La fin de l'hiver de Maude Perrier
Chapitre premier
La journée commença très mal pour Manon. Suite
à un incident d’exploitation, son R.E.R se trouva bondé, si
bien qu’à chaque nouvel arrêt, elle fut propulsée un peu
plus vers l’arrière, un peu plus écrasée, un peu plus
oppressée aussi. Et l’homme contre lequel elle se retrouva
projetée ne se gêna pas pour en profiter. Manon le sentit
se coller contre elle, et bouger le bassin d’une manière
anormale. Elle sentit la dureté d’une érection contre ses
fesses ; instantanément son visage se ferma. Elle essaya de
se déplacer, mais dans un wagon plein comme un œuf, elle
ne trouva aucune échappatoire. Manon ignorait s’il était
jeune ou vieux, s’il était beau ou laid. Elle s’en moquait à
vrai dire. Tout ce qu’elle voulait, c’était sortir au plus vite
de ce wagon.
Machinalement elle regarda le panneau
d’affichage. Encore deux stations à tenir. Deux stations. À
peine cinq minutes, mais cinq minutes qui allaient lui
paraître interminables.
Excédée, presque en rage, Manon s’imagina
donner à cet inconnu qui l’agressait sans retenue un coup
de coude, mais elle n’osa pas. Et de toute manière, elle
était bloquée et ne pouvait bouger le bras. Elle eut envie
de crier, de l’insulter, de demander de l’aide aussi, mais
aucun son ne sortit de sa gorge. Et de toute manière, de ce
qu’elle pouvait voir, les gens autour d’elle avaient tous des
écouteurs dans les oreilles. Probable qu’aucun ne
l’entendrait. Probable aussi que si l’un d’eux venait à
l’entendre, il augmenterait le volume de sa musique et
ferait comme si de rien n’était.
Alors, tout en se demandant comment un homme
pouvait en arriver là à sept heures vingt du matin, elle serra
les poings dans les poches de son manteau. Quand
l’inconnu poussa le vice jusqu’à poser ses mains sur sa
taille pour lui donner de petits coups de reins
imperceptibles, sauf pour elle, elle se mordit la lèvre
jusqu’au sang et hurla dans son for intérieur. Foutez-moi
la paix ! Nom de Dieu, laissez-moi tranquille ! Mais elle
n’empêcha pas l’homme de faire exactement ce qu’il
voulait.
Le soulagement ne vint qu’une fois la rame arrivée
à sa station. Les larmes aux yeux, elle se fraya à la hâte un
chemin parmi la foule indifférente pour s’échapper ; dès
qu’elle se retrouva sur le quai, elle se tourna pour mettre
un visage sur celui qui avait transformé ses quinze minutes
de train en enfer. Avant que les portes ne se referment, elle
eut seulement le temps de voir le visage impassible et le
regard excité d’un homme considérablement âgé. Son
estomac se noua ; elle retint à grand-peine la nausée qui
menaçait de jaillir d’entre ses lèvres.
Arrivée à la blanchisserie où elle travaillait, Manon
força son esprit à oublier l’homme lubrique et ses horribles
attouchements, pour se presser dans le vestiaire et enfiler
sa blouse avant de rejoindre son poste. À cause des
perturbations ferroviaires, elle était en retard et sa chef de
service ne manquerait sûrement pas de le lui faire
remarquer.
— Tu es en retard.
Bingo ! Rosa était tout sauf imprévisible.
— Problème de train, désolée.
La chef du service « linge plat » la considéra d’un
visage peu amène.
— Va à ton poste. Tu resteras un quart d’heure de
plus ce soir.
Manon acquiesça avant de filer derrière sa machine
et de la mettre en route. Aussitôt, José poussa vers elle un
chariot rempli de serviettes qui venaient juste d’être
lavées.
— Bonjour, ma grande, comment tu vas ce matin ?
Manon fit la moue.
— Encore un problème de train. Je rattrape ce soir.
— Tu bosses samedi ?
— Oui. Et dimanche s’ils ont besoin.
Du haut de ses quarante-cinq ans, José considéra sa
jeune collègue.
— Tu ne te reposes jamais ?
Manon haussa négligemment les épaules. En
même temps, ses mains habiles attrapaient les serviettes et
les passaient une à une dans la machine destinée à les plier
impeccablement.
— Pas le choix, l’argent ne tombe pas du ciel,
répondit-elle en guise d’explication. Et ce mois merdique
est celui de Noël. J’aimerais acheter quelque chose de
sympa à Thomas pour une fois. Une paire de chaussures
de marque ou un jean neuf. Je ne peux pas lui acheter de
téléphone portable ou de MP3, mais si je peux lui offrir
des baskets à la mode, il sera heureux.
— Les fins de mois sont difficiles hein ?
— Tu ne crois pas si bien dire approuva Manon en
gardant pour elle la grosse partie de ses difficultés.
Elle avait confiance en José, il était l’un de ses
collègues préférés, mais elle ne voulait surtout pas jouer
les Cosette. Elle était loin d’être la seule dans cette usine à
avoir du mal à joindre les deux bouts. Et son statut de mère
célibataire n’était pas non plus un cas isolé.
— Je te mets volontaire pour dimanche alors ?
— S’il te plaît.
José hocha la tête en signe d’assentiment avant de
la laisser travailler.
Pendant cinq heures, Manon vida des chariots
remplis de linge propre et humide en le passant dans sa
repasseuse. Puis elle s’arrêta à la pause déjeuner et
retrouva ses collègues à la cantine. Généralement, elle
mangeait avec Nadia, Malika, Kim et Maria, quatre autres
femmes de son service. S’il y avait de la place, elles se
mettaient à la même table que José et ses collègues
masculins, mais dans la blanchisserie, il était fréquent de
voir les hommes rester entre eux, et les femmes, entre
elles. Tous ceux du même service se retrouvaient
néanmoins à la pause-café et discutaient ensemble de tout,
des derniers potins, des rivalités entre services, mais aussi
de l’actualité, du football et de leurs familles respectives.
Puis, dès que la sonnerie indiquant la fin de la pause
retentissait, tous comme un seul homme reprenaient leur
poste. Certains allaient chercher des chariots vides pour les
remplir de linge propre tandis que les autres, comme
Manon, retournaient à leur machine bruyante et
reproduisaient pendant les heures suivantes les mêmes
gestes que ceux du matin, à une cadence infernale,
seulement interrompue par les blocages de la machine et
les problèmes informatiques.
À dix-huit heures pile, les collègues de Manon
s’arrêtèrent de travailler. La jeune femme resta un quart
d’heure supplémentaire, puis à son tour, elle alla au
vestiaire ranger sa blouse et prendre ses affaires. Elle salua
sur son passage certains collègues du service « livraison »
ainsi que le personnel administratif qui travaillait dans les
bureaux, puis elle franchit les portes de la blanchisserie et
se dirigea à pas pressés vers l’arrêt de bus. D’ordinaire elle
prenait le bus avec Malika et Kim, mais aujourd’hui, avec
son retard, elle se trouva seule. Seule dans le bus, et seule
dans le R.E.R jusqu’à son domicile à Gagny, en Seine-
Saint-Denis.
En entrant dans l’appartement, son moral déjà en
berne retomba d’un cran. Il faisait si froid, si humide, chez
elle ! Si dehors il faisait moins cinq degrés, à l’intérieur, il
ne devait pas en faire plus de quinze.
— Thomas ?
— Suis là, cria une voix d’adolescent depuis l’autre
côté d’une porte qui affichait en énorme une interdiction
de pénétrer pour aller le saluer.
Manon posa ses affaires dans le salon et entra dans
la chambre de son fils. Elle le trouva à son bureau, occupé
à faire ses devoirs, une couverture polaire sur ses épaules.
— Bonsoir chéri, murmura-t-elle en posant un
baiser sur le sommet de son crâne.
Machinalement, elle embrassa la pièce du regard.
Son cœur se serra à la vue de la moisissure qui encadrait
la petite fenêtre aux carreaux embués ainsi que les plaintes
en bas des murs.
— Tu peux allumer le chauffage une petite heure
si tu veux.
— Je n’ai pas froid, assura Thomas pourtant bien
enroulé dans sa couverture.
Manon passa affectueusement ses bras autour de
ses épaules et regarda le cahier dans lequel il était en train
d’écrire.
— J’ai eu dix-sept en math, lui annonça son fils en
lui montrant le résultat d’un contrôle qu’il avait eu la
semaine passée.
— Bravo, fit Manon.
Elle lut avec attention toutes les questions et les
réponses que son fils avait fournies.
— Dis donc, bientôt tu en sauras autant que moi.
— J’en saurai bien plus que toi, tu veux dire,
marmonna Thomas, en faisant consciencieusement ses
exercices. C’est moi qui bientôt devrai te donner des
cours.
Il n’avait pas dit cela méchamment, mais Manon
prit ses remarques comme des coups de poignard plantés
dans le ventre. Elle se sentit humiliée, rabaissée, presque
dévalorisée. II n’avait pas tort bien sûr, à douze ans,
Thomas n’était encore qu’en cinquième, mais dans un peu
plus de deux ans, il en saurait effectivement plus qu’elle.
— Apprends autant que tu le peux, Thomas.
L’école est très importante.
— Je le sais t’inquiète. J’ai envie de faire quelque
chose de ma vie, moi. Je ne veux pas me retrouver à
travailler comme un galérien tous les jours de la semaine
pour une misère, et dépendre des autres pour remplir mon
frigo. C’est trop la honte ça.
Cette fois-ci les reproches étaient à peine voilés. Ils
atteignirent Manon en plein cœur.
— Ce n’est pas très gentil, murmura-t-elle, la voix
blanche. Je fais tout ce que je peux…
— Je le sais maman, mais c’est une vie nulle. Je
parie que tu travailles encore tout le week-end pas vrai ?
Son regard bleu acier croisa celui de sa mère.
Manon se détourna la première.
— Oui. Les extras du week-end rapportent trois
cents euros de plus, ce n’est pas négligeable !
— Et pourtant, on ne peut même pas se chauffer
correctement, claqua Thomas, implacable. Tu trouves ça
normal toi ? Lentement le garçon secoua la tête. On vit
dans un appart pourri, tu as un job pourri. Moi je veux
mieux pour moi et pour ma vie future. Alors oui, je sais
que l’école est importante. Tu l’as quittée à seize ans et
voilà où cela t’a menée. Je n’ai pas du tout l’intention de
faire comme toi, ça non alors.
Durement atteinte, Manon ferma les yeux.
Pourtant, elle savait qu’elle ne pouvait blâmer son fils pour
lui tenir pareils propos. Tout ce qu’il venait de dire était
vrai. Elle avait quitté l’école dans sa seizième année, elle
avait tout juste le Brevet des collèges. Et elle travaillait
depuis quatre ans dans une blanchisserie en tant
qu’ouvrière. Toute la journée, toute la semaine, elle passait
des carrés de tissus dans une machine pour gagner le
SMIC, et le week-end, pour arrondir un peu ses fins de
mois, elle travaillait dans un hôtel de prestige. Elle y
préparait les draps et les serviettes destinés aux chambres
luxueuses.
Il était indéniable que son travail, sa rémunération
surtout, n’avait rien de glorieux, rien qui puisse faire rêver
un garçon de douze ans. Pour ce quotidien misérable, il y
avait bien quelqu’un à blâmer, quelqu’un d’autre qu’elle,
mais cela, Thomas ne le saurait jamais.
— Tu as raison Thomas, tu dois et tu peux faire
mieux que moi. Aucun doute là-dessus.
— J’y compte bien, martela ce dernier en se
replongeant dans ses livres.
Manon se redressa pour le considérer un court
instant, puis elle alluma le chauffage dans sa chambre et
se pressa vers la porte.
— Je te préviens quand le repas est prêt.
Thomas se borna à marmonner quelques sons
incompréhensibles.
Tout en faisant bouillir son eau pour les pâtes,
Manon laissa couler quelques larmes amères. Elle n’avait
que vingt-six ans, mais déjà un lourd passé, et aucun avenir
en dehors de la blanchisserie. Et bientôt, elle ne serait plus
en mesure d’aider son fils à faire ses devoirs.
Tandis qu’elle plongeait ses coquillettes dans la
casserole, un fort sentiment de honte la balaya. Sa vie était
ratée ; elle était une ratée.
— Au fait…
La voix de Thomas qui la rejoignait dans la
minuscule cuisine la fit sursauter.
— Mamie m’a dit que nous étions invités en
Vendée pour Noël. Cette année, c’est oncle Jean et tata
Sandrine qui organisent tout.
Au-dessus de sa casserole, le visage de Manon se
figea.
— On ne fête pas ça chez papy et mamie comme
tous les ans ?
— Non. Mamie m’a dit qu’oncle Jean et tata
Sandrine nous invitaient cette année. C’est cool, on va
enfin pouvoir quitter un peu ce trou.
Manon lança un drôle de regard à son fils.
— Je croyais que tu aimais bien être chez tes
grands-parents.
— Oui, mais bon, ils sont à Gagny eux aussi, ça ne
me change pas. La Vendée en revanche... Là-bas ils sont
près de la mer, ça doit être le top.
— Tu parles d’un intérêt ! Aller au bord de la mer
en décembre, siffla Manon, peu enthousiaste à l’idée de
passer Noël chez son oncle et sa tante.
— Ce que tu peux être négative ! rouspéta Thomas.
Ce sera toujours mieux que Gagny plage. Et puis ce n’est
que pour trois jours… À moins que tu n’acceptes qu’on y
reste une semaine. J’ai quand même deux cousins de mon
âge que je connais à peine…
— Hors de question que nous y passions une
semaine. Déjà que passer les fêtes de Noël là-bas ne me
réjouit pas alors une semaine…
— Pourquoi pas ? Tu as mieux à proposer ?
Manon ne répondit pas.
— Dans ce cas franchement, je ne vois pas
pourquoi tu ne veux pas y rester plus longtemps. Je ne
connais pas moi là-bas et j’aimerais bien !
— Je travaille Thomas, je ne peux pas prendre une
semaine.
— Ben sinon toi tu rentres, et moi je reste avec eux
pendant les vacances…
— Même pas en rêve chéri. Tu pars et tu rentres
avec moi.
— Mais pourquoi ? se récria Thomas, dégoûté. Je
serai sûrement mieux là-bas qu’ici !
Après un court instant, il ajouta, acide :
— Est-ce que c’est parce qu’oncle Jean est celui
qui a le mieux réussi dans la famille ? Tu es jalouse parce
qu’il est tout en haut de l’affiche, et toi, tout en bas ?
Les yeux de Manon se mirent à briller d’une lueur
que son fils ne lui avait encore jamais vue. Pourtant, il ne
recula pas.
— Je t’ai dit non, n’insiste pas. Tu ne resteras pas
là-bas sans moi.
— Je peux très bien me passer de toi maman, tu
sais. Je reste bien ici tout seul, tous les soirs, jusqu’à ce
que tu rentres... En Vendée au moins, je serai en famille,
avec tonton, tata et les cousins, je ne vois vraiment pas…
— Pour la dernière fois, Thomas, j’ai dit non,
n’insiste pas, le sujet est clos. À présent, lave-toi les mains,
nous allons passer à table.
Mère et fils s’affrontèrent du regard, mais cette
fois-ci, Manon ne cilla pas obligeant son fils à renoncer le
premier. Il soupira et marmonna entre ses dents quelque
chose d’inaudible, mais il finit tout de même par se laver
les mains et mettre la table.
Les yeux rivés sur le journal télévisé, tous les deux
mangèrent leurs coquillettes et leur jambon sans se dire un
mot. Thomas enrageait et sa mère tentait péniblement de
retrouver son calme. Dès qu’il eut fini de dîner, il se pressa
de laver son assiette avant de foncer dans sa chambre sans
même dire bonsoir à sa mère.
Demeurée seule devant sa télévision, Manon lutta
pour ne pas pleurer alors qu’elle en avait gros sur le cœur,
et que les sanglots lui étreignaient la gorge. Je serai mieux
là-bas qu’ici avait-il proclamé avec dans le regard et dans
la voix une certitude inébranlable.
Mon fils, si tu savais...