Auteur Sujet: La fin de l'hiver de Maude Perrier (Chapitre trois)  (Lu 9172 fois)

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La fin de l'hiver de Maude Perrier (Chapitre trois)
« le: mer. 14/06/2017 à 23:10 »
La fin de l'hiver de Maude Perrier

Chapitre trois
 
À son retour de Vendée, Manon fit comme ses
collègues et raconta son réveillon et son jour de Noël. Elle
se montra cependant très évasive, ne s’attardant que sur le
seul moment vraiment intéressant : celui où Thomas avait
découvert son cadeau.
— Si tu avais vu sa tête, dit-elle à José. Il rayonnait
autant si ce n’est plus que le sapin illuminé à côté de lui. Il
n’en revenait tout simplement pas. 
— Tant mieux si ça lui a plu. Un petit conseil
cependant : interdis-lui de l’emporter à l’école. Rafael
s’est fait piquer le sien l’an dernier. 
Manon hocha la tête avec véhémence.
— Je l’ai déjà briefé sur ce point et il n’a pas
discuté. De toute manière il est prévenu : s’il le perd il n’en
aura pas d’autres. 
Avec une certaine tendresse, Manon visualisa
Thomas, couvant du regard ses précieux cadeaux. 
— Je n’en fais pas assez pour lui, observa-t-elle
tristement. Il n’a pas le quart de ce qu’il devrait avoir. Il
 
 

 
faudrait que je trouve un autre boulot beaucoup mieux
payé que celui-là. 
— Ça c’est une bonne idée, admit José. Tu ne vas
pas faire carrière ici quand même. 
— Non bien sûr, mais je ne vois pas très bien ce
que je pourrais faire d’autre. Je n’ai aucun diplôme ni
aucune qualification… 
— José a raison Manon, intervint Malika, une
Algérienne de quarante-sept ans qui travaillait dans la
blanchisserie depuis ses dix-huit ans. Nous on fera ça toute
notre vie parce qu’on n’a pas le choix. On n’a pas été à
l’école, on ne parle pas très bien le français… Toi tu as
l’avenir devant toi. Tu peux faire mieux. 
— Je n’ai pas fait plus d’études que vous, protesta
Manon. Je… 
— Pourquoi est-ce que tu passes ton temps à te
rabaisser ?  la coupa José sur un ton réprobateur. Tu
n’arrêtes pas de dire que ton fils mérite mieux qu’une mère
comme toi, que tu ne vaux rien, que tu n’as pas d’avenir…
Pourquoi tu fais ça ? Tu as vingt-six et tout l’avenir devant
toi si tu le désires. Bon sang ! Passer des serviettes dans
 
 

 
une machine à longueur de journée, c’est bon pour nous
qui ne pouvons espérer davantage, mais toi… 
— Tu crois que parce que je suis française ça
change la donne ? C’est pareil que pour vous mon vieux,
s’emporta Manon qui n’aimait pas être mise devant
certaines réalités. Dans ce pays, que tu sois étranger ou
français, si tu n’as pas fait d’études, tu ne peux pas espérer
des miracles. 
— Tu n’as qu’à les reprendre tes études, tu es
jeune… 
— T’es dingue ou quoi ? J’ai un loyer à payer, un
fils à élever. Je n’ai pas le temps pour ça. Ni le temps ni
l’argent. 
— Ni surtout l’envie, pas vrai ?  termina son
collègue en ne se laissant pas abuser par les excuses
qu’elle venait d’avancer. Tu n’as pas vraiment envie de
t’en sortir Manon. Tu te plains, tu te fais passer pour une
victime, mais tu ne fais pas grand-chose pour te sortir de
cette situation. 
— Je me fais passer pour une victime ?  répéta
Manon, soudain très vexée. Je ne crois pas non. Je crois
plutôt que je fais comme des milliers d’autres gens,
 
 

 
j’essaie de garder la tête au-dessus de l’eau. Faire des
études c’est bien beau, mais quand tu bosses huit heures
par jour, régulièrement sept jours sur sept, il est difficile
de trouver un créneau. Mon fils me reproche déjà de ne
jamais être là pour faire des trucs sympas avec lui. Imagine
si je devais passer du temps à l’école, il ne me verrait plus
du tout. 
— Moi je pense qu’au contraire, il serait fier de toi,
de voir que tu fais ton possible pour lui offrir une meilleure
vie  commenta Malika.
Pour toute réponse, Manon haussa les épaules. Elle
voyait ça d’ici : annoncer à Thomas qu’elle allait retourner
à l’école. Son fils commencerait par dire que c’est une
bonne idée, puis il lui proposerait son aide. Peut-être
serait-il fier lui de lui faire faire une dictée, mais elle,
c’était sûr, elle en serait mortifiée. 
 
Les propos de José et de Malika cependant
raisonnèrent dans sa tête bien après qu’elle ait repris son
poste. Il était évident qu’elle n’avait aucune envie de rester
à cette place, derrière cette machine, tout le restant de sa
vie professionnelle. Or dans cette blanchisserie, même si
 
 

 
elle pouvait demander à changer de service, elle ne pouvait
espérer gravir un quelconque échelon. Les chefs et les
sous-chefs s’accrochaient à leur poste comme à un radeau
de survie, et aucune autre alternative n’existait. Soit on
dirigeait, soit on était dirigé. Point. Il n’y avait aucune
autre possibilité. 
Pendant que ses bras prenaient mécaniquement une
serviette et la faisaient glisser sur le train de repassage,
Manon se demanda quand même quelles études elle aurait
aimé suivre, quelle carrière elle aurait aimé embrasser si
ses ailes n’avaient pas été brutalement coupées. Elle
s’imagina derrière un bureau, comme les femmes qui
travaillaient au service administratif de la blanchisserie,
secrétaire ou assistante, tapant sur l’ordinateur et
répondant au téléphone toute la journée. Sans aucun doute,
un emploi de secrétaire serait, aux yeux de son fils comme
à ceux de ses parents, beaucoup plus valorisant et
acceptable que celui d’ouvrière en blanchisserie
industrielle ; pourtant, il ne l’attirait pas. Pas plus qu’un
métier dans la comptabilité, comme sa mère ou dans les
ressources humaines comme sa tante. Non, ce dont elle,
plus jeune, avait rêvé, était une carrière artistique. Elle
 
 

 
avait toujours adoré dessiner, créer, et jouer à la styliste,
imaginant et confectionnant des vêtements qu’elle
s’amusait à essayer sur ses vieilles poupées. Elle organisait
ensuite des défilés et s’imaginait recevoir les
applaudissements d’un public conquis. Travailler dans la
mode était le rêve de beaucoup de ses copines d’école, et
cela aussi avait été le sien. Malheureusement la vie s’était
chargée de la faire redescendre en flèche de son petit nuage
rose.
— Manon ? Tu penses à tes deux euros ? 
Le Loto  : voilà le seul rêve qui lui restait encore.
Et celui-là, Manon le poursuivait assidûment une fois par
semaine, généralement le mercredi. Elle faisait une grille
commune avec Nadia et José, et se plaisait à imaginer un
appel tardif de sa collègue, lui annonçant qu’ils avaient
gagné des millions. Si elle n’avait aucune idée précise de
ce qu’elle ferait d’une telle somme, elle savait néanmoins
que sa vie changerait radicalement. Déjà, une chose était
sûre, elle démissionnerait de la blanchisserie. Elle
déménagerait aussi, et emmènerait Thomas vivre dans un
endroit moins glauque que son immeuble vétuste à Gagny.
Elle choisirait sans doute un lieu où il faisait beau et chaud
 
 

 
toute l’année, ou sinon, elle prendrait une maison avec une
cheminée. Dans tous les cas, ç’en serait fini des radiateurs
électriques qui chauffaient à peine, que son propriétaire ne
voulait pas changer, et qui engloutissaient chaque année
de véritables fortunes.
Sans perdre la cadence imposée par la presse à
repasser, Manon se tourna vers Nadia.
— Bien sûr. Je te les donne ce midi. 
— Un jour, les millions seront pour nous, plaisanta
Nadia. — Et adieu la blanchisserie ! Bonjour la maison au
bord de la mer, les chaises longues… 
— Tu as déjà tout ça en Algérie toi non ? 
— Il est vrai que ma famille est au bord de la mer,
répondit Nadia, le sourire aux lèvres, mais dans une
maison qui n’est même pas terminée. Avec les millions
qu’on va gagner, ils pourront finir de la construire. Et j’en
achèterai une autre dans le sud, sur la Côte d’Azur, je
pense. 
Tous autant qu’ils étaient, elle, Nadia, José et
probablement tous les autres qui jouaient au Loto, faisaient
tous le même genre de rêves. Ils se voyaient tous
 
 

 
propriétaires d’une maison au bord de l’eau, et se
dessinaient un avenir ailleurs qu’à l’usine.
— Moi si je gagnais au Loto, intervint Traoré, leur
collègue malien qui travaillait au service du linge sale, je
monterais ma société. Je sais très exactement quel produit
je vendrais et comment je m’y prendrais pour la faire
tourner. Je ne demande même pas de gagner le gros lot,
juste de quoi créer mon entreprise et avoir un peu de
trésorerie. 
— Tu vendrais quoi ?  demanda Manon, piquée de
curiosité.
— Des toilettes écologiques. Dans les pays où il
n’y a pas beaucoup d’eau, comme chez moi, au Mali, ce
serait l’idéal. Surtout dans les coins les plus reculés. En
pleine cambrousse, l’eau courante n’existe pas, ni le tout-
à-l’égout. 
— Tu ne feras jamais fortune en vendant des
toilettes au Tiers Monde, se moqua Khaled, un autre
membre du service linge sale. Faut pas rêver, la merde,
c’est pas vendeur. 
 
 

 
Il partit d’un grand éclat de rire, imité en cela par
Nadia ; même Manon ne put se retenir de sourire. Traoré
en revanche garda son plus grand sérieux.
— Tu te trompes mon vieux, et si je gagnais au
Loto, je me ferais une joie de te le prouver. Et puis moi au
moins, j’utiliserai cet argent pour quelque chose de plus
utile que simplement m’acheter une baraque et me la
couler douce. 
— Personne n’a jamais dit qu’il se la coulerait
douce, protesta Nadia. On a juste dit le premier truc qui
nous venait à l’esprit. 
— Ah ouais ?  répliqua Traoré, défiant. Alors, dis-
moi qu’est-ce que tu ferais d’autre si tu gagnais tout ce
fric ? À part le classique : j’achèterais une maison, je
voyagerais et j’en donnerais à ma famille ? 
Prise un peu au dépourvu, Nadia finit par hausser
les épaules.
— Je ne sais pas encore, je n’y ai pas réfléchi,
confia-t-elle. Mais t’inquiète, je trouverai bien. 
Traoré regarda ensuite Manon.
— Et toi Manon ? Une idée ? 
— Aucune. 
 
 

 
Un petit sourire satisfait s’étira sur les lèvres
gourmandes de Traoré.
— Et voilà. Ne cherchez pas pourquoi vous ne
gagnez pas. L’argent ne va que dans la poche de celui qui
sait comment l’utiliser et le faire fructifier. 
— Sérieux ? Alors, dis-moi Traoré, combien tu as
gagné au Loto jusqu’à aujourd’hui ? le taquina gentiment
Manon en faisant un clin d’œil à Nadia.
— Certainement plus que toi, ne se démonta pas
son collègue. Vu que mes gains ne sont pas divisés par
trois. Au moins tout ce que je gagne est pour moi. 
— J’ai quand même hâte de m’asseoir sur un de tes
chiottes écolos, pouffa Khaled en posant une main amicale
sur son épaule.
Les deux femmes éclatèrent de rire pendant que
Traoré et Khaled filaient se changer dans les vestiaires.
— On se moque de lui, formula Manon, mais dans
le fond il n’a pas tort. Lui au moins a des projets concrets
et même s’il ne gagne pas au Loto, il pourra un jour les
mener à exécution. 
— Il a bien raison d’avoir des projets, il n’a que
vingt-et-un ans ! S’il avait déjà renoncé, ce serait grave. 
 
 

 
Manon approuva d’un signe de tête avant de
reprendre son travail en silence. Des discussions comme
celle-là, ils en avaient souvent au travail. José parlait de
son fils de seize ans, Lucas, qui faisait des sites Internet et
même des vidéos. Mourad évoquait sa fille de vingt-deux
ans qui suivait de brillantes études en comptabilité et
aspirait à devenir expert-comptable un jour. Kim parlait de
ses deux fils, Steve et Sébastien. Le premier avait dix-sept
ans et s’amusait à importer des accessoires de téléphonie
depuis la Chine pour les revendre ensuite à ses copains
d’école, et le second, à vingt ans, allait ouvrir avec un ami,
une société de réparation de téléphones et d’ordinateurs.
Certes, parmi ses collègues, il y en avait dont la
progéniture ne semblait pas vouloir faire autre chose que
des bêtises, et n’avait aucune réelle ambition, mais dans la
grande majorité des cas, les enfants souhaitaient faire
mieux que leurs parents ; ils voulaient exercer des métiers
reconnus dans l’échelle sociale, ou tenter l’aventure de
l’entreprise. Certains même n’hésitaient pas à venir
travailler à la blanchisserie pendant les vacances scolaires
pour se faire un peu d’argent de poche, et se payer eux-
mêmes un nouveau téléphone portable ou une semaine de
 
 

 
vacances, quand ce n’était pas pour payer des frais de
scolarité, épargner, voire, pour investir.
Et il y avait parmi la cinquantaine d’ouvriers que
comptait la société, des gens comme Traoré qui
acceptaient n’importe quel emploi même pénible et mal
rémunéré, juste pour pouvoir mettre de l’argent de côté et
financer des ambitions plus grandes. Des gens comme lui
méritaient effectivement de gagner au Loto se dit Manon
en allant se chercher un autre chariot plein de serviettes.
Ils méritaient ce coup de pouce du destin.
Des gens comme elle, peut-être pas finalement.
Elle avait souvent rêvé que de l’argent lui tombait du ciel.
Elle n’avait cependant jamais songé à ce qu’elle en ferait
réellement, une fois que seraient passés les premiers
instants d’euphorie. Traoré sans doute avait raison,
l’argent ne venait peut-être qu’à celui qui avait une idée
précise de comment l’employer.
En rentrant chez elle, ce soir-là, la jeune femme
avait encore l’esprit agité par toutes ces pensées qui
l’avaient occupée une bonne partie de la journée. Mais en
poussant la porte de la chambre de Thomas, en le voyant,
sa couverture de lit sur le dos, penché sur ses devoirs, la
 
 

 
réalité la rattrapa. Si elle gagnait au Loto se promit-elle, la
première dépense qu’elle ferait serait pour son fils.
— Salut maman, l’accueillit-il en levant la tête de
son livre de mathématiques. J’ai eu quinze en anglais, c’est
cool non ? Surtout que c’était un contrôle surprise. 
— C’est bien, le félicita Manon en passant un bras
affectueux autour de ses épaules. C’est même très bien.
Bravo à toi. 
Thomas sourit à sa mère.
— Et j’ai eu des nouvelles de Tristan. Lui et
Alexandre me proposent de venir passer les vacances de
février chez eux… Je sais que tu n’aimes pas trop l’idée
que je puisse aller en Vendée, mais ça me ferait vraiment
plaisir. Ils sont super sympas et je m’entends bien avec
eux. 
Le sourire sur le visage de Manon retomba
instantanément. 
— Thomas, c’est non. 
— J’étais sûr que tu ne voudrais pas, déchanta
Thomas. Mais si tu me disais au moins pourquoi ? 
 
 

 
— Tu n’aimes pas aller chez tes grands-
parents ?  biaisa Manon. Ils t’adorent, tu sais. Ils sont aux
petits soins pour toi. 
— Oui, mais c’est mamie et papy... Ils sont vieux
alors que Tristan et Alex sont de mon âge. On a les mêmes
délires, et tout... 
— Thomas, soupira Manon, je n’ai pas les moyens
de financer un tel voyage. Il y a le train, puis les activités
sur place. Une fois de temps en temps je peux, mais pas
deux semaines durant, cela m’est impossible. 
— Peut-être que tata et tonton... 
— Et puis quoi encore ?  s’emporta Manon rouge
de colère. — Hors de question de leur réclamer quoi que
ce soit, ça ne va pas la tête ? 
— Maman...   
— Thomas, nous n’allons pas recommencer cette
discussion. Je t’ai déjà dit non plusieurs fois, je ne
reviendrai pas là-dessus. 
— Mais... 
— Il n’y a pas de, mais, le coupa Manon en se
dirigeant vers la porte de sa chambre. 
 
 

 
Elle sortit promptement pour aller préparer le dîner
et se calmer, mais à ses tempes le sang affluait
violemment. Quémander à son oncle et sa tante ? Plutôt
crever se dit-elle avec hargne.
Elle fulminait encore lorsqu’en toute fin de soirée,
son téléphone sonna.
— Ma belle, tu devines pourquoi je t’appelle ?   
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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