Auteur Sujet: La vie est parfois une surprise de Marie Barrillon  (Lu 1151 fois)

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La vie est parfois une surprise de Marie Barrillon
« le: jeu. 31/10/2024 à 17:56 »
La vie est parfois une surprise de Marie Barrillon



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1


Pour Léa, aujourd’hui ce n’est pas un jour comme les autres. C’est un samedi inhabituel. Un jour plein de lumière, plein de soleil. D’étincelles brillantes. De joies inconnues ne demandant qu’à être découvertes. Elle part en mer pour une durée indéterminée et vaille que vaille, le vent la portera où le destin voudra l’emmener. Le destin, cette multitude d’instants aléatoires qui nous laisse souvent dubitatifs face à ce qu’il met sur nos chemins respectifs. Elle sent que ce ne peut qu’être vers la beauté de moments qu’elle n’a jamais connus. Les joies, elle les ressent déjà et de grands crus. Un millésime merveilleux. Et pourquoi ne pas se laisser tenter par l’idée de quelque chose de sublimissime ? Tant qu’elle y est, autant que ses rêves et ses espoirs la portent vers l’exception ! Le destin ne pouvait pas toujours être mauvais, alors Léa acceptait de lui donner une chance de montrer ses bons côtés. De lui favoriser un peu l’accès à sa vie qu’elle a tant de mal à porter parfois, et parfois si souvent. Cette vie qui l’a encombrée durant tant d’années et que bien malgré elle, elle a porté le ventre à terre, sans parvenir à éviter les rouleaux compresseurs du temps.

Elle n’a pas encore vingt ans, mais n’en est vraiment pas loin. Léa, elle est jeune, pourtant, elle en a certainement vu plus que bien d’autres et en tous genres même, malgré cette jeunesse. Après une crise d’adolescence, peu ordinaire, elle n’est pas parvenue à se trouver, ni même à s’identifier dans ce monde. Depuis, elle est constamment en parfaite recherche d’identité. Elle considère que le monde n’a que peu d’intérêt, tout comme la vie. « Après tout, se dit-elle souvent, je ne dois pas être la seule au monde avec cet état d’esprit. Des millions d’êtres sont des âmes perdues entre deux instants de leur vie, en décalage constant, en naufrage aussi. »
Alors, qui pourrait bien se soucier d’une pauvre fille paumée depuis l’enfance, presque déjantée même, qui n’a goût à rien, ne s’intéressant à rien, pas même à sa petite personne. Qui plus est, qui est en totale insouciance. Frôlant souvent l’inconscience, alliant à cela une profonde imprudence. Et puis quoi ?! À près de vingt ans, on profite de la vie, non ? Parce qu’après on n’a plus le temps, c’est trop tard ! L’horloge de la vie ne recule jamais, avançant contre tous les vents. Pas de panne ni de batterie vide, c’est le vent qui la fait tourner, toujours dans le même sens. En avant toute ! À tous les temps. Son tic-tac ne s’arrête pas une seconde, non, pas une toute petite seconde au cours d’une longue vie. Donc, il faut bien la suivre cette horloge en essayant de perdre le moins de temps possible tout en profitant au maximum de ce qu’elle peut offrir de bien, de bon, d’essentiel. Encore faut-il le pouvoir ! Encore faut-il que cela soit possible. Encore faut-il être conscient de ce qui est bien, bon ou encore essentiel !
Léa a décidé de partir. Elle le voulait depuis longtemps sans savoir comment s’y prendre, jusqu’au jour où elle a rencontré Serge. Un homme seul, disons plutôt esseulé. Solitaire et esseulé. Une famille disparue, une femme exilée on ne sait où, près de vingt ans auparavant, un peu moins peut-être, avec son enfant qu’il n’avait pas eu le temps de connaître, ni même d’apercevoir une fraction de seconde. Vingt ans, peut-être un peu moins effectivement, il ne sait plus vraiment, il a cessé de compter depuis longtemps. Alors, Serge, depuis toutes ces années, imaginait cet enfant grandir. Accumulant le désespoir de ne jamais le connaître. Dans son esprit, il le façonnait tel qu’il aurait aimé qu’il soit, sans pouvoir être capable de le décrire. Mais son ignorance à ce niveau avait beaucoup plus d’importance que cela, car en réalité, il n’avait jamais su si son enfant était un garçon ou une fille. Alors, tour à tour, il imaginait l’un ou l’autre, suivant son humeur, son moral, son état d’esprit... Durant toutes ces longues années, Serge s’était totalement isolé du monde. En bon marin, il avait appris à bien vivre de sa pêche. Seulement deux ou trois copains l’aidaient sans le savoir à porter son existence, lorsqu’il était à terre. Mais aucun d’entre eux n’avait connaissance du parcours de sa vie. De son passé. Il gardait le silence sur ce point et conservait au fond de lui ces années, tel un secret, tout en étant dans le même temps un fardeau d’un poids considérable. Les douleurs sont plus lourdes qu’un sac de pierres tout en n’étant pas toujours visibles. Ce sont peut-être même les pires douleurs celles qui demeurent les plus silencieuses.
Serge avait décrété tout au long de ces années qu’il ne s’attacherait plus à personne, car la perte des gens que l’on aime provoque des douleurs trop profondes. Les blessures restent béantes et les plaies ne cicatrisent pas toujours, et surtout jamais complètement. Dans tous les cas, la vie devient tellement difficile que parfois on ne remonte pas la pente. À force d’y ramper, on s’écorche l’âme. On se fourvoie dans des méandres de noirceur. On évite de regarder le temps passer parce qu’il laisse trop de traces indélébiles. On se détourne des regards et surtout des gens qui les portent. On s’enferme dans une bulle qui ne se dégonfle pas et en même temps qui reste invisible aux autres tout en leur étant impénétrable, infranchissable.
Serge est bien sur son bateau. Il n’est certes pas heureux, mais en tout état de cause, il n’est plus malheureux. Il y est comme ça, ni heureux ni malheureux, et c’est bien le principal pour lui. Il se laisse vivre au gré de la mer et du vent. Le temps n’a plus d’incidence sur ses jours, sur ses nuits non plus d’ailleurs. Il vit au bon vouloir du temps et des poissons. Quand ces derniers sont bien décidés à se suicider tous ensemble, en groupe uni et solidaire face aux filets tendus devant eux, alors Serge amasse un peu d’argent, suffisamment pour tenir quelque temps. Il est peu dépensier en général. Pas d’extravagances pour lui-même. Pas de folies, même passagères. Une simplicité hors du commun. Manger, lire, dormir, réfléchir, remonter ses filets au moment où il le faut. Tout cela lui suffit et rend à son existence, le calme et la sérénité auxquels il aspire et dont il a un grand besoin de façon permanente.
Serge est un homme silencieux. En mer, il écoute le vent, les vagues, le clapotis de l’eau. Il observe le ciel, scrute les nuages, toise les poissons qui s’aventurent un peu trop près de la surface de l’eau et du bateau. Le silence humain, il l’apprécie au plus haut point avec toutes les variantes qu’il contient. Avec les années, il est devenu le remède à toutes ses plaies. L’apaisement de ses profondes douleurs. Le miel de ses nuits, autrefois si agitées. Le sucre de ses jours, aujourd’hui si tranquilles.
Quant à Léa, elle est presque une enfant de la rue. Presque, parce qu’elle y a passé un temps infini. À une période de sa jeune existence, la rue était son univers et sa déchéance. Face à ses galères, elle y a affronté le froid, le vent, la pluie ou la chaleur, tour à tour. Elle s’est cherchée à tous les coins de rue, dans tous les bistrots. Et dans tellement de bras. Si tôt. Trop tôt. Partout où il y avait du monde. Elle passait souvent inaperçue d’ailleurs. Les espaces peuplés étaient sa prédilection. Puis, petit à petit, elle a déchanté. Elle s’y est encore plus égarée. Une brebis de plus perdue dans ce monde hostile. Un cœur fendu, brisé trop tôt. Une vie en perdition. Une existence encombrée d’instants douloureux et de surcroît inutiles.

2


Serge et Léa se sont croisés à plusieurs reprises dans un petit port breton. Elle était triste, attablée au fond d’un bistrot de marins où elle avait échoué après avoir, un jour, décidé de tout plaquer. Elle avait pris la route. De voiture en voiture, auto-stop oblige, elle était arrivée là. Lessivée, vidée, épuisée. Elle faisait des petits boulots à droite, à gauche pour continuer à garder la tête hors de l’eau tant qu’elle en aurait la force. Ces boulots lui permettaient de survivre, de se nourrir, de se loger aussi parfois. Elle était un peu touche-à-tout, douée sur bien des points. Rien ne lui faisait peur. Rien ne l’impressionnait. Rien ne la rebutait. Elle travaillait la rage au cœur, la rage au corps, la rage à l’âme. Cette rage qui vous tient debout comme si des piquets invisibles vous maintenaient dans cette position vous empêchant ainsi de tomber.

Lorsque Serge était entré, à son tour, dans le bar de pêcheurs, c’est elle qu’il avait vue avant même de poser un œil sur le comptoir où ses potes étaient installés. Son cœur s’était entr’ouvert en apercevant cette petite aussi triste, comme une persienne qui ne résiste plus aux intempéries et qui soudain cède laissant entrer la lumière, balayant toutes les poussières accumulées. Chassant les ombres collées çà et là sur les parois devenues si épaisses. Toute la misère du monde semblait concentrée dans le regard de cette môme sortie de nulle part. Décidément, le monde était vraiment injuste ! Il ressentait dans son regard, un passé plein de lourdeurs. Quelque chose d’indescriptible laissait transparaître de profondes blessures. Ce regard n’avait pas l’éclat qu’il aurait dû renvoyer dans la logique de cet âge. Le teint était blanc et même blême par instants comme une vieille actrice sans maquillage. À d’autres moments, elle ressemblait à une poupée de cire ancienne comme il en voyait dans son enfance. Mais dans tous les cas, une beauté certaine émanait de ses traits demeurant pleins de finesse. Des cernes pesaient tristement sous les yeux au charme évident. Cependant, une expression de toute sa personne intimait de ne pas s’approcher sous peine de se perdre. Mais, c’est justement dans de tels cas que Serge approchait, et approchait encore, jusqu’à se brûler, jusqu’à la torture, s’il le fallait. Le goût du risque était resté intact en lui, malgré tout.
Serge avait énormément de difficultés à détacher son regard de cette jeune fille perdue. Au fil des jours, il devenait presque heureux de venir au bar des pêcheurs dans l’espoir d’y revoir Léa. Il avait appris son prénom par le patron qui tentait de sympathiser avec elle. Mais, elle avait d’autres chats à fouetter et ne souhaitait pas lier d’amitiés, ni même de relations quelconques avec qui que ce soit. Elle était devenue immensément solitaire et préférait grandement le rester. Son seul lien sur terre était la dernière famille d’accueil qu’elle avait quittée quelques mois auparavant. Et puis de toute façon, elle savait très bien qu’elle serait repartie avant même d’avoir eu le temps de construire des souvenirs ici. Alors lier des amitiés ou même de simples relations ne servait à rien, parce qu’une fois repartie, elle ne reviendrait sûrement pas. Son passage s’échapperait dans l’oubli. Partout, elle n’était que de passage. Son choix était ainsi, pas autrement. Personne n’avait rien à dire.
Serge aurait dû repartir depuis quelques jours déjà, mais ne s’y résignait pas. Comme aspiré pour rester à terre. Les pêcheurs avaient bien remarqué ce changement, et ne comprenaient pas un tel bouleversement dans les habitudes de leur ami, même si ce n’était pas forcément négatif.
Serge se faisait chambrer par ses copains. Ils avaient bien remarqué que le vieux bougre était de surcroît plus avenant ces derniers temps. Et comme ils ne cessaient de le taquiner, ils avaient fini par en connaître la cause : Léa.
Un jour, en entrant dans le bar, Serge avait immédiatement remarqué l’absence de Léa. C’était comme si les lumières du fond de la salle s’étaient éteintes. Son cœur s’était serré brutalement. Ses copains pêcheurs savaient, bien avant son arrivée, quelle serait sa réaction. Tout le temps de sa présence dans le bar des pêcheurs sans celle de Léa, il avait ressenti un manque au fond de lui, comme si on lui avait enlevé quelque chose. Au fil des minutes, il se referma comme une huître, jusqu’à redevenir celui qu’il était quelques jours auparavant. Avant Léa. L’huître se referme en gardant sa perle noire au fond de son cœur pour ne surtout pas empoisonner ce (ceux) qui l’entoure(nt). Après maintes questions au patron et à ses copains, il ne parvenait toujours pas à savoir quoi que ce soit sur l’absence de Léa. Personne ne savait rien. Elle était aussi silencieuse que lui. Elle ne laissait aucune trace. Il ressentait une inquiétude douloureuse le parcourir. Il se sentait complètement déserté. Abandonné. Délaissé. Mais qu’est-ce qu’elle avait de si particulier pour avoir pu laisser une telle empreinte, une trace indélébile, sans même lui avoir parlé ?
Avant de retourner au bateau, Serge était allé faire quelques réserves alimentaires ainsi que des journaux et des magazines pour quelques jours. Partout où il était passé, il avait demandé si on avait vu ou aperçu cette jeune fille brune. Il la décrivait avec mille détails. Il s’était surpris lui-même en constatant tous les détails qu’il était en mesure d’énumérer. Une multitude de petites choses que probablement lui seul avait remarquées. Mais personne ne savait de qui il parlait. Personne ne l’avait vue. Elle avait disparu comme elle était apparue. Comme si elle n’était jamais venue. Comme si elle n’avait été qu’un mirage. Une fée de passage dans son espace éclairant son univers sombre. Une étincelle fugace qui s’était éteinte aussi vite qu’elle s’était illuminée.
Serge reprit la mer avec de la tristesse dans le cœur. Une tristesse immense. Le vieux loup qu’il était devenu était donc encore capable de sentiments. Mais ce qui l’étonnait c’est que ce n’était pas des sentiments d’amour, loin de là. Pas cette sorte de coup de foudre amoureux. Non, c’était autre chose de plus fort peut-être. De vraiment différent et de bien plus subtil. De plus merveilleusement magique assurément. Comme quoi rien n’était impossible. Son esprit voguait au rythme du bateau avec une seule image en toile de fond, Léa. Léa sur le pont. Léa à la barre. Léa marchant sur l’eau. Léa soufflant sur les nuages pour les éloigner. Ou encore Léa s’accrochant tour à tour au soleil ou à la lune. Léa comptant les étoiles parsemant le ciel. Léa, son regard noir et perçant, et toute cette tristesse qui l’assombrissait plus encore. Léa qu’on avait envie de voir avec le sourire et de le faire durer, juste pour se rendre compte de sa beauté. Juste pour éclairer ce visage de grâce, pour y faire naître à défaut de bonheur tout au moins des éclats de rire.
Léa, quant à elle, était repartie en vadrouille. Mais, quelque chose la perturbait. Elle n’en connaissait pas la raison. Et même après maintes réflexions, elle ne parvenait pas à déceler ce qui la dérangeait au fin fond d’elle-même. Elle avait le sentiment qu’elle avait quitté quelque chose d’important et vital. Elle avait l’impression de s’éloigner de son destin. Pourtant, elle ne connaissait personne dans cette ville. Et le port était un port comme les autres. Alors pourquoi ce malaise comme si elle quittait sa vie ? Comme chaque fois qu’elle prenait la route, Léa ne savait pas où elle allait. Comme toujours, elle allait là où la route la portait. Les voitures au fil des routes l’emportaient, la déposaient, l’emportaient à nouveau. Elle ne s’intéressait même pas aux noms des villes qu’elle traversait. Peu lui importait, rien n’avait plus d’importance depuis longtemps.
Puis, à force de réfléchir, le visage de Serge s’imposa à elle. Elle ne le connaissait pas, mais quelque chose en lui l’attirait. Pourquoi ça ? Il n’était pas tout jeune. En tout cas, il était bien plus vieux qu’elle. Et puis, ce n’était pas un sentiment amoureux qu’elle ressentait, de cela elle était certaine. C’était bien différent. Un sentiment indescriptible. Le désir de le connaître, de le découvrir était envahissant sans savoir pourquoi. Et cela lui pesait sur les entrailles. Dérangeait ses habitudes de défense. Il aurait pu être son père. Sauf qu’elle n’avait pas de père. Ni de mère d’ailleurs. Elle avait grandi orpheline. Sa mère avait quitté ce monde alors qu’elle n’avait que cinq ans. Et son père, elle ne l’avait jamais connu. Elle ne savait rien de lui. Elle ne connaissait même pas son nom. Sa mère était morte avant même d’avoir pu lui en parler, ne serait-ce qu’un tout petit peu. Elle n’avait rien laissé derrière elle. Rien d’évident en tout cas. Juste quelques photographies de jeunesse d’une époque révolue, qui remontait à avant sa naissance. Elle y était magnifiquement belle, sa mère au bras de cet homme, son père. C’était tout ce qu’elle savait. Tous les deux donnaient l’apparence d’un couple heureux sur ces images colorées. L’un contre l’autre, leur bonheur s’était figé sur cet instant. « En avait-il vraiment été ainsi ? », se demandait souvent Léa. Probablement que non, sinon elle le connaîtrait ce père.

3


De son enfance, avant l’âge de cinq ans, elle ne se souvenait de rien. Rien du tout. Seulement du regard de sa mère. Pas même de son visage, juste de son regard couvert d’une nappe d’amour, inondé d’éclats de tendresse constants. Il lui fallait regarder les quelques photographies qu’elle conservait toujours sur elle pour pouvoir visualiser ce visage, pourtant tant aimé. Ce visage si lointain. C’est en pensant à elle que Léa avait réussi à tenir jusqu’à maintenant. Presque quinze ans déjà qu’elle était morte un jour de soleil sans aucun signe d’alerte. Juste après un énorme baiser d’amour, un « au revoir » quotidien. Son cœur avait lâché comme ça faisant du même coup basculer le destin de sa fille. Il avait manqué un battement avant de s’emballer et il avait ensuite déraillé. Puis, sans prévenir, il avait faibli pour finalement s’arrêter. Léa se souvenait, les larmes aux yeux, qu’en sortant de l’école, ce jour-là, elle n’avait plus de mère.
On lui avait dit qu’elle était partie au ciel. Alors Léa regardait le ciel aussi souvent qu’elle le pouvait. Elle comptait les étoiles. Léa avait été placée dans une famille d’accueil, puis une autre, puis encore une autre. Elle en avait fait six en quinze années douloureuses. Elle n’en avait aimé qu’une seule, la dernière. Elle y était restée six ans. Quand elle avait décidé de partir sur les routes, elle avait juré de revenir. Ils avaient pleuré à son départ. Ils l’aimaient profondément ses parents adoptifs, et ils étaient sincères. Léa n’en doutait pas un instant. Elle reviendrait un jour, mais elle ne savait pas encore quand ce serait. Elle reviendrait quand elle serait capable de s’identifier dans ce monde. Quand elle y aurait trouvé sa place. Lorsqu’elle serait apte à se reconnaître parmi les siens. De sentir la vie au fond de son cœur et dans ses veines. Mais surtout lorsqu’elle serait apte à les aimer comme il se devait. Comme ils le méritaient. Parce qu’il ne pouvait en être autrement. Ils avaient tant fait pour elle. Toute cette patience dont ils avaient fait preuve, cette tendresse s’échappant de leur cœur vers elle depuis le premier jour, sans attendre de retour. Ce don d’eux-mêmes, de leur temps, de leurs sentiments et de tout ce qu’ils lui avaient donné sans compter n’était autre qu’une bénédiction du ciel. Pourtant, Léa n’avait pas été en mesure de leur rendre leur amour, non pas qu’elle ne les aimait pas, elle était seulement incapable de le leur montrer.
Elle n’avait pas le droit de tricher avec eux. Pas le droit de leur mentir ni de jouer la comédie. Eux, ils s’acharnaient à l’aimer et à l’évidence ils ne se forçaient pas. Ils trouvaient toujours toutes les excuses à leur fille adoptive. Son passé douloureux en était la première. Elle avait une énorme reconnaissance pour eux, mais elle était inapte à l’extraire de son cœur. Léa ne savait pas offrir ce genre de sentiments ni aucun autre d’ailleurs. On ne lui avait jamais appris à faire ces choses-là. Tout restait coincé à l’intérieur, emprisonné, comme si les portes de son cœur étaient verrouillées de l’extérieur sans qu’on ne lui en ait jamais donné les clés pour les rouvrir un jour. Et tous ces sentiments inexprimés devenaient de plus en plus souvent trop pesants. Son cœur était trop lourd. Alors, elle devenait exécrable pour le remettre à sa place, le rééquilibrer dans son espace premier avec pour seule autorité celle de battre correctement. Il devait battre et se taire, c’était tout ce qu’elle attendait de lui tout en sachant qu’il avait sûrement d’autres qualités. Des capacités qu’elle n’imaginait probablement pas. D’autres possibilités dont elle ne voulait pas entendre parler pour l’instant. Ce dont elle ne se rendait pas compte, c’est que ce cœur dont elle exigeait un silence le plus profond possible, absolu, elle l’étouffait, l’asphyxiait, l’empoussiérait. Sans aération ni sentiments extérieurs, le cœur se meurt. Il ne sait plus vivre, aimer, adorer, ne connaissant plus que la misère, la colère, les tristesses, les douleurs, la désaffection. C’est ainsi que l’on fait des gens acariâtres, agressifs, désagréables et constamment sur la défensive parce qu’ils ne sont plus aptes à avoir des jugements positifs par manque de confiance.
Léa se demandait si elle serait capable de retourner à ce port. Si elle aurait assez de courage pour y affronter ce qui la taraudait autant. Si elle serait en mesure de reconnaître les lieux, d’en retrouver le chemin. Elle ne savait même pas le nom qu’il pouvait bien porter. Il lui faudrait faire appel à sa mémoire visuelle pour reconnaître la route qui l’y avait amenée et encore. Cela ne s’annonçait pas être une mince affaire. Les paysages se ressemblaient tous, plus ou moins, pour elle. Des routes, des arbres, des champs, de la verdure…
À partir de ce moment, Léa mémorisa dans sa tête le nom de toutes les villes qu’elle traversait. C’était difficile, du jour au lendemain, d’encombrer son esprit avec des noms qu’elle ne reverrait peut-être jamais. De les faire tenir à la surface de sa mémoire pour qu’ils ne s’échappent pas, ne s’envolent pas à la venue d’un autre. Ne pas les laisser se balayer les uns après les autres. Les garder côte à côte, à la suite et qu’ils demeurent intacts. Soudain, ce simple fait prit toute son importance. Plus les jours passaient et plus elle avait envie d’y retourner à ce port. Cette impression d’avoir quitté sa vie en partant l’oppressait de manière presque obsessionnelle. En même temps, elle ne supportait pas la simple idée de se sentir prise dans les filets de quelque chose, de quelqu’un ou de quelque événement qu’elle ne pouvait pas maîtriser. Se sentir prise au piège sans parvenir à rester en retrait la déstabilisait terriblement. Cette impression la faisait couler et se sentir comme une naufragée dans l’étendue profonde de sa propre vie.
Mais sa mémoire, elle avait beau la retourner dans tous les sens, rien ne revenait en surface. Le port, le café, les boulots qu’elle avait faits, Serge… Oui, tout cela, ça allait, c’était bien présent, mais pour le reste le vide était immense. Profondément immense. Cependant, il y avait bien une solution. Chaque fois qu’elle s’arrêtait quelques jours, elle envoyait une carte postale à ses parents adoptifs. C’était une règle à laquelle elle ne dérogeait jamais. Juste pour les rassurer, leur dire que tout allait bien, même si ce n’était pas toujours une parfaite vérité. Les savoir marqués de douleurs et d’inquiétudes à cause d’elle l’insupportait au plus haut point. Elle n’avait pas besoin de cela pour être malheureuse, les moments de la vie s’en chargeaient déjà bien assez. Tout le reste était déjà bien suffisant. Alors effectivement, elle pouvait bien les appeler pour savoir où elle se trouvait à cette période. Cependant Léa rechignait à le faire pour plusieurs raisons. Dans un premier temps, comment ses parents adoptifs allaient-ils réagir ? Ils se poseraient des millions de questions. Ne pas se souvenir des haltes de plusieurs jours quelque part, il faut être tombé sur la tête. Non, ils n’étaient pas prêts à comprendre. Et puis, le simple fait pour Léa d’imaginer les appeler était un supplice. Entendre leur torture au bout du fil n’était pas possible. C’était totalement inenvisageable pour l’instant. Même s’ils ne lui disaient pas, elle le sentirait dans l’intonation de leur voix. Elle les connaissait trop bien pour ne pas anticiper leurs réactions. Elle décréta qu’elle n’appellerait qu’en dernier recours. En attendant, il lui fallait tenter de trouver par elle-même. De ce fait, le sommeil devenait difficile.
Lors d’une prise en charge en auto-stop, Léa demanda au conducteur combien il pouvait y avoir de ports en Bretagne.
—   Eh bien, ma petite dame, c’est une bonne question. Mais comme je ne les connais pas tous, je ne pourrai pas vous le dire.
—   Ben, ce n’est pas grave, tant pis, répondit Léa légèrement déçue.

Elle ne lui en voulait pas de son ignorance, puisqu’elle-même ne le savait pas. Tout le monde possédait quelques lacunes, ce n’était pas non plus un drame pour autant et encore moins la fin du monde.
—   Si je puis me permettre…, commença-t-il.
—   Oui ?
—   Pourquoi cette question ? Enfin, je veux dire, le nombre de ports, en Bretagne spécialement ?
—   Ben… je me suis arrêtée dans un port durant quelques jours récemment et j’aimerais y retourner, mais je ne me souviens pas de son nom, ni où c’était exactement.
—   Ah, oui ! C’est embêtant !
—   Oui, très, dit-elle en se sentant particulièrement stupide.
—   Mais dites-moi, n’auriez-vous rien fait de spécial ? Enfin je veux dire, n’auriez-vous pas visité un endroit, fréquenté un lieu, côtoyé des gens, ce qui vous permettrait de vous donner une piste pour rechercher dans l’annuaire.
—   Euh… si, un lieu en particulier, mais le nom ne me revient pas non plus.
—   Bon, mais c’est quoi comme endroit ?
—   Ben… euh… un bistrot de pêcheurs…, répondit-elle, se sentant de plus en plus minuscule dans sa peau.
—   Eh bien voilà, c’est déjà une avancée, dit l’homme d’un air satisfait.
—   Ah bon ! Et en quoi, est-ce une avancée ?
—   Eh bien voilà, il se trouve que ma femme et moi possédons tous les annuaires de la région. Donc si cela vous intéresse, vous pourriez jeter un œil dessus. Il ne faudra pas oublier de le récupérer surtout !
—   Pardon ? dit Léa qui n’avait pas compris, peu habituée à ce genre de subtilité.
—   Bah oui, votre œil. Jeter un œil !!! dit l’homme en s’esclaffant de tout son potentiel de rire.
Ce qui fit rire Léa assez généreusement, chose qu’elle n’avait pas fait depuis longtemps, non pas pour l’allusion, mais plutôt pour le rire si communicatif de ce Monsieur pas comme tout le monde.
L’homme était gentil. Il avait cet air rigolard et rigolo. Ses traits étaient marqués, ce qui donnait à Léa l’impression qu’il avait traversé un certain nombre d’années difficiles.
Léa interrompit les rires en s’adressant au conducteur.
—   Monsieur…
—   Jean. Vous pouvez m’appeler Jean.
—   Et moi, c’est Léa.
—   Enchanté de faire votre connaissance, lui dit-il avec un grand sourire.
—   Moi aussi, je suis enchantée. Donc, je voulais vous dire que je ne voudrais pas vous déranger, dit Léa sans oser le regarder.
—   Oh ! Vous savez jeune fille, vous ne me dérangez pas et ma femme encore moins, j’en suis convaincu d’avance.
—   Vous en êtes certain ? Déjà que vous me transportez…
—   Jeune fille, dit-il soudain d’un air empli de gravité, ma femme et moi avons perdu notre fille, il y a de cela maintenant cinq ans. Depuis ce jour terrible, notre maison n’a plus eu de jeunes personnes sous son toit, voyez-vous ! Alors, rassurez-vous, non seulement cela ne nous dérangera pas de vous rendre service, qui plus est un bien maigre service si vous me le permettez, mais en plus, cela nous fera immensément plaisir. Depuis toutes ces années, Soleyne, ma femme, ne sort presque plus. Elle se cantonne à traverser la maison de long en large comme on traverse le temps, laissant les années la séparer douloureusement du dernier jour de notre petite chérie partie trop tôt.
Alors, je sais de source sûre, celle de mon cœur d’amoureux, qu’elle se fera un plaisir de vous recevoir. Je pense même qu’elle y mettra son cœur tout entier pour vous aider autant que ses possibilités le lui permettront. Il est fort à parier qu’à la minute où nous conversons, elle est en train de remuer sa petite cuillère dans sa tasse de chocolat chaud en se repassant en boucle les années d’amour partagées avec notre fille.
—   La pauvre, dit Léa visiblement retournée, comme elle doit souffrir dans son cœur !
—   Oui, répondit Jean, et ses plaies, voyez-vous, ne se refermeront probablement jamais.
       Bon et vous, vous êtes bien jeune. Que faites-vous sur les routes sans vos parents ?
Ils étaient arrêtés à un feu rouge. Jean la regarda attentivement et découvrit une immense douleur traverser le regard de la jeune fille. Il comprit qu’il ne devait pas insister. Au moment où il redémarra, Léa laissa tomber rapidement ce qu’elle n’aimait généralement pas dire.
—   Je n’ai plus de parents.
—   Mince, dit Jean, j’aurais dû me taire, je suis très maladroit parfois.
—   Non, ce n’est pas grave, vous ne pouviez pas savoir.
—   Mais tout de même, dit-il tristement. Je ne devrais pas être si curieux. C’est un gros défaut de ma petite personne.
Léa éprouva subitement le besoin de se confier. Sans savoir pourquoi. Face à un inconnu, cela lui sembla tellement plus facile, et elle en avait besoin. Il est souvent des choses trop lourdes à porter sans pour autant trouver le moment pour se délester ou les personnes capables d’écouter, sans juger.
—   Ma mère est morte quand j’avais cinq ans. Et je n’ai jamais connu mon père. J’ai grandi dans des familles d’accueil. Ce n’était pas super tous les jours, jusqu’à la dernière où je suis restée six ans. Ils sont vraiment extra. Mes six plus belles années depuis mes cinq ans pour tout dire en réalité.
—   Quel malheur ! La vie est bien trop injuste souvent, dit Jean encore plus attristé.
Cette enfant faisait battre son cœur de vieil homme. Il aurait voulu lui offrir les plus belles choses qui puissent exister ici-bas.
—   Vous savez, reprit Léa, je suis partie comme ça. J’ai tout quitté parce que je n’arrive pas à trouver ma place. Souvent je me demande ce que je fais sur terre. Alors, je bouge et peut-être que je parviendrai à me trouver quelque part.
—   Ce que je comprends, c’est à quel point vous avez été et pouvez être encore malheureuse. On le serait à moins. Je suis persuadé que vous trouverez la porte qui mènera à votre apaisement, dit Jean sans se préoccuper du fait qu’il l’avait interrompue. Regardez, nous arrivons !
—   Vous êtes certain que je ne vais pas vous déranger ?
—   Mais oui, belle enfant ! Vous savez, il n’y a pas que du mauvais dans la vie. Il existe aussi des gens gentils, souvent ceux qui ont le plus souffert d’ailleurs.
        Dites-vous que la vie est parfois une surprise. Elle a de cela en elle aussi, même si cela devient surprenant de nos jours. Allez, venez !
—   D’accord, je vous suis, j’ai hâte de rencontrer votre dame.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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