il avait ainsi été balayeur de rue, serveur dans un restaurant express, nettoyeur d’enclos dans le Jardin zoologique et d’autres encore. Au-delà des expériences qu’il y avait acquises, Jacky avait, contrairement à certains jeunes du voisinage, pu poursuivre ses études et obtenir un diplôme lui donnant accès à un niveau que beaucoup considéraient comme réservé à une élite : l’entrée à l’université.
— Votre attention, s’il vous plaît ! Le vol L09753 en provenance de Longoeil vient d’atterrir. Les voyageurs seront reçus hall 3 dans quelques minutes. Nous vous prions encore d’excuser ce retard.
Cette annonce tira le jeune homme de sa somnolence. Un rapide coup d’œil par la paroi vitrée tout proche lui indiqua que les chutes de neige avaient cessé. Il constata également que la nuit était à son déclin et que l’aurore pointait à l’horizon. Tout à ses pensées et quelque peu anesthésié grâce au confort du siège, il ne s’était pas rendu compte que l’attente avait été longue. Afin d’émarger complètement de sa léthargie, il se serait volontiers étiré. Cependant, la bienséance et surtout le regard courroucé de celui-là même qui avait tenté de converser avec lui l’en dissuadèrent. En guise d’excuses, il lui sourit ce qui eut pour effet de voir l’inconnu lever les épaules et tourner la tête vers le coin opposé de la salle. Le mouvement du jeune homme pour retrouver la posture assise provoqua un doux redressement du dossier de son siège qui reprit ainsi sa forme initiale.
Après un temps qui, cette fois, lui sembla interminable, les premiers passagers pénétrèrent dans le hall. Nul doute que leur lieu de villégiature était baigné de soleil au vu du hale qu’ils arboraient tous. La plupart étaient accueillis par un membre de la famille ou un ami, certains s’éloignaient seuls. Jacky scrutait chaque nouveau groupe d’arrivants et commençait à s’impatienter. Que pouvait bien faire son camarade pour n’être pas encore auprès de lui ? Alors en vol, grâce au réseau de communication installé dans l’avion, il lui avait adressé un message vidéo lui remémorant de venir le chercher dès son atterrissage à l’aéroport Complais-Air.
Le jeune homme saisit son téléphone dans sa poche afin de tenter d’entrer en contact avec lui. Il constata ainsi qu’il l’avait laissé en mode silencieux et, de ce fait, n’avait pas entendu les appels de son copain. N’ayant pu le joindre, celui-ci lui avait transmis une courte note indiquant laconiquement : Je risque de sortir dans les derniers. Attends-moi.
— Voilà qui n’est pas pour me rassurer, murmura Jacky.
Connaissant son ami, il décida de patienter en dégustant un jus d’algue servi dans le petit bistro faisant face au passage des voyageurs. Il pourrait, de cette façon, repérer celui qu’il désespérait de voir franchir les doubles portes. Parlant plus vite qu’il ne réfléchissait, Max était passé champion dans l’art de s’attirer des ennuis. Qu’avait-il encore fait pendant le vol pour être retenu aussi longtemps ? À moins qu’il n’ait de nouveau tenté de déjouer les systèmes de sécurité en emmenant avec lui l’un ou l’autre objet prohibé, dans le seul but de démontrer les faillibilités des méthodes mises en place par les autorités. Jacky en était là de ses méditations lorsque son camarade parut enfin, tout sourire. Le jeune homme s’avança vers lui d’un pas rapide et, dans son élan, percuta presque le quidam bougon qui croisait sa route pour la troisième fois en un court laps de temps. Cette nouvelle confrontation interpella Jacky, d’autant que leur chemin en direction de Maxime semblait se faire commun.
— Cher monsieur, mon ami ! s’exclama celui-ci. Quel plaisir de vous rencontrer, continua-t-il à l’intention de l’individu renfrogné qui avait toisé Jacky, en lui tendant la main tandis qu’il adressait à son copain un clin d’œil complice. Si ce dernier ne put manquer cette quasi-grimace, il n’en comprit pas le sens.
— Vous connaissez ce personnage ? interrogea l’inconnu en guise de salutations.
— Oui, il s’agit de l’ami dont je vous ai parlé, venu pour me véhiculer jusqu’à la maison. Si vous me permettez de faire les présentations : monsieur Jocelyn Craspien, directeur de la société…
— … Craspien et Fils, termina Jacky, réalisant qu’il se trouvait devant le PDG d’une des plus grosses compagnies de Complaisance. Jacky Postulat, dit-il à l’intention du chef d’entreprise en lui tendant la main.
Celui-ci l’observa et hésita avant de répondre à la salutation. Une main de fer enserra celle du jeune homme. Si ce salut se révéla bref, il provoqua un malaise indéfinissable pour Jacky qui souhaita vivement quitter les lieux. Il était loin d’avoir une nature émotive, mais l’impression éprouvée lui avait glacé le sang. Maxime devait avoir ressenti la froideur du court échange de civilités et il s’adressa précipitamment à son camarade :
— J’en ai encore pour quelques minutes avant d’être tout à toi. Peux-tu nous commander une boisson dans ce bistro ? s’excusa-t-il en désignant l’estaminet d’où arrivait Jacky. Je viens t’y rejoindre sous peu.
Sans autre mot, il abandonna son ami à ses réflexions et entraîna le PDG à l’écart. S’étant installé en terrasse, le jeune homme les suivait du regard. Bien qu’il ne puisse entendre la conversation, il constata qu’elle était animée sans pour cela qu’il n’y ait des signes de dispute. À la fin de l’échange, Maxime remit un petit paquet au directeur qui le remercia d’une poignée de main et partit sans demander son reste.
— Mon ami quelle aventure ! cria presque Max en s’installant en face de Jacky. Que m’as-tu commandé ?
— Un jus d’algues, cher Hippolyte, sourit le jeune homme sarcastique.
— Tu sais que j’ai horreur de ce prénom. Si j’en avais les moyens, je le ferais supprimer de mon identité, s’énerva Maxime. Et je déteste le jus d’algues ! Que t’arrive-t-il ?
Le serveur se présenta à ce moment précis en interrogeant :
— La bière est pour ?
Jacky désigna son ami d’un grand sourire et remercia le garçon.
— Tu t’es encore moqué de moi ! rit Maxime. Quand parviendrais-je à déjouer tes tours ? Mais je t’en supplie, oublie que mon premier prénom est Hippolyte.
— Je veux bien faire un effort si tu me racontes comment s’est déroulé ton vol dans le récent appareil de la compagnie, répondit le jeune homme, les yeux espiègles.
   Le court échange qu’il avait eu avec Jocelyn Craspien doublé de l’aparté qui s’était tenu entre ce personnage et Maxime l’avait dissuadé d’interroger son ami sur son arrivée plus que tardive dans le hall. Il préférait focaliser leur attention à tous deux sur les nouveautés technologiques en matière d’aérospatiale.
— Nous aurons tout le loisir d’en parler lors de notre trajet de retour, répliqua Maxime visiblement excité. Tu n’es donc pas curieux de savoir ce qui m’a mis en retard ?
— J’avoue que j’aime mieux l’ignorer. Tu es au courant que je n’apprécie pas être informé sur tes actions plus frauduleuses les unes que les autres. Je n’y vois pas d’intérêt et…
— … Mes actes ne sont pas dolosifs. Tout au plus courtisent-ils souvent la frontière de l’interdit !
Devant le silence du jeune homme et son sourire entendu, il poursuivit :
— Tu n’es pas sans savoir que je n’affectionne les vacances que lorsque je n’ai à m’occuper de rien. Cette fois, je ne suis pas mécontent de mon choix. Le club de loisirs dans lequel je me suis inscrit à Longoeil présentait de nombreuses activités des plus ludiques. Ma préférée restera sans conteste le safari préhistorique virtuel. Imagine la scène !
Afin d’obtenir plus d’emphase, il se leva, recula son siège et, à l’aide de multiples mouvements et expressions, il expliqua :
— L’aventure démarre lorsqu’il faut revêtir une sorte d’exosquelette électronique accompagné d’une puissante arme pouvant anéantir un de ces énormes dinosaures. Grâce aux capteurs présents, dès que tu entres dans le périmètre de chasse, la partie commence. Tu peux tenter de capturer un calme phiomia ou te faire attaquer par un smilodon… tout en faisant attention de ne pas t’enfoncer dans une bouse d’une de ces bestioles.
— Cela me paraît effectivement excitant… pour celui qui, comme toi, apprécie ce genre de sensations, l’interrompit Jacky. Tu sais que ce n’est pas mon cas. Si tu en venais au fait !
— Toujours aussi direct. Puisque mes dinosaures ne t’intéressent pas, je conclurais par le fait majeur vécu lors de cette journée : j’y ai rencontré le bras droit du PDG de l’entreprise Craspien et fils. Nous avons sympathisé et… terminé le séjour en nous voyant… assez souvent. J’ai ainsi appris que la société était à la recherche d’un ingénieur et… que je collais parfaitement au profil ! Que dis-tu de cela ?
— Ce que j’en dis ? Comment peux-tu correspondre au portrait alors que tu n’as pas encore entamé tes études ? J’imagine que, tout comme moi, tu as réussi les examens d’entrée à l’université. Mais il n’en reste pas moins que tu ne pourras prétendre au titre d’ingénieur que dans cinq ans… si tout va bien.
— Toujours ton strict respect des lois. Je sais que tu feras fi de mon conseil, cependant, tu ferais bien de les ignorer quelque peu. Cela te permettrait de progresser plus rapidement.
Pour toute réponse, Jacky posa un regard exaspéré sur Maxime, lui signifiant de façon muette que cette sempiternelle ritournelle l’agaçait au plus haut point.
— C’est toi qui vois, répliqua Max en haussant les épaules. Pour ma part, grâce aux nouveaux liens que je me suis forgés, je vais intégrer le personnel de Craspien et Fils dès la semaine prochaine. L’influence du PDG que nous avons rencontré tout à l’heure est telle que mon travail sera assimilé aux cours dispensés à la faculté. Si j’excelle dans celui-ci, je n’aurais même pas à passer les examens pour valider mes années et, finalement, obtenir mon diplôme !
Jacky s’inquiétait de l’enthousiasme débordant que démontrait son ami. Il savait, d’expérience, que Max s’enflammait promptement pour un projet et fonçait tête baissée sans s’arrêter à analyser tous les paramètres. Les nombreux échecs après lesquels le jeune homme l’avait aidé à se remettre en selle en étaient la preuve. Malheureusement, force était de constater qu’aucune de ces leçons n’avait porté du fruit. Il tenta un léger avertissement, pressentant déjà la réaction de cet incorrigible têtu :
— As-tu pris tes renseignements directement au secrétariat de l’université ?
— Pas besoin, Alex a parcouru le même chemin pour accéder à son poste. Tu peux dormir sur tes deux oreilles papa.
— Si tu désires que j’oublie que ton prénom est Hippolyte, tu n’as plus intérêt à m’appeler papa ! menaça le jeune homme d’un air faussement courroucé. J’en déduis qu’Alex est le bras droit du PDG de l’entreprise ? Y aurait-il une filiale ailleurs qu’à Complaisance pour qu’il ne soit pas du voyage de retour ?
— Ta perception est bonne ! Alex et le collaborateur n’en font qu’un. Par contre, la succursale n’est encore qu’à l’état de projet. Si nous étions effectivement sur le même vol de retour, Complaisance n’était qu’une escale pour elle. Ce qui explique ma sortie tardive… je l’ai accompagnée jusqu’à la porte d’embarquement pour Troissources d’où elle…
— Elle ? l’interrompit Jacky. Le bras droit du PDG de Craspien et Fils est une femme ?
— Évidemment ! répondit Maxime en haussant les épaules. Et qui plus est, la fille de Jocelyn Craspien lui-même…
 — La fille de l’affreux personnage que nous avons rencontré ?
— Je concède que de prime abord, il n’est pas des plus avenants, rit son camarade. Heureusement pour moi, sa fille est autrement jolie et agréable.
— As-tu seulement imaginé que ton travail pourrait ne pas convenir ou vos affinités ne pas durer ? insista Jacky, craignant cette fois une future peine de cœur. Que feras-tu alors ?
— Zut ! Tu m’ennuies avec ta manière cartésienne d’appréhender la vie, s’énerva Max en se levant. Si tu es toujours disposé à me ramener chez moi, je t’attends.
Le jeune homme examina son camarade. Il avait tellement changé depuis le jour funeste où ses parents étaient décédés dans la chute de leur avion. À 16 ans, contre toute attente, les autorités l’avaient considéré comme jeune adulte pouvant se subvenir à lui-même. Son caractère rebelle n’ayant plus aucune bride, Max avait pris des chemins de traverse dans lesquels ses nouvelles rencontres l’avaient éloigné des amis sincères qui tentaient de lui apporter du soutien. Seul Jacky avait pu conserver un semblant de camaraderie avec lui, mais la conversation de cette fin de nuit prouvait qu’elle s’étiolait de plus en plus et il était maintenant certain qu’elle finirait par disparaître.
Faiblement voûté sous le poids de cette constatation, il se leva à son tour. Le froid piquant les surprit obligeant Max à relever son col et à enfoncer ses mains dans les poches. Le voyage du retour se fit en silence tandis que le soleil levant faisait scintiller la neige immaculée. Même la paix engendrée par les paysages proches de la RGV n’allégea pas le cœur de Jacky.


2.


— En es-tu certain ?
— Qui peut se targuer d’être sûr de nos jours ? répondit Jacky.
Il avait enfin obtenu un rendez-vous avec le délégué aux ressources humaines de l’entreprise de restauration rapide dans laquelle il effectuait son travail d’étudiant. Les contrats proposés par cette firme ne permettaient d’occuper cette catégorie d’emploi que pendant la période de transition appelée de cette façon depuis la dernière réforme scolaire. Dans la foulée, l’année universitaire avait été alignée sur l’année civile. De la sorte, les cours débutaient le second lundi du mois de janvier pour se terminer onze mois plus tard et ce tous niveaux confondus. Six périodes de repos d’une semaine chacune avaient été réparties sur le temps imparti à l’enseignement, seule la période de transition — nommée ainsi parce qu’elle était le tampon entre deux années d’études — donnait la possibilité d’occuper des emplois plus longs et donc mieux rémunérés.
Son entrée à la FMC ne permettrait plus au jeune homme de continuer ce travail, à sa grande déception. Non qu’il affectionne particulièrement servir de la nourriture quasi de synthèse dont les couleurs psychédéliques le rebutaient. Un potage bleu irisé présenté comme fait à base de choux rouges, mais possédant plus d’ingrédients chimiques qu’il ne pouvait s’en souvenir, n’était guère pour lui ouvrir l’appétit pas plus que le triangle de courbine rose fuchsia dans lequel la présence de ce poisson devait être aussi rare que l’animal lui-même. Sans compter la nouvelle boisson à la mode qui arborait les couleurs de l’arc-en-ciel et pour laquelle seuls les concepteurs en connaissaient la composition.
— Puis-je me permettre une question indiscrète ? l’interrogea le DRH en toussotant visiblement mal à l’aise. Mais sens-toi libre de ne pas y répondre, je comprendrais parfaitement.
— Vous m’intriguez ?
— En fait… je suis désolé… À vrai dire…
— Venez-en au fait, rit le jeune homme devant l’embarras manifeste de son interlocuteur. Vous savez que je suis direct dans mes propos et j’apprécie la réciproque.
— Merci, c’est une belle qualité que je t’invite à préserver. Tu n’as jamais caché que ce travail était la principale source de financement de tes études ainsi qu’un soutien pour tes parents. Comment vas-tu faire si tu y renonces ?
— Vous inquiéteriez-vous pour moi ?
Il lui semblait découvrir cette personne qu’il connaissait pourtant depuis déjà quatre ans. Leurs relations s’étaient toujours cantonnées dans le domaine professionnel et le délégué aux ressources humaines n’avait jamais laissé paraître aucun sentiment. Ni avec lui ni avec ses compagnons de travail. Le jeune homme pensait que la froideur de leurs échanges était essentiellement due au fait que cet homme supportait seul la responsabilité d’un grand nombre d’employés, qu’ils soient permanents, saisonniers ou occasionnels. Chaque fois qu’il l’avait croisé, il l’avait vu affairé sur l’un ou l’autre dossier ou débutant un rendez-vous avec un membre du personnel. Son agenda était tellement chargé qu’il avait eu du mal à obtenir une entrevue avec lui. L’imaginer se faire du souci pour autrui laissait Jacky perplexe. La remarque qui lui avait échappé et qui n’avait trouvé aucun écho chez son interlocuteur était un résumé des réflexions qui animaient le jeune homme.
— Ma décision s’explique par deux éléments, reprit-il. Le premier est que j’ai reçu la confirmation de mon inscription à la FMC. Dès que j’aurai intégré le cursus, ma disponibilité pour venir vous dépanner va fondre comme neige au soleil. Sans compter que pendant la période de transition, j’aurai des prestations à effectuer dans l’un ou l’autre hôpital de la région. Au vu de ces considérations, je ne remplis plus les conditions d’embauche pour votre entreprise. Si ce n’est moi qui mets fin au contrat, vous devrez le faire dans un délai plus ou moins court, alors autant prendre les devants…
Jacky observa un moment de silence, encore tout ému d’avoir réussi les examens d’entrée et bien plus d’avoir décroché une bourse qui lui garantissait la prise en charge de l’entièreté des frais pour l’année universitaire à venir.
— Ainsi ce n’était pas une plaisanterie ? s’étonna le DRH. Tu désires réellement devenir médecin ? J’imagine qu’en cas de succès, tu tenteras d’obtenir un poste dans un hôpital universitaire… Mieux rémunéré, horaires plus corrects… sans compter la notoriété qu’il y est possible d’acquérir. Murmura-t-il comme à lui-même. Toutes mes félicitations !
— Qui vous a informé de mes choix en matière de carrière professionnelle ? interrogea le jeune homme dubitatif ?
Le directeur s’appuya sur le dossier de son siège et sourit en considérant les yeux surpris de son presque ancien employé. Il avait volontairement érigé un mur autour de lui afin de se prémunir du sentimentalisme qu’il voyait trop exacerbé dans son caractère. Si l’engagement d’un nouveau membre du personnel restait un moment quelque peu euphorique, les observations, remontrances voire les licenciements, prenaient un aspect nettement plus délicat. Son implication devait être contenue. Le meilleur moyen qu’il avait trouvé pour ce faire avait été d’afficher un masque froid et distant. Le visage en point d’interrogation du jeune homme était la preuve de sa pleine réussite en ce domaine. Il regrettait de perdre un élément de la valeur de Jacky à l’encontre duquel il n’avait aucune remarque négative à émettre si ce n’est une franchise parfois un peu tranchante.
— Oh, ce n’est pas parce que je suis toujours accaparé par l’un ou l’autre dossier que je n’ai pas des yeux et des oreilles, sourit-il. Je te souhaite sincèrement de réussir. Tu feras un bon médecin !
— Merci. J’apprécie vos vœux, cependant je ne suis qu’au tout début de la route. Nous verrons ce que l’avenir me réserve. Et pour répondre à votre question, non, je n’ai pas l’intention d’intégrer un hôpital pour exercer ma profession… en cas de succès. Je sais que la tendance politique d’aujourd’hui est de diminuer radicalement les thérapeutes indépendants tout en favorisant les postes d’internes, afin de satisfaire au mieux au désir des laboratoires pharmaceutiques d’imposer leur dictat, mais pour ma part, l’essentiel de mon intérêt se porte sur la personne malade. À la vérité, j’espère pouvoir pratiquer pour les moins nantis. Mais je n’en suis pas encore là ! Chaque chose en son temps…
— Ton côté altruiste m’impressionnera toujours. Quelle est l’autre raison qui exige de renoncer au contrat qui nous lie ?
Le jeune homme ne put s’empêcher de rosir, tant il répugnait à étaler ses réussites. C’est presque en murmurant qu’il déclara :
— J’imagine que vous êtes informés que les examens d’entrée à la FMC sont établis afin de ne conserver que les candidats réellement motivés… Tout comme les frais de scolarité qui n’autorisent l’accès qu’à des élèves un minimum nantis.
— Ce qui, en ce qui concerne l’état des finances, et ce n’est pas une condamnation, n’est pas ton cas.
— Vous avez bien lu mon dossier. Il se fait que mes résultats ont été… excellents… au point de permettre de décrocher une bourse d’études. Voilà la seconde raison de mes choix.
— Sais-tu quelle allocation t’est octroyée ? Il faut rester prudent, certaines n’accordent même pas d’apurer les droits d’inscription !
— Je vous avoue que je ne suis pas très au fait des différences existant en matière de subvention. Connaissant que seul un bon résultat aux examens me permettrait d’en décrocher une, je n’ai pas creusé le sujet et suis gêné de reconnaître ignorer presque tout à ce sujet. Je ne peux donc que vous transmettre l’information reçue par un message holographique. Celui-ci précisait qu’au vu de mes scores, je bénéficiais d’une allocation non plafonnée. Il me suffira d’envoyer les factures et autres frais pour que le ministère de l’Enseignement les paye à ma place.
— Mazette ! Je suis impressionné. Le pourcentage que tu as obtenu doit être remarquable. Il est très rare que cette bourse soit décernée. Au vu de ces éléments, je comprends ta décision et dois bien reconnaître, même si je le regrette, qu’elle est justifiée. Nous allons donc signer les différents documents de fin de contrat… mais tu resteras toujours le bienvenu à titre de client honoraire. Je t’inscris en ce sens dans le système. Quel que soit le siège où tu voudras manger, ce sera offert par la maison !

* * *

— Monsieur le ministre, pouvez-vous décrire votre campagne ? interrogea la journaliste.
— Chère madame, je dévoilerais l’entièreté de mon programme lors de la conférence de presse de ce soir, à laquelle vous êtes cordialement invitée. Répondit l’émissaire tout sourire.
— Un petit indice en exclusivité pour RNC ?
— Uniquement parce que c’est vous ! Le principal de ma campagne sera basé sur le retour à une réelle croissance économique, avec pour point central : un emploi pour tous !
Voyant la journaliste lui tendre de nouveau le micro, il clôtura l’entretien par un À ce soir, pour la conférence de presse et s’engouffra dans sa berline de fonction.
— Encore des promesses qui ne seront pas tenues ! soupira un pauvre hère dans un murmure.
Il se trouvait suffisamment près de Jacky pour que celui-ci entende la remarque sans pourtant pouvoir déterminer si elle lui était destinée. Tous deux attendaient sur le quai du MMSC qu’une nacelle commune présente des places libres afin qu’ils s’y installent. Si le matin, l’entrain du jeune homme l’avait poussé à parcourir une petite dizaine de kilomètres à pieds pour aller à son rendez-vous avec le DRH, l’émoi qu’il avait ressenti en sortant du restaurant lui donnait l’envie de quitter les lieux au plus vite. Le coût des transports restait trop élevé, à l’avis autant de Jacky que de la population toute entière. Malgré cet inconvénient, il avait opté pour un retour en nacelle commune. Avec une vitesse de cent kilomètres par heure, le voyage durerait tout au plus six minutes. Encore fallait-il qu’une place soit disponible.
Dès l’achat d’un droit de transport dans une station, le système informatique y assignait un arrêt au prochain MMSC avec le choix d’une navette individuelle ou commune selon le prix payé. Bien que très onéreux, même si le montant du billet restait fixe quelle que soit la distance parcourue, le transport commun demeurait plébiscité par le plus grand nombre, et ce pour une période moyenne de trajet dépassant le quart d’heure. Outre son coût, un autre inconvénient résidait dans sa capacité réduite à un maximum de dix personnes. Seuls les nantis pouvaient se targuer d’utiliser les navettes individuelles tout confort, qui plus est, parfois pour une unique station. De plus, celles-ci, sur commande préalable, pouvaient être adaptées pour en augmenter le volume à quatre places.
Lorsqu’un module du MMSC devait s’arrêter à une gare, grâce à un aiguillage, il prenait la voie descendante pour s’immobilier en se balançant doucement. Dès après le débarquement et l’embarquement des passagers, il remontait vers le rail principal culminant à quinze mètres du sol. En moins de trois secondes, il atteignait sa vitesse moyenne.
Le froid sec et piquant semblait s’insinuer jusque dans les os du jeune homme. Il attendait une probable place libre depuis déjà plus de trente minutes et n’avait d’autre distraction que l’écran géant installé sur chaque quai afin de diffuser les informations en continu. Elles étaient toutes centrées sur le commencement de la campagne électorale en vue du scrutin qui se tiendrait dès avant la fin de l’année. Jacky ne se sentait guère concerné tout à l’excitation de la proximité de son entrée à l’université.
Une navette individuelle stoppa, permettant à la porte automatique de s’ouvrir. Personne ne débarqua ou n’embarqua, mais une voix héla Jacky de l’intérieur de l’habitacle.
— J’ai pitié de ton nez rouge. Rit une personne à son intention. Dépêche-toi avant que je ne change d’avis.
Le jeune homme s’étant approché reconnut Maxime.
— Quelle tromperie as-tu utilisée pour obtenir ce transport ? Pas question que je participe à tes mauvais tours, d’autant que mon droit de déplacement n’ouvrira pas la clôture qui me sépare de la nacelle.
— Il n’y a pas d’entourloupe. Se moqua son ami qui passa un badge devant le détecteur. Cette fois, je suis dans la plus pure légalité. Installe-toi… s’il te plaît !
La barrière s’était levée, mais Jacky hésitait.
— Si tu attends de trop, c’est moi qui vais en profiter. Lui souffla le pauvre hère de tout à l’heure.
Le froid et la remarque de cette personne fléchirent les bonnes intentions du jeune homme qui s’engouffra dans la nacelle. À peine fut-il assis que celle-ci remonta vers la voie principale.
La nacelle légèrement bleutée, plus petite que celles dédiées aux transports communs, ressemblait à un œuf dont la moitié supérieure était entièrement vitrée permettant aux passagers d’admirer la totalité du paysage exposé à leurs yeux. Le bleu des sièges y était plus soutenu tout comme les courtes tablettes rétractables.
— J’imagine que tu rentres chez toi ? interrogea Maxime tirant son ami de sa contemplation.
— Effectivement. Comment vas-tu faire pour solliciter l’arrêt pour moi, mon droit de déplacement n’ayant pas été scanné ? Et au fait, comment as-tu su que j’attendais sur ce quai ?
— Grâce à mon badge… pour tes deux questions ! Pour l’arrêt, il suffit de le présenter face à ce panneau pour n’avoir plus qu’à sélectionner le point d’interruption du voyage. D’autre part, relié à mon terminal, il me permet d’identifier tous tes contacts présents sur l’un ou l’autre quai. Un hologramme te montrant frigorifié s’est ouvert devant moi il y a deux stations. Comment aurais-je pu te voir et surtout remarquer ton nez rougi sans cette aide providentielle ?
— Où l’as-tu trouvé ? Se méfia le jeune homme plus préoccupé par les entreprises malhonnêtes de son ami que par ses explications. Je te connais assez pour savoir que toutes tes dépenses, voyages et autres extravagances sont toujours le résultat de pratiques frauduleuses.
— Relax, camarade. Cette fois, je peux t’assurer que tout est légal. Ce badge m’a été remis après la signature de mon contrat d’embauche.
— Ainsi tu vas réellement incorporer l’entreprise Craspien et non l’université ?
— Je ne vais pas l’intégrer, c’est fait ! J’ai débuté mon nouveau travail pas plus tard qu’hier. Pour le moment, j’en suis encore à prendre mes repères, mais très bientôt, je participerai au programme de recherche pour un avion hybride novateur. Mais… chut, c’est toujours un secret, je ne peux pas t’en parler. 
— Rassure-toi, je ne vais pas t’interroger. Répondit le jeune homme qui scrutait le trajet depuis quelques secondes. Sauf erreur, ma station est la prochaine, il conviendrait d’utiliser ton badge pour demander l’arrêt.
— Mon abonnement me permet d’effectuer la ligne de part en part autant de fois que je veux. Si tu as un peu de temps, je te propose d’aller jusqu’au terminus. Je te déposerais au retour.
Ce tout nouveau détenteur du badge ne l’ayant pas activé pour solliciter l’arrêt, Jacky n’eut d’autre choix que d’acquiescer à la requête qui lui était faite. Bien qu’il ressente toujours de la sympathie pour le garçon qui lui faisait face, il constatait que le fossé qui les séparait n’avait jamais été aussi profond. Si l’étiolement de leur camaraderie était intervenu petit à petit, depuis le retour de vacances de Max, leurs divergences d’opinions s’étaient substantiellement amplifiées au point d’agir jusque dans leur proche avenir universitaire. L’aspirant médecin ne pouvait considérer comme une option valable d’utiliser des passe-droits pour contraindre un conseil académique à discerner un diplôme à un étudiant qui n’aurait suivi que des stages, fussent-ils intensifs. Il n’en avait plus discuté avec son ami, sachant que seul l’échec pourrait le faire revenir à la raison. De son côté, il était persuadé que Maxime ne lui reparlerait de son choix qu’en cas de nécessité absolue tant il répugnait à rencontrer de la contradiction. Pour quel mystère l’avait-il convié à profiter de son transport ? Certainement pas pour le plaisir de le guider dans une visite de la ville. Il avait une idée derrière la tête, mais laquelle ? Jacky était bien en peine de le déterminer et préférait ne pas en avoir connaissance. Aussi resta-t-il silencieux en feignant observer avec intérêt le paysage qui défilait. Au bout de trente minutes de trajet pendant lequel aucun des deux voyageurs ne desserra les dents, la nacelle du MMSC ralentit pour pénétrer dans le terminus où elle s’immobilisa dans un emplacement spécifique, ouvrant les portes de chaque côté de l’habitacle. Max passa son badge devant le lecteur externe sans même sortir du module afin de reprendre le parcours. En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, le transport individuel s’engageait sur la voie principale dans le sens opposé à sa venue. Après un court moment, Maxime rompit le silence :
— Je vois dans tes yeux, même si tu sembles accaparé par le paysage, que tu me soupçonnes d’ourdir un complot contre toi.
— N’est-ce pas la preuve que nous nous connaissons bien malgré nos différences ? répondit Jacky sur la défensive.
— Nul doute, en effet, acquiesça Max ne voulant s’étendre sur ce sujet. Je n’ignore pas que la première rencontre que vous avez eue, toi et Jocelyn Craspien, ne s’est pas déroulée sous les meilleurs hospices, cependant, je puis affirmer, même s’il me faut avouer le connaître peu, que c’est un homme au grand cœur. Il réprouve les manigances politiques visant à assurer de l’emploi pour tous sans en donner réellement les moyens. Toutes ces promesses mensongères le révulsent à un point tel qu’il a décidé de mettre sur pied un programme d’enseignement faisant fi des standards reconnus. Évidemment, comme tu peux l’imaginer, ce défi reste momentanément interne à son entreprise. Grâce à lui, monsieur Craspien espère pouvoir prouver à la population de Complaisance — et pourquoi pas à celles également de Troissources et Longoeil — qu’une immersion en recherche et en application directe de la théorie correspond à une formation hautement supérieure à toute étude universitaire.
— Très heureux pour lui… et pour toi, si cela te convient, répondit Jacky.
Il ne posa pas la question qui lui brûlait les lèvres, à savoir en quoi cela pouvait le concerner. Son envie de connaître les motifs pour laquelle son ami lui racontait ces choses était quasiment annihilée par la crainte de découvrir dans quel bourbier Max s’était de nouveau empêtré. Il était fatigué de toujours lui prêter son aide sans que la leçon porte des fruits. Il avait déjà décidé, à plusieurs reprises, d’avertir son camarade qu’il ne pourrait plus compter sur lui à l’avenir, mais ses yeux de chien battu avaient eu raison de sa détermination. Il respira profondément et, avant que Maxime ne reprenne la parole, proclama :
— Je ne sais dans quelle situation catastrophique tu as encore pu te mettre, mais cette fois, ce sera sans moi. Inutile de venir pleurer à ma porte pour que je te reconstruise après les déboires que tu vas subir. Trop c’est trop. Il faudra que tu trouves un nouveau pigeon, moi j’abandonne !
Les deux jeunes gens étaient autant ébahis l’un que l’autre par la diatribe de Jacky, mais pour des raisons différentes. Le futur étudiant en médecine, pour s’être souvent répété cette déclaration sans parvenir à la proclamer, oscillait entre le soulagement d’avoir vidé son cœur et la crainte que sa volonté ne soit ni entendue ni respectée. Son camarade, quant à lui, était décontenancé en constatant que la rupture de leur relation, qu’il avait certes pressentie, se présentait plus rapidement qu’il ne l’aurait cru. Il réfléchit un instant à la proposition qu’il s’apprêtait à faire au jeune homme. Était-elle encore d’actualité ? Une phrase de celui qui était maintenant son patron lui revint à l’esprit : convaincre votre ami est votre mission prioritaire. Loin d’être une suggestion à soumettre, il s’agissait d’un objectif à accomplir.
— J’en prends note. Opina-t-il sans montrer aucune émotion. Cependant, je te prie de m’écouter. Je ne suis pas venu te parler de mes déboires. Pour ta gouverne, tout se passe au mieux dans ma vie. Alex est une jeune femme magnifique qui me comble de bonheur et mon nouvel emploi me plaît plus que tu ne peux l’imaginer.
— Pour l’instant, pensa Jacky.
— Monsieur Craspien, comme je te le disais, est un homme vraiment exceptionnel. Il est le père que j’aurais voulu avoir… Continua-t-il avec de la nostalgie dans la voix. Il a le désir d’ouvrir un secteur innovant au sein de Craspien et Fils qui concernera la recherche scientifique et pharmaceutique. De nombreux contacts prometteurs avec plusieurs savants dans ce domaine ont été pris. Il t’invite à rejoindre le programme au lieu d’entamer tes études universitaires. Il pourra solliciter, pour toi, les mêmes dispenses qu’il a obtenues pour moi. Être dans les hautes sphères de la recherche scientifique n’est-il pas plus honorifique qu’être un petit médecin de campagne qui aura bien du mal à nouer les deux bouts ?
Jacky n’en croyait pas ses oreilles. S’il n’était pas réellement étonné de la proposition émanant du PDG qu’il avait ressentie comme fourbe, il était attristé de ce que son ami ait accepté d’en être le messager. Il s’était pourtant souvent moqué de son intégrité. Dans son discours, il venait de la balayer d’un revers de la main.
Il s’aperçut que la prochaine station était la sienne. Voyant que Max n’y prêtait pas attention, au lieu de le lui rappeler, il saisit le badge que son camarade passait entre ses doigts, sans doute pour se détendre, et le plaça devant le terminal du véhicule. Celui-ci ralentit pour prendre la voie descendante puis s’immobilisant, ouvrit la porte côté quai. Le jeune homme jeta le badge sur le siège et sortit précipitamment. Il se retourna et lança à l’intention de Max :
— Ai-je besoin de t’affirmer que ma réponse est NON ? Ton attitude me blesse profondément. J’avais espéré que tu me connaissais mieux que cela. Inutile de reprendre mon contact à l’avenir, nous n’avons plus rien à nous dire.
Puis sans autre mot, il tourna les talons et s’éloigna d’un pas pressé, les mains enfoncées dans les poches. Il ne pouvait déterminer de la colère ou de la tristesse, laquelle était prédominante dans le mal être qu’il ressentait. Quelle étrange journée il avait eue ! Et pourquoi être un médecin proche de sa patientèle pouvait-il bien intriguer tant de monde ?


"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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