Auteur Sujet: La fin de l'hiver de Maude Perrier (Chapitre deux)  (Lu 8424 fois)

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La fin de l'hiver de Maude Perrier (Chapitre deux)
« le: mer. 14/06/2017 à 23:02 »
La fin de l'hiver de Maude Perrier

Chapitre deux

 
À l’occasion du réveillon de Noël, la blanchisserie
dans laquelle travaillait Manon ferma ses portes dans
l’après-midi pour permettre à tous ses employés de
rejoindre leurs familles et de réveillonner avec elles.
D’ordinaire, Manon n’aimait pas Noël. Elle détestait ce
rassemblement familial, elle détestait devoir faire bonne
figure alors qu’elle n’en pensait pas moins, et elle détestait
révéler à la face du monde qu’elle n’avait pas les moyens
d’offrir à son fils ce que d’autres parents offraient à leurs
enfants ; Noël était l’un de ces rendez-vous du calendrier
qui la mettaient toujours face à son passé et à ses réalités.
Comment dans ses conditions pouvait-elle trépigner
d’impatience en attendant que ses parents viennent les
chercher, elle et Thomas, pour se rendre en Vendée ?
Contrairement à son fils, qui se faisait une joie d’aller à
Saint-Hilaire-de-Riez, elle, n’en avait absolument aucune
envie. Pourtant, lorsque sa mère frappa à la porte de son
appartement, elle était prête et sur ce qu’elle considérait
être son trente-et-un. Elle avait mis la seule robe noire
qu’elle possédait, à manches longues et col montant, et son
unique paire de bottes de la même couleur, et avait
rehaussé sa tenue d’un collier fantaisie bleu pâle. Ses longs
cheveux châtain foncé étaient remontés en une simple
queue de cheval et sa frange, parfaitement disciplinée,
tombait au-dessus de ses yeux noisette qu’elle avait tout
de même pris soin de maquiller. Avec cette apparence, elle
passerait inaperçue sans problème.
— Tu aurais pu faire un effort avec ta coiffure, lui
reprocha immédiatement sa mère. Tu fais négligée. Tu sais
pourtant où nous allons...
— Désolée maman, se braqua Manon en refermant
la porte derrière elles, je n’ai pas eu le temps d’aller me
faire pomponner. Et je me sens très bien comme cela ; si
ça ne plaît pas aux autres, c’est la même chose.
— Il est inutile d’être aussi agressive, se récria
Isabelle Barbier alors qu’elles et Thomas prenaient
l’ascenseur. Simplement je pense que ton oncle mérite à
sa table mieux qu’une souillon… Regarde-toi enfin, mince
!   
 
 
— Laisse tomber mamie, maman n’aime pas Noël,
tu le sais bien. Et je crois qu’elle n’aime pas non plus tata
et tonton.
Isabelle Barbier regarda tour à tour son petit-fils
puis sa fille. Elle paraissait choquée et même un peu vexée.
— Comme ça elle ne les aime pas ? Est-ce que c’est
vrai Manon ? Pourtant ils sont tous les deux très gentils, ce
sont des amours. Je ne vois pas ce que tu peux avoir contre
eux. Jean est un homme formidable ! Il est si beau, si
gentil, si intelligent ! Crois-moi tu devrais être plus
souvent en contact avec lui, il ne pourrait que t’influencer
dans le bon sens. Quant à cette chère Sandrine, elle a le
cœur sur la main. Ils sont tous les deux tellement
fantastiques !
Raide comme un i, Manon fixa la petite lumière qui
indiquait chaque étage qu’ils passaient, sans répondre.
— Sérieusement Manon, pourrais-tu me dire
pourquoi tu ne les aimes pas ? Qu’est-ce que des gens aussi
charmants que mon frère et ma belle-sœur ont pu te faire
?
— Ils ont réussi leur vie, ricana Thomas. À ce que
j’ai compris, ils ont une belle maison et deux belles
 
 
 
voitures. Et leurs enfants font plein de trucs sympas : ils
ont des téléphones portables, des ordinateurs et ils
voyagent à l’étranger. Nous à côté, on fait tache, c’est ça
maman pas vrai ? On est les losers de la famille…
— Bon ça suffit maintenant ! s’énerva Manon, le
sang à ses tempes, les joues en feu. Foutez-moi la paix l’un
comme l’autre, sinon je vous jure que vous irez sans moi
!
— Hors de question ma belle, trancha sèchement
Isabelle. Noël c’est la famille avant tout. D’ordinaire, nous
les recevons, mais ils se sont gentiment proposés cette
fois-ci, et il est hors de question que l’un de nous manque
à l’appel. Nous y allons tous les quatre, un point c’est tout.
Et toi jeune homme, ajouta-t-elle en captant le regard
narquois de Thomas, tu es prié de montrer un peu plus de
respect, à ta mère. Elle fait tout ce qu’elle peut pour toi.
Elle n’a peut-être pas les moyens de t’offrir des téléphones
ou des voyages, mais elle fait de son mieux pour que tu ne
manques de rien…
— Justement, la coupa Thomas, sur la défensive.
Je manque de…
 
 
Mécontente de le voir l’interrompre, sa grand-mère
secoua la tête en fronçant les sourcils.
— Et elle t’aime énormément. C’est quelque chose
qui vaut bien tous les iPhone de la terre non ?
Cette fois-ci, elle se tut pour permettre à Thomas
de lui répondre ; il n’en fit rien.
— Non ?
Thomas finit par le concéder, mais de très
mauvaise grâce.
— Ce soir c’est Noël, dois-je vous le rappeler à
tous les deux ?  reprit Isabelle, bien décidée à leur faire la
leçon avant de prendre la route pour la Vendée. C’est une
journée particulière dans l’année, où nous nous retrouvons
en famille et où nous remercions la vie de tous les bienfaits
qu’elle nous a apportés. Et je ne parle pas que d’argent,
poursuivit-elle en devinant les pensées de ses deux
auditeurs. Aujourd’hui, on ne s’apitoie pas sur son sort, on
ne se plaint pas, et on ne regrette pas sa vie ni ses choix.
Aujourd’hui, on sourit et on dit merci pour tout ce que l’on
a. Est-ce que c’est assez clair ?
Thomas le premier hocha la tête.
— Parfait, et toi Manon ?
 
 
Manon mit plus de temps à se ranger à l’avis de sa
mère. Elle ne voyait pas trop de raison de sourire ni d’être
satisfaite de ce qu’elle avait. Pourtant, lorsque son regard
croisa celui de son fils, elle sentit son cœur fondre. En
dépit de tout, elle l’aimait énormément. Il était sa plus
belle réussite, sa plus grande fierté, et même, sa bouée de
sauvetage.
— C’est assez clair, souffla-t-elle tandis que les
portes de l’ascenseur s’ouvraient sur le hall mal entretenu
de son immeuble.
Sans y penser, elle passa un bras autour des épaules
de Thomas.
— Tu es très jolie, fut tout ce qu’il trouva à dire
alors qu’elle lui ouvrait la portière de la Sandero de son
père.
Manon esquissa un petit sourire, le premier depuis
un long moment, puis elle fit le tour du véhicule pour
embrasser son père et monta à côté de son fils, prenant son
sac de voyage sur ses genoux.
Pendant les quatre heures qui suivirent, Manon
regarda par la vitre le ciel gris tomber sur un paysage
monotone pendant que la voix de Lynda Lemay, une
 
 
chanteuse québécoise dont sa mère était grande fan,
racontait des histoires et des destins, souvent tragiques.
— Dis donc mamie, tu n’aurais pas autre chose
comme musique, parce que là ça craint, sérieux !
Manon ne put se retenir de pouffer, tout comme
son père dont elle intercepta le regard amusé dans le
rétroviseur intérieur.
— Désolé fiston, Isa est une inconditionnelle de
ces chansons déprimantes à mourir.
— Heureusement que c’est Noël et que nous
sommes censés aller faire la fête !  railla Thomas, mi-
figue, mi-raisin. V’la l’ambiance de ouf !
— Promis chéri, lança Manon en posa sa main sur
la sienne, dès que j’en aurai les moyens, je t’offrirai un
lecteur mp3 pour que tu puisses écouter ta propre
musique.
— Ah ça, ça serait trop cool !
Cette fois Manon échangea un regard avec sa mère.
Thomas aurait son lecteur de musique pour Noël. Elle et
ses parents lui en avaient acheté un et lui avaient même
pris des écouteurs très modernes. Enfin, disons que ses
 
 
parents lui en avaient acheté un, et que Manon avait juré
de les rembourser.
 
***
 
Des comme lui. Sans savoir pourquoi, la chanson
tournait en boucle dans la tête de Manon alors qu’ils
arrivaient et que son père garait la Sandero dans l’allée
gravillonnée, légèrement enneigée. Il vida le coffre du
véhicule puis tous les quatre attendirent qu’on vienne leur
ouvrir la porte.
— Isabelle ! Bernard, lança une Sandrine très
élégante, en robe pailletée et coiffure très stylisée.
Elle se pencha pour embrasser sa belle-sœur et son
beau-frère avant d’accueillir avec le même entrain Manon
et Thomas.
— Bienvenus chez nous, leur lança-t-elle en
acceptant la plante embaumant le jasmin qu’Isabelle lui
offrait. Je vais vous aider à vous débarrasser.
Elle attrapa les manteaux de ses invités et les
accrocha à un portemanteau au design original
représentant un arbre en bois sculpté et ses branches.
 
 
— Vous connaissez tous la maison, je crois, non ?
Seul Thomas secoua la tête en un signe négatif.
— C’est la première fois que je viens ici.
— Oui, c’est vrai. C’est ta maman qui la connaît
déjà.
Manon opina d’un hochement de tête crispé.
Depuis son arrivée, elle sentait tout son être se raidir, et se
figer. Que diable était-elle venue faire ici ? se demanda-t-
elle en se reprochant d’avoir cédé à sa mère. Passer Noël
chez ses parents avec son oncle et sa tante pour invités était
une chose, mais venir ici, se faire inviter dans cette maison
en était une autre. Elle n’était pas certaine de pouvoir
supporter d’y passer la soirée entière, la nuit et la matinée
du lendemain. Elle sentait que ce serait bien au-dessus de
ses forces.
Pourtant, docilement, elle avança jusqu’au salon
où l’attendaient son oncle Jean et ses deux garçons :
Tristan et Alexandre. Elle embrassa les enfants, à peine
plus âgés que son fils, et salua son oncle.
— Tu es magnifique, comme toujours, observa
Jean en la serrant dans ses bras.
 
 
Manon ferma les yeux pour contrôler la panique
qui commençait à la gagner. Elle respira lentement, avant
de planter ses yeux dans ceux de son oncle.
— Merci.
Jean lui répondit d’un sourire carnassier, mais ne
s’attarda pas davantage. Son regard se porta au-delà, vers
Thomas qui était en grande discussion avec ses deux
cousins.
— Bonsoir jeune homme.
Manon n’en perdit pas une miette tandis qu’il se
penchait vers lui pour lui faire la bise. Lorsqu’ils furent
proches l’un de l’autre, que leurs têtes se croisèrent, elle
frissonna. Ses mains se mirent à trembler, ses jambes se
ramollirent.
— Thomas, tu veux bien aller porter ton sac dans
la chambre de tes cousins ?  suggéra-t-elle d’une voix
nouée.
— Oh oui viens, s’enthousiasma Tristan. Nous
allons te faire visiter.
Aussitôt le jeune garçon s’arracha à l’étreinte de
son oncle pour courir à l’étage avec ses deux cousins.
 
 
— Encore un peu et ton fils te dépassera,
commenta Jean en considérant la taille plutôt petite de
Manon. Je ne sais pas combien mesurait son père, mais il
tiendra sûrement lui.
Manon, les yeux dans le vide, répondit par un
grand silence.
— Tu te rappelles de la maison ou tu veux que je
te fasse la visite ?
Se faisant violence pour le regarder droit dans les
yeux, elle hocha la tête.
— Je m’en souviens.
— Tu auras la chambre de Tristan. Les garçons
dormiront tous dans celle d’Alexandre et tes parents seront
au bout du couloir, dans la chambre d’amis.
Manon se détourna vers ses parents, en grande
conversation avec Sandrine. Sa mère avait l’air aux anges,
et son père lui aussi semblait ravi d’être ici.
— Si tu as quelques cadeaux que tu veux déposer
au pied du sapin…
— Merci. Je n’ai pas grand-chose. Une boîte de
chocolats, quelques bricoles…


Jean posa une main sur son épaule et la pressa
légèrement.
— Ce n’est pas la valeur du cadeau qui compte,
c’est le geste, lui rappela-t-il gentiment. Je sais que toi et
Thomas ne menez pas la grande vie à Gagny, ta mère me
l’a dit. Si je peux t’aider…
Le contact de ses doigts fermes sur son épaule fit
battre le cœur de Manon à un rythme insoutenable.
Lorsqu’elle sentit sa main remonter imperceptiblement
vers sa nuque en un geste possessif, elle cessa presque de
respirer.
— Si tu as besoin d’un petit coup de pouce...
Manon osa une œillade à la dérobée. Il ne semblait
se rendre compte de rien. Il la dévisageait avec une
certaine bienveillance et lui souriait avec chaleur.
— C’est gentil, formula-t-elle d’une voix atone.
Tout va bien pour nous, je n’ai pas besoin d’argent.
Jean leva un sourcil étonné.
— Tu es sûre ? Ta mère pourtant m’a dit...
— Ma mère ferait mieux de se mêler de ses
affaires, s’agaça Manon en retrouvant un peu d’aplomb.
Elle n’a pas à faire la manche pour moi.
 
 

— Elle n’a pas fait la manche, rassure-toi. Et puis
nous sommes tous de la même famille, après tout. Il est
normal qu’on se serre les coudes et qu’on s’occupe les uns
des autres.
Malgré elle, la jeune femme eut un petit frisson.
— Je n’ai pas besoin qu’on s’occupe de
moi  formula-t-elle dans un souffle.
— Tu en es bien certaine ?
— Oui.
— Est-ce que tu as quelqu’un dans ta vie ?
— Quelqu’un ?   
— Un homme, pardi ! Pour veiller sur toi à notre
place, pour te tenir chaud la nuit… Un petit ami en somme.
Mieux que le vaurien qui t’a engrossée et disparu de la
circulation, j’entends.
Le clin d’œil qu’il lui adressa la laissa de marbre.
— Je suis assez grande pour veiller sur moi moi-
même.
Son oncle resta quelques secondes à la dévisager
en silence.
— Si tu le dis, laissa-t-il finalement tomber.
Pardonne-moi cependant de ne pas te croire.
 

 
Pour seule réponse, Manon haussa les épaules et
opéra un discret repli en direction de sa tante et de ses
parents.
 
Quand vint l’heure de passer dans la salle à
manger, elle remarqua que ses hôtes avaient sorti le grand
jeu. Sur une table toute parée de doré et de noir scintillant,
des bougies délicatement pailletées projetaient leur
lumière chatoyante sur des assiettes en porcelaine et des
verres en cristal. Pour rappeler davantage l’aisance
financière dans laquelle le couple évoluait, Sandrine avait
également sorti la ménagère en argent massif.
— C’est trop beau, s’extasia Thomas avant de
goûter un petit four. Et trop bon. Je n’ai jamais rien mangé
de tel. Qu’est-ce que c’est ?
— Un feuilleté au crabe et au beurre d’escargot.
— C’est toi qui as fait ça ?
— Non, s’esclaffa Sandrine. Je ne suis
malheureusement pas assez bonne cuisinière pour cela.
— Alors c’est Picard ?
— Picard ?  Les yeux de Sandrine s’agrandirent
d’horreur. Mon dieu non ! Nous avons fait appel à notre
 
 
traiteur habituel. Tout ce qu’il prépare est issu de produits
nobles, savoureux, et frais. Rien n’est congelé, rien n’est
en boîte.
— Il nous coûte les yeux de la tête à chaque fois,
mais c’est un vrai régal, approuva Jean en enfournant un
feuilleté.
— En tous les cas, c’est hyper bon. Tu ne trouves
pas maman ?
Manon manquait cruellement d’appétit.
Néanmoins pour faire plaisir à son fils et pour éviter que
l’attention ne se reporte sur elle, elle accepta le petit four
qu’il lui offrait.
— Si, tu as raison. C’est excellent.
Elle accepta de bonne grâce de goûter à un autre
amuse-bouche et même de manger tout ce que sa tante
plaça dans son assiette ; elle fit également de son mieux
pour prendre part aux conversations qui allaient bon train.
Dans sa tête pourtant, la chanson qu’elle avait entendue
sur le trajet depuis Gagny tournait en boucle. Et dire que
des comme lui, Y’en a plein les maisons, Plein les messes
de minuit, Et plein les réveillons… Pour penser à autre
chose, Manon se concentra sur Thomas. Il parlait fort et
 
 
riait aux éclats avec ses cousins tout en jouant sur leur
tablette à des jeux qu’il ne connaissait pas, et en emplissant
sa bouche, et sa panse, de mets succulents qu’il n’avait pas
l’habitude de manger. Elle avait l’impression de ne l’avoir
jamais vu aussi heureux et cela lui brisa le cœur. Elle avait
beau faire tout ce qu’elle pouvait, ce qu’elle lui offrait était
loin de lui suffire.
Il méritait plus, sans aucun doute. Plus qu’une
mère qui s’échinait sept jours sur sept, à faire un travail
aliénant et peu rémunéré, plus qu’un appartement humide,
froid et inhospitalier, plus que des vêtements d’occasion
achetés au rabais dans des magasins qu’il cataloguait
comme « magasins de pauvres », plus qu’un frigo rempli
de ce que papy et mamie avaient bien voulu acheter. Il
méritait plus, et mieux que cette mère, elle-même tout
juste sortie de l’enfance, sans diplôme, sans culture, sans
rien qui puisse lui donner l’envie de l’admirer ou de lui
ressembler.
Sans savoir pourquoi, Manon leva les yeux sur le
tableau qui ornait la cheminée. Le paysage qu’il
représentait, un jardin japonais dont les cerisiers en fleurs
étaient éclairés par un soleil levant, l’avait toujours
 
 
fascinée. La première fois qu’elle l’avait vu, elle était âgée
de dix ans à peine. Elle se souvint être restée plantée
devant la toile, en totale admiration. Jean lui avait expliqué
qu’il l’avait achetée au Japon lors de son voyage de noces
avec Sandrine. Il lui avait raconté comment lui aussi avait
été subjugué, et comment il avait passé des jours à
chercher ce jardin sur les îles de l’archipel. Dévorée de
curiosité, Manon lui avait demandé s’il l’avait trouvé ; il
avait secoué la tête. Il avait visité plein de jardins au soleil
levant, mais aucun n’avait suscité en lui la même émotion
que celui représenté sur la toile. Il en avait alors conclu
que l’endroit n’existait que dans la tête de l’artiste qui
l’avait peint. Manon avait trouvé dommage qu’un lieu si
beau, si paisible, et en même temps si bouleversant
n’existât pas en vrai. Jean avait souri.
L’été de ses quinze ans, elle était retournée devant
cette cheminée et comme la première fois, elle avait été
attirée par la puissance de la toile.
— Toi et moi sommes les seuls à sentir son
pouvoir, lui avait dit Jean. Sandrine la trouve jolie, mais
pour elle, ce n’est qu’un jardin, des arbres, un ruisseau.
Elle ne voit rien de plus, elle ne ressent rien de plus.
 
 
Cette remarque avait empli Manon de ravissement.
— Alors que nous, on sait, avait-elle formulé en se
réjouissant à l’idée de partager avec cet oncle qu’elle
admirait tant et qu’elle trouvait si beau, le secret du
tableau.
— C’est notre secret, avait répondu Jean, un
sourire de connivence sur les lèvres. Ce sera toujours notre
secret. Un secret que tu devras garder, sans jamais le
révéler.
La jeune fille s’était empressée de le jurer. Elle
tairait à tous, y compris à sa mère, le pouvoir fascinant du
jardin japonais.
À présent, alors que ses yeux, une nouvelle fois, se
posaient sur la peinture, elle n’éprouvait plus qu’un seul
désir : celui de prendre son couteau et lacérer la toile
jusqu’à la rendre méconnaissable.
— Manon, est-ce que tout va bien chérie ?
La voix de sa mère détourna Manon du jardin
japonais et de ses sombres pensées. Lorsqu’elle réalisa que
l’attention de tous les adultes s’était reportée sur elle, elle
sentit un léger malaise la gagner.
— Oui tout va bien.
 
 
— Ta mère a raison de s’inquiéter, tu es toute
pâle  s’affola son père.
— J’espère que tu n’as pas mangé une huitre
avariée, s’alarma Sandrine. En principe il n’y a aucun
risque, elles ont toutes été vérifiées une par une, mais…
— Non je ne pense pas… C’est juste… Je ne me
sens pas très bien. J’ai peut-être un peu trop bu…
— Tu n’as même pas fini ta coupe de champagne,
protesta sa tante en désignant la coupe aux trois quarts
pleins, posée juste à côté de son verre à vin.
— Elle n’a pas l’habitude de boire, commenta
Isabelle. À tous les coups, le champagne lui aura tourné la
tête.
— C’est possible, souffla Manon de moins en
moins bien. Je crois qu’il vaudrait mieux que je monte me
coucher.
— Déjà ?  protesta Jean, incrédule. Il n’y a
personne qui va se coucher à onze heures trente un soir de
réveillon ! Même les gamins tiennent jusqu’à l’aube !
— Je suis fatiguée, argua Manon en réprimant une
furieuse envie de vomir. Et j’ai la tête qui tourne beaucoup.
Ça ne va vraiment pas…
 
 
— Il faut t’endurcir un peu ma petite, assena son
oncle sur un ton plus sec.   Si déjà à ton âge tu t’effondres
pour trois fois rien…
— Jean, elle a vraiment l’air mal en point, tenta
Sandrine.
Puis, se tournant vers Manon elle ajouta :
— Tu peux aller te reposer si tu le souhaites. Ne
t’inquiète pas, ce n’est pas grave.
Manon se leva de table sans attendre.
— Excusez-moi encore.
— Tu veux un coup de main pour montrer jusqu’à
ta chambre ?
— Ça va aller Jean, merci.
— Dans ce cas, fit ce dernier en se levant pour la
prendre dans ses bras et l’embrasser sur la joue. Passe une
bonne nuit.
L’estomac de Manon se contracta un peu plus ; à
grande peine elle retint la bile qui montait dans sa gorge.
Le temps encore pour elle d’embrasser sa tante, ses
parents, et les trois enfants, puis elle se hâta jusqu’à la
chambre de Tristan qu’elle prit bien soin de fermer à clef.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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