Auteur Sujet: La fleur de l'ombre de Isabelle Morot-Sir  (Lu 5204 fois)

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La fleur de l'ombre de Isabelle Morot-Sir
« le: jeu. 10/05/2018 à 19:11 »
La fleur de l'ombre de Isabelle Morot-Sir


Chapitre 1


Elle appuya le front contre la vitre, sans pour autant ressentir la fraîcheur presque saisissante du verre contre sa peau, sans même remarquer l’éveil luxuriant des jardins en ce début de printemps.
Ses pensées toutes entières tournées vers sa situation présente, elle ne voyait rien hors de son désarroi. Ne percevait plus rien, hors d’amères images qui tournant en boucle, lui revenaient en un leitmotiv sans fin. Une mèche, échappée de sa longue tresse réglementaire, vint lui chatouiller le visage. Elle la repoussa presque rageusement. Comment avait-elle pu être aussi naïve ? Comment avait-elle pu croire cette rumeur, cette légende urbaine qui voulait que seules les blondes soient sélectionnées ? Elle qui se targuait d’être plus intelligente que ses comparses s’était montrée bien plus idiote ! Comment en ce cas expliquer la grande diversité de la population ? Si les Mères étaient toutes blondes le peuple le serait lui aussi ! La logique la frappa une fois de plus. Elle se mordit la lèvre en réprimant un sanglot de peur et de rage. Elle ne savait plus au juste quelle émotion primait sur l’autre.
Elle avait été si puérile de croire que seule sa lourde chevelure couleur châtain pouvait la préserver. Comment avait-elle pu imaginer qu’elle pourrait si aisément vivre et réaliser ses rêves ? Il était évident que le Devoir qu’elle avait envers la Patrie la rattraperait. C’est bel et bien ce qui était survenu hier.
Elle gémit sans même s’en rendre compte. Hier. Ce n’était qu’hier… Des siècles semblaient s’être écoulés. Hier encore elle était une élève comme une autre, en jupe sage et chemisier blanc et aujourd’hui… Aujourd’hui elle portait sur ses frêles épaules la reconnaissance du peuple entier, en même temps que ce titre. Aujourd’hui elle était tout, elle faisait partie du pinacle de ses femmes adulées, vénérées, révérées par toute la nation : elle était une Mère de la Patrie. Aujourd’hui cependant elle n’était plus rien, elle étouffait. Où était passée Tamara l’adolescente enjouée, qui voyait son Destin écrit dans les pierres de l’Université d’architecture ? Où était-elle ? Elle qui se voyait ériger des monuments ? Elle retint un rire cynique. Elle ne construirait jamais aucune demeure aussi modeste qu’elle soit, elle ne serait qu’un ventre, pondant inlassablement des enfants qui grossiraient le flot du peuple.
À l’idée du futur qui l’attendait, elle se mit à trembler, de plus en plus fort, frappant dans la même cadence son front contre la vitre. Presque aussitôt deux infirmières surgirent dans sa chambre, alertées par ses battements cardiaques bien trop élevés.
Avec fermeté et douceur elles lui prirent les mains, la faisant s’asseoir sur un canapé en velours beige. Elles avaient l’habitude des réactions des nouvelles, bien que cette dernière semblât particulièrement rebelle.
— Allons ma chérie, calme-toi, dit l’une des femmes, tandis que l’autre partit dans la salle de bains attenante, revenait avec un gant qu’elle avait humidifié. Elle le lui posa avec délicatesse sur le front, tout en caressant ses cheveux.
—Ne te mets pas dans cet état, voyons ! Tu es surprise, mais tu verras, tu t’accoutumeras et avec le temps tu seras heureuse ici.
Le cœur de Tamara battait à tout rompre. Le sang cognait si brutalement à ses tempes qu’elle en avait la nausée, tandis que son esprit se révoltait en un vain combat. Jamais elle ne s’habituerait à ça !
Cependant en seulement quelques heures, elle avait mûri et pris en expérience. Elle savait qu’il ne servirait à rien de tempêter, ou vouloir s’enfuir. Elle avait déjà tenté ce registre et le résultat avait été confondant d’inefficacité. Elle ne repoussa donc pas les infirmières. Elle baissa la tête en refoulant son envie irrépressible de les frapper, serra les dents et s’efforça de dompter ses pulsations cardiaques. Elle s’y prendrait autrement afin d’échapper à ce sort qui semblait vouloir être le sien. Elle ne deviendrait en aucun cas l’une de ces replètes femmes, bonnes qu’à n’être que le réceptacle de la semence d’hommes, aussi âprement sélectionnés qu’elles.
   Elle qui se rêvait une vie d’aventurière, d’érudite, de constructeur et architecte révolutionnaire, elle qui pensait un jour rencontrer un homme et peut-être tomber amoureuse, elle n’aurait rien de tout cela. Un mot, prononcé solennellement hier matin lors de la cérémonie de la fête des Mères, avait en un instant balayé tout cet avenir. Hier elle avait eu 16 ans. Comme tous les enfants de la patrie, elle avait été suivie, étudiée, notifiée durant toute son enfance afin de pouvoir l’orienter vers la place qui lui conviendrait le mieux, où elle serait le plus efficace à la Nation. Tamara n’en avait jamais douté : avec ses excellentes notations scolaires elle serait naturellement orientée vers l’Université. Comme tous les érudits. Elle n’avait pas imaginé autre chose, c’est pourquoi elle s’était mise en ligne parmi la foule de ses camarades, le cœur serein. Si sûre d’elle. Trop sûre bien évidemment.
La représentante régionale des Mères était là, comme chaque année, venue prendre possession de son cheptel de ventres. Intérieurement Tamara se moquait de celles qui étaient retenues. Des pondeuses, voilà tout ce qu’elles seraient ! Les idiotes semblaient même heureuses.
Lorsque la représentante, sa liste dûment en main, avait égrené un à un les noms des futures Mères, Tamara ricanait encore en observant les réactions excitées de ses compagnes. Elle vit la déception se peindre sur le visage lisse de Janie, lorsque celle-ci comprit qu’elle ne ferait pas partie des heureuses retenues. Tamara faillit éclater de rire de sa déconvenue. Elle se retint néanmoins, tout en tournicotant entre ses doigts une mèche folle, peu attentive à la solennité du moment. Elle ne réalisa que son nom venait de retentir dans le silence de la cour, qu’en voyant les autres filles se retourner vers elle en s’exclamant à demi. Effarée, elle les dévisagea avec effroi et incompréhension. Ce ne pouvait être possible, son avenir n’était pas là !
La représentante referma son carnet dans un geste sec, englobant d’un regard satisfait la foule bleu marine et blanc des jeunes filles. Tamara se redressa et s’écria :
— C’est une erreur ! Madame !
Se penchant à nouveau vers le micro sans déranger l’ordonnance parfaite de son chignon, la représentante fit d’une voix qui semblait n’avoir qu’une seule tonalité, celle de la droiture et de l’efficacité :
— Que dis-tu mon enfant ?
Jouant des coudes, Tamara se fraya un passage jusqu’au pied de la tribune, où se trouvait tout en apparat l’ensemble des professeurs en sus de la représentante des Mères. Essoufflée et rouge, elle répéta d’un ton presque strident, reflet de sa peur grandissante.
—Madame, je vous prie de m’excuser mais c’est certainement une erreur… Je ne peux être prévue pour être Mère.
La Représentante leva un sourcil étonné tout en renvoyant un sourire rassurant à la jeune adolescente :
— Rassure-toi mon enfant, il n’y a pas d’erreur possible. L’honneur insigne d’être l’une des Mères t’échoit bel et bien.
Tamara blêmit tandis que sa voix montait d’un cran dans les aiguës :
— Madame vous ne comprenez pas ! Je ne veux pas être Mère ! Donnez cette place à Janie, elle sera parfaite. Mais pas moi.
La Représentante jeta un vif coup d’œil à sa liste, avant de répondre :
— Tu es Tamara n’est-ce pas ? Ton génotype est exceptionnel, tu seras une Mère idéale. Va te préparer et dire au revoir à tes camarades. Nous partons dans une heure.
Elle tourna les talons, laissant là Tamara hébétée. Ses camarades la félicitèrent avec plus ou moins d’hypocrisie et de jalousie. Tamara les repoussa sans même les voir, courant de plus en plus vite vers le bâtiment des dortoirs. Elle grimpa quatre à quatre les escaliers, le cœur battant follement, si affolée qu’elle ne voyait plus rien, ses pensées incapables de se fixer plus loin que sa terreur. Elle claqua derrière elle la porte de son dortoir, désert à cette heure. Elle se précipita vers son lit surmonté de son armoire, puis sans même réfléchir, mue par son seul instinct elle ôta en tremblant sa jupe bleu marine et enfila son short de sport avant de passer ses baskets. Une fois fait elle ouvrit la fenêtre donnant trois étages plus bas sur la cour de l’École. Elle enjamba le rebord et posa un pied étonnamment ferme sur la corniche qui faisait le tour du bâtiment.
Être la première en sport, cela devait bien servir un jour ou l’autre, songea-t-elle afin de se donner du courage. Elle progressa souplement le long de la façade, le regard fixé vers le lointain, apercevant là-bas dans une banlieue éloignée de la ville, les fumerolles de l’usine d’armement qui s’épanchaient lascivement dans le ciel voilé de brumes. Les mille bruits de la ville montaient vers elle en une cascade presque étourdissante : crissements des tramways automatiques, klaxons et feulements feutrés des voitures électriques, interpellations hâtives des piétons, grondement sourd du chemin de fer qui traversait la ville dans un panache noir. Ombres sombres des zeppelins qui survolaient mollement la cité, baleines aériennes et silencieuses.
Elle parvint assez aisément jusqu’au coin du bâtiment, là elle tourna à l’angle apercevant alors le toit plat de la cantine juste quelques mètres plus bas. Son sang battit un peu plus fort, mais bah ce n’était pas le moment d’hésiter, après tout que pouvait-il lui arriver de pire qui ne lui était survenu ?
Sans plus ni réfléchir ni tergiverser, elle sauta, se réceptionnant dans un roulé-boulé parfait qui aurait fait la fierté de sa professeur de sport. Elle se remit cependant aussitôt debout et courut jusqu’à l’autre bout du toit, là où la façade du bâtiment faisait aussi partie intégrante du mur d’enceinte.
Une fois-là elle scruta la ruelle, peu passante, attendit quelques secondes qu’il n’y ait aucune voiture ou promeneur et s’élança sur le trottoir, situé trois mètres en dessous. Elle atterrit avec un léger choc sur les mains et les pieds, cependant bien amorti, ce qui lui permit de se redresser aussitôt et de traverser la rue en courant. Elle continua sa course au petit bonheur, enfilant rues et ruelles, sans néanmoins bien savoir où elle était, où elle allait. Pour l’instant toutefois peu lui importait, seul comptait de mettre le maximum de distance entre la représentante des Mères et elle-même !
Elle ne saurait jamais combien de temps exactement dura sa folle évasion, des heures ? Quelques minutes à peine ? Elle fut cependant abruptement interrompue par une voiture de police qui la faucha presque. Deux policiers en jaillirent qui la stoppèrent brutalement, l’immobilisant violemment à terre, une main rabattue dans le dos, la faisant crier de peur et de douleur.
Sa fuite éperdue se termina là. Ni ses hurlements, ni ses protestations ne changèrent quoi que ce soit. Comme d’autres de ses camarades elle se retrouva à l’arrière d’un minibus sombre, aux vitres fumées, emportée par la puissance silencieuse d’un moteur électrique, vers une destination inconnue et une destinée trop certaine.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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