La maison de Thomas de Marie Continanza
"La vie doit être vécue en regardant vers l’avenir,
mais elle ne peut être comprise qu’en se retournant vers le passé."
Sören KIERKEGAARD
"L’espoir, c’est d’être capable de voir la lumière malgré l’obscurité."
Desmond TUTU
"Au lendemain de leurs aventures au domaine de Clos Margot (cf. L’Autre Vie de Sophie), Éric et Sophie, enfin libres des entraves du passé, consolidèrent leur amour par un mariage. Un peu plus d’un an après, ils devinrent les parents d’un petit garçon prénommé Thomas.
L’histoire qui va suivre est celle de cet enfant."
CHAPITRE 1
— Thomas m’inquiète, annonça sans détour Claire Thillier.
À ces mots, les sourires de politesse arborés par Éric et Sophie depuis leur entrée s’effacèrent instantanément et une même expression d’incrédulité se peignit sur leurs traits. Ils échangèrent un coup d’œil.
Jamais encore l’enseignante de leur enfant ne leur avait parlé en ces termes. Et pour cause ! D’ordinaire, Claire Thillier se montrait toujours très enthousiaste à l’égard de Thomas, qualifiant le petit garçon de précoce, fin, équilibré, ouvert, curieux de tout et extrêmement posé pour son âge. Autant d’épithètes qu’Élisabeth et Marie-Claude, enseignantes de petite et moyenne sections, avaient utilisées avant elle. Voilà ce qu’Éric et Sophie étaient habitués à entendre.
Mais là, brusquement…
— Que se passe-t-il ? demanda Éric en fixant avec acuité cette jeune femme de vingt-sept ans dont le visage parsemé de taches de rousseur trahissait une fragilité juvénile.
Sous l’intensité de son regard, Claire détourna la tête vers la fenêtre.
D’épais nuages sombres s’étaient formés dans le ciel, étouffant le soleil dont la lumière n’éclairait plus que faiblement les vitraux de cet établissement privé où elle enseignait depuis sept mois. À l’évidence, un orage se préparait.
Prenant une grande inspiration, elle expliqua que le comportement de Thomas s’était sensiblement modifié au cours de ces dernières semaines.
— Au début, nous pensions qu’il traversait une phase de métamorphose, comme cela arrive parfois à l’approche de l’entrée en CP. Mais plus le temps passe, plus les choses se dégradent. Thomas se renferme sur lui-même et refuse, malgré mes directives, de participer aux activités de la classe. Plus rien ne semble l’intéresser. En outre, soit il affiche une profonde mélancolie, soit il se révèle agressif et violent.
— Violent ? Thomas ? s’exclama Sophie. Vous voulez rire ? Il ne ferait pas de mal à une mouche !
Mais Claire Thillier n’avait visiblement aucune envie de rire.
— Effectivement, rétorqua-t-elle d’une voix grave. Depuis son arrivée dans notre établissement, jamais encore nous n’avions eu à nous plaindre de sa conduite. Cependant, comme je viens de vous le signifier, Thomas n’est plus l’enfant que nous connaissions. Les faits sont là ! Il n’y a pas un jour où il ne fait preuve d’une réelle violence à l’encontre de ses petits camarades. Bien que nous soyons conscients que cette attitude ne lui ressemble guère, nous ne pouvons rester les bras croisés à attendre que les choses redeviennent ce qu’elles étaient. Vous en conviendrez ?
Le couple acquiesça avec un hochement de tête.
— À un niveau de scolarité plus élevé, de tels agissements auraient été sanctionnés par une mise à pied, sinon par un renvoi définitif. Compte tenu de son jeune âge, sans oublier que nous sommes à la fin de l’année scolaire, le conseil disciplinaire a décidé de se montrer indulgent et n’a requis qu’une punition de principe : une interdiction de sortie à la récréation de l’après-midi, que nous appliquerons dès lundi prochain, et ce pour une semaine complète. Voire davantage, s’il n’y a pas d’amélioration.
La luminosité avait considérablement baissé et un premier coup de tonnerre retentit au loin. Glissant un « Excusez-moi », Claire se leva pour actionner l’interrupteur et revint s’asseoir.
— Monsieur et madame Valiers, j’ignore quel est le comportement de Thomas à la maison et si vous avez remarqué quelque chose d’inhabituel dans ses faits et gestes, mais sachez que lorsqu’il ne se parle pas à lui-même, Thomas demeure songeur, les yeux perdus dans le vague.
À la fois consternés et révoltés par cet étalage de critiques, Éric et Sophie écoutaient avec un seul mot en tête : impossible !
Impossible qu’il puisse s’agir de leur fils !
Impossible que Thomas, un enfant doux et posé qui n’avait jamais montré la moindre attirance pour la bagarre ou la zizanie, ait pu subitement devenir le monstre décrit par l’enseignante !
Si un tel bouleversement s’était réellement produit, ils auraient été les premiers à s’en apercevoir. À moins… qu’ils aient manqué de discernement et de vigilance ?
Non ! Encore et toujours impossible !
Depuis sa naissance, ils avaient fait de Thomas le noyau autour duquel leur vie tout entière gravitait. Rien n’aurait pu leur échapper.
Éric se passa la langue sur ses lèvres, soudain sèches.
— Avez-vous la moindre idée quant à la raison de ce changement ?
Claire Thillier se renversa contre le dossier de son fauteuil avec un soupir.
— En tant que professionnels de la petite enfance, il est vrai que nous parvenons d’ordinaire soit à déceler les tourments qu’ils dissimulent sous des réactions incongrues, soit à leur soutirer des confidences. En ce qui concerne Thomas, le mystère reste entier, malheureusement. C’est pourquoi j’ai souhaité vous rencontrer. Sans doute saurez-vous m’apporter quelques éclaircissements ? (Elle se pencha légèrement vers eux.) Monsieur et madame Valiers, puis-je vous poser une question indiscrète ?
— Je vous en prie, souffla Éric.
— Avez-vous… des problèmes de couple ?
— Absolument pas ! répondit précipitamment Sophie d’une voix blanche. Nous ne sommes pas en instance de séparation, si c’est cela à quoi vous faites allusion. Nous avons des disputes… oui, bien sûr… de temps à autre… mais comme tous les couples !
Des rides de réflexion se formèrent sur le front de l’enseignante. Elle reposa le stylo qu’elle tenait machinalement entre ses doigts et répliqua :
— Pardonnez-moi d’insister… Est-ce que Thomas est un enfant adopté ?
« — Évidemment non ! s’écria Sophie, indignée. Thomas est notre enfant biologique.
— Madame Thillier, renchérit Éric, soudain agacé par la tournure que prenait la discussion, pourquoi ne pas nous dire exactement le fond de votre pensée ?
— J’aimerais pouvoir le faire, croyez-moi, monsieur Valiers, mais étant donné que les choses ne sont pas celles que nous pensions qu’elles étaient, je… je ne sais vraiment plus quoi…
— Dites toujours, l’exhorta vivement Éric.
— Eh bien, commença-t-elle, hésitante, après concertation avec l’infirmière de l’établissement, il semblerait que Thomas présente toutes les caractéristiques du traumatisme causé soit par un divorce, soit par la révélation d’une adoption.
La stupéfaction se lut sur les visages d’Éric et de Sophie.
— Regardez ceci, ajouta Claire en sortant du tiroir plusieurs feuilles de papier Canson qu’elle étala sur le bureau.
Un bref coup d’œil leur suffit pour comprendre que c’étaient les dessins de Thomas. Ils la fixèrent, attendant une explication.
— Rien ne vous choque ? s’enquit alors Claire.
Les deux jeunes gens haussèrent les épaules de concert.
— Ce sont des maisons, lâcha Éric. À ma connaissance, tous les enfants dessinent des maisons. Où est le problème ?
— Vous avez parfaitement raison, monsieur Valiers, tous les enfants dessinent des maisons, symbole de la famille. Le problème est que Thomas, lui, ne dessine depuis quelques semaines que des maisons, en précisant, dans les rares occasions où je parviens à lui arracher un ou deux mots, que cette maison n’est pas celle de papa et maman, mais la sienne, souligna Claire en les regardant droit dans les yeux.
Un silence flotta dans cette petite salle qui servait de bureau à la secrétaire de l’établissement.
— Excusez-moi, mais en quoi cette affirmation est-elle surprenante ? s’étonna Éric, après avoir échangé un coup d’œil avec Sophie.
— Un enfant de cet âge ne fait pas encore la distinction entre ce qui lui est propre et ce qui ne l’est pas, répondit l’enseignante. De sorte que, lorsqu’il évoque sa maison, celle-ci représente tout naturellement le toit familial, incluant ses parents ainsi que ses frères et sœurs.
Vu sous cet angle…
— Peut-être que Thomas fait juste une erreur d’appréciation ou de terminologie ? avança Éric.
— Ce n’est pas tout. Depuis quelques jours, votre enfant prétend ne pas s’appeler Thomas.
— Et il dit s’appeler comment ? demanda Sophie.
— Il refuse de nous le dire.
— Il s’agit peut-être d’un jeu pour lui… allégua une nouvelle fois Éric.
— C’est possible, admit Claire sans grande conviction. Dans tous les cas, si vous étiez séparés ou sur le point de l’être, sans doute pourrions-nous trouver une explication à ce comportement. Au vu des circonstances, il y a lieu de s’interroger.
Elle exhala un profond soupir avant de poursuivre :
— Écoutez ! Je sais combien il est difficile, voire pénible, d’accepter certaines réalités, toutefois il serait judicieux, me semble-t-il, de ne pas sous-estimer la gravité du problème…
Devinant plus ou moins où elle voulait en venir, Éric la considéra avec défiance, les sourcils froncés.
— C’est-à-dire… ?
Claire hésita un instant.
— Eh bien… À l’avis général, vous devriez consulter un pédopsychiatre.
Sophie bondit presque de son siège.
— Thomas n’est pas fou ! s’écria-t-elle en cherchant du regard l’approbation d’Éric.
Ce dernier posa sa main sur la sienne en guise de soutien. Mais avant qu’il ait le temps de protester à son tour, la voix de Claire Thillier fit écho à celle de Sophie.
— Monsieur et madame Valiers, loin de moi l’idée de mettre en cause la santé mentale de votre enfant. Cependant, je vous le répète, pour une raison qui nous échappe, son attitude s’est anormalement modifiée et il est de mon devoir de vous en informer.
Elle prit une longue inspiration avant d’ajouter d’un ton compatissant, mais ferme :
— De vous faire comprendre que Thomas a besoin d’aide.
*
Ce soir-là, après un dîner rapide et sans saveur, Éric se laissa lourdement tomber sur la banquette du salon et contempla son fils.
À cinq ans et demi, c’était un enfant grand et mince. Des cheveux blonds encadraient un visage ovale aux traits fins et réguliers. Ses yeux, d’un marron tirant sur le vert, étaient si expressifs qu’il suffisait d’y plonger son regard pour deviner sa pensée du moment. Thomas ressemblait étonnamment à Sophie, tant par la physionomie que par sa manière d’être, de parler et de rire.
Il avait également hérité de sa mère son calme et les profonds silences méditatifs dans lesquels il pouvait demeurer plusieurs minutes, sans pour autant être triste ou maussade. De même, il riait peu aux éclats. Mais lorsque c’était le cas, son visage tout entier s’éclairait comme un soleil, inondant Éric de bonheur. Un bonheur qu’il connaissait et savourait depuis plus de six ans comme la consécration d’une longue attente.
Cet enfant, il l’avait désiré toute sa vie, espérant sa venue selon le bon vouloir de Sophie ou plutôt… du destin, auquel il avait fini par croire, tout cartésien qu’il était, mois après mois, année après année. Et maintenant qu’il était là…
Éric ferma un instant les yeux. À le regarder jouer, ainsi qu’il le faisait chaque soir avant d’aller le coucher, le discours de l’enseignante lui parut insensé, à tel point qu’il avait l’impression de l’avoir imaginé. Toutefois, ce discours avait fait son chemin depuis l’entrevue et s’accrochait à son esprit comme les tentacules d’une pieuvre qui pesait lourdement dans son estomac.
Qu’y avait-il dans la tête de ce petit bonhomme ? Que s’était-il produit dans sa courte existence pour qu’il change à ce point ? Et eux, pourquoi n’avaient-ils rien vu ? Qu’avaient-ils fait de leur vigilance parentale ? En sa qualité de géniteur, Éric était persuadé d’assumer son rôle de père du mieux qu’il le pouvait, offrant ainsi à Thomas toute l’affection et l’attention dont la nature l’avait doté. Mais sans doute n’avait-il pas donné suffisamment de lui-même ? Sans doute, la vie faisant, s’était-il laissé piéger par les filets de la routine et qu’il en avait oublié l’essentiel…
Ce sentiment de culpabilité, Sophie le ressentait tout autant. Et cependant, à l’instar de son mari, elle pensait avoir fait ce qu’il fallait pour le bien-être et l’équilibre de leur enfant. La preuve : n’avait-elle pas mis volontairement un frein à sa carrière de photographe en choisissant de travailler à temps partiel afin de pouvoir l’élever ? Ne faisait-elle pas en sorte que son agenda coïncide toujours avec celui de Thomas ? N’était-elle pas toujours disponible pour l’accompagner soit à l’école, soit lors de sorties culturelles ? Et que dire de cet amour qu’elle avait éprouvé à peine s’était-il annoncé dans son ventre ? Un amour dont elle nourrissait Thomas à chaque instant, à chaque seconde de sa vie. Un amour qu’elle pouvait difficilement décrire tant les mots lui paraissaient faibles. Un amour dans lequel elle avait la sensation de puiser la source même de son existence. Cet amour-là, indéfinissable, vrai, incommensurable, l’habitait jusque dans ses entrailles.
La fibre maternelle, on l’a ou on ne l’a pas, dit-on couramment.
Bien que Sophie ait été, un temps, réticente à la maternité, indépendamment de sa volonté, la fibre maternelle, elle l’avait. Elle le savait ! Elle le sentait au fond d’elle-même. Alors qu’avait-elle fait… ou peut-être, que n’avait-elle pas fait pour que Thomas en éprouve un traumatisme, selon le terme utilisé par Claire Thillier ?
Avec des gestes d’automate, elle referma la porte du lave-vaisselle, le mit en route et enfin alla s’asseoir auprès d’Éric.
— Tu crois vraiment qu’il a des problèmes ? lui glissa-t-elle dans un murmure, l’arrachant à ses pensées.
Éric secoua la tête avec un soupir.
— Je ne sais pas… je ne sais plus… Il a l’air tellement…
— …normal, acheva Sophie dans un souffle.
Éric acquiesça lentement, sans quitter des yeux son fils qui jouait à plat ventre sur le tapis. Soudain, une idée le frappa. Il l’appela par son prénom. Mais l’enfant n’eut aucune réaction et continua de disposer minutieusement des chevaliers Playmobil au pied du château fort qu’il s’apprêtait à prendre d’assaut. Sans doute n’avait-il pas entendu.
— Bonhomme ! reprit alors Éric en haussant le ton.
Cette fois, il réussit à capter son attention.
— Dis-moi, bonhomme… C’est quoi, ton nom ?
On ne peut plus surpris par la question, Thomas resta plusieurs secondes à fixer son père, se demandant s’il plaisantait ou non. Puis un large sourire éclaira son visage.
— Bah, tu sais bien. Thomas.
C’était la réponse qu’il attendait, certes, mais Éric ne se sentit pas satisfait pour autant et décida de pousser plus avant son interrogatoire.
— Et tu aimes ton prénom ?
— Ben oui…
— D’accord. Et si tu avais la possibilité de t’appeler autrement, quel prénom choisirais-tu ?
— Ben… je sais pas, moi… rétorqua l’enfant avec un haussement d’épaules.
— Il n’y a pas un prénom qui te plairait davantage que Thomas ?
— Je sais pas.
— Réfléchis. Il doit bien y en avoir un que tu préfères…
— Non, l’interrompit Thomas, soudain agacé par toutes ces questions. Est-ce que je peux jouer maintenant ? Dis papa… S’il te plaît.
Éric soupira intérieurement. Plus qu’une supplication, c’était un point final que l’enfant venait de mettre à la discussion.
Aussitôt l’accord reçu, Thomas plongea sur le tapis et déclencha le combat, imitant à haute voix le cliquetis des épées et les cris de douleur lorsque l’un des chevaliers était touché.
Éric et Sophie l’observèrent, nourris par un même sentiment d’incompréhension.
Soit l’enseignante voyait un problème là où il n’y en avait aucun, parce que leur fils, comme tous les enfants, voulait se démarquer en s’inventant un personnage… Soit Thomas se jouait d’eux et dissimulait deux personnalités, l’une destinée à l’école et l’autre à la maison. Cette dernière hypothèse était cependant inconcevable. Comment un enfant de cinq ans pourrait-il faire preuve d’une telle intelligence pour dissocier ce qu’il voulait montrer d’un côté et ce qu’il était réellement de l’autre ? Comment un enfant de cet âge pourrait-il avoir suffisamment de conscience et de malice pour user d’un tel subterfuge ?
La voix de Thomas les fit presque sursauter.
— J’ai combien de prénoms ?
Sophie eut l’impression que son cœur allait exploser dans sa poitrine.
— Deux, répondit-elle. Thomas et Norbert.
Elle crut apercevoir une lueur d’étonnement briller furtivement dans les yeux de son fils.
— Norbert comme papy ?
— Tout à fait, acquiesça Éric. Comme papy Norbert.
Un « D’accord » lancé succinctement et Thomas se remit à jouer, laissant ses parents sidérés.
En d’autres circonstances, ce genre de question aurait été considéré comme une banale curiosité enfantine et n’aurait suscité aucun émoi. Là, c’était différent ! Pourquoi s’interrogerait-il sur le nombre de ses prénoms, si cela n’était pas directement lié au fait qu’il prétendait ne pas s’appeler Thomas ?
S’arrachant brusquement à son jeu, l’enfant tourna la tête vers eux et les dévisagea, les sourcils froncés sur un regard étrange, comme s’il les voyait pour la première fois ou qu’il s’apprêtait à leur dire quelque chose. Éric et Sophie se figèrent. Jamais encore ils ne lui avaient surpris une telle expression, de quoi les faire frissonner. Une poignée de secondes plus tard, c’était fini.
C’est alors qu’une autre idée germa dans l’esprit d’Éric. Il se leva et s’approcha de son fils. Voyant son père s’accroupir, Thomas eut un grand sourire.
— Tu joues avec moi, papa ?
— Tu sais quoi ? Je viens de me souvenir que de cette dernière année de maternelle, je n’ai pas un seul dessin de toi au bureau, alors… alors si tu es d’accord, j’aimerais que tu m’en fasses un. Ainsi, je pourrai montrer à François et à Isa comme tu as progressé.
François était l’associé d’Éric. Ils s’étaient connus à l’École des beaux-arts et leurs idées les avaient aussitôt rapprochés, faisant naître entre eux une forte amitié. À la fin de leurs études, les deux jeunes hommes, mus par une même aspiration, avaient joint toutes leurs économies dans la création d’une agence de décoration. Quant à Isa, le duo l’avait engagée quelques mois plus tard en tant qu’assistante. Depuis, elle était plus qu’une employée, elle était devenue une amie.
— Qu’en penses-tu ?
Pour toute réponse, Thomas se releva d’un bond et courut jusqu’à sa chambre. L’instant d’après, il réapparut muni d’une feuille de papier et d’une boîte de feutres qu’il disposa soigneusement près de lui, sur la table basse du salon.
— Tu veux que je dessine quoi ?
— C’est toi l’artiste, lui déclara Éric avec un geste d’indifférence.
On ne peut plus fier que son père le considère comme tel, Thomas se mit à tracer des traits sous le regard attentif de ses parents qui espéraient un miracle. Mais, très vite, le dessin prit la forme qu’ils redoutaient secrètement. Sentant les larmes la gagner, Sophie quitta précipitamment la pièce.
— Attends, maman, cria Thomas, j’ai presque fini !
— Maman revient dans une minute, lui souffla Éric, qui avait suivi le déplacement de sa femme du coin de l’œil.
Thomas ajouta une dernière touche de vert au feuillage d’un arbre, puis, estimant le dessin achevé, il le tendit crânement à son père.
— C’est… c’est magnifique… murmura celui-ci d’une voix altérée par l’émotion. Un véritable chef-d’œuvre…
— Tu vas l’accrocher, alors ? interrogea Thomas, trépignant d’excitation.
— Évidemment, lui répondit son père après s’être raclé la gorge. Je vais même lui réserver une place d’honneur, tu peux me croire.
Explosant de joie, Thomas se jeta à son cou et l’embrassa fougueusement. Aussitôt, les bras d’Éric se refermèrent sur lui, tels deux étaux de fer.
À quelques pas de cette effusion paternelle, Sophie s’efforçait de se ressaisir. Les mains crispées sur le rebord de la vasque, elle fixait son reflet dans le miroir de la salle de bains. Elle s’en voulait terriblement d’avoir craqué pour si peu. Elle qui avait toujours fait montre d’un sang-froid et d’une détermination à toute épreuve, elle s’était effondrée à la vue d’un simple dessin. Quelle idiote ! Que Thomas ait encore dessiné une maison ne prouvait rien et surtout pas qu’il souffrait d’un déséquilibre mental.
Au diable Claire Thillier !
Au diable l’infirmière et son analyse !
De ses doigts, elle essuya grossièrement son fard à joues strié de larmes et étira ses lèvres sur un sourire. Elle regagna la salle, sans toutefois en franchir le seuil par crainte de céder, malgré elle, à une nouvelle vague d’émotion.
Elle apparut au moment précis où Éric délivrait Thomas de son étreinte. Il lui décocha un regard avant de reprendre le fil du sujet.
— Elle est vraiment très belle, notre maison, dit-il, la boule au ventre.
Les yeux du petit garçon brillèrent de malice.
— C’est pas notre maison, chantonna-t-il en secouant la tête.
Éric eut l’impression que la température de la pièce avait chuté de plusieurs degrés. Un frisson le parcourut depuis la nuque jusque dans le bas du dos. Pour autant, il accueillit la réponse tant redoutée sans qu’aucun muscle de son visage ne trahisse son trouble.
— Ah bon ? Et pourtant, je trouve qu’elle lui ressemble… Tu n’es pas de mon avis ?
Instinctivement, Thomas jeta un rapide coup d’œil sur le dessin avant d’agiter de nouveau sa petite tête blonde.
— Non ! Elle lui ressemble pas.
— En es-tu sûr ?
— Ben oui !
— Puisque tu le dis ! Dans ce cas, je peux savoir de quelle maison il s’agit ?
Éric avait intentionnellement employé un ton guilleret, presque puéril, pour le mettre en confiance, espérant ainsi le convaincre à s’ouvrir.
Pendant une seconde ou deux, les deux jeunes gens eurent le sentiment que l’enfant réfléchissait et ils n’osèrent plus respirer. Mais Thomas se contenta de les regarder tour à tour, avant de se refermer comme une huître et de retourner jouer.
À la fois déstabilisé et découragé par ce nouveau mur de silence, Éric fut sur le point de baisser les bras quand Sophie décida de prendre le relais.
— Moi, je sais ! lança-t-elle avec un rire forcé, en franchissant la distance qui la séparait de son mari et de son fils. C’est la maison de papy et mamie Coucou.
Elle avait tout misé sur le côté maternel de l’intervention pour l’inciter à parler, persuadée de son pouvoir. Elle était loin d’imaginer que ses paroles provoqueraient un véritable raz-de-marée dans l’esprit du petit garçon.
Bondissant comme un ressort, Thomas se dressa devant sa mère, toutes griffes dehors.
— Tu dis n’importe quoi ! cria-t-il. C’est pas la maison de papy et mamie Coucou ! Et c’est pas non plus la maison de papy et mamie Vava !
Surprise par la soudaine agressivité de l’enfant, la jeune femme eut un mouvement de recul. Éric pâlit.
— Eh là, bonhomme, du calme ! fit-il, les mains en avant. Inutile de t’emporter. Maman s’est trompée, c’est un fait, mais ce n’est pas entièrement de sa faute.
Il prit une profonde inspiration avant d’ajouter, en priant sa bonne étoile de lui insuffler les mots justes :
— Bien que papa et maman soient des grandes personnes, ils ne savent pas toujours tout et parfois… parfois, ils ont besoin de leur petit garçon pour les aider à comprendre ou à trouver ce qu’ils ne voient pas.
Il marqua un temps d’arrêt, espérant une réaction. Mais l’enfant demeura muet, les sourcils froncés.
— Tu veux bien nous aider ? reprit-il alors de sa voix la plus douce.
— Vous aider à quoi ? demanda Thomas sur la défensive.
— Eh bien… à nous faire voir ce que nous ne voyons pas. À nous dire de quelle maison il s’agit. Parce que maman et moi, nous avons beau chercher… on ne voit pas.
De nouveau, ce fut le silence. Sans se départir de son froncement de sourcils, Thomas baissa les yeux et se mit à cligner des paupières, comme sous l’effet d’une intense réflexion. Éric et Sophie retinrent leur souffle. L’avaient-ils enfin convaincu à sortir de son mutisme ? Allaient-ils enfin connaître la vérité sur sa maison ? Allait-il enfin dévoiler cette facette de sa personnalité qu’il dissimulait ?
Mais les mots qu’il prononça brisèrent tous leurs espoirs.
— Je vais me coucher.
Il reposa sur le tapis les deux chevaliers qu’il tenait dans les mains, lança un rapide « bonne nuit papa, bonne nuit maman » et courut vers sa chambre, laissant Éric et Sophie complètement désemparés. S’ils avaient encore le moindre doute quant aux affirmations de l’enseignante, l’attitude de Thomas le leur avait ôté.