Auteur Sujet: Entre rêve et réalité, nouvelle de Véronique Jeandé  (Lu 9364 fois)

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Entre rêve et réalité, nouvelle de Véronique Jeandé

PRÉAMBULE

Histoires courtes

À l’origine, ces histoires résultent d’un jeu initié par un groupe de passionnés, que vous retrouverez sur Facebook sous le nom de « Histoires sous influence ». Il consiste à écrire un texte en y insérant un certain nombre de mots imposés.
J’ai souhaité rester dans mon univers, et chaque histoire, tout en étant autonome, se rattache donc à l’un de mes romans. Ceux qui ont lu mes livres retrouveront des personnages connus, les autres pourront découvrir mon microcosme.
Parce que je trouvais dommage de laisser ces textes traîner dans un tiroir, j’ai décidé de les retravailler pour les transformer en nouvelles, que j’ai ainsi le plaisir de partager avec vous.

ENTRE RÊVE ET RÉALITÉ
« Mince, je vais être en retard ! » constata Géraldine en regardant sa montre. Le miroir de la salle de bains lui renvoya l’image d’une jeune fille épuisée, les cheveux en bataille. Lire quelques pages avant de s’endormir était une habitude à laquelle elle n’avait jamais pu déroger, même à une heure plutôt tardive. Toutefois, la veille, ce n’était pas quelques pages qu’elle avait lues, mais la moitié du livre. Il était plus de deux heures lorsqu’elle avait éteint la lumière. Guère étonnant qu’elle n’ait pas entendu son réveil. Elle s’empara de son peigne, essaya de remettre en place son épaisse tignasse rousse, puis se maquilla rapidement. « Je crois qu’on ne pourra pas mieux faire aujourd’hui… », souffla-t-elle avec une grimace au miroir. Elle regagna le salon, enfila son manteau, attrapa son sac et son livre et quitta l’appartement au pas de course. Huit minutes pour atteindre la gare… Elle piqua un sprint dans la rue, évita de justesse une grand-mère qui promenait un horrible saucisson sur pattes, faillit s’étaler sur les gravillons en atteignant le parking, puis arriva sur le quai au moment où le train s’immobilisait. « Ouf », pensa-t-elle en s’affalant sur les banquettes. L’heure d’affluence était passée et le train n’était qu’à moitié rempli. Elle sortit le livre de son sac et reprit l’histoire où elle l’avait laissée la veille.
— Billets, s’il vous plaît !
La voix du contrôleur la rappela à la réalité et elle lui tendit machinalement son titre de transport. Au moment où elle s’apprêtait à replonger dans sa lecture, son regard se posa sur la personne assise en face d’elle et elle crut qu’elle allait défaillir. « Jérémy… » pensa-t-elle sans arriver à y croire. Son imagination devait lui jouer des tours. Mais non, il était là, reconnaissable entre tous. Le jeune homme récupéra son ticket sans lui prêter la moindre attention et se remit à contempler le paysage qui défilait derrière la vitre. Elle sentit son cœur se serrer en relevant l’infinie tristesse de son regard.
Le train s’immobilisa Gare Saint Lazare dans un horrible crissement métallique et elle n’avait toujours pas pris sa décision. L’ignorer et se rendre au bureau, comme tous les matins, ou alors… C’était de la pure folie. Cependant, elle n’aurait sans doute pas de seconde chance et elle risquait de le regretter toute sa vie. La journée passa sans même qu’elle s’en rende compte. Comme un robot, dans un état second, elle se contenta de le suivre. S’arrêtant lorsqu’il s’arrêtait, se remettant à marcher lorsqu’il repartait. Jamais elle ne le quitta des yeux. La nuit commençait à tomber lorsqu’elle le vit s’approcher d’une boîte à lettres, sortir une épaisse enveloppe de son sac à dos et la glisser dans la fente. Son cœur ne fit qu’un tour. Elle ne pouvait pas le laisser faire ça. Elle lança un regard à la ronde pour s’assurer que personne ne s’intéressait à elle, sortit un trousseau de clés de sa poche et ouvrit discrètement la boîte pour récupérer l’enveloppe. Pour la première fois de sa vie, elle ressentit une immense satisfaction à l’idée de travailler pour les services postaux. La silhouette s’éloigna et elle accéléra le pas afin de le rattraper. Jérémy s’arrêta sur un pont et s’accouda à la rambarde, observant pensivement les bateaux-mouches qui flottaient lentement sur la Seine.
— Il ne faut pas faire ça… glissa Géraldine en allant s’installer à côté de lui.
Le jeune homme se tourna vers elle et lui adressa un regard surpris.
— On se connaît ?
— Moi je vous connais, répondit-elle doucement. Je vous ai observé toutes ces années…
— C’est lui qui vous envoie ? rétorqua-t-il d’un ton fatigué. Vous pouvez lui dire qu’il n’aura jamais ce qu’il veut.
— Non ! s’exclama-t-elle en secouant la tête. Ce n’est pas lui ! Je veux vous aider. Je sais ce que vous avez l’intention de faire. Il ne faut pas, je vous en prie, continua-t-elle en masquant difficilement ses sanglots.
Il la dévisagea avec une intense curiosité. Des frissons envahirent tout son corps. Elle aurait aimé se perdre dans la profondeur de ce regard et ne jamais refaire surface.
— Si vous savez ce que j’ai l’intention de faire, vous savez également pourquoi. Il n’y a pas d’autre issue.
— Si ! Je connais des gens qui pourraient vous aider. Faites-moi confiance…
— C’est trop tard de toute façon, répondit-il en secouant lentement la tête.
— À cause de ça ? reprit-elle en sortant l’enveloppe de son sac.
— Comment avez-vous eu ça ? demanda-t-il sans pouvoir dissimuler sa surprise.
— Ça n’a pas d’importance… La seule chose qui compte… c’est que je ne veux pas vous voir disparaître. Pensez à votre famille, pensez à Laura. On a tous besoin de vous…
Il détourna la tête et se replongea dans sa contemplation.
— J’ai un marché à vous proposer, commença-t-elle d’une voix qui se voulait assurée. Laissez-moi une nuit. Une nuit pour essayer de vous convaincre que cela vaut le coup de continuer. Si demain matin, vous êtes toujours décidé, alors je vous rendrai cette enveloppe. Vous pourrez la poster à nouveau et faire ce que vous voulez. Je ne chercherai plus à intervenir.
Elle crut qu’il n’allait jamais lui répondre. Qu’il allait rester là, immobile, jusqu’à ce que l’irrémédiable se produise.
— Une nuit, finit-il par chuchoter en posant son regard sur elle.
Elle s’empara doucement de sa main et l’entraîna vers une bouche de métro. Où aller, sinon chez elle ? Pendant le temps que dura le trajet, ils ne prononcèrent pas le moindre mot. Une nuit, pensa-t-elle tandis qu’ils atteignaient enfin leur destination. Une nuit qui allait sans doute changer le cours de l’histoire.
— Vous avez faim ? demanda-t-elle en posant ses affaires dans l’entrée.
Il secoua la tête et elle l’entraîna dans le salon.
— Installez-vous, faites comme chez vous.
— Qui êtes-vous ? Qui vous a informée ?
— Ça serait trop long à expliquer. Je sais simplement que l’histoire n’est pas terminée. Qu’il ne faut pas baisser les bras.
— Nul ne peut quitter le Cercle.
— Si. Et si vous me laissez le temps, je pourrai vous le prouver.
— Pourquoi ? Qu’avez-vous à y gagner ?
Elle ne sut pas trop quoi lui répondre. Comment lui expliquer qu’elle avait l’impression de le connaître depuis toujours ? Qu’elle ne supportait pas l’idée de le perdre, maintenant qu’elle l’avait enfin trouvé… Elle hésita encore, puis approcha doucement sa main de son visage pour lui caresser la joue. Pour la première fois depuis qu’elle l’avait rencontré, elle eut l’impression de discerner une étincelle de vie dans son regard. Tout n’était peut-être pas perdu, en fin de compte. Elle prit ça comme un encouragement et se pencha vers lui pour l’embrasser tendrement. Une nuit pour le convaincre de rester avec elle.
— Mademoiselle ! entendit-elle tandis qu’une main lui secouait l’épaule. Vous êtes au terminus. Vous devez descendre du train maintenant.
Géraldine ouvrit les yeux et mit quelques instants à réaliser l’endroit où elle se trouvait. Elle se sentait complètement perdue. Son regard se posa sur le livre toujours ouvert sur ses genoux et une immense tristesse l’envahit. Elle était de retour dans la réalité. Une réalité où Jérémy n’avait pas sa place.
Encore bouleversée par l’intensité de son rêve, elle ramassa ses affaires et se dirigea vers la boutique Pomme de Pain, halte incontournable de tous les matins.
— Vous n’avez pas l’air en forme, aujourd’hui ! lui lança le vendeur avec un sourire complice.
— Un peu patraque… Je crois que je n’ai pas assez dormi. Vous pouvez me mettre un double café, bien serré ? Et un croissant…
— Bien sûr, répondit ce dernier en lui préparant sa commande.
Elle régla ses achats et reprit le chemin de son travail, tout en sirotant le café brûlant. Sans savoir qu’elle venait de poser le pied sur la première marche d’un escalier qui la mènerait droit en enfer.
*
« Mince, je vais être en retard ! » constata Géraldine en regardant sa montre. Elle ne prit pas la peine de s’arrêter devant le miroir avant de sortir. Elle savait déjà qu’il renverrait une image fort déplaisante. L’insouciance de la jeunesse s’était effacée durant ces derniers mois. Les cernes mangeraient la moitié de son visage amaigri, et son regard pétillant aurait laissé place à celui d’une biche aux abois. Elle songea soudain qu’un an auparavant, c’était dans un autre miroir qu’elle s’observait tous les matins. Avant de quitter son adorable studio pour se rendre au travail. Une vie qu’elle trouvait parfois trop paisible, à l’époque. Mais combien elle la regrettait, maintenant… Elle secoua la tête et se dépêcha de quitter le foyer. Ce n’était pas le moment de se laisser envahir par de telles idées. Bientôt, le cauchemar qu’elle avait vécu ne serait plus qu’un horrible souvenir, lorsqu’elle retrouverait Christian, pour monter tous deux dans ce train qui les emmènerait loin d’ici. En sécurité.
Le vent glacial lui piqua le visage et elle remonta le col de son manteau. La forme massive de la gare apparut enfin à l’horizon. Elle s’approcha des quais et chercha son ami du regard. Une légère inquiétude s’empara d’elle en constatant qu’il n’était pas encore arrivé. Elle alla s’installer sur un banc d’où elle avait une vue parfaite sur les quais et les panneaux d’affichage. Elle rêva quelques instants devant une publicité vantant la magie du Carnaval de Venise. Un jour, peut-être… pensa-t-elle en s’attardant sur Arlequin et Colombine qui saluaient poliment les passants. Elle ignorait ce que l’avenir allait lui réserver.
L’annonce sonore invitant les derniers voyageurs à monter dans le train la ramena à la réalité. Christian n’était toujours pas là et sans lui, le voyage risquait fort de se terminer avant même d’avoir commencé. Elle n’avait même plus dix euros en poche. Elle trépigna sur son banc et sentit ses yeux devenir humides tandis que les wagons commençaient à se mouvoir lentement. Impuissante, elle fixa longuement les feux rouges qui finirent par s’estomper à l’horizon. Son ami n’était pas venu à leur rendez-vous.
Son désespoir se mua en pure terreur lorsqu’elle aperçut la silhouette en costume qui venait à sa rencontre. Elle s’empara de son sac et quitta précipitamment les lieux. Elle courut dans les rues désertes sans réfléchir, jusqu’à ce qu’un point de côté l’oblige à ralentir. Une majestueuse église se profila à l’horizon et elle obliqua dans sa direction. Un refuge où l’homme ne viendrait peut-être pas la débusquer. L’édifice était vide et silencieux et elle avisa une petite chapelle s’ouvrant sur le déambulatoire, éclairée par quelques cierges. Elle s’affaissa au pied d’une statue de la Vierge Marie, incapable de retenir ses larmes.
Elle n’arrivait toujours pas à comprendre comment sa vie avait pu sombrer dans un tel chaos. Tout avait commencé par ce rêve, le jour où elle s’était endormie dans le train, son roman entre les mains. Jérémy s’était alors échappé des pages de son livre pour se matérialiser en face d’elle. Son visage fin, ses cheveux noirs bouclés, jusqu’à la petite boucle d’oreille en diamant dont elle se souvenait précisément. L’enveloppe kraft qui dépassait de son sac à dos et ce regard empreint d’un désespoir incommensurable… Elle s’était tout d’un coup sentie investie d’une extraordinaire mission. Elle avait désormais le pouvoir de changer la suite de l’histoire. Elle y était presque parvenue… Mais son rêve avait brutalement pris fin lorsque le contrôleur l’avait réveillée. Enfin, c’est ce qu’elle avait cru sur le moment.
Jusqu’à ce qu’elle arrive au travail. Le visage furibond de son patron, qui l’avait immédiatement convoquée dans son bureau, l’avait prise de court. « Mais… quel jour sommes-nous ? » avait-elle demandé, totalement abasourdie, tandis qu’il lui reprochait son jour d’absence injustifié. Et puis, il y avait eu ces photos. Celles qui prouvaient de manière irréfutable qu’elle avait subtilisé une mystérieuse enveloppe kraft dans une boîte postale. Jamais elle n’avait volé quoi que ce soit. Sauf dans ce rêve… qui finalement n’en était peut-être pas un. Les événements s’étaient alors enchaînés et elle n’avait pu qu’observer, impuissante, l’anéantissement de toute sa vie : son licenciement, les difficultés financières, l’expulsion de son appartement, son installation dans ce foyer destiné aux personnes en difficulté…
Durant tous ces mois, une évidence s’était imposée dans son esprit. Cette journée n’avait jamais été un rêve. Ce qui signifiait que l’histoire contée dans ce livre n’était pas issue de l’imagination d’un écrivain. Tout était bien réel : la secte, les expériences abjectes… Mais surtout, Jérémy. Et l’idée de le retrouver, de l’aider à combattre ses ennemis redoutables s’était transformée en une véritable obsession. Elle s’était plongée à cœur perdu dans son enquête, essayant de remonter les pistes, de retrouver les autres protagonistes de cette histoire.
Au fur et à mesure, ses amis s’étaient éloignés d’elle, persuadés qu’elle avait totalement perdu la raison, incapables de comprendre ce qu’elle vivait. Sauf Christian qui l’avait écoutée, qui l’avait soutenue dans cette quête sans fin. Parfois, elle s’interrogeait sur la nature des sentiments qu’il éprouvait à son égard. Tant que le souvenir de Jérémy hanterait sa mémoire, elle ne pourrait lui offrir autre chose que son amitié. Peut-être ses sentiments évolueraient-ils avec le temps… Elle n’était pas insensible à son charme et à la gentillesse dont il avait fait preuve à son égard. Mais aujourd’hui, elle était trop perdue pour prendre une quelconque décision.
Des bruits de pas résonnèrent sur le dallage de la nef et elle se recroquevilla dans son coin. L’homme au costume l’avait retrouvée. La première fois qu’elle l’avait vu, elle n’avait pas prêté attention à lui. Un cadre dynamique comme il en existe des centaines d’autres, vêtu d’un costume sombre, le téléphone portable toujours à portée de main. Ce n’est qu’après l’avoir croisé à plusieurs reprises qu’elle avait commencé à s’inquiéter. Elle se sentait constamment épiée, comme si une présence malfaisante collait à ses pas. « Ils sont partout et ils sont dangereux »… Elle approchait de la vérité, elle en était convaincue. Toutefois, le danger l’avait également rattrapée. Christian n’avait pas pris la menace à la légère et il avait réussi à la convaincre qu’elle devait se mettre à l’abri. Au moins quelque temps.
— Géraldine ? souffla la voix de Christian.
Elle se redressa avec un immense soulagement et se jeta dans ses bras.
— Christian… Pourquoi n’étais-tu pas là ? Comment as-tu fait pour me retrouver ? L’homme au costume, il était dans la gare… Il m’a peut-être suivie, je ne sais pas…
— Plus tard. Il faut qu’on parte d’ici.
— On a raté le train.
— Je sais. Les plans ont changé.
Il l’entraîna jusqu’à sa voiture et ils se mirent en route. Le manque de sommeil et sa récente frayeur vinrent à bout de sa résistance. Le ronronnement du moteur se mit à la bercer et elle se laissa glisser dans un sommeil agité. Elle n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé lorsque Christian la réveilla doucement.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle d’une voix pâteuse.
— Dans un endroit tranquille…
Elle acquiesça de la tête en observant la maison vétuste, perdue dans les bois. Ils se dirigèrent à l’intérieur et elle écarquilla les yeux en découvrant l’homme installé autour d’une table, en train de siroter un café.
— Jérémy ! s’écria-t-elle sans pouvoir masquer son exultation. Christian, tu l’as retrouvé ? Alors j’avais raison, n’est-ce pas, tout est vrai ? Nous devons agir, nous devons…
Son regard passa de l’un à l’autre et elle laissa sa phrase en suspens. Quelque chose clochait. Toutes les fibres de son être l’avertirent d’un danger imminent.
— Qu’est-ce qui se passe, Christian ?
— Le jeu est fini.
— Quel jeu ? Je ne comprends pas…
— Tu vas comprendre, lui répondit-il avec un sourire déplaisant en déposant quelques photos devant elle. Tu te souviens d’elle ?
Géraldine eut un haut-le-cœur en découvrant la jeune femme sur la photo. Mon Dieu, oui, elle se souvenait parfaitement d’elle. Ces images qu’elle avait mises tant de temps à enfouir dans sa mémoire refirent immédiatement surface. Elle rentrait de l’anniversaire d’un ami, ce soir-là, lorsque la femme s’était littéralement jetée sous ses roues. Elle n’avait pas pu l’éviter et elle voyait encore son corps horriblement disloqué. Heureusement, des témoins avaient assisté à la scène et elle n’avait pas bu une goutte d’alcool. Le rapport de police l’avait totalement disculpée. Mais jamais plus elle n’avait touché un volant depuis ce jour. Cela remontait à près de deux ans, maintenant. Jamais elle n’en avait touché le moindre mot à Christian. Pourquoi fallait-il qu’il évoque aujourd’hui cette tragédie ? Qu’est-ce que cela avait à voir avec eux ? Elle pouvait tout lui expliquer, tout lui raconter…
— Je te présente ma femme, reprit Christian.
— C’était un accident ! se défendit Géraldine d’une voix horrifiée. Tout le monde l’a dit, regarde le rapport…
— Peu importe. Il faut bien que quelqu’un paye.
La phrase tomba comme un couperet. Elle eut soudainement l’impression que le Christian qu’elle connaissait s’était métamorphosé. Il la fixait comme une bête sauvage qui s’apprête à fondre sur sa proie.
— Alors, tout ça…
— Oui, répondit-il avec un rire sardonique. Des mois de travail pour gagner ta confiance, pour t’amener jusqu’ici…
— L’histoire de Jérémy, le livre…
— J’étais sûr qu’il te plairait. Un bon point de départ, n’est-ce pas ?
— Comment pouvais-tu être sûr que je le lirais ? demanda-t-elle avant de trouver elle-même la réponse à cette question.
Les pièces du puzzle commencèrent à se mettre lentement en place. Sa première rencontre avec Christian, quelques mois après cet horrible événement. Il s’était immiscé dans sa vie, jusqu’à devenir son ami le plus proche. Elle revit le jour où il lui avait vanté ce livre, comme si c’était hier… Il avait accepté de lui prêter à la seule condition qu’elle le lise rapidement afin qu’il puisse le rendre à son propriétaire. Bien entendu, elle l’avait attaqué le soir même.
— Je vois que tu commences à comprendre. Tout a été si simple. Tu es tellement prévisible… J’ai admiré les compétences d’acteur de Sylvain, ajouta-t-il avec un clin d’œil à son comparse. Quelques cachets glissés dans ton café lorsque vous vous êtes réveillés, ce matin-là, histoire de te faire perdre un peu plus les pédales, et l’affaire était bouclée ! Tu as suivi la route que l’on avait tracée comme un petit chien bien docile.
— Et l’homme au costume ?
— Un pote chargé de te mettre un peu la pression. « Il ne reculera devant rien pour balayer les obstacles qui croiseront sa route », récita-t-il en éclatant de rire. Tu ne peux pas imaginer mon plaisir en te voyant courir après de telles chimères ! Tu avais l’air tellement convaincue, tellement… pitoyable…
— Qu’est-ce que vous voulez de moi ?
— Œil pour œil, dent pour dent. Un simple suicide qui ne surprendra personne. Tout le monde est persuadé que tu as complètement pété les plombs. Avale ça, dit-il en lui tendant un verre et un tube de médicaments.
— Non… Je t’en prie…
— Avale.
— Et si je refuse ?
— Alors nous avons prévu une autre option. Mais je crois qu’elle ne te plaira pas. Dans quelques heures, tu risques de nous supplier pour récupérer ces cachets.
Géraldine se mit à pleurer. Elle chercha désespérément une solution pour se sortir de ce pétrin, avant de comprendre qu’il n’en existait aucune. Le piège s’était refermé sur elle, sans lui laisser la moindre chance. De toute manière, elle ne possédait plus rien. Elle n’était plus rien. Qui allait bien pouvoir la regretter… Elle renversa le flacon dans sa main, fixa les comprimés et s’apprêta à commettre l’inévitable.
— Non ! s’éleva soudain une voix inconnue.
Surprise, Géraldine lâcha les petites gélules qui s’éparpillèrent sur la table. Christian et Sylvain se tournèrent d’un seul geste vers les deux intrus qui se tenaient immobiles sur le seuil de la porte. L’homme qui venait de parler devait avoir dans les trente-cinq ans. Vêtu d’un pardessus et d’un costume bien taillé, il fixait Christian avec une froide détermination.
— Qui êtes-vous ? demanda le jeune homme d’une voix rageuse en faisant mine de se lever.
L’inconnu l’arrêta d’un geste autoritaire.
— Je vous le déconseille. Vous risqueriez de froisser mon ami, ce qui n’a jamais été une bonne chose…
L’homme au visage balafré qui l’accompagnait fit un pas en avant et Christian frémit en découvrant l’arme pointée sur eux.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Nous sommes venus chercher la jeune demoiselle et mettre un peu d’ordre dans cette histoire.
— Tirez-vous d’ici. Vous ne savez pas à qui vous avez affaire.
— Moi si, justement. Mais je crois que ce n’est pas le cas de cette demoiselle. Et la moindre des choses, à mon sens, serait de lui expliquer. Alors nous allons tout reprendre depuis le début. Sa femme était une habituée des Urgences, commença-t-il en se tournant vers Géraldine. Il faut avouer qu’il a toujours eu la main un peu leste. Terrorisée, brisée par cet immonde individu, elle a finalement décidé de mettre fin à ses jours. Vous n’êtes en rien responsable de ce qui est arrivé. Vous vous êtes seulement trouvée au mauvais endroit, au mauvais moment.
Géraldine n’arrivait pas à quitter des yeux l’homme aux cheveux châtain qui parlait d’une voix curieusement douce.
— Alors, pourquoi dans ce cas mettre sur pied un plan aussi machiavélique ? reprit-il en se tournant vers Christian. Parce que vous étiez furieux de voir votre « jouet » disparaître ? Parce que vous aviez besoin de trouver une nouvelle cible pour décharger votre haine ? Pas très reluisant tout ça… Mais guère surprenant lorsque l’on regarde qui vous êtes réellement. Un jeune malfrat dont la réputation n’est plus à faire. Un homme dont l’instabilité psychologique n’a d’égal que sa cruauté.
— Espèce de…
— Ça suffit. Il est temps que cette lamentable histoire prenne fin. Pour commencer, la demoiselle va se lever et rejoindre notre voiture qui l’attend sagement dehors, le temps que nous finissions cette discussion.
Géraldine les regarda l’un après l’autre, puis se leva et se mit à courir sans même prendre le temps de récupérer ses affaires. Elle s’arrêta à côté de la BMW rutilante garée dans le jardin, tremblant autant de froid que de frayeur. Elle sursauta en entendant plusieurs détonations rompre le silence. Peut-être ferais-je mieux de fuir cet endroit sans attendre, pensa-t-elle en observant les alentours avec inquiétude. Elle n’eut pas le temps de mettre son plan à exécution, et les deux inconnus sortirent de la maison pour la rejoindre.
— Tenez, dit l’homme au pardessus en lui tendant son manteau et son sac. Installez-vous, je vous en prie, ajouta-t-il en lui ouvrant galamment la portière arrière.
Géraldine se glissa sur la banquette sans piper mot, tandis que les deux hommes prenaient place à l’avant du véhicule. La voiture quitta la propriété pour s’engager sur la route. Une légère sonnerie se fit entendre et l’homme au pardessus sortit un téléphone de sa poche. Il fronça les sourcils en découvrant le message.
— Un problème, patron ? questionna le chauffeur.
— Non… Mais nous sommes attendus à l’agence.
Les deux hommes échangèrent quelques propos sans plus prêter attention à leur passagère. Géraldine sentit une foule de sentiments contradictoires l’envahir. Le soulagement d’avoir échappé à une mort certaine n’arrivait pas à effacer la douleur qu’elle avait ressentie en découvrant la trahison de celui qu’elle considérait comme son seul ami. Elle reporta son attention sur les deux hommes à qui elle devait la vie, sans se sentir rassurée pour autant. Le chauffeur, avec la balafre qui le défigurait, avait quelque chose de terrifiant. Quant au plus jeune, il dégageait un tel magnétisme qu’elle se sentait terriblement mal à l’aise. La douceur de sa voix et de ses gestes contrastait avec la volonté implacable qui émanait de toute sa personne.
— Désolé pour notre impolitesse et pour ces échanges en aparté, annonça-t-il en se tournant vers elle. Une affaire qui nous attend.
— Vous les avez tués ? demanda-t-elle d’une voix effrayée.
— Vos deux hôtes ? Mon Dieu, non ! Même s’ils l’ont franchement cherché. Disons que nous les avons plongés dans un sommeil sans rêves, qui laissera le temps à la police d’arriver jusqu’à eux et d’étudier le petit cadeau que nous avons laissé. Leur place est derrière les barreaux, vous en conviendrez et, je pense qu’ils vont en avoir pour de longues années.
Géraldine l’observa quelques instants d’un air dubitatif, s’attardant sur le sourire bienveillant qu’il affichait désormais. Elle finit par se convaincre qu’il disait la vérité. Elle préférait nettement cette version. Savoir qu’ils étaient capables de tuer de sang-froid, même si la sentence était amplement méritée, l’affolait quelque peu.
— Qui êtes-vous ? reprit-elle finalement.
— Un ami d’une amie.
— Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ?
— Ça n’a pas d’importance.
— Où allons-nous ?
— Quelqu’un vous attend. Quelqu’un qui prendra soin de vous.
Le véhicule s’immobilisa dans un quartier résidentiel de la banlieue parisienne. Géraldine avait renoncé à comprendre. Elle ne connaissait pas cet endroit. Pas plus que l’identité de cette mystérieuse personne qui l’attendait.
— Venez, glissa l’homme au pardessus en descendant de la voiture, pendant que le chauffeur allumait une cigarette.
Géraldine lui emboîta le pas silencieusement. Ils s’arrêtèrent devant un coquet pavillon aux volets couleur lavande. La porte d’entrée s’ouvrit sur le visage bienveillant d’une femme aux cheveux grisonnants.
— Monique ? demanda Géraldine sans en croire ses yeux.
— Géraldine, tout va bien ?
— Oui… Grâce à ce monsieur.
— Merci David, reprit chaleureusement cette dernière en se tournant vers l’homme au pardessus. Vous entrez quelques instants ?
— Non, désolé, je dois m’en aller, répondit-il avec un geste d’excuse. Tenez, ajouta-t-il en lui tendant une enveloppe. Tout y est.
— Vous remercierez Robin de ma part, n’est-ce pas ?
— Bien entendu, répondit l’homme avec un sourire énigmatique.
— Entre, dit la femme en entraînant Géraldine dans la maison. Tu as l’air frigorifiée ! Nous allons nous faire une bonne petite tasse de thé, je pense que cela te fera du bien.
Géraldine la suivit dans la cuisine, encore abasourdie par tous ces événements. Elle avait croisé Monique à plusieurs reprises au foyer, mais n’avait jamais réellement évoqué avec elle ses mésaventures. Monique faisait partie de l’équipe de bénévoles qui encadrait avec dévouement toutes ces âmes égarées. Sûrement pas le genre de personnes qu’elle aurait cru capable de fréquenter les deux inconnus qui l’avaient amenée jusqu’ici.
— Je ne comprends pas, Monique…
— Quand tu es arrivée au foyer, tu ressemblais à un petit oiseau effrayé, expliqua-t-elle en s’affairant. Au début, je ne me suis pas inquiétée. Ce n’était pas la première fois que je voyais des gens comme toi. Et puis, quand j’ai vu cet homme qui rôdait en permanence autour de nos locaux, j’ai éprouvé quelques doutes. Je me suis dit que tu avais peut-être raison d’avoir peur. J’en ai déduit que tu avais sûrement besoin d’aide. Visiblement, je ne me trompais pas.
— Qui sont ces deux hommes qui m’ont amenée jusqu’ici ?
— C’est un peu compliqué… Normalement, je n’en parle jamais. Cependant, tu as bien le droit à une petite explication. Il y a quelques années, des amis m’ont parlé d’un certain Robin… Il a fondé une sorte de communauté sur Internet. Ce sont des gens qui souhaiteraient simplement que le monde soit un peu meilleur. J’apprécie ce qu’il fait, et j’ai décidé de me joindre à eux. Même si je ne suis pas sûre de leur être très utile… Enfin, ce n’est pas grave. Parfois, Robin nous demande de menus services. Mais il est à notre écoute également. Je lui ai fait part de mes inquiétudes à ton sujet. Peu de temps après, il m’a envoyé David.
Elle s’empara de l’enveloppe qu’elle avait déposée sur la table et en sortit un certain nombre de documents.
— Ils se sont occupés de tout. L’homme qui te voulait du mal ne restera pas éternellement derrière les barreaux. Ils ont jugé plus prudent de te construire une nouvelle identité. Désormais, tu n’auras plus rien à craindre et tu as de quoi recommencer ta vie…
*
« Mince, je vais être en retard ! » constata Géraldine en regardant sa montre. Elle réajusta une mèche rebelle qui s’échappait de son chignon et attrapa son sac et son manteau. Les amis de Monique avaient tenu leur promesse. Géraldine n’existait plus. Mais grâce à eux, Cécilia allait pouvoir entamer une nouvelle vie. Ils avaient fait en sorte qu’elle puisse obtenir ce bel appartement. Restait plus qu’à trouver un emploi. Elle était certaine qu’elle allait assurer lors de cet entretien d’embauche. Elle voulait ce poste.
Elle sourit en songeant à ses mystérieux bienfaiteurs. Grâce à Monique, elle avait rejoint leur réseau sur Internet. Elle y avait trouvé une paix de l’esprit qu’elle n’aurait jamais imaginée. Comme si elle faisait maintenant partie d’une grande famille. Elle aussi allait pouvoir les aider à rendre ce monde un peu meilleur… Elle laissa son imagination rejoindre Robin, personnage énigmatique dont l’ombre bienveillante planait sur ce groupe. Personne ne connaissait sa véritable identité. Son seul rêve désormais consistait à le rencontrer un jour, en chair et en os. Pour mettre enfin un visage sur cet homme qui lui avait accordé une seconde chance.
FIN

« Si vous souhaitez découvrir l’histoire de Jérémy, Le Cercle Manteia vous attend…
A moins que vous ne préfériez savoir qui se cache derrière le mystérieux personnage de Robin ? Auquel cas, seule La Cinquième Clé pourra vous apporter la clé de cette énigme. »  Véronique Jeandé

"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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