L'élégie des immortels de Flo Renard
PROLOGUE
Cette fois, c’était sûr, il n’en réchapperait pas.
Cette certitude tenaillait Jules Bernardet, du 64e bataillon de chasseurs alpins, depuis l’instant où la voix du caporal Audoul l’avait tiré de la cagna où il dormait d’un sommeil écrasant, tassé contre deux camarades, en ce matin du 10 janvier 1915. Une idée fixe, plantée tout droit dans son crâne, dont il ne parvenait pas à se défaire. Il avait pourtant combattu dans la Somme, à Péronne dans la Marne et dans l’Aisne aux alentours de Vingré, mais c’était la première fois qu’il éprouvait une impression d’irréversibilité aussi implacable. Il le savait, pour lui, c’en était fini.
Après une journée de combat sous une pluie diluvienne dans les rues dévastées du village de Crouy, au nord-est de Soissons, ce qui restait de la compagnie s’était retranché dans le petit cimetière, au pied de l’église à demi détruite. Les Allemands leur avaient laissé un répit de quelques heures, mais l’offensive avait repris et leur artillerie pilonnait depuis les positions françaises. L’avalanche de fer et de feu avait éventré les dalles, renversé les pierres, broyé les cyprès dans ce lieu de repos. Sous la lumière des fusées qui trouaient la nuit brouillée de pluie, les corps des soldats tombés jetaient des taches sombres pareilles à de pitoyables paquets de linge détrempé.
Retranché en compagnie de trois hommes au fond d’un caveau fleuri de salpêtre et empestant le moisi, Jules demeurait immobile et muet, les dents serrées, fermant les yeux à chaque ébranlement de la terre. Dans le coin opposé, le grand Lamy discutait avec le petit Le Guennec et le gros Martinet, comme s’ils n’avaient pas été assis au fond d’une tombe, leurs fusils reposant contre un cercueil.
Soudain, les détonations se firent plus proches tandis que montaient dans l’obscurité des gerbes de feu pleines de pierraille.
« Ils nous attaquent à la grenade, ces cochons-là ! cria Lamy, dépliant sa longue carcasse. Faut filer d’ici ! »
Des caveaux détruits, des chapelles crevées, sortaient des hommes boueux, hallucinés, dont les yeux fiévreux fouillaient la nuit à la recherche d’un abri. Jules avait à peine bondi hors de son trou qu’une grenade y explosa, soufflant dans l’air un broyat de moellons et de poussière grise. Un éclat l’atteignit au bras. Terrorisé, il lâcha son fusil et rampa au milieu des décombres jusqu’au pied d’un ange de pierre dont les yeux fixes, sous les paupières baissées, semblaient le condamner.
Un obus éclata de l’autre côté du mur d’enceinte et l’ange, criblé, perdit ses ailes et le bras droit. Le front fendu, le nez emporté et un œil béant, il braquait sur Jules un visage de squelette balafré par un sourire affreux.
Le petit chasseur sentit sa vessie se relâcher et, perdant la tête, se jeta dans un trou fraîchement ouvert par une explosion. Dans la terre labourée, des ossements fracassés émergeaient, mêlés à des lambeaux d’étoffe pourrie.
Une fusée illumina le ciel, révélant dans ce nid d’ombres l’éclat vif d’un objet circulaire. D’une main tremblante, Jules essuya la poussière qui lui collait au visage et s’inclina vers l’ornement doré qui accrochait la lumière avec une étrange persistance. C’était un bijou, une sorte de grosse médaille ronde et gravée accrochée à une fine chaîne, que son séjour dans la terre n’avait pas terni. Doucement, Jules referma les doigts dessus et tout, autour de lui, parut diminuer d’intensité. Les clameurs, le fracas des détonations s’effacèrent. Tout ne se réduisit plus qu’à ce médaillon brillant dont il ne pouvait détourner le regard et qui luisait avec insistance dans le creux de ses mains rudes.
Il n’entendit pas siffler la balle qui lui transperça la poitrine et le renversa aux pieds de l’ange mutilé, serrant toujours le bijou dans son poing crispé.
CHAPITRE PREMIER
Où l’on rencontre Armande, une jeune fille qui sait exactement ce qu’elle veut
Une ombre noire et furtive traversait à pas légers la cour tapissée de neige, silhouette mouvante au milieu des flocons. Armande tendit le cou : un chat. Peut-être Farfadet, le matou tigré des concierges. Le soir commençait à tomber, difficile de dire et…
« Mademoiselle Meaudre ! Ce que je raconte sur Ronsard ne vous intéresse pas ? »
Avec un sursaut, Armande reporta son attention sur la chaire à laquelle siégeait Mme Grèche, dite la Vieille Pie, plus en raison de sa voix sèche et désagréable que de la ressemblance de son nom avec celui de la petite grièche au plumage brun et gris.
« Euh… mais oui, madame. »
Mais non en fait, et même, pas du tout. Armande, si elle appréciait un bon roman de temps à autre, était peu versée en poésie, surtout classique. Les flatteries de Ronsard dans l’un des sonnets adressés à Hélène de Fonsèque, Quand vous serez bien vieille, aussi joliment tournées soient-elles, lui apparaissaient avant tout comme une invitation à céder à de honteuses avances ; se livrer à un vieux birbe en échange de quelques vers pour la postérité.
Et puis quoi, aussi ?
« Dans ce cas, complétez donc l’analyse du dernier tercet. »
La jeune fille baissa le nez vers son manuel avec un soupir étouffé. À ses côtés, Alexandrine pouffa. Par chance, la cloche retentit, annonçant et la fin de la leçon et celle de la journée. Pressées de s’en aller, les élèves durent attendre que la Vieille Pie ait terminé de dicter une longue liste de devoirs avant de se lever dans un bel ensemble, bavardant avec excitation.
« Puisque nous ne nous reverrons pas d’ici demain, je vous souhaite à toutes un joyeux Noël, lança leur professeur. À l’année prochaine, et n’oubliez pas de travailler ! »
Quelques « Joyeux Noël, madame ! » fusèrent en retour, noyés dans un brouhaha confus de voix et de piétinements empressés.
« J’ai bien cru que ce cours ne finirait jamais, souffla Armande en décrochant son manteau suspendu à une patère au fond de la salle, près du grand poêle en fonte. Mais quelle barbe, ce Ronsard et sa clique ! »
Alexandrine s’enveloppa dans une cape fourrée et secoua la tête.
« Toi, tu n’as vraiment pas envie d’aller à cette soirée.
– Parce que tu aurais envie, toi, d’aller souper chez un garçon à qui on a décidé de te fiancer sans te demander ton avis ? »
D’un geste irrité, Armande dégagea sa longue chevelure châtaine du col de son manteau et ajusta un béret de laine mousseuse sur sa tête. Il faisait un froid de loup en ce 23 décembre et la neige tombait sans discontinuer depuis le matin.
« Joseph est pourtant un beau garçon. J’en connais beaucoup qui donneraient cher pour être à ta place.
– Dans ce cas, je la leur cède bien volontiers. » Les deux amies quittèrent la salle de classe et suivirent le flot de leurs condisciples le long des couloirs à haut plafond du lycée de jeunes filles où elles achevaient leurs études secondaires. Une fois obtenu le baccalauréat, elles seraient libres de se consacrer à la recherche d’un mari d’un niveau social égal ou supérieur au leur, comme il était de coutume dans les familles aisées.
À dix-huit ans, avec son statut d’héritière d’une florissante usine de textile de Roanne, Armande figurait sans conteste dans le peloton de tête des beaux partis de la région.
« Tu exagères. Je connais Joseph depuis longtemps et il n’est pas de ces types arrogants et imbus d’eux-mêmes parce qu’ils ont de l’argent. Il a bien cette lubie des courses automobiles, mais en dehors de ça, je ne vois pas ce qu’on peut lui reprocher. »
Armande haussa les épaules ; elle avait eu cent fois cette discussion avec sa meilleure amie, fille unique d’un notaire et choyée par ses parents, et savait que leur avis sur les hommes divergeait en tous points. Joseph Thevand était peut-être, selon les critères d’Alexandrine, le fiancé idéal : joli garçon dont le père, banquier, présidait la Chambre de Commerce, très raisonnablement fortuné, avocat qui commençait à se faire un nom au barreau de Lyon. Passionné de voitures et de course automobile, lettré sans excès, avec ce qu’il fallait d’esprit. Mais – car pour Armande il y avait un mais, et de taille ! – empli d’idées bien arrêtées sur la place des femmes – sa future, surtout – au sein de la famille et la société. Que les femmes de basse extraction travaillassent, c’était dans l’ordre des choses, il fallait bien vivre ; mais que des jeunes filles de bonne famille souhaitent faire de même était pure bêtise, voire le signe d’un dérangement mental. Et qu’on ne vienne pas lui parler du droit de vote des femmes ; qu’entendaient-elles à la politique en premier lieu ?
Or, si Armande rêvait de quelque chose, ce n’était sûrement pas de devenir la décorative Mme Thevand, bonne juste à donner les héritiers nécessaires à la transmission du patrimoine. Son bachot en poche, elle voulait poursuivre ses études et entrer à la faculté de médecine. Tel était son rêve, son ambition : devenir médecin.
Ambition hélas très mal perçue par ses parents et surtout son père, qui avait planifié pour elle un tout autre destin. D’où le repas chez les Thevand le soir même, et la cause de la méchante humeur d’Armande.
« T’ai-je dit qu’Edmond venait passer quelques jours à la maison à l’occasion des vacances ? J’ai tellement hâte qu’il soit là. Tu sais combien il me manque, dit la jeune fille, changeant résolument de sujet.
– Quelle chance a ton frère de vivre à Paris… soupira Alexandrine, le ton rêveur. C’est autre chose qu’un trou comme Roanne. Imagine un peu, les magasins chics, les cinémas, les cafés à la mode, on ne doit jamais s’y ennuyer !
– Edmond n’est pas du genre à courir ces endroits-là, observa Armande, remontant le col de son manteau comme elle franchissait les portes du lycée. Tu sais bien que, pour lui, il n’y a que la musique qui compte. Il a travaillé dur pour intégrer le conservatoire et, tel que je le connais, il doit travailler deux fois plus. »
Edmond était le jumeau d’Armande. Sa venue au monde quatorze minutes exactement avant la sienne en avait définitivement fait la benjamine de la fratrie qui comptait déjà un garçon, Alfred. Passionné de musique, il avait tout comme sa sœur étudié le piano avant de se tourner vers le violoncelle dont il jouait en virtuose. Son admission au prestigieux conservatoire de Paris marquait une étape importante dans ses études, au terme desquelles il avait bon espoir d’embrasser une carrière d’instrumentiste.
« Eh bien, il devrait peut-être songer à se chercher une fiancée, ça le distrairait, rit Alexandrine, rabattant sur sa tête bouclée sa capuche bordée de fourrure qu’une bourrasque avait soulevée. Seigneur, mais qu’il fait froid ! »
La neige tombait à gros flocons, rendant le large perron glissant malgré l’énergique balayage du concierge qui veillait au bas des marches, un balai de bruyère à la main. Armande sentit son pied droit se dérober et se raccrocha au bras d’Alexandrine, en pure perte. Avec un cri d’effroi, elle se retrouva assise au beau milieu de l’escalier, serrant sa cheville en grimaçant.
« Mademoiselle, vous êtes-vous fait mal ? s’écria le concierge, confus, accourant pour l’aider à se relever.
– Je crois que je me suis tordu la cheville… gémit la jeune fille sous le regard curieux des autres élèves qui faisaient cercle autour d’elle.
– Tu peux te lever ? Tu peux marcher ? » s’enquit Alexandrine avec sollicitude. Son amie prit appui sur le bras qu’elle lui offrait et hocha la tête.
« Je pense que oui… Oh, ma cheville me fait un mal affreux. Je crois que je ne vais pas pouvoir sortir ce soir… »
Alexandrine écarquilla ses yeux noirs, l’air délicieusement scandalisé.
« Tu… tu faisais semblant ? » questionna-t-elle dans un souffle. Armande inclina la tête et lui renvoya un sourire mutin.
« J’ai tout un tas de témoins, toi compris, qui peuvent attester que je me suis fait horriblement mal en tombant », susurra-t-elle, adoptant une boiterie prononcée en même temps que l’air de dignité résignée d’une demoiselle qui endure mille morts en silence. Soutenant son amie de manière ostensible, Alexandrine la conduisit jusqu’à l’automobile des Meaudre, une rutilante Delage CO, que conduisait Lucien, le chauffeur et homme à tout faire de la maison. Celui-ci s’empressa d’ouvrir la portière tout en s’enquérant de son état.
« Ce n’est rien, je me suis tordu la cheville. Une nuit de repos et il n’y paraîtra plus », expliqua Armande sans chercher à jouer la comédie devant Lucien qui, depuis qu’elle était enfant, l’avait vue grimper aux arbres et défier ses frères dans des courses à pied, à bicyclette ou tout autre moyen de déplacement plus ou moins conventionnel. Une « conduite de garçon manqué » qui désespérait sa mère quand elle la voyait reparaître échevelée, les jupons crottés et les genoux trop souvent couronnés. Si Armande avait lu les Petites filles modèles, le sien était plutôt la délurée Sophie que les sages Camille et Madeleine. En outre, ce n’était un mystère pour aucun des membres du personnel de la maison des Meaudre que Mademoiselle n’avait pas la moindre envie de devenir Mme Joseph Thevand.
Riant d’aise, les deux jeunes filles prirent place sur la banquette arrière. Elles se connaissaient depuis toujours, presque voisines, la demeure des Thuillier dressée le long de l’ancienne rue de la Côte, patriotiquement rebaptisée Alsace-Lorraine à la fin de la guerre, celle des Meaudre affichant sa façade bourgeoise sur la place des Promenades Populle, à peu de distance. C’est ainsi qu’elles avaient suivi un identique parcours scolaire depuis les bancs de l’école maternelle jusqu’à ceux du lycée, la petite Armande avec son air trompeur de poupée de porcelaine, dont les yeux verts et vifs scrutaient le monde avec curiosité, et la grande Alexandrine, brune de teint et de cheveux, timide en dépit de sa taille, la voix de la raison auprès de son intrépide camarade.
La neige tombait plus fort quand la voiture se rangea devant le perron de la demeure familiale. Armande bondit au sol avec souplesse et saisit son cartable.
« Mademoiselle, si je puis me permettre ?
– Oui, Lucien ?
– Vous devriez ménager votre cheville endolorie », acheva le chauffeur, dissimulant un sourire sous sa moustache grisonnante. Armande se sentit rougir et, après avoir lancé un coup d’œil à la ronde, reprit un pas précautionneux et hésitant.
Elle avait gravi la moitié des marches quand elle aperçut, à la lumière des réverbères, la silhouette d’une femme enveloppée d’un épais manteau émerger du tourbillon opaque de flocons. Devinant aussitôt de qui il s’agissait, elle dégringola prestement le perron, saisit la nouvelle arrivante par le bras et la poussa dans la Delage que Lucien n’avait pas rentrée au garage, occupé à fumer une cigarette.
« Bonsoir, Ninon ! »
Éberluée, celle-ci ouvrit de grands yeux sous le bord de son chapeau couvert de neige.
« Bonsoir, Armande. Est-ce que… tout va bien ?
– Oui, enfin non. Je vous expliquerai, mais là je n’ai pas le temps. Avez-vous ma robe ?
– Oui, je l’ai terminée hier soir. Je me suis permis une fantaisie au niveau de l’encolure qui, je pense, vous plaira. On a le temps pour un dernier essayage, même si je suis certaine qu’elle vous ira à la perfection, expliqua Ninon, tirant de son sac un paquet enveloppé de papier de soie.
– Merci beaucoup, Ninon. Je connais la qualité de votre travail, mais pour l’essayage ce n’est pas la peine. Je ne vais pas chez les Thevand ce soir.
– Non ?
– Non. Je vous expliquerai. Je vous aurais volontiers proposé d’entrer boire quelque chose de chaud, seulement…
– J’ai compris, vous m’expliquerez, conclut Ninon avec un sourire, essuyant la neige fondue sur ses pommettes rougies.
– C’est ça. Merci pour la robe. Je vais dire à Lucien de vous raccompagner et pour le reste du paiement… justement, je pensais vous rendre visite le 25 avec Edmond. Vous savez qu’il vient passer quelques jours de vacances à la maison ? Ça lui fera plaisir de revoir votre mère, j’en suis sûre.
– Marceau aussi sera là, il passe Noël avec nous. Votre frère et vous serez les bienvenus. » Ninon tendit la robe empaquetée à Armande. « J’ai mis de la neige partout sur la banquette…
– Lucien y passera un coup de chiffon. » Armande offrit une accolade chaleureuse à la jeune femme et lui souhaita une bonne soirée.
L’heure était venue d’affronter le courroux paternel qui ne manquerait pas de s’abattre sur elle et sa cheville. À peine avait-elle mis un pied dans le vestibule qu’un imposant mâtin au pelage fauve charbonné de gris se précipita sur elle, escorté par un minuscule épagneul papillon roux et blanc bondissant.
« Sultan ! Lulu ! Doucement les chiens, je suis blessée.
– Blessée, mademoiselle ? s’émut Lisa, la petite bonne venue la débarrasser de son manteau. Oh mon Dieu, je vais tout de suite prévenir madame ! » Avant qu’Armande ait le temps de dire quoi que ce soit, la jeune fille, à peine une adolescente, s’en repartit en toute hâte. Armande s’assit sur une des bergères tendues de velours crème qui meublaient l’entrée et se composa un visage de douleur. La discussion serait sans doute houleuse, mais elle était bien déterminée à ne pas aller souper chez les Thevand.
*
* *
Relâchant un énorme soupir, Armande se laissa tomber sur le lit, les bras en croix. Comme prévu, l’échange avec ses parents, auquel Alfred avait eu le culot de prendre part mais qui s’était terminé en tête à tête avec son père, avait été rugueux. La jeune fille avait eu beau mettre sa chute – devant témoins ! – en avant et se forcer à la boiterie – exercice difficile car il lui avait fallu se surveiller en permanence – André Meaudre l’avait houspillée, l’accusant de tout mettre en œuvre pour faire échouer l’alliance avec les Thevand, et avait conclu, rouge de fureur, qu’une autre alternative n’était pas envisageable et qu’elle deviendrait Mme Joseph Thevand, que cela lui plaise ou non.
Suite à quoi, ses parents et son frère s’en étaient allés à la soirée et Armande, ravalant des larmes de colère, s’était claquemurée dans sa chambre en compagnie de Lulu, l’appétit coupé.
En cet instant, elle ne voyait plus les murs tapissés de papier azur de la grande pièce, les moulures au plafond, les meubles marquetés en bois d’essences rares ; le lit moelleux à l’édredon de plumes couronné d’un baldaquin en mousseline arachnéenne, l’épaisse descente de lit sur le parquet ciré. À quoi bon avoir de l’argent si elle n’était pas libre ? Libre de s’accomplir en tant que membre d’une société qui avait changé depuis la fin de la guerre, dans laquelle, elle en avait l’intime conviction, les femmes avaient une place nouvelle à occuper. On était en 1921, que diable ! Les femmes avaient prouvé, durant les quatre ans qu’avait duré le conflit, qu’elles pouvaient assumer des fonctions jusqu’alors dévolues aux seuls hommes. Et tandis que certaines manifestaient pour obtenir le droit de vote, sa seule ambition devrait-elle être celle d’une épouse et d’une mère, soumise à la volonté de son mari ? Jamais !
Armande décocha un coup de poing rageur à son oreiller et bondit sur ses pieds. Le paquet que lui avait remis Ninon en prévision de sa soirée en fin de compte annulée était posé sur une chaise, toujours emballé dans son écrin de papier de soie. Elle l’écarta et en tira une robe en crêpe dont la couleur verte tirant sur le bleu complimentait celle de ses yeux. Un modèle sage – sa mère n’aurait jamais autorisé une jupe trop courte ou des bras entièrement nus – agrémenté de dentelle ton sur ton, serré à la taille par une ceinture drapée et dont le col arrondi s’ornait d’un liséré brodé de délicates fleurs d’argent. Décidément, Ninon s’était surpassée.
Ninon Robin n’était pourtant pas couturière mais institutrice. Armande la connaissait depuis des années car sa mère avait été son professeur de piano, ainsi que celui d’Edmond. Son père étant mort en 1919, lors de l’épidémie de grippe espagnole, et sa mère ayant des problèmes de santé qui l’empêchaient désormais de travailler, elle complétait son salaire de maîtresse d’école élémentaire par des travaux de couture, Armande lui faisant à cet effet parvenir des magazines de mode envoyés de Paris par la sœur de son père, sa tante Édith.
La jeune fille plaqua la robe contre elle et esquissa quelques pas de danse devant un grand miroir en pied. Oui, la robe était très belle. Tant pis pour Joseph, elle l’étrennerait le jour de Noël pour sa visite aux Robin.
Armande laissa tomber le vêtement sur le dossier d’une chaise et se tourna vers un portrait encadré posé sur son secrétaire, au milieu de plusieurs photographies. C’était un dessin aux pastels secs d’une grande finesse qui la représentait à dix ans, l’air sérieux pour la pose mais une expression espiègle dans le regard. Il avait été réalisé par Marceau, le frère aîné de Ninon, en 1913. Un an avant le début de la Grande Guerre… avant le début d’un carnage long de quatre années.
Le cœur serré, elle souleva Lulu qui la regardait de ses bons yeux si expressifs, sensible au mal-être de sa maîtresse, et la pressa contre elle.
« Oh, ma Pelote, toi tu ne me laisses jamais tomber », murmura la jeune fille, embrassant la chienne sur sa tête soyeuse. À une époque, sa mère avait formellement interdit la présence d’animaux dans les chambres ; mais Armande s’ingéniant à y introduire ses compagnons à quatre pattes par tous les stratagèmes possibles, elle avait fini par céder, du moment que la pièce demeurait propre et bien tenue.
Elle se rallongea sur le lit, Lulu blottie entre ses bras, attrapa un roman sur sa table de nuit et s’efforça de se plonger dans l’histoire afin de chasser au loin ses idées noires.
CHAPITRE 2
Dans lequel on fait connaissance avec Marceau, un ancien poilu qui ne peut oublier la guerre
« En avant ! En avant ! »
Les obus pleuvaient, soulevant la terre grasse en lourdes gerbes. Aveuglés par la fumée et les rafales de pluie glacée mêlée de neige, assourdis par le grondement des projectiles qui traversaient le ciel dans les deux sens, les soldats du 132e régiment d’infanterie se lançaient à l’assaut des flancs abrupts, hérissés d’arbres déchiquetés, du plateau de Craonne. Sur le sol détrempé, les semelles à clous des godillots glissaient, arrachaient par paquets des mottes de glaise collante.
Les mains serrées sur son Lebel, Marceau courait au milieu de ses camarades, les poumons en feu, les jambes raides, le buste courbé dans l’illusoire espoir d’éviter les impacts. À ses côtés, il devina plus qu’il ne vit le caporal Peyre trébucher.
« Fan de pute ! Ce qu’ils nous mettent, ces cornards-là ! »
Il venait de Marignane, Peyre, avait le verbe haut, le parler coloré ponctué de jurons. Marceau l’aimait bien car il avait toujours une bonne histoire à raconter – sans qu’on ne fût jamais certain qu’elle soit vraiment sienne.
Une torpille s’abattit à quelques mètres dans une suffocante odeur de métal chauffé à blanc. Des éclats ricochèrent sèchement contre son casque et Marceau allongea le pas, louvoyant entre les cratères à demi remplis d’eau qui grêlaient le sol saccagé. Plus haut, les mitrailleuses allemandes crépitaient en continu, décimant les fantassins qui déferlaient par vagues.
Il n’y eut qu’un miaulement aigu, caractéristique, pour annoncer l’obus de 77 juste avant qu’il n’éclate devant eux dans un éclair de flammes. Peyre s’effondra, la tête emportée. Jeté en arrière par le souffle, giflé par la mitraille, Marceau se sentit balayé de terre et retomba lourdement sur le sol haché, perclus et désarticulé. Un froid glacial le saisit tout entier.
« Le sergent Robin est touché ! » entendit-il, et sa conscience l’abandonna.
*
* *
Marceau s’éveilla en sursaut, les yeux grands sur l’obscurité de la pièce. Aucun bruit en dehors du tic-tac régulier du réveil posé à la tête de son lit. Il relâcha un profond soupir et se passa la main sur le visage tandis que les battements frénétiques de son cœur s’apaisaient déjà. Tout contre lui, Léon remua.
« Tu ne dors pas non plus, mon pépère ? » murmura Marceau, tendant les doigts vers le pelage du chat pelotonné au creux de son bras gauche. Ce qui restait de son bras, du moins, amputé juste au-dessus du coude.
C’est le 17 avril 1917, au deuxième jour de l’offensive Nivelle qui avait marqué le début de la bataille du Chemin des Dames, que le jeune homme, fraîchement promu sergent et tout juste versé du 140e au 132e RI, avait perdu son bras. Gravement atteint par des éclats, il était resté étendu dans la boue glacée de longues heures, incapable de bouger, plongé dans une semi inconscience à laquelle la souffrance seule l’arrachait par intermittence. Une douleur sauvage, brutale, qui lui arrachait des plaintes quand un élancement plus vif, violent comme un coup de hache, lui traversait le bras.
Ce bras qu’il n’avait plus osé regarder après qu’il avait vu, émergeant des lambeaux ensanglantés de sa capote, un paquet de chairs sanguinolentes qui ne ressemblait plus à une main.
Ses souvenirs de ce qui s’était passé ensuite étaient confus et partiels. Des brancardiers avaient fini par venir le chercher, mais du trajet qui l’acheminait vers l’arrière ne subsistait que cette sensation de douleur insupportable, l’impression de brûler tout vif tandis qu’on s’acharnait avec sadisme sur son bras pour le larder de coups de couteau. Quand, enfin, on l’avait déposé dans la cour d’une ferme à demi détruite, au milieu de tant d’autres brancards où gisaient des malheureux prostrés ou gémissants, il était consumé par une forte fièvre et en proie au délire, conjurant dans un même cauchemar sa famille et ses frères d’armes, les morts comme les vivants.
Ses idées n’étaient redevenues claires que plusieurs jours plus tard, quand il s’était réveillé à l’hôpital de Laon. Il avait reçu des éclats dans le torse et l’épaule, mais ne subsistait plus de son bras gauche qu’un moignon enveloppé dans un gros paquet de linges et de bandages. L’image de sa main déchiquetée lui était revenue et il était resté un long moment à observer ce tronçon de membre, sans rien dire et comme frappé de stupeur, une énorme boule au fond de la gorge. Puis, il avait pleuré.
Léon se mit à ronronner et asséna quelques coups de patte joueurs sur le bras mutilé du jeune homme. Celui-ci repoussa ses couvertures et quitta le lit, sachant qu’il ne parviendrait pas à se rendormir ; le chat, après s’être copieusement étiré, s’empressa de se couler sous l’édredon. Le poêle s’était éteint, il ne faisait guère chaud dans le petit appartement sous les toits. Marceau enfila une chemise par dessus son tricot de corps, alluma une lampe Pigeon qu’il accrocha à une suspension et ranima le feu. 4 h 37 indiquaient les aiguilles du réveil. C’était le 24 décembre.
Marceau prépara du café et, pendant qu’il passait, installa sur la table près de la fenêtre encore obturée par les volets une grande feuille de papier épais et une boîte de fusains. Entre son amputation et la fin de sa convalescence, il avait passé huit mois dans trois hôpitaux et maisons de rééducation différents. Mobilisé à dix-neuf ans, en novembre 1914, il avait été réformé en janvier 1918, âgé de vingt-deux ans. La reconquête de son autonomie avait été longue et difficile, mais il parvenait désormais à effectuer la quasi-totalité des gestes de la vie quotidienne.
Avant la guerre, il étudiait aux Beaux-arts de Lyon et envisageait une carrière d’illustrateur. S’il avait appris à jouer du piano grâce à l’enseignement de sa mère, il préférait de loin s’exprimer par l’image. Plume, pinceau, crayon, une page de cahier ou même de carnet lui suffisaient pour jeter un croquis, esquisser un portrait, saisir le vif d’une scène. Même pendant les dures heures de sa mobilisation, il avait toujours sur lui un carnet et un crayon à papier pour croquer des camarades, des scènes de la vie à l’arrière ou dans les tranchées. Dans les pires conditions, il avait trouvé dans le dessin une échappatoire, un moyen de conserver sa raison au cœur d’un univers plongé dans la folie.
Âgé à présent de vingt-six ans et mutilé de guerre, Marceau avait troqué ses couleurs pour les teintes grises du fusain. Nuit après nuit, il revivait la guerre dans ses rêves et, quand l’insomnie le tenait, couchait en noir sur blanc l’horreur dans laquelle il avait été plongé, que son corps blessé lui interdisait à jamais d’oublier.
Son café avalé, il prit place à sa table de travail et esquissa à grands traits un paysage sommaire qui, par petites touches, commença à prendre vie. Des boyaux creusés dans un sol nu, bordés de sacs à terre, d’où émergeaient çà et là les montants d’une échelle. Le fusain passait du plat au biseau pour donner naissance à des silhouettes, du matériel, toute une vie dans la tranchée. Au-delà, une étendue de terre crevée de trous d’obus, parmi lesquels on devinait des corps étendus. Plus loin, enfin, à peine tracées et comme émergeant d’un brouillard, des rangées de barbelés protégeant la tranchée ennemie. Au premier abord, le trait paraissait rude, presque grossier, mais la précision d’un détail, un effet de lumière, un contraste indiquaient la maîtrise de l’artiste. C’était toute la brutalité de la guerre que Marceau retranscrivait par ce biais, une réalité crue dans des tons sombres, où les visages des vivants se confondaient avec ceux des morts. Disparus les tendres aquarelles, les portraits lumineux à la gouache rehaussée de pastels. Depuis sa sortie de l’hôpital, le jeune homme n’avait plus représenté que des champs de bataille, des soldats aux traits las, durs et résignés. Dessin après dessin, il exorcisait ce mal en lui, qui continuait de le ronger sitôt qu’il fermait les yeux, avec l’idée fixe d’en faire un témoignage à la mémoire de tous ceux qui étaient tombés.
Marceau ne leva les yeux de sa feuille qu’en entendant Léon miauler. Le chat était sorti du lit et le regardait, assis au pied de sa chaise. Inutile de vérifier sur le réveil qu’il était six heures et quart, Léon était plus fiable qu’une horloge. Le jeune homme rangea ses fusains, glissa son dessin dans un carton qui en contenait déjà beaucoup d’autres et fit place nette sur la table. Avant de se mettre à sa toilette, il versa du lait dans une coupelle qu’il déposa devant son compagnon félin.
Léon était un chat gris et blanc, un gouttière qui, par une chaude soirée de juin, s’était invité dans le modeste logis dont la fenêtre était ouverte. Marceau, qui avait toujours aimé les animaux, lui avait offert les reliefs de son repas en le voyant si efflanqué qu’on lui comptait les os. Le chat s’en était reparti peu après, mais le jeune homme l’avait revu ensuite qui arpentait les toits du voisinage, bondissant de corniches en rebords de fenêtres jusqu’à se fondre dans l’ombre de la cour en contrebas. Au fil des jours, le matou était devenu familier et Marceau, qui lui ouvrait sa fenêtre chaque soir, avait fini par le nommer Léon. Ce dernier n’avait pas tardé à prendre ses aises dans son nouvel environnement ; et si Marceau avait tout d’abord refusé de le laisser dormir dans son lit, allant jusqu’à lui aménager un panier dans une ancienne caisse de mandarines, Léon s’était contenté d’attendre qu’il s’endorme avant de le rejoindre. De guerre lasse, et parce que la proximité avec le chat était en fin de compte réconfortante pour sa solitude, il avait fini par capituler. En journée, cependant, il le mettait dehors quel que fût le temps, sachant qu’il trouverait toujours un endroit où s’abriter.
Ce matin-là, quand il poussa les volets, Marceau vit qu’il neigeait dru. Les flocons dansaient dans l’air glacé, poussés par un vent âpre, et les façades se paraient de festons blancs, brillant dans la lumière projetée par les fenêtres des appartements voisins.
« Allez mon vieux Léon, il faut partir. On se revoit demain soir. »
Sans se faire prier, le chat bondit sur le rebord de la fenêtre et s’effaça dans la nuit.
Marceau occupait un appartement meublé au dernier étage d’un immeuble de la rue Delandine, dans le centre de Lyon. Après avoir été réformé, il était retourné vivre chez ses parents à Roanne. Néanmoins, acceptant mal son infirmité et le regard de ses proches, il avait accepté sans hésiter la place d’agent de banque qui lui avait été proposée, dans le vivier d’emplois réservés par le gouvernement aux invalides de guerre ; d’autant que, le conflit achevé, il était assez vite passé du statut de héros mutilé à celui de pauvre gars estropié. Il s’en était reparti à Lyon, où il étudiait avant le début du conflit, et s’était efforcé de reprendre une existence normale, autant que faire se pouvait.
C’est ainsi que, pour un loyer modique, il louait un logement mansardé au troisième étage composé d’une pièce principale et d’un étroit cabinet de toilette. Le lit occupait une bonne part de l’espace, meublé, de plus, par une table et deux chaises, un buffet bas et un fauteuil quelque peu avachi. Un poêle à charbon, un évier dans un angle, flanqué d’un tout petit fourneau, et un placard faisant office d’armoire complétaient le mobilier de l’appartement éclairé par une unique fenêtre donnant côté cour. Marceau passa une veste en gros drap de laine, couvrit ses cheveux blonds d’une casquette et quitta l’appartement, emportant ses affaires dans une besace de toile, ainsi qu’un sac à bandoulière plus gros, en cuir fauve. Arrivé au bas de l’escalier, il toqua à la porte de la loge des concierges.
« Bonjour, madame Calvet.
– Bonjour, monsieur Robin. Mon Dieu, quel temps aujourd’hui encore ! Les trottoirs sont couverts de neige, faites attention à ne pas glisser et vous casser une jambe !
– Je serai prudent, promis. »
Blanche Calvet était une accorte petite femme toujours active, que l’on voyait arpenter du matin au soir les étages de la maison dont son mari et elle avaient la charge. Son fils cadet avait été tué en Argonne, et si elle ne parlait que rarement de son Adrien, son regard s’emplissait d’une insondable douleur sitôt qu’elle évoquait sa mémoire. Peut-être Marceau, par sa blondeur et ses doux yeux bruns, lui rappelait-il ce garçon perdu trop tôt car elle avait pour lui des attentions presque maternelles depuis qu’il habitait chez eux.
« Voilà pour vous, dit-elle, fourrant dans la besace de son locataire une gamelle en fer blanc enveloppée d’un linge. Fricot de pommes de terre et haricots.
– Merci ! J’ai faim rien qu’à y penser. » Le jeune homme déposa le sac de cuir devant la porte. « Je pars ce soir pour Roanne, puis-je vous laisser mon sac ? Je le récupérerai en passant, après le travail.
– Bien sûr. À ce soir, monsieur Robin, et bonne journée. »
En dépit de la neige qui couvrait le sol comme un épais tapis, Marceau partit d’un bon pas le long des trottoirs. Il faisait un froid terrible et les flocons ne tardèrent pas à s’amasser sur ses vêtements, mais il n’en ralentit pas pour autant. Même l’air vif ne semblait pas le déranger et il mit à peine plus de temps que d’ordinaire pour arriver à la banque, égayé par le spectacle des passants emmitouflés avançant précautionneusement le long des rues, des bandes d’enfants qui se rendaient à l’école tout en se lançant des boules de neige, abrités sous des pèlerines cirées. Même, le conducteur d’une voiture à cheval avait accroché au harnais de sa bête, un robuste boulonnais à robe baie, des clochettes qui tintinnabulaient joyeusement dans le petit matin. Quand ses collègues lui demandaient pourquoi il ne prenait pas le tramway, il répondait juste qu’il aimait la marche, et c’était vrai. Tout au long de son trajet, l’œil exercé de l’artiste qu’il restait malgré tout captait des scènes de la vie quotidienne, pittoresques parfois, le plus souvent banales. Une normalité toute simple qui, près de trois ans après la fin de la guerre, parvenait encore à le surprendre.
L’établissement bancaire dans lequel il travaillait dressait une imposante façade à colonnes sur la rue Childebert. Une bonne chaleur régnait dans les bureaux où les premiers arrivés conversaient, regroupés autour du poêle. Marceau les salua, discuta quelques instants de tout et de rien puis alla poser ses affaires. Il s’entendait bien avec ses collègues qui l’avaient pourtant vu arriver avec quelque méfiance – il était de notoriété publique que beaucoup d’ex-poilus souffraient de troubles psychologiques à des degrés plus ou moins divers et celui-ci, avec son bras en moins, ne faisait sans doute pas exception à la règle – mais il avait pris ses fonctions avec une discrétion et une efficacité exemplaires qui avaient aussitôt étouffé les critiques potentielles. On le trouvait bon garçon, bien que peu causant, et on lui savait gré de ne pas parler de la guerre et de son expérience d’ancien combattant, ce que le jeune homme n’aurait d’ailleurs fait pour rien au monde. Ces gens qui, pour la plupart, n’avaient jamais approché un champ de bataille ne l’auraient de toute façon pas compris.
« Quelqu’un veut du café ? » lança en entrant un commis qui portait un plateau chargé de tasses. Une fois de plus, le cercle se reforma autour du poêle ; décidément, en cette veille de Noël, personne n’avait envie de travailler. Plusieurs employés avaient même posé un congé de quelques jours et tous attendaient déjà le soir avec impatience, d’autant que la banque, en cette occasion, fermait ses portes une heure plus tôt.
Très vite, la conversation roula sur les festivités du soir et la manière dont chacun avait prévu de se divertir, chez soi ou à l’extérieur.
« Nous, on laisse les petits à grand-maman et on va dîner au restaurant avec la belle-famille.
– Avec la belle-doche, tu parles d’un cadeau de Noël ! »
Quelqu’un demanda tout à coup à Marceau à quoi avait pu ressembler un réveillon au front. Le jeune homme se borna à dire qu’il avait eu, à chaque fois, la chance de se trouver en cantonnement sur l’arrière-front et que le cadeau avait été d’échapper aux combats.
« C’est vrai qu’ils servaient du champagne pendant le repas ?
– Au mess des officiers très certainement, pour ma part je n’en ai pas vu. En temps de guerre ou de paix, messieurs, vous savez bien quelle considération on porte au petit personnel. »
On l’approuva avec des exclamations et des rires, mais un gros garçon posté près de la porte annonça l’arrivée du chef de bureau et tous se précipitèrent à leur place comme des écoliers surpris par l’arrivée impromptue de leur maître.
Marceau s’empara d’un large registre et entreprit d’y reporter des colonnes de chiffres ; son esprit vagabondait pour partie du côté de Suippes dans la Marne, en 1915, et de ce réveillon passé dans une grange glaciale, avec un malheureux lapin rôti en extra pour accompagner la plâtrée de nouilles servie par le cuistot. Des nouilles pour célébrer la naissance du Sauveur, c’était se foutre du monde, avait tempêté un poilu, repris en chœur par toute l’escouade. Mettant en commun le contenu des colis envoyés par leurs familles, ils avaient néanmoins réussi à constituer un repas presque festif tandis qu’un jeunot, incorporé depuis peu, racontait avec des larmes aux yeux les treize desserts de sa Provence natale.
Ils avaient chanté des cantiques, enchaîné sur des chansons qui, la gnôle aidant, étaient devenues de moins en moins respectables. Le lendemain, il y avait eu un tournoi de football auquel Marceau n’avait pas pris part, se contentant de jouer les supporters tout en discutant littérature avec le lieutenant Talkovski, un chartiste avec qui il s’était découvert des affinités et pour qui il éprouvait une grande estime doublée d’une solide amitié.
Au matin du 26 décembre, alors qu’il faisait encore nuit noire, ils étaient remontés en première ligne.
De ces deux jours, Marceau conservait un bon souvenir ; car au-delà de la violence aveugle et destructrice de la guerre, il y avait eu aussi ces moments de camaraderie qui réchauffaient le cœur des soldats. Il n’en parlait jamais, cependant. La seule fois qu’il s’y était risqué, un imbécile avait osé lui dire que ça n’avait pas dû être si terrible, la guerre, puisqu’on s’y amusait tant. Le jeune homme avait reçu la remarque comme une insulte, et il lui avait fallu mobiliser tout son sang-froid pour ne pas envoyer son poing direct dans le pif de ce planqué qui n’avait connu les combats que par ce qu’il en avait lu dans les journaux. Il ne l’en avait pas moins qualifié d’embusqué, de sale pignouf et de con remarquable avant de quitter les lieux, blessé à vif.
Secouant la tête à ce souvenir déplaisant, Marceau ramassa une pile de bordereaux dont il consigna les écritures dans un autre registre. Dans le bureau, l’atmosphère était laborieuse et ses collègues courbés sur leur ouvrage, muets et appliqués. De temps en temps, un commis venait déposer des documents sur une table et s’en repartait sans bruit. De l’autre côté des hautes fenêtres étroites, qui ne laissaient filtrer qu’un jour gris, la neige tombait toujours.
La journée fila vite, d’autant qu’en cette veille de Noël, l’activité était singulièrement ralentie. À seize heures, tous se souhaitèrent de bonnes fêtes et quittèrent la banque sans s’attarder.
Pressé par le temps, car son train partait à dix-sept heures, Marceau dérogea à son habitude et se dirigea vers l’arrêt de tramway le plus proche. En dépit du temps, nombreux étaient les gens à se presser dans les rues, rouspétant après les automobiles dont le passage les éclaboussait de neige et qui répondaient avec arrogance d’un long coup d’avertisseur. Au coin de la place des Jacobins, des musiciens accompagnaient une grande fille brune qui chantait des airs de Noël, tandis qu’une fillette en uniforme, fraîche et souriante, présentait une corbeille aux passants. « Noël des plus pauvres » indiquait un panneau près du brasero qui réchauffait l’ensemble, autour duquel les badauds faisaient cercle le temps d’une chanson. Marceau pêcha quelques pièces au fond de la poche de sa veste et les déposa dans le panier.
« Merci beaucoup, monsieur ! Passez un joyeux Noël ! »
Le jeune homme répondit d’un signe de tête, ayant vu arriver le tramway. Il traversa la rue à toutes jambes, esquiva une charrette lourdement chargée – mais pas le nom d’oiseau dont le gratifia son conducteur – et, manquant s’étaler devant une commère flanquée de deux bambins, stoppa pile devant le tramway qui s’arrêtait.
Le véhicule était bondé. Marceau parvint à se caser entre une religieuse et deux ouvriers qui dissertaient bruyamment sur une certaine Mireille aux multiples talents. Le temps de retourner chercher son sac et courir jusqu’à la gare – par chance il habitait à une dizaine de minutes de Perrache – il était cinq heures moins dix. Des panneaux annonçaient cependant qu’en raison de la neige, tous les trains avaient du retard. Une bise aigre soufflait le long des quais, tourbillonnait dans le hall où se massaient les voyageurs, très nombreux ce soir-là. Des files s’étaient formées devant la buvette qui servait des cafés à la chaîne et Marceau choisit de retourner sur le parvis où un vieil homme, abrité sous une marquise, vendait des marrons chauds.
« Quel bon Dieu de temps ! l’accueillit celui-ci, remontant le col de son manteau. Ce qu’on serait mieux au coin du feu, hein ?
– Je ne vous le fais pas dire. Hélas, mon train a du retard alors il me semble que ces marrons seront un bon moyen de me réchauffer aussi bien que de patienter. »
Le vieux hocha la tête. « Mon garçon, c’est une jambe qu’il a perdue, dit-il, fixant la manche vide que le vent faisait battre aux côtés du jeune homme. En 15, aux Éparges. Vous voyez ?
– Oh. Oui, ça a été rude, là-haut.
– Et vous ?
– En 17, au Chemin des Dames.
– Une belle saleté qu’ils ont imaginée là pour massacrer le pauvre monde. » Le vieillard fourragea dans le fourneau où rôtissaient les marrons, confectionna un cornet avec du papier journal et le remplit généreusement. « Voilà pour vous. N’allez pas vous brûler, surtout.
– Ça aurait au moins le mérite de me réchauffer les doigts, je commence à ne plus les sentir. » Marceau tendit quelques sous au vendeur et récupéra son cornet, humant la bonne odeur qui s’en dégageait.
« Vous allez arriver à les éplucher, au moins ? Avec une seule main, ça ne doit pas être facile.
– Ne vous en faites pas, je vais me débrouiller. Et ça m’occupera jusqu’à l’arrivée de mon train. Au revoir, monsieur, passez un bon Noël.
– Vous de même. Et bon voyage, où que vous vous rendiez. »
Marceau s’empressa de regagner l’abri de la gare et, plus aucun banc n’étant libre, finit par s’asseoir contre son sac dans un coin relativement isolé. L’avantage d’avoir vécu près de trois ans dans les pires conditions possibles, où un trou dans la boue passait pour un gîte acceptable, faisait qu’il s’accommodait dorénavant de tout.
Alors, sans plus prêter attention à l’agitation alentour, il entreprit de déguster ses marrons.
CHAPITRE 3
Où tout le monde se retrouve en famille pour célébrer Noël
« Bon sang de bonsoir, à quelle heure va-t-il arriver, ce fichu train ? »
Armande aurait trépigné si elle n’avait pas été assise à l’arrière de l’automobile familiale. Son frère aurait dû arriver à Roanne à 18 h 30 ; il était près de dix-neuf heures et son train n’était toujours pas annoncé. Bien qu’emmitouflée dans un manteau molletonné elle commençait à avoir froid, surtout aux pieds qu’elle aurait voulu frapper sur le sol histoire de raviver la circulation sanguine.
« Vous auriez mieux fait de rester m’attendre à la maison, mademoiselle, déclara Lucien sans se retourner, comme il l’entendait se frotter les bras avec vigueur pour se réchauffer. Avec cette neige, il fallait se douter que les trains auraient du retard. »
Armande sentit ses joues chauffer car c’était elle qui avait insisté pour accompagner le chauffeur à la gare. Le matin même, elle s’était réveillée tout à fait remise – et pour cause – de sa chute de la veille et s’en était allée au lycée sans même la plus infime des boiteries, ce qui n’avait pas manqué de lui valoir des réflexions de la part de cet idiot d’Alfred. Tout au long de la journée, la jeune fille avait été sur des charbons ardents, si impatiente à la perspective de revoir Edmond que même la leçon de sciences naturelles, matière pour laquelle elle se passionnait pourtant, lui avait paru se traîner d’horrible manière.
On ne pouvait toutefois pas dire que, en leur qualité de jumeaux, Edmond et Armande soient inséparables. Bien que partageant un lien privilégié, ils étaient de caractères si dissemblables que, très tôt, leurs centres d’intérêts respectifs les avaient éloignés. Edmond était calme, Armande aimait remuer. Et quand les enfants se retrouvaient à faire une bêtise, nul besoin de chercher longtemps pour savoir qui des deux l’avait provoquée.
Le temps passant, Edmond s’était donné corps et âme à la musique alors que sa sœur, si elle se révélait une excellente flûtiste, ne voyait là qu’un agréable passe-temps et s’intéressait aux sciences, avec une préférence pour celles dites naturelles. Quand Alfred la brocardait en affirmant que les filles n’entendaient rien à la logique scientifique, elle rétorquait que lui, contrairement à Marie Curie, n’était pas près de donner un jour des cours à la Sorbonne.
Armande vouait une immense admiration à Marie Curie, cette femme qui avait su se faire une place dans un monde d’hommes, qui avait même mis son savoir au service des soldats pendant la guerre en travaillant sur la mise au point d’appareils de radiologie mobiles utilisables sur le front.
Mais bien sûr, Maria Sklodowska avait eu pour époux le brillant physicien Pierre Curie et pas un béotien dans le genre d’Alfred Meaudre ou Joseph Thevand.
Bonté divine, pourquoi tout la ramenait-elle invariablement à lui ?
Plongée dans ses pensées, elle avait fini par perdre le fil du temps et sursauta lorsque Lucien l’appela :
« Mademoiselle, il me semble que le train de monsieur Edmond est annoncé. »
Avec un cri de joie, Armande bondit hors de la voiture et, trottinant aussi prudemment que possible sur le sol enneigé, s’engouffra dans la gare.
Il ne se trouvait pas grand monde pour attendre sur le quai balayé par des bourrasques de vent glacé. À travers les flocons virevoltants se dessina peu à peu la silhouette massive et noire de la locomotive qui ralentissait, soufflant de longs jets de vapeur telle une énorme bête hors d’haleine. Quelques voyageurs descendirent, auxquels Armande n’accorda nulle attention, focalisée tout entière sur le jeune homme qui venait d’apparaître en haut du marchepied, portant une valise. Un jeune homme aux allures d’adolescent dont le visage s’illumina en l’apercevant.
« Mondin ! s’exclama Armande en se jetant à son cou, les larmes au bord des yeux.
– Ma chère petite sœur, tu m’as manqué », murmura Edmond, l’étreignant avec force, tout aussi ému. À quelques pas, Lucien se contenta d’un formel salut de la tête, attendant de récupérer le bagage de Monsieur.
Armande relâcha enfin son frère et recula, bousculant par inadvertance un voyageur.
« Veuillez m’excuser, monsieur », s’amenda-t-elle avec un large sourire, tout à sa joie des retrouvailles. L’homme lui sembla familier, cependant, même à demi dissimulé sous sa casquette et l’épaisse écharpe de laine qui lui enveloppait le bas du visage. « Oh mais, Marceau, c’est vous ? Quelle heureuse rencontre. Bonsoir ! »
Celui-ci sourit en retour, surpris et heureux en reconnaissant la jeune fille qu’il n’avait pas vue depuis un temps appréciable.
« C’est bien moi. Bonsoir, Armande. Je suis moi aussi enchanté de vous voir, mais de tous les endroits où j’aurais pensé vous croiser, celui-ci est bien le dernier, il y fait un froid terrible.
– Je suis venue chercher Edmond qui nous revient de Paris. »
Les deux jeunes hommes se saluèrent puis Armande prit le bras d’Edmond, excitée comme une puce.
« Ninon m’a dit que vous passiez quelques jours ici, vous aussi ?
– Hélas non, je repars demain soir. Mais je tenais à fêter Noël en famille. »
Une rafale de vent tourbillonnant les cueillit sur le parvis, si violente qu’Armande faillit en perdre son béret.
« Eh bien, j’y vais, il est déjà tard, déclara Marceau, raffermissant sa prise sur la lanière de son sac. Passez un bon réveillon.
– Où allez-vous donc ?
– Chez moi, enfin, chez ma mère.
– Je veux dire, vous n’allez pas y aller à pied par ce temps ?
– Ça n’est pas si loin, et puis j’ai l’habitude.
– Vous plaisantez, il gèle à fendre les pierres. Venez avec nous, Lucien fera un crochet pour vous déposer. »
Marceau n’insista pas car la neige tournait à la tempête, et il n’avait en outre jamais eu l’occasion de prendre place à bord d’une aussi belle voiture que la Delage qu’il détailla d’un œil admiratif.
« Elle est magnifique ! Vous ne l’aviez pas l’année dernière, il me semble ?
– En effet, mon père en a fait l’acquisition cet été. Vous n’imaginez pas à quel point il en est fier.
– Je suppose que je le serais aussi si je possédais une merveille pareille. »
Assis entre sa sœur et Marceau, Edmond conservait le silence, savourant le simple fait d’être de retour chez lui pour quelques jours. Bien qu’ayant fréquenté de nombreuses années la famille Robin, il avait toujours conservé une distance due à sa timidité alors qu’Armande avait, avec Ninon et Marceau, une familiarité espiègle de petite cousine. Il lui arrivait parfois d’envier cette capacité qu’elle avait de se trouver à l’aise avec tout le monde, quand lui devait se faire violence pour aller vers les autres.
Marie Robin occupait avec sa fille un modeste appartement à l’est de la gare, au cœur du vieux Roanne. La Delage stoppa devant l’immeuble ancien à la façade austère au pied duquel la neige s’amoncelait par paquets.
« Merci pour le bout de chemin ! Passez de bonnes fêtes.
– Vous aussi. Votre sœur est déjà au courant, mais Edmond et moi viendrons demain vous rendre visite après le déjeuner.
– Avec plaisir. Bonne soirée et à demain ! »
Brillant au milieu des flocons, les éclairages publics donnaient aux rues du centre-ville un air de fête. Il était 19 h 40 quand Armande et son frère regagnèrent enfin la demeure familiale. L’entrée d’Edmond fut célébrée comme s’il revenait d’un long périple dans un pays lointain et sa mère l’étreignit avec force, retenant des larmes de joie et de fierté mêlées.
« Comment vas-tu, mon chéri ? Tu n’es pas trop fatigué par le voyage ? Mais, dis-moi, tu n’as pas maigri ?
– Allons, Marie-Louise, ne sois pas ridicule, intervint André Meaudre. On ne dirait pas qu’il revient de chez les sauvages ? »
La vaste salle à manger resplendissait plus encore qu’à l’accoutumée ; pièce majeure de la maison avec ses murs ivoire plaqués de boiseries, ses riches tentures aux fenêtres, son haut plafond incrusté de moulures au centre duquel un lustre majestueux étendait ses bras de métal doré et ses globes ouvragés. Dans un coin, près d’un piano quart de queue orné, pour l’occasion, d’une guirlande d’argent, se dressait un haut sapin tout illuminé de bougies qui faisaient scintiller des étoiles et des anges de cristal d’une exquise délicatesse. La table était déjà dressée, exposant sur la nappe immaculée brodée de fils dorés les plus belles pièces de la vaisselle qu’on ne sortait que dans les grandes occasions. Tout se déclinait dans un camaïeu de blanc et d’or, du service de fine porcelaine jusqu’aux serviettes damassées. C’était là le luxe ostentatoire d’une bourgeoisie commerciale dont l’enrichissement était récent.
Il faisait presque trop chaud après le froid glacial de la gare, une souche de chêne flambait dans la cheminée devant laquelle Sultan et Lulu se rôtissaient, oublieux des gens qui évoluaient auprès d’eux.
Des oncles, des tantes, des cousins étaient là. Armande aurait voulu accaparer son jumeau et lui poser mille questions sur sa vie à Paris, car s’ils avaient échangé par lettres, elle ne l’avait pas revu depuis septembre. Et il restait à Roanne si peu de temps ! Avait-il changé depuis qu’il arpentait les rues de la capitale ? Physiquement, c’était toujours le jeune homme frêle, à l’air d’adolescent, qui lui avait adressé de grands gestes par la fenêtre du train qui l’emmenait vers Paris. Ils se ressemblaient beaucoup avec les traits harmonieux de la branche maternelle, des yeux expressifs d’un vert lumineux de jeune pousse. Tous deux châtains, mais Edmond tirait sur le blond alors qu’Armande était presque brune. La différence fondamentale tenait à la personnalité : le frère était dans le perçu, la sœur dans le vécu. Alfred ne disait-il pas que, des deux, c’était Armande le garçon ? La sensibilité d’Edmond s’était mise tout entière au service de son talent de violoncelliste tandis que la volonté farouche et entêtée d’Armande la poussait à la lutte pour s’affranchir de l’avenir que ses parents voulaient pour elle et accomplir son rêve d’étudier à l’université.
Enfin, M. Meaudre invita ses convives à passer à table et la jeune fille s’assit à côté de son jumeau, qu’elle put à loisir presser de questions.
« T’es-tu fait des amis au conservatoire ? Est-ce que tu sors de temps en temps ?
– Oui, je me suis lié avec deux garçons de ma classe. Je vais parfois me promener avec l’un ou l’autre quand je n’ai pas trop de travail. C’est que c’est autre chose qu’à Lyon, les professeurs sont encore plus intransigeants. »
Le pâle visage d’Edmond s’anima tout à coup.
« Mais tu sais, depuis le mois d’octobre je fais quelque chose d’absolument passionnant à côté de mes études. Tous les dimanches après-midi, je me rends chez un ancien combattant qui souffre de troubles très graves et j’essaie de l’aider à se rétablir en lui jouant du violoncelle. On appelle ce procédé la musicothérapie. Et ça marche ! expliqua-t-il, les yeux brillants.
– Vraiment ? De quoi souffre donc cet homme ?
– À ce que j’en sais, il a été pris dans l’effondrement d’une galerie et il en est resté… traumatisé, en quelque sorte. Depuis, il est secoué en permanence par des tremblements très violents qui touchent ses quatre membres. Il a aussi beaucoup de mal à parler et ne s’exprime qu’au prix d’un terrible bégaiement. Ça fait peine à voir, je t’assure.
– Et comment en es-tu venu à pratiquer cette… musicothérapie avec lui ?
– C’est un de mes nouveaux amis qui m’en a parlé et m’a présenté au médecin qui pratique cette forme de thérapie. Inutile de te dire à quel point j’ai été intéressé, soigner des gens grâce à la musique ! Je me suis donc rendu à son cabinet et, après m’avoir expliqué en quoi allait consister mon travail, il m’a fait intervenir auprès de son patient. Je dois dire que celui-ci n’avait pas du tout l’air ravi de me voir la première fois. Pense donc, avant la guerre il jouait du hautbois dans un orchestre symphonique parisien et maintenant il en est totalement incapable. Je pense qu’il m’en voulait. Puis, petit à petit, il a commencé à prendre du plaisir à m’écouter. Nous nous sommes rapprochés. Même s’il est toujours très atteint sur le plan physique, j’ai vu qu’il allait mieux depuis que je travaille avec lui. Armande, tu n’imagines pas à quel point c’est gratifiant ! Je ne prétends pas avoir la capacité de guérir Paul, mais si son état s’améliore jusqu’à ce qu’il puisse un jour rejouer du hautbois, ce sera la plus belle chose que je pourrais accomplir.
– Je suis certaine que tu y parviendras », affirma la jeune fille avec ferveur, serrant la main de son frère dont le récit confortait son désir de devenir médecin. Soulager les souffrances physiques mais aussi morales des gens, n’y avait-il rien de plus valorisant ?
Les invités s’en repartirent peu après minuit, les plus jeunes emportant jouets et bonbons, leurs aînés des confiseries de luxe, alcools de prix, articles vestimentaires à la dernière mode. Avant de se mettre au lit, les jumeaux se retranchèrent dans la chambre d’Edmond pour faire un sort à une boîte de marrons glacés, péché mignon et partagé depuis leur plus tendre enfance. Puis, Armande introduisit subrepticement Lulu chez elle et sombra sans tarder dans un sommeil satisfait.
*
* *
La neige avait cessé de tomber quand Amande écarta ses volets, quelques heures plus tard, et un clair soleil brillait dans le ciel pâle. Le jardin figé, tout scintillant de givre, avait un air de fête. Elle demeura un instant à la fenêtre, inspirant l’air glacé à pleins poumons, heureuse autant que la fillette qu’elle avait été et qui se réjouissait à l’avance des batailles de boules de neige à mener contre ses frères. Même si, bien sûr, Alfred et Edmond ne s’adonnaient plus depuis longtemps à ce qu’ils qualifiaient de gamineries.
Tant pis ; au sortir de la messe de Noël, elle essaierait quand même d’en envoyer une dans le cou d’Alfred, histoire de rire un peu.
*
* *
« Reprendrez-vous une part de tarte, Edmond ?
– Non, merci Ninon. Elle est délicieuse, mais avec tout ce que j’ai avalé depuis hier, j’ai l’impression que je vais éclater. »
Armande, pour sa part, glissa sur son assiette deux bugnes couvertes de sucre fin. Sa mère n’aurait certainement pas manqué de dire qu’une jeune fille comme il faut devait en toute circonstance faire preuve de retenue et ne pas se jeter sur la nourriture comme une affamée ; sauf que ces bugnes étaient diablement bonnes, tout comme la tarte aux poires d’ailleurs, et que ç’aurait été un manque absolu de respect que de n’y point faire honneur.
« Du café, peut-être ?
– Bien volontiers. »
Jusqu’alors paresseusement étalée en travers des jambes de Marceau, une minette crème aux longs poils soyeux s’étira avec langueur puis bondit, sans y avoir été conviée, sur les genoux d’Armande.
« Milady ! Descends tout de suite, tu vas abîmer la toilette de notre invitée, protesta Marie Robin, assise dans un fauteuil près de la cheminée.
– Oh, ne vous en faites pas, Milady est la plus adorable des chattes. Je suis sûre que ma robe ne craint rien. »
La jeune fille étrennait en ce 25 décembre la robe confectionnée par Ninon. Comme celle-ci l’avait supposé, même sans essayage, elle lui allait à la perfection ; et si Joseph Thevand n’avait pas eu le plaisir de la lui voir porter, Marceau l’avait complimentée avec solennité sur sa jolie tournure.
Sans doute la robe était-elle trop habillée pour le modeste logement des Robin. Après le décès du père de famille, emporté lors de l’épidémie de grippe espagnole, sa femme avait été contrainte de quitter l’appartement où Armande et Edmond avaient pris leurs premières leçons de piano pour un autre plus petit, au loyer moins élevé. Néanmoins, la santé de Marie Robin, qui avait toujours été fragile, s’était soudainement dégradée et elle avait dû abandonner l’enseignement de la musique. Veuve et sans ressources, elle n’avait plus pour subsister que le salaire de sa fille et ce que son fils lui faisait parvenir de ses appointements et de sa modeste pension d’invalide de guerre.
Armande n’avait pas vu son ancien professeur depuis des mois et elle avait été frappée par l’altération de son état. Amaigrie, les traits tirés sur un visage décoloré, elle paraissait frêle et vieillie, enveloppée dans un châle de laine à franges, ses cheveux blonds striés de gris tenus en un chignon sévère. De temps en temps, une quinte de toux sèche la secouait et il lui paraissait difficile de reprendre son souffle ensuite. Ninon lui avait parlé de problèmes cardiaques, sans s’étendre sur le sujet, mais quels qu’ils soient, ils semblaient graves. La jeune fille ne pouvait manquer les regards préoccupés échangés par le frère et la sœur, même s’ils s’efforçaient d’adopter un ton badin afin de donner le change. De même qu’Edmond et elle se ressemblaient, Ninon et Marceau partageaient une identique blondeur, des visages au modelé classique dégageant plus de charme que de beauté, un regard brun et franc qui, chez l’un comme l’autre, s’ombrait souvent de mélancolie. La guerre, le deuil et la souffrance avaient passé sur cette famille. Seules quelques photographies, sur les murs au papier fleuri, conservaient le souvenir d’une époque heureuse à jamais révolue.
« Ces chocolats sont délicieux, commenta Marceau, la tirant de ses pensées.
– En effet, approuva Ninon, piochant une nouvelle fois dans la boîte de carton verni. C’est un beau cadeau que vous nous avez apporté là.
– Et vous n’avez pas encore goûté aux marrons glacés, avisa Armande avec légèreté, chassant au loin ses idées moroses. Vous m’en direz des nouvelles.
– Il y avait toujours des chocolats de luxe dans les colis que vous m’envoyiez au front, renchérit Marceau. Je vous laisse imaginer avec quelle impatience les copains les attendaient.
– Mais ils étaient pour vous, et vous seul !
– Je pouvais bien partager quelques chocolats avec eux, qui n’avaient pas la chance d’avoir une aussi gentille marraine de guerre.
– Je ne suis pas persuadée que vous ayez eu des sentiments aussi charitables la fois où je vous ai fait parvenir le chandail que j’avais tricoté pour vous.
– Eh bien, il faut dire qu’il était très… jaune.
– J’aimais beaucoup le jaune à cette époque.
– Toute l’escouade m’a appelé le Canari géant pendant deux semaines.
– Pas ma faute si vos camarades avaient l’humour léger comme une brique. »
Bien qu’âgée d’à peine onze ans quand le conflit avait éclaté, Armande avait décidé, avec le plus grand des sérieux, de correspondre avec ce garçon qu’elle aimait beaucoup et qu’elle considérait un peu comme un proche cousin. Au fil du temps, elle avait entretenu avec son « filleul » une correspondance aussi suivie que possible compte tenu des circonstances. En plus de ses lettres, la jeune fille envoyait régulièrement des colis contenant des friandises ou des vêtements chauds, parfois un roman ou des illustrés, de quoi améliorer un peu un ordinaire pas vraiment riant. De son côté, Marceau lui écrivait des messages enrichis de dessins qui dépeignaient, sous une forme délibérément pittoresque, son quotidien de soldat. C’est ainsi qu’elle avait connu, à travers leurs échanges, l’élégant lieutenant Talkovski à la fringante moustache noire ; Jean Casanova, taillé comme un hercule, dont l’air farouche lui faisait un peu peur ; Francisque Rivière, un gaillard blond à l’air canaille et à l’œil rieur. D’autres encore, plus ou moins proches, qui donnaient une réalité à ces mots rédigés au crayon à papier sur de simples feuilles de carnet.
« Mon cher Edmond, accepteriez-vous de nous interpréter quelque chose au piano ? » s’enquit Mme Robin. C’est ainsi que s’acheva la visite, après un récital d’une trentaine de minutes durant lesquelles le jeune homme joua plusieurs airs du répertoire classique avec une exquise qualité d’interprétation, bien que le piano ne fût plus son instrument de prédilection.
Le ciel s’était à nouveau couvert quand ils prirent congé. De retour à la maison, tandis qu’Edmond s’en allait prolonger au salon la séance de musique, Armande se rendit dans sa chambre et sortit de son secrétaire un paquet de lettres attachées par un ruban violet : l’intégralité de sa correspondance de marraine de guerre, de 1914 à 1917.
D’une des lettres, elle tira une photo sur laquelle Marceau, la lèvre ornée d’une courte brosse de poils clairsemés qui se voulait moustache, mais ne parvenait même pas à le vieillir, posait en uniforme de campagne à côté de son ami Maurice Talkovski. Elle demeura un instant à la contempler, l’air songeur, puis la glissa soigneusement dans l’enveloppe jaunie. Jusqu’au soir elle étudia, le cœur chiffonné, ce témoignage d’une période pas si lointaine qui avait pourtant bouleversé leur vie à tous.