Auteur Sujet: Là où ronronnent les pumas de Mélodie Miller  (Lu 5431 fois)

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Là où ronronnent les pumas de Mélodie Miller
« le: jeu. 22/12/2022 à 17:59 »
Là où ronronnent les pumas de Mélodie Miller



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Les souvenirs oubliés ne sont pas perdus.
Sigmund Freud

Tous les souvenirs de nos parents, de nos ancêtres sont inclus dans nous.
Françoise Dolto

Les plus beaux souvenirs sont ceux que l’on s’invente.
Maxime Le Forestier

On n'oublie rien, on vit avec ses souvenirs et on essaye de les dominer pour qu'ils ne nous blessent plus.
Philippe Besson




1

Chère Manon, de 10 ans
J’ai relu ta lettre. Toutes ces années, maman l’avait gardée dans son portefeuille. En espérant qu’un jour, Manon des étoiles reviendrait. Il m’en a fallu du temps… pour comprendre et accepter. Pour grandir et me souvenir de toi, de ta fantaisie et de tes fous rires. Il aura fallu ce séjour à Ibiza, l’île à remonter le temps, pour te retrouver et me rapprocher, enfin, de maman et Théo. 
Ma chère petite Manon, je me sens si coupable de t’avoir oubliée et délaissée à ce point. J’aurais dû te chérir. Au lieu de cela, je t’ai détestée. Je t’ai enfermée alors que tu portais tant d’espoirs en moi. J’espère me rattraper et ne plus jamais te faire de peine, ni à toi, ni à maman, ni à Théo…
Plus jamais… Aujourd’hui, je comprends tout. La violence de papa, la détresse de maman, la colère de Théo. Je comprends la souffrance et la rancœur. Je comprends et j’accepte les reproches de ce frère tant aimé. Je prends maman dans mes bras et je la berce comme j’aurais dû la bercer, le jour de l’accident. Ce jour où je n’ai montré que du mépris. Je m’en veux et je m’en voudrai toujours. Elle m’a aimée tout du long et je ne voulais rien voir.
Mattéo m’a accompagnée. Maman l’a adoré au premier regard, Théo aussi, j’en étais sûre. Il ne s’appelle pas Pierre, mon amoureux, non. Il n’a pas de vélo rouillé, mais son piano m’emmène sur la lune et ses yeux me transportent de la même façon. Peut-être qu’un jour, je reverrai Pierre, Clarinette l’a retrouvé sur Facebook. Mais je ne suis pas sûre de vouloir. Mattéo et moi rêvons d’une petite Jeanne et d’un petit Jean, comme tu y songeais toi aussi. Un jour, peut-être. 
Claire est toujours mon amie, plus que jamais. Et j’ai agrandi ma famille. Aujourd’hui, Jeanne, Arturo, Isabella et Juan font partie de mon avenir. Dans quelques mois, nous nous envolerons ensemble pour un nouveau rêve, celui de Jeanne, devenu le nôtre. Nous nous installerons plusieurs semaines, à Buenos Aires, dans un grand appartement. C’est Arturo qui l’a trouvé, en échange de maison contre la villa d’Ibiza.
J’ai quitté l’agence Stella, embrassé Susana, laissé Jorge et Tina à leurs affaires, à leur passé douteux. Je veux imaginer le futur et je sais que je peux le faire depuis n’importe où. Je rêve d’aller explorer le désert d’Atacama, de contempler les étoiles et d’aider à construire un avenir meilleur, partout où ce sera possible. Je sais que, dans ce monde, rêver et organiser iront ensemble.
Je n’ai toujours pas de lézards ni de poneys, mais Georges le labrador part avec nous. 
Ma petite Manon, j’ai retrouvé tes licornes, je les ai libérées, je vis enfin dans un monde en couleurs, plus grand, plus haut que la coupole de l’Opéra.
Je t’embrasse.
Manon, mon étoile, c’est comme ça que Mattéo m’appelle.
P-S : J’ai cherché ton trésor dans le jardin, à Fontainebleau. Les pièces en chocolat ont disparu, mais je porte ta barrette dorée pour toujours me souvenir que tu existes au fond de moi, à jamais.
P-S2 : Un jour, je la donnerai à ma fille… ou à mon fils et je leur dirai… qu’il n’est jamais trop tard pour libérer les licornes.

2

Paris
Chez Manon

Ils sont allongés nus, après l’amour, dans le grand lit douillet de Manon, sous les toits de Paris. Moment suspendu, hors du temps. Parenthèse toute en douceur. Une bulle de bonheur, à l’abri des soucis du monde.
Les amoureux se confient et déclinent leur passion. 
—   J’aime ta peau, commence Mattéo.
—   J’aime tes yeux, dit Manon.
—   J’aime ton odeur, continue Mattéo.
—   J’aime ta voix, précise Manon.
—   J’aime tes cheveux, détaille Mattéo.
—   J’aime tes mains, ajoute Manon.

Mattéo aime Manon et Manon aime Mattéo.
Depuis leur retour d’Ibiza fin avril, il y a presque un an, c’est comme une ritournelle qu’ils se répètent à l’infini, chaque jour, émerveillés de cet amour tout neuf. Comme une sérénade sous les balcons de Vérone, comme l’arc-en-ciel après la pluie, comme la lune là-haut dans la nuit.
Cet amour, ils en sont les premiers surpris. Elle ne pensait pas tomber amoureuse de ce Casanova. Il n’aurait pas imaginé s’éprendre de cette jeune femme sérieuse.
Ils s’aiment et se le répètent à l’envie, jour après jour, nuit après nuit, dans le lit de Manon, ou dans celui de Mattéo, dans l’appartement du dessous, dans le bel immeuble face à l’Opéra de Paris. Ils s’aiment, mais ont choisi de ne pas vivre ensemble.
Enfin, Manon un peu plus que Mattéo !
Manon a craint de partager son appartement. Alors, quand sa gardienne a mentionné le déménagement du voisin, elle a saisi l’occasion. Manon a préféré laisser emménager Mattéo un étage plus bas avec son piano volumineux, ses dizaines de partitions et tout son barda.
Il n’a pas hésité une seconde à s’installer auprès d’elle. Lui qui, quelques mois auparavant, aurait levé les yeux au ciel à une telle idée.
Il était tombé amoureux, sans s’y attendre. Elle avait réveillé tant d’émotions enfouies. Il avait eu envie de vivre avec elle très vite. Il le lui avait dit.
—   On équipera une roulotte avec un piano ! Et je te suivrai partout où tu iras.

Elle l’avait repoussé.
—   Ah non ! N’importe quoi ! Pas une roulotte ! Je ne suis pas une romanichelle. Pas comme elle .

Mais ça, c’était avant, avant qu’elle ne fasse la paix avec sa mère et Théo, son frère adoré.

Et maintenant, lovés dans la douceur des draps de percale de Manon, ils roucoulent de bonheur.
—   Tu m’aimes ? commence Manon.
—   Oui, et toi ?
—   Je t’aime. Mais toi, pourquoi tu m’aimes ?
—   Parce que je t’aime, c’est tout, parce que c’est une évidence, répète chaque jour Mattéo.
—   Mais encore ? demande-t-elle, jamais lassée de l’entendre raconter.
—   Je t’ai déjà dit.
—   Oui, mais j’aime quand tu détailles.

Il se redresse sur ses coudes, relève ses boucles châtains, dégageant ses yeux bleus azur, son regard de velours qui la fait chavirer. Il prend sa main et l’embrasse avec tendresse. Tous ses gestes, tout son corps sont pour elle, désormais, pour ces yeux vert amande et cette peau de porcelaine.
—   Alors ? insiste-t-elle, en minaudant.
—   J’ai besoin de toi, tout le temps, de te voir, de savoir ce que tu fais. Lorsque tu n’es pas là, je te cherche. J’aimerais vivre à tes côtés, me réveiller près de toi et te faire l’amour tous les jours. J’aime ta peau, ton odeur, tes yeux, tes cheveux. Manon, bella, je suis fou de toi. Tu m’as ensorcelé.

Elle sourit, moqueuse.
—   En fait, tu n’en veux qu’à mon corps.
—   Beaucoup, oui, mais pas seulement.
—   Ah ? insiste-t-elle, taquine.
—   J’aime ton intelligence, ton esprit carré et fantaisiste à la fois.
—   Fantaisiste, moi ?
—   Oui, depuis notre retour d’Ibiza, tu te lâches, tu te libères. Regarde ton appartement, tes tenues. Tu as ajouté de la couleur. Tu n’as plus besoin de ce programme rigoureux. Tu laisses libre cours à ton imagination. Ça me plait. Voilà, ça te va ? Et toi ? Tu ne me dis jamais pour moi. Alors ?
—   J’aime tes yeux, j’aime ta bouche, j’aime ta peau, j’aime ton odeur.
—   Tu aimes mon corps, c’est ça ? demande-t-il, inquiet de n’être qu’un lover italien.

Elle penche la tête un moment.
Ça c’est sûr, tu l’aimes son corps, et tout ce qu’il te fait, minaude sa licorne intérieure, sa touche de fantaisie, bien libérée depuis leur retour.
Mais pas que, pense Manon.
—   J’aime tes mains sur le piano, ta musique, j’aime ta douceur, ta gentillesse, j’aime tes rires, j’aime ta cuisine, j’aime comme tu prends soin de moi.
Il la regarde avec amour, encore émerveillé de ce sentiment si fort.
Elle le regarde avec amour, encore émerveillée de ce sentiment si fort.
Ils ronronnent, les yeux dans les yeux. Et les nuages dans le ciel, les fleurs dans les prairies, les oiseaux dans les arbres n’en reviennent pas de tant d’amour. 
Chaque jour, c’est comme une première fois, ils ne s’en lassent pas. Le matin, elle descend prendre le petit déjeuner chez lui. Il a préparé tout ce qu’elle aime, thé vert, pain complet et fruits frais. Il se contente d’un café serré et d’une part de panettone en la regardant dévorer. Il aime son appétit. Elle lève les yeux, joueuse.
—   Tu n’en as pas marre de me regarder, Casanova ?
—   Jamais. Je te veux pour la vie, pourquoi on ne s’installerait pas vraiment ensemble ?

Elle marque une pause et le regarde, mi-surprise, mi-tendre.
—   On en a déjà parlé, Mattéo. J’ai besoin de mon espace, de mes temps à moi. J’aime que ce soit bien rangé et qu’il n’y ait pas de partitions qui traînent partout sur le canapé. J’ai besoin de calme pour mes consultations à distance avec les entreprises que je conseille. Et puis, ton piano prendrait toute la place.

C’est leur unique point de discorde. Il ne comprend pas, il pourrait s’enivrer d’elle, lui qui, avant, s’enivrait de toutes les filles. Il n’a plus besoin que d’elle. Il la cherche du soir au matin. Il écoute ses petits pas résonner sur le parquet au-dessus. Il sait ce qu’elle fait, il connait sa routine.
Tiens, elle fait sa gym. Et là, elle s’est installée avec son ordinateur. Ah, voilà l’heure du déjeuner, l’heure de bientôt la revoir.
—   Tu ne trouves pas ça pesant tout cet amour ? demande Claire, son amie de toujours.
—   Non, ça me va, j’ai dû manquer, petite.

Claire sourit.
—   Dis donc, tu es sacrément in love, on dirait.
—   On dirait, répond Manon.
—   Qui l’aurait cru ?
—   Tu m’étonnes, s’enchante Manon.

Ce matin, ils doivent parler de la fête qu’ils organisent avant leur départ pour Buenos Aires. Les billets sont pris depuis des semaines, les passeports vérifiés, les vaccins réglés. Tout est prêt pour cette nouvelle aventure qui les attend en Argentine. Jeanne, la fée bohème a déjà embarqué, dix jours plus tôt, sur un catamaran qui traverse l'Atlantique. Claire part avec eux depuis Paris. Arturo les rejoindra à Madrid, pour le voyage. Juan et Isabella ont commencé à travailler à Ibiza, embauchés par la mairie et ont décliné à regret. Quant à Georges, le labrador, Tina, la grand-mère d’Arturo vient de les prévenir qu’elle le garderait avec elle.
—   Chez toi ou chez moi ? demande Manon.
—   Chez toi, c’est plus grand.
—   Ah ! Tu vois que ton piano prend toute la place. Mais je n’ai pas envie de tout salir.
—   Je t’aiderai à ranger.
—   Bon, alors OK, c’est décidé, ce sera chez moi. Attends, je regarde la liste que j’avais préparée.

Elle attrape son téléphone pour consulter ses notes. Il sourit. Cette manie qu’elle a de préparer des listes à l’avance, de tout prévoir.
Mattéo saisit son téléphone aussi, il n’a pas fait de liste, mais pensé à la playlist de la soirée. Il consulte sa sélection, lorsque son téléphone vibre.
—   Attends, Mattéo, reste concentré, on a presque fini, demande Manon.

Il laisse le téléphone sonner dans le vide. Une fois, deux fois, trois fois. Il le saisit de nouveau. 
—    Ce doit être urgent, s’excuse-t-il. La production du film sûrement. Donne-moi deux minutes.

Il saisit son portable, le déverrouille et…change de tête. C’est un message d’Elena, une de ses ex, celle qu’il a quittée lorsqu’il a rencontré Manon.
Elena
Je suis à Paris, je dois te voir, c’est urgent.

Il sort du lit, s’éloigne vers la fenêtre et répond aussitôt, tapant à toute vitesse, comme le virtuose qu’il est.
—   Arrête de m’appeler, Elena, je t’ai dit que c’était fini, basta !
—   C’est urgent, punto final ! Je t’attends au café, en bas de chez toi, dans une heure. Tu as intérêt à être là, sinon je monte.
—   Mais comment ?
—   Tina m’a donné ton adresse !

Manon le regarde en biais. Il a blêmi.
—   C’est qui ? demande-t-elle.
—   Elena, répond-il, sans mentir.

Manon ferme les yeux, elle se rappelle cette scène, à son arrivée dans la finca à Ibiza…
… Elle venait de le rencontrer. Elle s’était dit qu’il ressemblait à Thor ! 1,90 mètre de beauté brute, des yeux bleus d’eau, une adorable fossette au coin droit de lèvres pulpeuses, un sourire immense encadré par des cheveux châtain clair qu’il venait de détacher, en secouant la tête comme dans les publicités.
Elle se souvient, mot pour mot, de ses pensées.
« Seigneur, retenez-moi, je pensais arriver en enfer, je viens de débarquer au paradis ! Le gars est, non seulement, beau à tomber par terre, pianiste-compositeur et, en plus, il prépare des gâteaux au chocolat. Faites qu’il m’épouse sur le champ ! »

Mais elle se rappelle aussi son téléphone qui avait vibré, presque comme aujourd’hui, et lui s’éloignant vers la cuisine pour répondre.
—   Ciao Elena, claro que je pense à toi moi aussi, et bien sûr qu’on se voit pour le lunch, ciao ciao, amore mio, avait-il dit alors.

« Oups ! L’homme de ma vie est déjà pris ! » avait-elle pensé.

« Oups ! L’homme de ma vie est encore pris ! » pense-t-elle, à l’instant même.
Ce message qui vient d’arriver va bouleverser leur vie.

2

Paris
Café de l’Opéra

Il entre dans le café et les femmes se retournent sur son passage.
Mattéo est ce genre d’hommes, celui qui fait battre les cœurs et allumer des étoiles dans les yeux. Les mamies raffolent de ses mains de pianiste et les plus jeunes de son corps. Il fut un temps où il en a abusé. Ce temps est révolu. 
Bernard, le patron lui adresse un clin d’œil et joint le geste à la parole.
—   Holà ! La belle demoiselle vient d’arriver, elle t’attend à l’étage, fait-il en désignant l’escalier du fond. Bon courage, amigo. Les consommations sont pour moi !

Depuis son retour d’Ibiza, Mattéo vient deux à trois fois par jour dans ce café. Il a besoin de cette pause, en milieu de composition, de rencontrer du monde. Bernard s’adresse toujours à lui en espagnol. Mattéo a eu beau expliquer qu’il était italien. Rien n’y fait.
Bon courage ? Pourquoi ? se demande Mattéo en grimpant les marches.
La salle de l’étage est vide. À l’exception d’Elena, assise au fond sur une banquette en cuir rouge. Elle le regarde arriver sans se lever. Ses grands yeux noisette pétillent sous sa frange brune. Ses joues rosies par le froid extérieur lui mangent le visage.
Elle a pris du poids ? Et teint ses cheveux ? pense Mattéo.
—   Ciao, Elena, lance-t-il depuis le haut de l’escalier, comme s’il ne l’avait jamais quittée.
—   Ciao, Mattéo.
—   Toujours aussi ravissante, charme-t-il.
—   Toujours aussi beau parleur !

Elle l’accueille en souriant et dépose un baiser sonore sur ses joues. Il a toujours bien aimé Elena, une bonne copine, une camarade de couette inventive et joyeuse. Rien de plus. Il n’a jamais souhaité aller plus loin et elle non plus. Elle vit à Ibiza et tient le commerce de ses parents, un bar-épicerie. C’est la petite dernière d’une famille de quatre, croit-il se rappeler. Il a connu l’une de ses sœurs également.
Il fut un temps où il a pas mal flirté. Voire plus…
—   Viens, installe-toi. Tu veux un café, ou un alcool ? Peut-être un alcool ! C’est ma tournée ! annonce-t-elle, mutine.

Il s’installe, face à elle, sur le fauteuil en rotin.
—   Que se passe-t-il, Elena ? Pourquoi cette urgence ?
—   Du calme ! Tu n’es pas content de me voir ?
—   Certo ! Bien sûr.
—   La dernière fois, c’était quand déjà ?
—   Ohhh il y a quoi, presque un an ? essaie de se rappeler Mattéo.
—   Un peu moins ! L’anniversaire de Jeanne, ça te dit quelque chose ?

L’anniversaire de Jeanne, s’il s’en souvient ? Il a perdu le contrôle au bout du huitième verre et se rappelle s’être réveillé au bord de la piscine, Elena d’un côté et sa sœur de l’autre. Aucun autre souvenir de la soirée. A moins que… non, il n’est pas sûr.
Le lendemain, Manon lui avait fait une scène. Elle avait tapé du pied par terre et juré de ne pas devenir l’une de ses conquêtes. Elle l’avait traité de gosse immature. 
—   Quelle soirée ! évoque Elena, interrompant ses pensées.

Son regard de poupée et sa bouche gourmande lui évoquent de vagues souvenirs. Il y avait deux personnes, ou trois peut-être, dans son lit.
—   On a dansé une grande partie de la nuit, puis on est allés dans ta chambre. Tu étais en grande forme, Mattéo, une forme olympique ! On a partagé une sex party torride.
—   Oh ?! fait-il gêné à l’évocation de cet ancien moi.
—   Ah oui, je ne te tenais plus, exagère-t-elle, sur un ton ironique.
—   Hum…
—   D’ailleurs, je t’ai rapporté un petit souvenir de la soirée. Dont je ne sais que faire aujourd’hui. Tu sais qu’à l’époque, je passais pas mal de castings ?
—   Si !
—   J’ai été prise !
—   Félicitations !
—   Pour un tournage d’un mois en Colombie.
—   En Colombie ? Bravo !
—   Et j’ai besoin de toi.

Il recule sur le fauteuil et fronce les sourcils, déjà inquiet.
—   Ah ! Pourquoi ?
—   Ma sœur s’en serait bien occupé, pas mes frères tu t’en doutes, mais elle étudie à Barcelone. Pas pratique. Quant à ma mère, elle est malade en ce moment. Et puis, je ne sais pas, je crois qu’elle te déteste un peu ! 
—   Me détester ? Elle m’aimait bien, non ?
—   Peut-être qu’elle t’aime un peu moins, alors !

Il se penche vers elle, attentif. Il la fixe du regard.
—   Elena, je ne te suis pas. Que veux-tu ?

Elle détourne le regard, gênée. Ces yeux couleur océan, cette fossette… Le souvenir de leurs nuits torrides lui revient en mémoire. Mattéo était un amant doux et généreux. Avec elle et avec les autres filles de l’île. Elle avait chaviré pour lui, sans oser le dire. Tout en espérant le contraire, elle savait qu’il ne se fixerait pas. Tout du moins, le croyait-elle.

Et puis, Manon était arrivée… et il avait oublié jusqu’à son numéro de téléphone.

Elena lui attrape la main, dépose un baiser à l’intérieur, comme il avait coutume de le faire. Elle le fixe dans les yeux, hésite encore un moment, pensive. Elle n’a pas d’autre solution de toute façon. Elle se baisse, ramasse quelque chose par terre et le dépose sur la table.

C’est pile à ce moment que Bernard entre dans la salle avec les consommations.
—   Félicitations, petit cachotier ! Champagne !

Devant Mattéo, sur la table en acajou, Elena a déposé un couffin en osier bordé de dentelles roses et bleus. De l’intérieur, deux petites têtes endormies émergent. Des bouilles rondes, aux joues dodues et aux boucles châtains, avec de longs cils bruns.
—   Je te présente Ruben et Marta, tes souvenirs !

3

Paris
Chez Mattéo

Sur le chemin du retour, dans l’ascenseur, la tête de Mattéo bourdonne. Il a bu le champagne pour faire plaisir à Bernard. Il n’a pas su dire non à Elena. Il se remémore leur conversation.
—   C’est juste pour un mois, pendant le tournage. Je n’ai personne d’autre pour s’en occuper.
—   Mais tu es sûre ?
—   Sûre de quoi ? Que ce sont les tiens ?
—   Oui !
—   Absolument, mon chéri ! Je ne voyais que toi à l’époque et la date coïncide exactement avec celle de l’anniversaire de Jeanne. On avait tellement bu. Tu étais si hot ! On a dû manquer de prudence, je ne me rappelle pas tout. Au réveil, on était assis au bord de la piscine, complètement défoncés, tu t’en souviens ?

Il a mis ses poings sur les yeux, terrassé par la situation.
—   De la piscine, oui. Et j’ai des bribes de nous dans ma chambre. Ohhh… Mais, pourquoi n’as-tu rien dit avant ?
—   J’ai toujours voulu des enfants. Quand tu es la dernière, tu rêves d’avoir des petits frères et sœurs, mais les parents n’en veulent plus. Et puis, je t’apprécie, Mattéo, j’étais contente que ce soit les tiens. Maman était furieuse bien sûr et je ne te parle pas de mon père qui voulait monter te casser la figure. Mais, tu sais, chez nous, famille espagnole traditionnelle, pas question d’avorter. Alors, je les ai gardés.
—   Mais pourquoi ne pas m’avoir prévenu ?
—   J’étais heureuse de les avoir, je ne voulais pas que tu viennes les prendre.
—   Mais enfin, c’est n’importe quoi ! Tu aurais dû m’avertir. Tu te rends compte dans quelle galère tu me mets ?

Elle a fait la moue, levé les yeux au ciel.
—   Comment va le prendre ta copine ?
—   Mal ! Très mal ! On part en Argentine la semaine prochaine. Comment veux-tu que je fasse ?
—   Je ne sais pas, mais là c’est ton tour. Tiens, je t’ai laissé toutes les consignes dans le couffin. Et voilà un sac avec le lait, les biberons et leurs doudous. C’est super dur de les laisser, mais je n’ai pas le choix. Ce tournage, c’est la chance de ma vie ! Je suis sûre que tu te débrouilleras parfaitement. Et tu me dois bien ça, non ?
—   Mais t’es dingue ! Je saurai pas m’en occuper ! Comme ça, du jour au lendemain, c’est gonflé, non ?

Elle a frappé du poing sur la table, l’œil noir.
—   Dis-donc, quand tu m’as larguée du jour au lendemain, tu t’es posé des questions ?
—   On n’était pas vraiment ensemble, quand même !
—   Pour toi, peut-être. Pas pour moi !
—   Comment ça ?
—   Bref, c’est comme ça et c’est tout ! Ce sont tes enfants aussi. On s’appellera en visio tous les jours. On sera sur le même fuseau horaire, si tu es en Argentine. Comme ça, je pourrai les voir et leur parler. Si tu crois qu’ils ne vont pas me manquer ! C’est déjà suffisamment difficile et ça me déchire le cœur. Alors, s’il te plait, n’en rajoute pas.

Il a tendu la main vers elle dans un ultime essai.
—   Mais ?
—   Il n’y a pas de mais !

Il a finalement capitulé.
—   OK, OK ! Et comment je les reconnais ?
—   Ruben a un ruban bleu au poignet. Marta, un ruban rose. Fais attention à ne pas les perdre ! Ah ah ! Je plaisante. Tu vois, Mattéo, ton fils est un garçon, tu sais ? Avec tout ce qu’il faut, là où il faut, comme toi. Tu sauras le reconnaitre, je suis sûre. Quant à Marta, elle a ta petite fossette au coin de la lèvre. Ils adorent la musique, tous les deux. C’est la seule chose qui les calme.

Elle s’est levée, a embrassé ses bébés avant de partir, puis de revenir les câliner de nouveau et descendre enfin, le cœur lourd et des larmes plein les yeux.
—   On se connecte tous les jours, promis ? 

Dans l’ascenseur, Mattéo secoue la tête pour chasser ses pensées. Mais, dans ses bras, le couffin gigotant lui rappelle que le pire est à venir ! Quatre petits pieds s’agitent dans tous les sens. Quatre grands yeux le dévisagent avec effroi. Et deux minuscules bouches s’ouvrent sur un cri strident.

Mattéo panique. 

Comment va réagir Manon ?

L’ascenseur arrive à son étage. Mattéo décide de s’arrêter d’abord chez lui, poser les bébés avant d’affronter Manon. Mais, lorsqu’il pousse la porte, elle s’y trouve déjà, assise bien droite sur le sofa, son plaid beige posé sur les épaules.

Elle le regarde entrer et ses yeux fixent le panier. Mattéo prend les devants.
—    J’ai deux nouvelles, une bonne et une mauvaise. Par laquelle, je commence ?

Elle croise les bras sur sa poitrine, le regard glacial.
—   Laisse-moi deviner ! La mauvaise peut-être.
—   OK, la mauvaise, ce sont les bébés !
—   Les ?
—   Oui, ce sont des jumeaux !

Manon bondit du sofa, les traits sévères, la bouche pincée.
—   Quoi ? Mattéo, tu plaisantes ?
—   Non, amore, attends, ne t’énerve pas ! La bonne, c’est juste pour un mois !
—   C’est une blague ? Tu oses dire une bonne nouvelle ? Mais t’aurais pas pu faire attention ? Et puis juste pour un mois, ça veut dire quoi ? Genre, dans un mois, c’est fini, les bébés repartent dans les choux ! Et puis, on va s’en occuper comment ? Non, je rêve, Mattéo, vraiment, c’est pas possible !

Elle part en claquant la porte. Manon n’a jamais su gérer sa colère. Elle tient ça de son père. Il l’entend crier.
—   Tu les gardes chez toi ! Et tu fais un test ! Moi qui pensais que je pouvais te faire confiance !

4

Paris
Chez Claire

Manon et Claire sont installées sur les poufs en toile, dans la péniche partagée avec d’autres artistes. Mélange éclectique d’objets glanés dans des brocantes et de tissus colorés. Les cendriers débordent, la vaisselle sale s’empile dans l’évier. Tout ce que Manon déteste. Mais il fait bon, la Seine s’étire dans les hublots, elles sont seules, pour l’instant, et Claire, sa Clarinette, est son amie de toujours.
Consciente de la gravité de la situation, celle-ci a préparé le kit de survie, chocolat à volonté et liqueur d’Amaretto, l’un des seuls alcools que Manon apprécie.
—   Il n’est que 16 heures, on ne va pas boire maintenant ? lance cette dernière.
—   Et pourquoi pas ? répond Claire. Tu en as bien besoin.
—   J’ai surtout besoin d’avoir les idées claires. Cette nouvelle-là, vraiment, je ne m’y attendais pas ! J’ai toujours redouté que Mattéo reprenne ses habitudes de séducteur. Et je l’aurais quitté tout de suite !
—   Tu es sûre ?
—   Certaine !

Manon fronce les sourcils et marque un blanc. Cette situation la dépasse.
—   Quelle galère ! se plaint-elle à voix haute. On était tellement bien. Ce matin, encore, on se disait des mots d’amour. Et voilà que, maintenant, le passé de Mattéo nous rattrape ! Et que je le déteste de tout gâcher.

Elle est en colère contre lui. Elle s’en veut de lui avoir accordé sa confiance. Elle a beau avoir libéré ses licornes depuis sa colocation à la finca, elle n’en est pas encore au stade d’accueillir tous les souvenirs que la cigogne dépose sur son palier.

Surtout un binôme de bébés dans un couffin XXL !

Tu m’étonnes, qu’est-ce qu’on va faire de ces petits chouineurs ? s’émeut intérieurement sa licorne.

—   Et alors ? D’un coup, tu ne l’aimes plus ?
—   Bien sûr que non, Clarinette. Mais de là à accepter son passé, comme ça. Tu te rends compte ? Il n’y en a pas qu’un, en plus. Ils sont deux.
—   Oui, des jumeaux, quoi ! Tu m’as dit.
—   Merde, des jumeaux, oui !

Qui braillent à toute heure ! Et nos siestes coquines ? Nos nuits passionnées… Oust à la porte, les mioches. Pas les nôtres en plus, peste la licorne furieuse.

Sous ses boucles rousses et son allure fofolle, Claire l’observe, sérieuse.
—   Il avait une sœur jumelle, non ? Tu sais, dans ce cas, s’il y a des jumeaux dans la famille du père, les probabilités sont plus importantes.
—   Oui, je sais, on en parlait un peu. Un jour…

Un jour très lointain ! souffle la licorne.

—   Pas tout de suite. Mais ça aurait été les nôtres, choisis, décidés, au bon moment, explique Manon.

Dans sa tunique en pilou orange, Claire se rapproche et vient s’assoir par terre, près de son amie, les genoux relevés dans ses bras, la tête penchée sur le côté. Aux pieds, elle porte de drôles de chaussons en polaire, rouge avec des points blancs, comme des champignons d’intérieur. Elle lui tapote la main.
 
—   Oh, ma choute. Parce que tu crois qu’on peut tout contrôler dans la vie ? La vie, ça va, ça vient. Tu le sais, pourtant.

Manon boude et lâche sur un ton sec.
—   Donc toi, tu dis que, voilà, je n’ai qu’à accepter sans rien dire. Tu me fais marrer, Clarinette, tu ne supportes pas un mec plus de trois semaines. Et moi, je devrais tolérer le mec et les compléments qui vont avec, même s’ils ne sont pas de moi !
—   Oui ! Toi, tu en es raide dingue de ton Mattéo. Moi, j’ai pas trouvé le mien encore. C’est tout ! lâche Claire, vexée par la remarque de Manon sur la durée de ses amours.

Manon attrape son amie par les épaules et l’embrasse sur la joue.
—   Excuse-moi, je suis désolée, Clarinette, je ne voulais pas te blesser, c’est juste que je suis choquée par la situation. En plus, il y a l’Argentine. Et Jeanne, Arturo, qu’est-ce qu’ils vont dire ?
—   C’est sûr, c’est pas simple. Au fait, t’as une photo ? Ils sont comment ? Ils doivent être choux, non ?
—   Ben non, je n’ai pas fait de photo. Et je ne les ai pas regardés. Je suis partie en claquant la porte !
—   Oh, dommage !

Manon se tait. Elle ne sait que penser de cette situation. A-t-elle raison ? A-t-elle-tort d’en vouloir à Mattéo ? Comment réagir ? Elle se renfrogne au fond du pouf tout en mordillant ses ongles. 

Claire soupire et reprend la parole.
—   Tu te rappelles la naissance de Théo ?
—   Mon frère ?
—   Oui ! T’en connais un autre ?

Manon ferme les yeux, un court instant. Bien sûr qu’elle s’en souvient. Elle avait sept ans. Elle venait de rentrer de son cours de piano. Ses parents étaient arrivés de la maternité. Le bébé dormait dans son berceau, dans la nursery qu’elle avait aidé maman à aménager. Une chambre de dessin animé, avec des nuages souriants dessinés sur les murs bleu ciel, des girafes en carton étirées le long de la fenêtre, des commodes en forme de bulles, et cette énorme peluche de dinosaure, debout près de la porte. Maman avait laissé libre cours à son imagination et Manon aussi, malgré les railleries de son père.

Elle s’était approchée du berceau. Son frère avait ouvert les yeux, de grandes prunelles encore brumeuses. Il l’avait fixée sans la lâcher du regard. Il avait tordu la bouche, pas un sourire, non, mais une intention, quelque chose qui avait touché le cœur de Manon, direct. Un aller sans retour. Un uppercut sentimental, un plein d’amour qui l’avait submergée.

—   Alors, tu t’en souviens ? insiste Claire.
—   Oui, fait Manon, les yeux brillants, encore sous l’émotion de ce souvenir.

Oh non pitié ! Pas les tralalas, on ne se laisse pas aller, ces petits morveux vont nous gâcher la vie, bouscule la licorne.

C’est peut-être son devoir, propose le censeur interne, un Dark Vador qui a bien du mal à se positionner sur le sujet.   

—   Tu vois, je vais t’avouer quelque chose, dit Claire. Ce jour-là, quand ton frère est arrivé, je l’ai détesté.
—   Quoi ?
—   Oui, d’abord parce qu’il allait t’éloigner de moi. Et, ensuite, parce que j’étais jalouse. Mes parents ne voulaient pas d’autre enfant. Je savais que je resterai fille unique alors que j’aurais rêvé d’être grande sœur, comme toi.
—   Oh…
—   Et ensuite, je l’ai adoré !
—   Oui, je me souviens, une vraie petite mère. Tu le portais tout le temps.
—   Oui. Et tu sais quoi ?
—   Non.
—   Même si ça t’embête un peu, je rêverais de les voir, les jumeaux, ils doivent être adorables.

Manon se frotte le nez. Elle est gênée. D’aussi loin qu’elle s’en rappelle, sa Clarinette a toujours vécu entourée de poupées et de peluches. Et depuis qu’elle habite sur la péniche, elle recueille les oiseaux blessés, les chats abandonnés et même les souris en détresse. Au grand dam de ses colocataires. Claire a l’instinct maternel ouvert et généreux. Et la patience et l’enthousiasme admirables.

—   Donc, toi, tu accepterais ?
—   Oui, répond Claire. En plus, c’est juste pour un mois. Et je serai avec toi, je pourrai vous aider, Mattéo et toi.
—   Tu ferais ça ?
—   Trente petits jours, Nounette.

Et trente nuits ! Elle oublie les nuits, la copine en champignon ! siffle la licorne.

—   Les billets sont pris de toute façon, non ? Alors, un couffin de plus ! ajoute Claire.
—   Les billets ? Attends, je ne sais même pas s’ils ont un passeport à leur nom !
—   Alors, renseigne-toi et compte sur moi. Je veux bien les trimballer dans le porte-bébé toute la journée.
—   Mais, il y en deux, Clarinette ! Comment tu feras ?
—   Un devant, un derrière ! répond son amie dans un éclat de rire. Allez, santé, ma choute ! Trinquons à nos nuits blanches et à ton amour. Pas question que tu laisses filer ton Mattéo. Il me plait bien celui-là !
—   Oups, chasse gardée, fait mine de gronder Manon.
—   Et puis qui sait ? L’Argentine, le tango, les hommes aux yeux de braise… peut-être trouverai-je un co-baby-sitter là-bas ?
—   Ah Clarinette, je t’adore ! répond Manon, émue et rassurée.

Punaise, je le savais, on ne m’écoute jamais ! s’énerve la licorne.

Tais-toi, elles ont raison, il s’agit d’être adulte ici ! tance Dark Vador.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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