Chroniques du parfait monde de Inès Abdesselam
Tome 1 : Lachaon n'est plus parfait
Iola, il s’en va
Que dire
Maudire
Elle restait là, comme figée, les yeux voyeurs.
La vue d’une telle désolation, d’une telle désillusion était invivable. Pourtant il lui était impossible de détourner le regard.
Les portes de l’enfer s’ouvraient à elle.
Un effroyable frémissement la traversa. La clameur et les pleurs s’amplifiaient à mesure que les éclairs se multipliaient dans la Grande Plaine. Le ciel était devenu rouge sang.
- Ils ont détruit le Volcan ! Fuyez, nous sommes perdus !
Elle ne connaîtra plus jamais l’enivrement des balades à travers la Grande Plaine ni cette passion partagée. C’était un sentiment infernal qui ne la quitterait plus jamais. Elle lâcha tout doucement l’épée qu’elle tenait dans sa main droite. Lentement. L’éclat du fer contre le sol restera gravé dans sa mémoire tel un souvenir obsédant.
- Iola, ne reste pas là ! Viens ! lui cria son frère de sang, Gabrielismos.
Il ramassa son épée et l’emmena par le bras. Elle se laissa emporter. Ils coururent tous deux longtemps sans but. Ils n’avaient nulle part où aller. L’air était de plus en plus opaque et la terre ne cessait de trembler sous la terreur envahissante. Soudain, Iola s’effondra au sol sous l’effet de la douleur lancinante qu’elle ressentait au plus profond d’elle.
- Il est peut-être mort… murmura-t-elle.
Gabrielismos s’agenouilla auprès d’elle et la prit par les épaules.
- Il prenait des risques et il le savait. Nous devons fuir, maintenant.
- Peut-être…
Elle dissimula son visage dans ses mains. Elle ne pleurait pas. Elle ne voulait plus savoir la vérité. Les autres autour d’eux couraient jusque l’horizon. Des Floreanius se pressaient de mettre à l’abri leurs descendances. Ils allaient sûrement être exterminés jusqu’au dernier. Elle sentit les bras de Gabrielismos l’enlacer chaleureusement.
- Lâche-moi. Pars devant, je te rejoins.
Il se leva, embarrassé et se mit en route. Seule, Iola regarda son monde s’écrouler. Elle perdait tout.
C’est curieux, elle ne peut s’empêcher d’espérer. Il la cherche sûrement. D’une minute à l’autre elle sera dans ses bras.
Rien n’arriva.
Alors elle se leva à son tour. Elle sentait son âme s’endurcir à l’image de son amour intarissable.
« Tu n’auras jamais été aussi fascinant » lui avait-elle lancé avant de le laisser partir.
Il s’appelait Hardan.
PARTIE 1 : Lachaon et le Zériphon Marbré
1. Le Parfait-Monde
Lachaon c’est bien long
Rien ne sera
Rien que toi
Lachaon était un adolescent parfait. Il avait des traits parfaits, un corps parfait, des cheveux parfaits. A l’école, il avait des amis parfaits, des résultats parfaits. Ses parents le considéraient comme un enfant parfait et Lachaon considérait ses parents comme des parents parfaits. A sa connaissance tout le monde était aussi parfait que lui. Son passé, son présent et son avenir étaient parfaits tout comme ceux de son entourage. On ne pouvait agir plus parfaitement que lui.
Mais voilà c’est qu’il ne l’est plus. Il ne le sut pas tout de suite. C’est en observant ses semblables, si l’on peut dire, qu’il remarqua chez eux cette singularité dorénavant absente chez lui. Il ignore les origines de cette soudaine distinction. Mais la différence qui existe entre lui et les gens qui l’entourent, est flagrante et déstabilisante. Il est désormais incapable de les comprendre, de se conduire comme eux, de partager leurs centres d’intérêts. D’ailleurs, il ne se souvient pas un jour en avoir été capable. Ils semblent si sûrs d’eux, si déterminés, si robustes, presque invincibles et lui est si gauche, si mal à l’aise, si vulnérable. Tout en eux lui est étranger. Il est un étranger.
Il ne les supporte même plus. C’est horrible, il ne supporte plus son existence qui en devient risible. Il n’a rien à faire là, pense-t-il alors qu’il est à la fenêtre de sa chambre. Il a vécu jusqu’ici dans cette petite chaumière douillette de bois. Sa chambre est au premier étage et de là, Lachaon a une vue sur l’effroyable jardin juxtaposé à la maison. La petite fille qu’il a sûrement auparavant appelée « petite sœur » s’y amuse beaucoup trop à sentir le parfum des fleurs parfaitement regroupées en massifs. Ce geste lui inspire un amer déplaisir. La parfaite personne sait profiter des plaisirs simples de la vie. « Quelle fadaise », pense-t-il. La futilité de leurs existences n’en est que plus réelle. Ils se donnent tout entier à des vies dérisoires. Mais Lachaon ne peut leur en vouloir. Il sait qu’ils ne sont que des victimes. On lui a comme soufflé cette conviction qui l’obsède depuis peu. Ce sont les victimes d’un fatalisme grotesque, d’une mise en scène cruelle. Ils ne sont pas les maîtres de leurs vies, on les contrôle. Ils ont tous ces mêmes désirs et ces mêmes aspirations déterminées. Ils ont tous une place bien définie dans la communauté qu'ils ne quitteront jamais. C’est un sentiment étrange de savoir de telles choses mais de n’en rien comprendre. Ses parents lui ont-ils seulement une fois montré, lui ont-ils seulement parlé ? Les souvenirs sont vidés de toute parole, alors qu’il regarde ailleurs. Les questions se bousculent, elles en perdent leur importance. Sens, le maître mot. Quel est le sens de tout ceci, de la levée le matin, du coucher le soir, du sourire et des larmes. Les images que lui renvoie ce monde, perdent de leur intensité au fil des jours. Il voudrait crier, courir, détruire, mourir peut-être. Cela changerait peut-être quelque chose. Il les suivrait tous, les hommes, les femmes, qui lui parleront enfin.
La nuit, il est libre. Il part de la maison discrètement - toutes actions de ce type ne doivent être remarquées - et prend le sentier. Tout le monde est rentré, le soleil va bientôt se coucher. De ce point de vue, la perfection se traduit par une synchronisation parfaite de tous les êtres vivants à chaque minute, à chaque seconde. Sauf pour Lachaon qui va passer la nuit à errer dans le village. Toutes les habitations sont en bois et d’égale grandeur. Elles sont dominées par un château sans vie et disposées de telle façon qu’en les considérant en hauteur, elles forment une spirale, métaphore cynique. Il s’en est aperçu, posté sur la terrasse surélevée du château abandonné. Il adore se tenir là pour contempler la cité parfaite. Lachaon trouve évidemment étrange qu’un tel château tombant en ruine puisse exister là et que personne ne semble l’avoir remarqué. Il faut dire que les parfaites personnes ne regardent jamais plus haut qu’elles ne le doivent ou ne le sont autorisées. L’accès à ce domaine est donc presque facilité et Lachaon n’a aucun mal à s’y rendre. Il n’ose néanmoins pénétrer dans l’édifice, l’immense parc qui l’entoure le suffit grandement. Au centre de celui-ci, se tient un imposant motif floral qui dessine un « F ». Même dans l’obscurité il apprécie l’incroyable scintillement des fleurs et des arbres de ce jardin dont l’imperfection en est sûrement l’origine. La fragrance si douce qui y règne, le trouble. Il se sent particulièrement bien ici, il est comme chez lui.
Cet endroit est la preuve qu’une autre vie existe. Il est maintenant certain que cette perfection est anormale et que les parfaites personnes doivent être délivrés de ce joug. Ce n’est donc pas pour rien qu’il n’est plus parfait. On l’a libéré pour qu’il les délivre ensuite. Il ne sait comment prendre cette sorte d’honneur qu’on lui fait. Il va devoir faire preuve de courage et de discernement, se montrer digne de ce devoir. Enfin c’est ce qu’il se plait à croire.
« A qui appartenait ce château ? » se demande-t-il.
Il reste des heures à imaginer la vie qu’on pouvait mener dans ce domaine, la vie dont il rêve ardemment. Ses rêveries sont vagues, un mélange d’émotions et d’impressions que lui inspire le bel éclat de la verdure. Une vie dont il ne connaît rien mais qui doit être la sienne et pour laquelle il devra se battre.
Chaque nuit, Lachaon se rend au château avec une certaine excitation. Il contemple les fleurs et les arbres, il admire encore une fois l’immense « F » au milieu du jardin, il regarde comme toujours le château jaune sans vouloir y entrer. Il sent la présence des anges, tout autour de lui, ils ne se montrent pas et le laissent en-dehors de leur ronde. Le balcon au fond du jardin donne sur le monde qu’il quitte toutes les nuits et il le trouve joli, de ce point de vue. Soudain, on lui conseille de grimper à l’arbre. Il le fait, et se perche à une de ses grosses branches. La vision est alors stupéfiante. Les anges sont là, tout autour de lui. Ils sont d’une blancheur éblouissante mais le vert ne s’estompe pas. L’autre, celle qui ne danse pas, est toute noire et attend devant la porte du château. Il ne comprend jamais pourquoi. Ce sont des larmes colorées qui tombent et elles se mélangent aux fragrances du ciel. C’est un mouvement infini qu’il ne peut que regarder s’éloigner. Les anges l’abandonnent là, dans un adieu éternel. Une société blanche où chacun a sa place, Lachaon devine une sorte de protocole entre les individus. Ils se saluent comme dans un bal et rendent hommage au « F » fleuri, au centre du jardin. Avec quelle curiosité les regarde-t-il. Les voiles tournoient, ils sont nombreux. Il se demande sûrement pourquoi la vie qu’ils mènent lui semble plus belle. Ils obéissent de même à des règles, leurs actes ne sont pas seuls fruits de leurs désirs. Peut-être alors Lachaon les préfère-t-il car ils sont au service d’une plus belle liberté, d’une beauté qui lui échappe un peu. Il sent qu’il ne sera jamais aussi libre que dans un tel bal puisqu’il aura choisi cette vie. Celle qui correspond le plus à sa personnalité, à sa personne toute entière qui n’existe pas encore.
Mais l’aube arrive bientôt, un rayon de soleil lui blesse cruellement les yeux. Les anges disparaissent à jamais, exposés à cette nouvelle lumière. Tout s’accélère alors. Il descend de l’arbre, rejoint à reculons la petite allée qui mène à l’autre monde. Comment quitter cet endroit qu’il adore ? Par un effort incommensurable, il se retourne et se met à courir vers la chaumière. Devant la porte de celle-ci, il regarde une dernière fois le château jaune qui reflète la lumière du soleil. Il est beau.
Il rentre sans bruit et passant devant la chambre de ses soi-disant parents, il s'interroge une nouvelle fois, que peuvent-ils bien faire, allongés ainsi les yeux fermés ? Il lui arrive aussi de fermer les yeux mais dans ce cas, rien ne se passe en lui. Il est encore très tôt. Il se permet d’entrer dans leur chambre et de les regarder un peu dormir. Ils semblent si sereins, si paisibles, comme absents. Lachaon aimerait partir comme eux, même un court instant seulement. Puis il rejoint lentement sa chambre et se glisse dans son lit. Ses parents ne tardent pas à reprendre leurs esprits et à venir les voir, lui et sa sœur. Sa mère est une grande et belle femme, toujours souriante et joyeuse. Son père a les mêmes caractéristiques. Ils l’incitent à les retrouver dans la cuisine après qu’il se soit habillé. Ce qu’il fait. Toute la famille est assise à table devant leurs assiettes parfaitement garnies. Il prend place devant la sienne. Ils aiment beaucoup ce moment de « partage et de retrouvailles » que Lachaon redoute. Ils se mettent alors à enfourner dans leurs bouches le plus naturellement du monde ces substances chaudes servies par maman. Etrange coutume qui se reproduit trois fois par jour. Ignorant la signification de ses actes, Lachaon les imite et fait semblant d’apprécier. Il lui est toutefois absolument impossible de gober ces choses qui lui sont superflues. Il a donc acquis une technique, une sorte d’artifice fondé sur une observation attentive de sa famille, pour donner l’illusion de manger et qu’il améliore tous les jours. Sa vie ne se résume en fait qu’à imiter et faire semblant.
Comme chaque jour, ses parents et sa sœur parlent avec entrain de leur emploi du temps de la journée et se réjouissent du bonheur pur que leur apporte la vie. Ils sont toujours heureux de vivre, à n’importe quelles circonstances et moments de la journée. Ils ne détestent rien et aiment plus que tout. Cette joie omniprésente ne fait qu’intensifier le sombre désespoir de Lachaon. Parfois ce sont eux qui lui paraissent supérieurs. Ils ont sûrement compris contrairement à lui ce qu’est la vie et Lachaon n’est qu’un idiot orgueilleux. Les libérer de leur perfection serait les libérer du bonheur et de la gaieté. Les libérer de l’instant présent. Susciter les doutes et répandre la noirceur qui le submerge constamment. Puis Lachaon se rend à l’évidence que leur jubilation puisqu’elle n’est motivée que par sa seule nature, sonne creux. Leurs sourires niais lui apparaissent alors tout à coup ridicules. Et Lachaon se sent incroyablement lucide et supérieur. Il comprend d’où viennent la force et le zèle des personnes parfaites. Elles ne présentent ces qualités seulement parce qu’elles sont qualités absolues qui se trouvent en toute perfection et non par sagesse, expérience de la vie ni par recherche de s’améliorer. Bien sûr, Lachaon admire ces vertus mais il les considère plutôt comme un idéal auquel il tend. Il sait qu’elles sont mères de justice, de sagesse, de quiétude et de bonheur quand elles sont exercées. Toutefois les avoir « d’office » est contre nature. La vie est en fait ce constant devenir de notre être, ce désir d’être meilleur chaque jour. Il est conscient évidemment que sa définition de la vie n’est pas complète car centrée sur l’homme. Néanmoins, de ce point de vue-là, les personnes parfaites respirent, parlent, travaillent, sourient, marchent mais ne vivent pas. C’est peut-être pour ça qu’ils aiment la vie, ils ne la connaissent pas.
Ces pensées l’emmènent jusqu'à la fin de la journée, à la bibliothèque. Comme tous ses camarades, Lachaon a une feuille blanche devant lui. Ils la noirciront à l’image du devoir, celui que les professeurs leur donnent en toute bienveillance. Lachaon, lui, ressent une toute autre liberté, candide et inspiratrice. Le blanc est une invitation au voyage. Il prend son crayon. L’instrument du devoir deviendra moyen de divertissement. Le premier désir à l’aube de la création est de rire, il blanchit le désespoir.
Iris, sa sœur, le fait beaucoup rire. Il écrit, d’abord, ce nom, Iris. Rien que cela, il se détend. C’est presque criminel car personne n’y penserait. Ecrire autre chose que l’utile, écrire autre chose que ce qui répond à la demande du professeur, d’un supérieur hiérarchique quel qu’il soit. Le nom représente une personne et jusque-là, Lachaon n’écrivait un nom que pour évoquer une personne réelle. Iris, aujourd’hui sur le papier, devient une toute autre entité. Un personnage. Une chose de papier dont il peut faire ce qu’il veut, modeler à sa manière, modeler selon ses désirs. Mais quels sont ses désirs ? Peut-il seulement en avoir d’autres, peuvent-ils être autres que ceux de ses modèles, ses parents, ses camarades, ses professeurs ? Il doit s’efforcer à les oublier. Il choisira les anges qu’il voit la nuit, dont il ne connait rien. Lachaon qui écrit ce nom, est un ange, un étranger et il recrée la vie d’Iris. Elle devient alors un personnage pour lequel il développe une belle affection et pour lequel il reconnait n’avoir aucune empathie. Il amène un autre point de vue, le sien. Il se détend car, enfin, il devient lui-même. Il s’impose comme autre et trouve sa place dans la vie des autres. Peut-être s’en rend-t-il compte. Il apprendra beaucoup de cette expérience, sur sa sœur, sur lui, sur la création.
« Iris, ma sœur. Je pense qu’une sœur doit me ressembler. Si elle me ressemble, voilà comment serait sa vie. Si je dois la décrire comme elle est effectivement, voilà comment serait sa vie. Malheureusement, je dois reconnaître que le résultat des deux conditions n’est pas le même. Je sais que je ne pourrais jamais vérifier ce que je vais écrire. Ce n’est pas grave.
Iris est une jeune fille qui a toujours vécu à mes côtés. Elle parle avec une jolie voix mais ses paroles, je ne les entends plus. Les mêmes sujets reviennent, la santé, la réussite, la joie, l’école. De toutes les phrases qu’elle prononce, je préfère néanmoins celles qui parlent de joie. J’ai l’impression qu’elles sont les seules véritables car Iris est joyeuse. Toujours joyeuse. Au risque de devenir ridicule. Iris a des amis, ils sont comme elles. Elle parle avec eux, ils parlent avec elle. Ça se passe comme ça : - Bonjour Iris, comment vas-tu ? Il fait beau, nous avons de la chance. Embrasse tes parents pour moi. Et d’autres banalités comme la bonté des adultes et le bonheur de se voir. Mais puisqu’ils se voient tous les jours, invariablement, pourquoi ? Je suis partagé entre la jalousie et le vide. Iris, le soir, rentre avec son frère et sur le chemin, elle me racontera la même chose. Heureusement, je n’ai pas à combler le vide d’un silence. Elle croit en l’importance des événements, moi, rien ne m’importe au point de faire l’objet d’une pensée puis d'une pensée partagée par le discours. Il y a l’amour aussi. Avec l’expérience, je crois qu’on le lit dans son sourire parfait. Il perd de son intensité chaque jour mais je l’apprécie toujours, à ma manière. Je le lui rends quelque fois. Arrivés à la maison, elle court vers ses parents d’une façon un peu exagérée. Je n’ose lui faire remarquer qu’elle les a quittés il y a à peine quelques heures. Je ne dis rien non plus car je fais pareil. Nous allons ensuite dans nos chambres respectives, en attendant de dîner. Moi, j’attends avec hâte le coucher du soleil et je me demande ce qu’Iris peut bien attendre avec hâte dans sa vie. Il n’y a personne dans le couloir. J’entreprendrais de l’espionner discrètement. Pour rire, je verrais Iris se peigner les cheveux pendant des heures, n’ayant qu’un souci dans la vie, la traque de la moindre mèche rebelle. Elle râlerait gentiment contre sa chevelure, à défaut de ne connaître aucune autre difficulté dans l’existence. Iris, ne pourrais-tu jamais me voir un jour, pour me parler de tes doutes, de tes peurs, de ma timidité maladive ? Pour être tout à fait honnête, ce n’est pas sa seule activité. Elle va dans le jardin, elle échange des signes avec les voisins, elle se détend sur une chaise ou un fauteuil.
Une fois, elle m’a dit que la famille, c’était important. J’y ai beaucoup pensé. Je crois que la famille se construit avec le temps. Avec tout le temps passé ensemble, il est vrai que la famille est le lien le plus solide. Mais c’est tout ce que je reconnais, la solidité du lien. Je n’en éprouve aucun plaisir, aucune joie. L’amour, j’espère que ce n’est pas que le sourire quotidien et les questions banales. Ou c’est en famille que les choses les plus banales deviennent importantes ? Pourtant, pour moi, elles restent banales, même en famille. Iris pense aussi au passé parfois car elle m’en parle. Elle fait remarquer comme tout le monde qu’il ne faut pas le regretter, que l’avenir est brillant. Je ne peux m’empêcher de penser qu’elle n’a en fait rien à raconter. Je n’ai jamais la force de lui dire. C’est sa parole contre la mienne. Elle détient la vérité ou je détiens la vérité, comment savoir. Je me contente donc de réfléchir. La vie d’Iris est facile mais je l’aime bien quand même. Au lieu de me moquer, je voudrais tellement l’aider. Et qu’elle me raconte mon passé, notre passé. J’ai tellement peur de ne pas vivre, d’être transparent. »
Il se détend parce qu’il quitte sa condition et peut y penser comme une tierce personne. Comme s’il savait tout, le passé, le présent et l’avenir. Le confort du temps soudainement arrêté. Il s’est arrêté pourtant d’écrire, le temps reprend. Il est surpris de la longueur de son texte. Il le contemple, sa première création, la première preuve de son existence. Sur la feuille, sa vie, pauvre vie par procuration.
Ce soir-là, il pensera à l’autre en noir, dans le jardin du château jaune. Comme elle est différente. Comme elle est unique. Elle est intense et pour la première fois, il a peur qu’elle se fane, qu’elle devienne une pauvre habitude. Il ne peut s’empêcher de croire que la banalité naît de l’habitude et que les choses banales furent, un jour pour lui, extraordinaires, comme elle.
Seules les pensées et les réflexions peuvent donner à chaque journée un goût différent. Il se souvient d’une matinée d’école où il s’était amusé à imaginer. Il regardait avec insistance (ce dont il n’était pas conscient) une des filles de sa classe. Il la voyait de dos et devinait son visage. Il l’imaginait alors se lever, tout à coup. Elle se retournerait d’un air de défi. Toute la classe aurait les yeux écarquillés d’une surprise totale et absolument formidable. Elle se mettrait à danser comme les anges, comme ses anges. Son uniforme gris se transformerait en tissu léger et candide, en robe, en parfum, en couleur dans les airs. Lachaon assistait sans le savoir à son premier spectacle, l’exhibition consentie pour le bonheur des sens, de la souffrance d’un homme ou d’une femme. A travers ce fantasme, Lachaon faisait parler les personnes qui autour de lui parlaient mais étaient d’un mutisme sidérant et horrible. Il lui faisait exprimer sa douleur et son désespoir, son enfermement dans ce personnage grotesque parce que parfait. Lachaon portait sur ses épaules toute la misère de ce monde, la fille qui dansait, l’aurait allégé pour un moment de ce poids. Si elle danse, elle souffre et elle se reconnaît souffrir. Il se souviendra toujours de ce matin si particulier mais qui ne devait se reproduire. Lachaon prenait soin de ne jamais créer une habitude, héritage de ce monde. Ce n’est pas avec des habitudes qu’il se construira et qu’il construira un passé.
- Et toi, Lachaon, ne trouves-tu pas qu’Iris embellit de jour en jour ?
Encore une fois autour de cette fichue table à faire semblant de se nourrir. Lachaon lève machinalement ses yeux vers elle. C’est vrai qu’elle est jolie. Mais ces dents éclatantes de blancheur et ces cheveux soyeux qu’il retrouve dans chaque jeune fille commencent à le lasser sérieusement. Elle sourit, Iris.
- Non.
La veille, il avait encore relu son texte. Il se demandait ce qu’il pouvait bien dire sur lui, pour le compléter. Mais comment s’observer soi-même ? Il y a le miroir, celui qu’Iris utilise souvent. Il y a peut-être aussi les pensées des autres, auxquelles il n’aura jamais accès. Il continuait tout de même, Iris c’est lui.
« Iris est toujours en devenir. Plus tard, lui demande ses parents et ses proches, que feras-tu ? Maintenant, bientôt, plus tard, quelle importance ? Quel regret ensuite, surtout. Plus tard, elle regrettera de ne plus faire ou de ne plus pouvoir faire ce qu’elle faisait hier. Et elle languira à propos de ce qu’elle pourra faire, seulement dans quelques années. Moi… »
Le mot qu’il venait d’écrire ne le surprend qu’alors.
« Moi, j’ai l’impression ni de grandir, ni d’avancer vers un « plus tard » idéalisé. Je crois que ça me manque. Je ne vais pas me moquer, je voudrais y croire aussi. C’est toujours pareil, c’est leur parole contre la mienne. Si j’ai tort ou raison, je ne saurais peut-être jamais. Quel silence ! »
C’est vrai, quel silence. On allait se rendre compte de son absence chez lui. Tout le monde avait quitté la bibliothèque, il n’avait rien entendu. Il rentrerait chez lui nonchalamment.
Elle sourit toujours, Iris. Sa mère, qui a posé la question, tourne vivement la tête vers Lachaon, surprise de sa réponse :
- Ah ? s’étonne-t-elle. Je respecte ton avis, Lachaon. Toutefois, cet aveu met en question ta perfection.
Elle a pris un ton exceptionnellement sévère, sûrement pour l’impressionner. Iris finit tranquillement son assiette pendant que ses parents se parlent du regard afin de décider de ce qui est à faire. Lachaon attend avec curiosité. Le père prend ensuite la parole :
- Bon, je répète la question, Lachaon (nous te donnons une ultime chance) : ne trouves-tu pas qu’Iris embellit chaque jour ?
Lachaon ne peut alors résister à répondre :
- Non.
La mère pousse un petit cri qui le fait sursauter. Elle paraît soudainement alertée alors que le père reste grave.
- Polamire ! Notre fils… !
Lachaon est perplexe de la brusque excessivité de sa réaction. Iris ne sourit plus.
- C’est le déshonneur. Nous devons le dénoncer, déclare le père.
A Lachaon d’être soudainement alarmé. Le dénoncer ?
- Tu penses vraiment qu’il n’est plus… ?
Le père observe Lachaon un moment :
- Il n’y a aucun doute.
Le dimanche, la famille se promène dans les bois. L’itinéraire est toujours le même et s’approche chaque fois dangereusement du château jaune. Lachaon se dit qu’ils finiront par le remarquer et que ce serait une catastrophe. Au moment fatidique, il se met toujours à leur parler, leur raconter une histoire d’une voix très forte, pour les distraire. Ils sont très gentils et l’écoutent gentiment. Merci.
Ils ne croisent plus que son regard, et rien du jaune féérique du château. Lorsqu’ils s'éloignent enfin de ce passage délicat, Lachaon regrette un peu son geste. Pourquoi leur refuser cette part de rêve, ce dépaysement si délicieux ? Ce serait comme un dévoilement brutal et impréparé de son intériorité. Ce serait insupportable. C’est un trop gros risque pour des personnes qui, de plus, n’y comprendraient rien.
Ils marchent l’un à côté de l’autre et comme une affreuse coïncidence, ils sont rangés du plus âgé au plus jeune. Lachaon est donc toujours entre sa mère et sa sœur. Il réalise souvent à quel point il déteste cette place lorsque les deux femmes de la famille parlent entre elles une langue incompréhensible, celle d’une filiation bienheureuse, et que, muet, il doit se faire tout petit. Il a plusieurs combines pour éviter les bousculades. Il marche imperceptiblement un peu moins vite, de façon à esquiver les gestes trop expressifs qu’on ne lui adresse jamais mais qu’il reçoit tout de même dans le nez. Ou il essaye de paraître intéressé par la conversation, le ton change alors presque instantanément. Ce n’est plus un dialogue intime, confiant mais du théâtre. Généralement, Lachaon préfère se faire oublier et accepter la compression. Il se perd dans ses pensées et se laisse guider, bercer à travers les sentiers. Bien plus qu’une habitude, c’est un autre sentiment qui l’habite. Il ne l’admettra que plus tard mais la répétition d’une action comme celle-ci, une promenade, à une fréquence régulière n’a pas le même goût dans sa bouche et ses yeux sensibles qu’une simple et triste habitude. Il ne ressent plus l’angoisse de la perte d’intensité. Car il regarde le paysage, et ce n’est pas des images d’arbres, de verdures et de ciel bleu qu’il voit. Ce sont des dimanches, de gros manteaux et des vestes plus légères que portent sa mère, des exclamations dans la voix grave de son père, des cheveux longs, courts, éclairs, présents de sa sœur, des impressions de sérénité comme de colère, des perspectives vers le lointain, des interrogations qui, maintenant, sont remplacées par d’autres, des souvenirs. Des souvenirs ? Non, ce ne peut être cela. Ils ne peuvent naître d’une habitude. Pourtant. Lachaon voudrait bien qu’un dimanche, la famille décide de s’arrêter quelque temps, juste pour admirer le paysage tranquillement. La beauté est toujours furtive, c’est embêtant. Est-ce la rançon du plaisir ?
Il titube dans sa chambre, avec son air froncé, un peu dur. En ce dimanche soir, et ce depuis longtemps, les lumières changent. C’est bientôt les beaux jours. Et les belles nuits chaudes dans les jardins jaunes et verts sur la colline, le château jaune, l’éternel. Il restera à sa fenêtre toute la nuit. Il pourrait très bien s’enfuir, courir vers ce point, la perspective qu’il aperçoit très lointaine de sa fenêtre. Et il considère le confort du retrait, derrière sa vitre protectrice, derrière ce personnage qu’on lui a imposé. Il se sent bien, caché du monde, recouvert d’un or impénétrable. Il est maintenant persuadé que la beauté réside dans chaque chose grâce à la sensibilité qu’il a aiguisée pendant ces longues années. Il récolte en quelque sorte les fruits de ce travail, il peut se reposer. Le château jaune en devient presque inutile. Un jour, il regardera cette période de sa vie et ne pourra s’empêcher de sourire. « J’étais bien naïf de penser, de me révolter contre le bonheur évident de ma famille. Une sotte jalousie. Ce château n’était qu’un leurre, de quoi avoir honte. » Il perdrait peu à peu ses convictions, ses envies de libération. Il se contenterait de la fadeur, des habitudes, des sourires injustifiés de cette vie.
Car il y a des jours d’accalmie. Un de ces jours qui ne lui inspirent que délicatesse et bienveillance à l’esprit. Le matin, le chemin lui semble plus doux qu’auparavant. Tout est plaisir devant lui. Il est heureux de chaque pas, de chaque geste, de chaque regard échangé. Rien n’est laissé soudain au hasard, l’absence de détermination ne l’entrave plus. Profondément, c’est calme. A l’étude, l’activité la plus ennuyeuse du monde devient presque agréable. Lachaon, en entrant dans la salle qu’il connaît maintenant par cœur, reconnaît un air de familiarité, une odeur, un silence chuchoté, une habitude. Et cette re-connaissance le fait sourire. Toutes ces chaises et ces tables parfaitement rangées, jamais interrogées, finissent par lui plaire. Assis à la même place, un peu dans le coin, il regarde les surveillants faire leur travail. Ce qu’il trouve en temps normal parfaitement inutile puisque toujours les mêmes actions exécutent-ils et toujours de la même manière. Comme un système imperturbable. Cette fois, il leur adresse toute son affection. Le parquet grince un peu. Les vitraux aux murs montrent d’autres couleurs. Le vent siffle derrière lui. Le plafond s’éloigne de sa tête encore un peu. Le bois des rambardes, qui font le tour de la salle, est parfait en tout point. Il aime la lumière, il aime ce confinement, cette sécurité, cette beauté discrète. Les formes de l’enseignement plus que son contenu. Faire partie d’un tout, plus qu’en partager les valeurs. Encore moins qu’avant, il n’a pas envie de parler. Peut-être plutôt écrire. Ou se laisser aller au destin. Le temps lui a brodé cette étoffe pour se réchauffer les mauvais jours. Cet éveilleur de beauté.
Alors il se fait soudain violence, se cogne intentionnellement la tête contre la fenêtre. Il se punit de cet affront : trouver cette perspective agréable, comme un renoncement. Il manque d’air, il ouvre alors la fenêtre. Il retrouve le froid du noir, le vent un peu brutal et l’odeur extérieure moins aseptisée. Ses joues sont mouillées, ses yeux sont brillants et le sel, inquiétant.
La mère désormais évite le regard de Lachaon et commence à débarrasser la table, la tête basse. Le père s’installe dans le fauteuil près de la cheminée. Iris monte dans sa chambre. Lachaon la suit :
- Excuse-moi pour tout à l’heure. Je ne le pensais pas.
Iris ne répond pas et claque la porte de sa chambre. Cela le fait sourire. Il regagne alors la sienne et s’assoit sur le lit. La lumière matinale un peu bleutée caresse les barreaux de sa fenêtre. Devant lui, il voit son reflet dans le grand miroir gris. Il est loin d’être parfait. Sa chevelure d’une couleur indéfinie, il croit même y apercevoir des mèches vertes, ses yeux trop clairs, presque blancs, ses traits de visage tourmentés, lui donnent un aspect féerique. Enfin il est surtout ridicule dans son uniforme d’école dont la couleur vive renforce le teint livide de sa peau.
- Comment peux-tu dire une chose que tu ne penses pas ? Je ne comprends pas.
Lachaon n'avait pas entendu Iris revenir auprès de lui. C’est curieux, il n’avait jamais vu chez sa « sœur » cette expression d’inquiétude.
- Pourquoi veux-tu taire tes pensées ? ajoute-t-elle. Elles sont parfaites, elles ne sont donc pas à cacher.
Lachaon se lève et regarde Iris dans les yeux.
- Justement. Je ne suis pas parfait, Iris.
- Mais si, rassure-toi, Lachaon ! Comment peux-tu évoquer une telle horreur ?
Cependant presque simultanément à ses paroles, Iris recule brusquement d’épouvante.
- Han ! Ton… Tu as mal boutonné ton…
Lachaon se rend compte un peu tard qu’il a décalé d’un bouton la rangée de boutonnières de son cardigan. Iris en tremble d’effroi, les mains sur les joues.
- Mon pauvre Lachaon !
Elle ne tarde pas à quitter la pièce. Lachaon se sent alors plus seul que jamais. Il frémit lui aussi de frayeur maintenant. D’autant plus qu’il ne sait à quoi s’attendre. La vérité éclate enfin et il le regrette presque. Mais c’est ce qu’il a décidé.
- En route ! s’écrie la mère en bas.
Iris et Lachaon descendent l’escalier tournoyant. Et sans un regard, ils prennent la route de l’école. C’est un bâtiment au tempérament décoloré qui les attend. Le porche tristounet leur souhaite la bienvenue. Dans la cour, les enfants sont rangés devant leur classe attendant le signal du professeur. Iris rejoint son rang. Lachaon est arrêté par son père qui se dirige vers le bureau du proviseur. Lachaon et sa mère le suivent, la tête basse. Le directeur de l’école les y accueille gentiment.
- Tenez-vous droit, jeune homme.
Il s’élève doucement. Il voit alors comme prévu l’éminent directeur qui le toise mais c'est derrière celui-ci qu'une surprise l’attend. Il ne manque pas de la remarquer : à travers une immense fenêtre d’une flatteuse clarté se dessine le château qu’il adore. Est cristallisé devant lui le magnifique château au teint safrané reposant sur la blanche colline. Cette vision de rêve l’enhardit. Il dépasse le directeur sans un regard et ouvre la fenêtre.
- Enfin, jeune homme ! Que faites-vous ?!
Lachaon le regarde alors d’un air de défi.
- N’êtes-vous pas assez parfait pour le savoir ?
- Veuillez immédiatement fermer cette fenêtre !
Lachaon soupire exagérément et marmonne :
- J’admirais la vue, c’est tout.
Il prend un des papiers sur la table :
- Ouh là ! Mais c’est que vous consultiez des documents très importants avant notre intrusion !
Lachaon pose une main sur l’épaule du directeur, horrifié :
- Je comprends. Vous êtes un homme très occupé. On va vous laisser.
Et à l’attention des parents :
- Allez les nullards, on se tire !
Pourquoi « les nullards » ? Il ne va de toute façon pas s’en tirer comme ça.
- Em… Emmenez-le devant la statue Sainte-Parfaite ! s’écria le directeur.
Deux sbires venant de nulle part l'immobilisent et l’emmènent dans le couloir. Pour la mise en scène, Lachaon se débat outrageusement. A la tête du cortège, il ne voit pas la réaction de ses tuteurs mais il l'imagine amusante. Arrivés au bout du couloir, ils en ouvrent la dernière porte et entrent dans une immense pièce vide. Enfin presque, adossée à un des murs en brique grise, une statue (parfaite) de femme (parfaite) les observe. Sans parler, les sbires abandonnent Lachaon devant celle-ci et ferment la porte à double-tour.
Alors ils ont réellement inventé une punition pour les gens comme moi ? Rester seul dans une grande salle ? Un tête-à-tête avec une statue ? Il n’y a que des parfaites personnes pour trouver des sanctions aussi tordues. Ils vont me laisser seul ici quelques jours et avec l’expérience de la solitude, ils pensent que je retrouverai ma sagesse et ma tempérance d’antan. Ou un problème technique est survenu. Il sera réglé et un monstre va entrer me faire peur. Ou alors, c’est la statue qui est censée m’effrayer. Non, cette statue est assez sympathique, elle sourit même.
Lachaon s’approche d’elle. Elle est même très belle. Elle est faite d’une matière très luisante et douce au toucher. Un regard presque vivant, de minuscules rides au coin de l’œil, une expression de bienveillance, chaleureuse comme… Il ne peut plus détourner le regard de cette sculpture. Il a l’impression qu’elle l’approuve, qu’elle l’accepte comme il est. Elle voit au plus profond de son être. Son appel devient irrésistible. Leurs esprits vont bientôt se rejoindre. Il le sent. Leurs désirs, leurs histoires, leurs idées ne seront plus qu’un. Une fusion presque accomplie. Presque. Quelque chose l’en empêche.
Brusquement, la pièce s’obscurcit. Cela révèle la barrière éblouissante s’imposant entre eux deux.
- Désolé, la perfection sera pour une autre fois.
Lachaon se retourne. Une jeune femme a escaladé le mur extérieur et vient de s'asseoir sur le rebord de l’unique fenêtre. Elle bouche ainsi l’entrée de lumière dans la pièce. Elle saute à l’intérieur et s’approche de Lachaon. Elle est tout de noir vêtue, comme des chaussons de danse au pied, les traits de visage un peu grinçants, qui n’inspirent guère la sympathie. Une vision mi- effrayante mi- glaçante.
Elle lui prend le bras et essaye d’ouvrir la porte, l’air de rien. La simple force physique ne suffisant pas, elle frappe quelques coups et demande du secours prétextant qu’on l’avait enfermée ici par inadvertance. Le plus étrange est qu’une personne ait bien voulu leur ouvrir. Instantanément, cette courageuse personne s’évanouit comme sous l'effet d'un puissant envoûtement.
La sauveuse l’entraîne alors dans l’enfer des couloirs de l’école. Chaque employé qu’ils croisent, s’évanouit à leur passage. Même le directeur sereinement assis à son bureau, dont la porte reste toujours ouverte. Le regard de sa bienfaitrice s’est alors arrêté net à la vue du château à travers la grande fenêtre. Mais elle ne tarda pas à l’en détacher. Ils sortent donc de l’école, traversent la cour vide. Lachaon n’ose parler, ni montrer signe de présence.
Dernier obstacle, le porche fermé. Elle essaye alors rageusement de le forcer en vain.
- Pourquoi enfermer des êtres bornés pour toujours ?
Elle se tourne vers lui, impuissante. Leur situation la fait ensuite sourire ou peut-être est-ce son air ahuri.
- Je pense que tu connais le lieu mieux que moi. Montre-moi donc une autre issue !
Le temps de reprendre ses esprits, le gardien vient à leur rencontre.
- Qu’est-ce que… !
Il est vrai qu’après avoir passé sa vie dans ce monde parfait, rencontrer ces deux énergumènes doit être déstabilisant. Etant parfait, le trouble est difficile à concevoir. De toute façon, à peine a-t-il croisé le regard de la jeune femme qu’il leur ouvre presque spontanément le porche. Lachaon admet qu’elle sait se montrer persuasive, à sa manière.
Ainsi délivrés, ils prennent le chemin de…
- Où habites-tu ?
Lachaon, toujours aussi abasourdi, lui indique la direction du doigt. Elle sourit alors de nouveau. Ils arrivent devant la maison.
- Il n’y a personne à l’intérieur ?
Lachaon secoue la tête.
- Mais la porte est fermée. Encore.
Elle prend alors son courage à deux mains et donne un coup sur le carreau d’une des fenêtres. Elle introduit sa main à travers le verre brisé et parvient à en actionner la poignée. Lachaon la suit toujours, même dans l'effraction de son domicile.
- L’anomalie doit se trouver ici.
À l'intérieur, elle se met à fouiner un peu partout, tâtant les murs et écartant négligemment les bibelots sur les meubles. Lachaon réussit enfin à prendre la parole :
- Que faites-vous ?
Elle se tourne vers lui pour le dévisager.
- Je ne sais pas si tu as remarqué mais tu n’es pas des leurs. Tu n’es pas censé vivre ici. Tu n’es absolument pas censé vivre ici. Tu es une erreur.
Elle s’avance dangereusement et ajoute, dans un sourire furtif :
- Une erreur en notre faveur.
Elle sort dans le jardin puis, tout en furetant chaque carré de pelouse, elle continue son discours censé l’éclairer :
- Ce monde a donc réagit le plus sainement possible. Il te donne à tout moment la possibilité de rejoindre le tien. Une erreur en entraîne une autre. Quand nous aurons trouvé l’anomalie, tu…
Elle s’immobilise soudainement devant une brique bleue, nichée dans le mur de briques rouges au fond du jardin. Il s’approche donc d’elle. Elle pose la main sur la brique. Une trappe s’ouvre à leurs pieds.