La lune cendrée par BRUNE EL
Chapitre 2
À travers le feuillage du parc, je distingue la bâtisse. Le souvenir de mes quelques visites demeure assez vague. En revanche, je connais assez bien la forêt alentour, pour avoir souvent suivi Jules lors de l’achat d’arbres sur pied. Avec Paul Moureï, responsable du hameau – le chef, en quelque sorte –, nous partions arpenter d’un bout à l’autre la forêt pentue. Nous devions trouver les bornes, limites des propriétés. À l’aide du marteau forestier, Jules marquait d’une entaille les troncs qui devaient être abattus et ensuite rapportés à la scierie afin d’être coupés en longues planches ou en chevrons pour la réalisation de charpentes.
Voici l’Adahy, nom donné par le premier propriétaire, René Alzait. Je passe la pergola de bois où grimpent des clématites aux fleurs brillamment colorées de pourpre et j’arrête la Logan près de l’escalier de bois, à l’ombre des branches garnies de cœurs verts. Je sors, libère mes deux fauves et m’étire sans aucune retenue.
Ma maison : belle et orgueilleuse. Avec ses murs de pierres blanches réchauffés par le bois des volets percés d’un cœur. Son toit au singulier damier gris-vert d’ardoises et de feuilles mélangées pour protéger l’habitation. La fragrance d’un chèvrefeuille des forêts entortillé dans la balustrade parfume la petite terrasse.
Quel silence étonnant ! Pas un chant d’oiseaux, certainement rendus muets par cette subite invasion d’étrangers. Même le vent a disparu.
Basile détale vers la forêt. Inquiète, je siffle et n’en crois pas mes yeux ! Il revient près de la voiture avec un chien gris efflanqué aux yeux d’un bleu perçant qui paraît calme, mais je reste tout de même sur la défensive. Il s’assoit contre un bel arbre et attend, les oreilles mobiles plaquées en arrière. Il était là le premier, après tout.
Je me souviens d’avoir repéré un poulailler sur le côté. J’attrape la cage, l’ouvre et la volaille ébroue son plumage, heureuse de cette liberté retrouvée. Attenante à leur parc, la réserve de bois. Merci, Paul !
Les trois marches en bois craquent sous mes pieds. Avant de pénétrer dans la maison, je m’assois sur le bord de la vieille terrasse et repense aux années passées… Douceur d’une époque où ma vie de jeune femme avec Jules s’écoulait là-bas, dans les Bois Noirs, au rythme de ses brèves apparitions. La passion amoureuse a cédé la place à une autre, bien plus insidieuse : son travail ! Les premières années, je l’attendais pour dîner. Puis ses retours tardaient de plus en plus, alors je mangeais seule. En fait, je vivais seule, comme aujourd’hui ; rien n’a changé, sauf qu’il ne reviendra plus.
Je me redresse en soupirant et me lève pour atteindre la porte qui grince en s’ouvrant. Le trac m’envahit. J’entre… enfin chez moi ! Pas d’odeur de renfermé, mais plutôt de propre.
La surprenante conscience professionnelle des déménageurs, poussée à l’extrême, se voit dans la disposition esthétique des meubles, mais aussi par tous les cartons empilés dans un coin du couloir. Ça me plaît. Je n’aurais pas fait mieux.
L’intérieur sent bon le bois. À droite, la cuisine avec un gros bouquet de fleurs sauvages sur la table et une carte avec ce petit mot : « Bienvenue à l’Adahy, Céline ». On m’attendait ? Paul m’aurait-il cueilli ces fleurs ? Surprenant. Une certitude, pour avoir souvent reçu ses courriers, cette belle écriture ne lui appartient pas.
Une porte à gauche s’ouvre sur la souillarde, pièce fraîche, utilisée jadis pour les gros travaux de cuisine et où l’on entreposait la nourriture. Et là, sur les étagères, des dizaines de conserves. Incroyable !
En face du couloir, la pièce principale lambrissée du sol au plafond. Et en face de la porte de la cuisine, le coin salle à manger avec en son centre ma longue table rustique et ses bancs.
Dans le salon, le canapé fait face à la grande cheminée de pierre dont l’âtre conserve les traces d’un feu récent. Au-dessus du linteau, un écusson circulaire avec étoile jaune et brins de laurier. Sans doute l’emblème de quelque État américain, oublié par les derniers propriétaires, les Henton. À droite de l’un des montants du foyer, une grande caisse à bois remplie de bûches. Une porte donne sur la grange et une autre sur le verger.
Des fleurs sur la table, la bonne odeur de bois, je m’attendrais presque à voir l’hôte passer le pas de la porte et me souhaiter la bienvenue.
Avec Minimoï, je poursuis la visite du premier étage. Trois chambres, les toilettes et la salle de bains. Ici aussi règnent l’ordre et la propreté. Dans les pièces meublées par Paul sans doute, une senteur flotte, discrète, boisée, pas désagréable du tout.
Un escalier continue jusqu’au grenier. Je verrai une autre fois.
Dehors, toujours près de l’arbre, le chien aux allures de loup.
Je rentre la voiture et la remorque dans la grange, puis décharge parapluie forain, tréteaux et plateaux, ainsi que mes caisses de créations. Par la porte vitrée de la petite salle attenante, j’aperçois tout mon matériel d’atelier déjà entreposé. Scies, ponceuse et perceuse sont fixées à l’établi. Je peux travailler. Il faudra que je remercie Paul ! Le stockage des planches longues et lourdes s’avère fastidieux. J’ai déjà des courbatures dans les bras. Je pose enfin la dernière sur la pile. Mon portable affiche 21 heures, la nuit tombe. Mon chien gémit, le regard braqué sur son congénère.
La grande porte de chêne refermée, je scrute les alentours. Une brise soudaine m’ébouriffe. Un ultime regard parcourt le parc, tout paraît figé, seul le beau feuillu s’anime. Étrange.
Fini pour ce soir. Avec Basile et la minette, je regagne la maison. Nous abandonnons le vagabond à quatre pattes au pied de son arbre.
Je prolonge la douche chaude plus longtemps que nécessaire, mes muscles se détendent sous le jet. J’enfile mon pyjama et descends. Dans le réfrigérateur, un plat cuisiné : un lapin avec des pommes de terre. Fameux, ce repas pris dans la cuisine en tête-à-tête avec les fleurs sauvages. La saison des marchés reprendra bientôt et, avec les collègues, je passerai de belles journées de franche rigolade. Je me sentirai moins seule. Et puis il y a Paul.
Jules, je t’en veux de m’avoir abandonnée. Jamais, jusqu’à hier, je n’avais autant ressenti le vide laissé par ton absence.
Une fois tout en ordre et les volets clos, je m’installe sur le canapé, les pieds sur la table basse, avec mon livre. En ce moment, je lis la collection Le chat détective, de Lilian Jackson Braun, l’histoire d’un journaliste alcoolique repenti et solitaire, et de ses deux chats siamois. Il adore les enquêtes policières et, bien sûr, se trouve sans cesse mêlé à des affaires de meurtres.
Avec Basile sur les pieds – une vraie bouillotte ! – et Minimoï sur la poitrine, persuadée que je suis sa mère, je me sens déjà chez moi.
Vers minuit, je réalise que je relis deux fois la même page. Je vais me coucher et m’installe dans la chambre où mon lit a été monté. On dirait un chalet. Tout est en bois clair : murs, plafond et sol. Mes meubles se fondent harmonieusement dans ce décor de montagne.
Je trouve les oreillers et les draps dans le carton « literie ». Je secoue énergiquement la couette par les coins pour ajuster la housse quand j’entends un bruit sec sur les lames du plancher. Quelque chose est tombé sous le lit. Je me penche. C’est quoi, ça ? J’étire le bras et saisis… un capteur de rêves. Je reconnais l’objet – un ami en fabrique –, mais celui-ci a l’air d’être réalisé dans la pure tradition amérindienne. Rond avec des perles de bois et des plumes. Il dégage des effluves boisés. Censé éloigner les cauchemars, d’après les légendes ; je le replace sur la tête de lit, là où il devait sans doute se trouver.
Je m’allonge et m’endors immédiatement, avec une main sur l’oreiller de l’Absent. Une nuit sans rêves. La fatigue et tous les événements de la veille ont raison de moi.
***
À l’ouverture des volets, je plisse les yeux, gênée par la luminosité. Je laisse la fenêtre entrebâillée sur une belle journée amorcée. Le parc, anormalement silencieux hier, bourdonne aujourd’hui de mille piaillements bruyants, dominés par le cri d’un geai. Je tends le bras et touche les gigantesques feuilles en forme de cœur. Majestueux, d’ailleurs, cet arbre ! Il détonne parmi les autres espèces feuillues ou résineuses d’altitude. Je me penche et constate la présence de l’animal couché près de ce même arbre, tranquille.
Gris. Il s’appellera ainsi.
Coiffée, habillée ; un petit coup d’œil rapide dans le miroir me renvoie une image qui ne me déplaît pas, ce qui est rarement le cas. Habituellement, je me considère banale et insignifiante, contrairement à mes amis qui me trouvent mignonne. Je ressemble à ma mère, mince, la poitrine généreuse, brune, les cheveux en bataille, vêtue à la baba cool.
Les tartines grillées du petit-déjeuner avalées, j’installe mon ordinateur et mon imprimante sur le bureau dans la grande pièce à vivre. La ligne Internet établie, mon bol de café à la main, je consulte ma boîte mail et annule le message d’absence de mon e-boutique. J’avais bloqué les commandes durant quelques jours, le temps d’emménager. À la mort de Jules, pour combler ma solitude, j’avais créé mon atelier de bois recyclé en m’inscrivant sur une plate-forme de vente d’artisanat. Une boutique virtuelle sans charge locative ou autres impôts à payer. Complément financier non négligeable avec les marchés artisanaux et les dividendes de la scierie. Curieuse, je lance une recherche sur la région : mille mètres d’altitude, le pays des Hautes Terres. Tout près du mont Mouchet, haut lieu de résistance de la Deuxième Guerre mondiale. La ville voisine étant à 27 kilomètres, c’est plutôt éloigné !
Je me déconnecte et vide quelques cartons. Pas moins de cinq placards dans cette pièce et autant dans les autres. À croire que cette demeure a été bâtie autour ! Plus que désordonnée, j’apprécie.
Le soleil me fait de l’œil et m’attire dehors. Calme, entretenu et fleuri, cet endroit est reposant. Pas de moteurs intempestifs de tondeuses ou de klaxons.
À la façon de ramper de mon jeune chien devant son compagnon de jeu, la hiérarchie est incontestablement établie. Gris, en maître des lieux, entraîne un Basile soumis dans des roulades et folles poursuites ponctuées de quelques joyeux aboiements. Minimoï, elle, préfère la sécurité de mes bras.
Le verger promet une belle récolte de fruits à l’automne. À moi les tartes aux poires et les tartines recouvertes de gelée de pommes. D’ici peu, j’aurai besoin d’un engin pour entretenir le tapis de verdure sous les arbres… ou d’un mouton… ou d’un homme sachant manier la faux. Les poules mangent de l’herbe, mais ne sont pas en nombre suffisant pour garder la pelouse rase.
Jules, tu me manques. Avec toi, tout paraissait si facile. Comment vais-je faire ? Tant de promesses, de projets anéantis…
J’ouvre le poulailler et jette une poignée de blé. J’affectionne tout particulièrement une poule naine, une Nègre-soie prénommée « À l’ouest ». Toujours perdue ou en retard. Je suis soulagée de les avoir dans ce coin sauvage, car elles sont réputées pour tuer et manger les vipères.
De nombreuses variétés arboricoles ombragent la propriété : bouleaux, sapins, hêtres ou fayards – ainsi les appellent les paysans. Un immense tilleul et quelques frênes. Avec ces derniers, Paul, gardien de la propriété, « fait de la feuille » pour ses chèvres. À l’automne, il coupe les branches les plus garnies, les attache en gros fagots qu’il suspend à sécher dans sa grange. Les chèvres en sont très friandes.
J’ignore le nom de l’arbre près de la terrasse. Il pourrait s’apparenter au paulownia. Splendide, pas très haut, mais avec un large tronc brun gris, il se termine en dôme. Alourdies par ses feuilles originales, ses branches abritent la maison. Les fleurs tigrées, pareilles à des orchidées, traversent de points blancs, bruns et rouges cette verdure.
Appuyée contre le tronc, j’évalue le labeur des mois à venir : rien ! Il n’y aura rien à faire ! Le travail d’entretien des Moureï se voit. Trois générations de gardiens se sont succédé ici et Paul en est le dernier.
Ici, je planterai deux ou trois pieds de lavande. Et là, peut-être la pivoine de ma mère. La rambarde est flanquée d’une haie d’hortensias bleus, mes préférés. Quand j’irai en ville, j’achèterai aussi quelques plantes pour fleurir les fenêtres. Les paupières mi-closes, j’apprécie la quiétude du parc.
— Hé !
Je sursaute, croyant qu’une main me touche la joue. Ce n’est qu’une brindille ballottée par la brise. J’en frissonne et tapote le tronc, comme je l’aurais fait avec Basile.
— T’es content ?
Voilà que je parle aux arbres, maintenant ! La solitude me rend dingue.
Gris reprend sa place et grogne, regard fixe, poil hérissé, babines retroussées sur une mâchoire impressionnante. Monsieur n’apprécie pas que je touche à son arbre. Alors qu’il est tourné vers le tronc, son attitude tout à coup change : il baisse les oreilles et part, la queue entre les jambes. On dirait qu’il vient d’être réprimandé.
Entre deux doigts, je saisis avec précaution la fleur tombée et posée sur mon pied. Je la glisse au-dessus de l’oreille.
Basile, la truffe en l’air, remue la queue.
— Tu as vu quoi ? Un écureuil, un oiseau ?
Minimoï crapahute de branche en branche, toutes griffes dégainées, ravie de son nouveau territoire.
Vers 10 heures, je téléphone à Paul pour l’avertir de mon arrivée et l’inviter à déjeuner. Je mets à réchauffer le lapin au four et lave une salade. Pour le dessert, je confectionne un gâteau vite fait. Le « 5-4-3-2-1 » : cinq cuillerées de farine, quatre de sucre, trois de lait, deux de crème et un œuf. Une ou deux pommes émincées, et hop ! Enfourné.