Auteur Sujet: La Maison de Leo Rutra  (Lu 18822 fois)

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La Maison de Leo Rutra
« le: jeu. 28/02/2019 à 16:50 »
La Maison de Leo Rutra


Prologue


— Ne restez pas là tous les deux !
La réaction du chat ne se fait pas attendre. Ses griffes patinent dans le vide pendant une seconde avant d’adhérer sur le béton brut et il s’enfuit en rasant le sol, la queue recourbée entre ses pattes. Il ralentit en arrivant sur le seuil de la porte entrouverte et se retourne pour chercher son maître d’un regard effrayé. Puis il disparaît de la vue de l’enfant.
Le bruit des énormes machines s’accentue. Un grondement sourd dont l’onde se répercute en vibrations violentes dans toute la pièce. Elles ressemblent à des animaux sauvages sur le point d’attaquer, trépidant au gré des secousses de leurs moteurs qui tournent déjà à plein régime, prêtes à bondir à tout moment. À des montagnes d’acier dont les sommets viennent gratter le haut plafond du sous-sol en crachant des volutes de fumée tantôt épaisse tantôt diffuse.
Les écrans de contrôle clignotent sporadiquement tandis que le système d’alarme projette de brefs flashs rouges agressifs pour prévenir de l’imminence de l’allumage du projecteur.
N’importe quel enfant aurait pris ses jambes à son cou sans avoir besoin d’en recevoir la consigne, pris de panique face à l’état d’alerte dans le laboratoire. Mais pas celui-là.
Il a fait du laboratoire son terrain de jeu depuis longtemps, s’inventant des aventures extraordinaires pendant que son père passait des jours entiers à répéter les calculs et les tests, à affiner ses tests et peaufiner ses théories. Le garçon n’est jamais loin, tournant autour de lui comme un satellite autour d’une étoile.
Ce qu’il a toujours aimé par-dessus tout, c’est d’observer les particules danser dans la lumière crue de l’éclairage artificiel. Il passait des heures à les regarder voleter, la bouche légèrement entrouverte, fasciné par le spectacle grandiose.
La chaleur ne le dérange pas, il s’y est habitué. Même la fumée âcre des machines ne le gêne plus, c’est tout juste si elle le fait tousser de temps en temps. Pour lui c’est toujours mieux que l’odeur rance qui règne hors du laboratoire, la puanteur pernicieuse et tenace de la maladie, le parfum insupportable et nauséeux de l’absence.
Autour de lui, toutes les barres de néons explosent dans des gerbes d’étincelles, réduisant les sources de lumière aux écrans de contrôle. L’enfant sursaute. Il croit percevoir des frottements, le même bruit qui le réveille parfois, la nuit, quand sa mère déambule dans les couloirs. L’éclairage secondaire prend aussitôt le relais, mais peine à éclairer tout le laboratoire avec sa lumière rougeâtre. L’alarme pousse une série de bips stridents.
N’importe quel enfant serait mort de trouille. Mais pas celui-là.
Celui-là redoute plus la mélodie malsaine du silence morbide qui émane de la chambre de sa mère. L’enfant regarde son père pianoter furieusement sur les écrans en marmonnant des mots noyés par le vacarme.
Et ça l’emplit d’espoir.

***

L’enfant se réveille en sursaut. Le cauchemar est familier, mais il n’en conserve que quelques images floues. Il entend immédiatement les frottements du tissu, celui des semelles en caoutchouc. Il se lève lentement et ouvre doucement sa porte, poussé par le besoin intense de voir sa mère autrement qu’étendue dans l’obscurité de sa chambre. Elle est dans le couloir, à quelques mètres de lui, une silhouette courbée, qui se traîne difficilement, une main en appui contre le mur. Il voudrait tendre le bras pour la toucher. Les relents acides qu’elle dégage lui font l’effet d’une gifle.
— Maman ?
Le murmure lui échappe. Sous la lueur de la lune, la forme drapée se fige avant de pivoter lentement sur elle-même pour lui faire face. Le garçon retient son souffle.
Les longs cheveux sombres retombent autour d’un visage blafard. Il peut distinguer les veines violacées qui serpentent sous la peau vitreuse. Les traits sont déformés, creusés de rides profondes et les lèvres invisibles. Enfoncés dans leur crevasse, deux yeux pâles roulent péniblement pour s’arrêter sur lui.
L’enfant est pétrifié, convaincu que la chose qui s’arque au-dessus de lui n’est pas sa mère.
Un bras décharné se lève et des doigts squelettiques se déploient vers le visage du garçon. Les yeux vides sont braqués sur lui. La peau craquelée s’étire et se déchire pour ouvrir un orifice à l’endroit où devrait se trouver la bouche. Les mâchoires de la chose se déboitent bruyamment et le trou noir s’agrandit. Le cœur de l’enfant se glace. Il voudrait faire un pas en arrière, claquer la porte de sa chambre et se blottir sous sa couette, mais il est pétrifié. Il pousse un hurlement de terreur lorsque la pulpe du doigt, rugueuse et froide, vient caresser son visage joufflu.
Il veut hurler à nouveau, mais sa gorge se serre. Il ne peut plus respirer. La panique le fait suffoquer.
Il n’entend pas les pas lourds qui remontent le couloir, ne remarque pas l’ombre de son père qui surplombe la sienne sur le mur. Il est hypnotisé par cette gueule immonde qui n’en finit plus de s’ouvrir à seulement quelques centimètres de lui. Les os se brisent les uns après les autres. Crac ! Crac ! Crac ! Un parfum de mort reflue et s’imprègne sur sa peau humide et poisseuse.
Un liquide noir, épais et vaseux, déborde lentement hors du trou, dégouline sur le menton de la chose, goutte sur la robe de chambre qui couvre le reliquat de son humanité. L’enfant sait que s’il reste immobile, la gueule se refermera sur lui pour l’engloutir.
Comme un boa avec sa proie.
Petit à petit.
Centimètre après centimètre.
Doucement.
Sans le tuer.
Pas tout de suite.
Une main froide se referme sur son avant-bras et le garçon devine que c’est la fin, qu’il va mourir là, dévoré par cette chose qui se fait passer pour sa mère.
— Bonhomme ? Bonhomme !
La tête de l’enfant roule en arrière. Et tout devient noir.
Lorsqu’il revient à lui, il est dans son lit et son père dépose un plateau sur sa table de chevet. Un grand verre de lait et deux gâteaux secs. Puis il se penche vers le garçon et le scrute avec intensité.
tu m’as fait peur, bonhomme, à hurler comme ça
Son père prend sa main et lui raconte calmement les événements de la nuit, sa crise d’angoisse et les convulsions qui ont suivi.
ça faisait longtemps que ça ne t’était pas arrivé, pas à ce point-là
tu nous as inquiétés, ta mère et moi
Dans un flash douloureux, le souvenir de la chose apparaît à l’esprit du garçon. Il tente de décrire ce qu’il a vu, ces images qui le hantent. Ces yeux vides. Ces griffes sur son visage. Et cette gueule désarticulée, ouverte sur le néant. Son père fait mine de l’écouter, un sourire forcé sur les lèvres, avant de poser une main chaude sur son front froid.
je sais bien que ta mère n’est pas au meilleur de sa forme, mais tu ne penses pas que tu exagères un peu ?
Sa voix est calme, détachée.
tu as fait un cauchemar, bonhomme, rien de plus
Le garçon déteste quand son père l’appelle par ce sobriquet ridicule. À chaque fois, il se demande pourquoi certains mots oublient de se perdre dans les méandres du temps. Bonhomme. Il ne ressent pas l’affection que ce terme est censé évoquer. À la place il se sent rabaissé, humilié. Son père trépigne, trop pressé de retourner à ses calculs et ses expériences. Rien d’autre ne compte vraiment, à ses yeux. L’enfant sait que ce qu’il a vu n’était pas le fruit de son imagination, il peut encore sentir l’haleine fétide de la chose. Pourtant il n’insiste pas. Son père ne peut pas – et ne veut pas – entendre certaines choses. Le garçon acquiesce puis détourne la tête pour ne pas le regarder quitter la chambre. Une fois seul, il laisse germer en lui l’idée que, peu importe ce que tente son père, il ne reverra jamais sa mère. Qu’elle sera réduite à cette chose pour l’éternité.

***

L’espoir perce la muraille de ses certitudes et l’enfant se prend à croire que son père a raison. Que les heures passées dans le laboratoire du sous-sol ont fini par payer et que le miracle s’accomplit enfin. Il ne comprend pas très bien tout ce que fait son père. Les symboles et les chiffres sur les tableaux n’ont pas vraiment de sens pour lui. Tout ce qu’il sait, c’est que si son père réussit, alors tout ira bien. Pour toujours.
— Je ne plaisante pas, bonhomme ! Je vais débuter l’expérience, il faut que tu remontes !
La voix de son père est pleine d’excitation. L’enfant le regarde s’agiter dans tous les sens, circuler entre les machines dans sa longue blouse de travail pour faire des relevés et des ajustements, revenir s’activer sur les écrans puis courir jusqu’aux tableaux vérifier une donnée.
Le garçon est subjugué. Son père n’est plus son père. C’est un super-héros, au même titre que ceux dont il lit parfois les aventures. Super-Scientist. Son superpouvoir, c’est sa superintelligence. Son costume, sa blouse. Dès qu’il l’enfile, il n’est plus cet homme triste et abattu, dépassé par la vie, qui a tout sacrifié pour une présence absente.
Le bruit assourdissant s’accentue, étouffant jusqu’aux pensées les plus profondes de l’enfant. Au lieu d’obéir et de remonter au rez-de-chaussée, il va s’asseoir dans un coin et ferme les yeux pour se laisser bercer par les sons de l’expérience. Il s’imagine qu’ils sont dans une fusée sur le point de décoller pour les transporter dans l’espace.
Il ne voit pas son père serrer les dents en se précipitant comme un dératé vers l’ordinateur central.
L’enfant sourit. Il se dit que cette fois, c’est la bonne.
Les machines s’emballent pour de bon et se mettent à pousser ce qui ressemble à des hurlements de douleur. Le garçon rouvre les yeux au moment où le projecteur s’actionne. Le canon à particules crache son faisceau laser contre le mur en verre trempé.
Son père lui tourne le dos, pianote frénétiquement pour modifier les réglages. La puissance du rayon est trop élevée, le garçon n’a pas besoin de voir les traits crispés de son père pour le deviner. Il lui suffit de voir les bulles qui naissent sur la surface de l’énorme plaque de verre.
Quelque chose ne va pas.
L’enfant se demande alors ce qu’il adviendra lorsque le rayon transpercera le verre et se retrouvera libre. Creusera-t-il un tunnel autour du noyau de la Terre jusqu’à revenir à son point de départ ou fusera-t-il tout droit dans le cosmos ?
L’épaisse paroi de verre se craquelle dangereusement. Dans un geste désespéré, son père court-circuite le projecteur pour éteindre le fusil à protons, en songeant déjà aux mois de travail nécessaires pour réparer les dégâts.
Le faisceau se coupe une demi-seconde trop tard. La plaque de verre trempé explose sans un bruit. Le temps se suspend un instant. Puis le projecteur se transforme en un éclat vif qui irradie le laboratoire. Le garçon est obligé de se couvrir les yeux, aveuglé.
Tout n’est alors plus que lumière.
Une lumière qui recouvre toute forme, tout son.
Une lumière blanche, splendide, chaude et rassurante.
Une lumière entière.
Une lumière éternelle.
Puis le chaos.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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