Auteur Sujet: Le Rebound Guy de Sophie Lim  (Lu 15184 fois)

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Le Rebound Guy de Sophie Lim
« le: jeu. 19/01/2023 à 17:18 »
Le Rebound Guy de Sophie Lim




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1.

En s’arrêtant au Drinks of the World de la gare de Cornavin, Victoria était à mille lieues de se douter qu’elle croiserait la route d’un jeune homme de 26 ans qui ébranlerait ses sentiments naissants pour Bruno ; le seul qu’elle jugeait digne d’intérêt depuis sa rupture.
Âgée de 24 ans et titulaire d’un master en communication qui la maintenait au chômage, elle avait quitté Annecy dans la précipitation, en vue d’aider son oncle Roger, hospitalisé à la suite d’une infection nosocomiale qui le paralysait. Établi à Genève, il gérait avec sa fille Véronique l’agence Haut les cœurs, fondée sur le concept d’homme pansement ou de rebound guy. Les femmes brisées par l’amour recouraient à leurs services pour panser leurs blessures, avant d’entamer une nouvelle relation. Quelques rares clientes voulaient se divertir avec un jeune premier à la beauté parfaite ou entendre des paroles réconfortantes qu’elles ne trouvaient pas chez elles. Victoria, qui fuyait tout ce qui s’apparentait à des rencontres forcées, comme les rendez-vous arrangés et les soirées speed dating1, n’avait pas manqué de le répéter à son oncle. Seule l’affection qu’elle lui portait l’avait incitée à lui prêter main forte durant son absence et à emménager temporairement dans son appartement. Sans emploi et larguée comme une vieille chaussette, elle avait préféré passer la frontière. S’immerger dans un monde inconnu valait mieux que de broyer du noir sur le territoire français, en serinant « VDM2 » ; son refrain favori depuis que sa rupture lui avait dessillé les yeux sur sa vie de merde.
Après avoir récupéré quelques affaires à Annecy, elle pénétra dans le magasin Drinks of the World, situé au niveau des quais, à côté des escaliers. Avec ses 2 000 produits, c’était le royaume des boissons alcoolisées et énergétiques par excellence. Au-delà de son envie de revoir Bruno, qui y travaillait à temps partiel pour financer ses études de droit, elle cherchait des spiritueux pour le pot de bienvenue organisé en son honneur. Pour son premier jour de boulot, il fallait marquer le coup. Son choix se porta sur une Lager3 aux herbes et aux épices, dont le goût et le packaging se démarquaient par leur originalité.
Tandis qu’elle discutait avec Bruno près des caisses, une voix pleine d’exaspération l’apostropha. En se retournant, elle vit un apollon châtain, version glaçon. Alors qu’il la toisait en lui montrant l’étendue de sa langue vipérine, elle observa son visage, captivée par la régularité de ses traits. Comment un être à la plastique irréprochable pouvait-il se comporter comme le dernier des sagouins ? L’inconnu grossier avait des cheveux raides qu’on mourait d’envie de caresser, tant ils paraissaient soyeux. Les mèches rebelles qui tombaient sur son front laissaient deviner de magnifiques yeux pers dans lesquels beaucoup de femmes se noyaient volontiers.
—   Si j’étais toi, je testerais mon pouvoir de séduction sur mon miroir. C’est le seul nom masculin
capable de te supporter. Tu perds ton temps et tu me fais perdre le mien.
—   On n’a pas élevé les cochons ensemble, que je sache ! Vous ne me connaissez même pas et vous me tutoyez.

1 Anglicisme qui désigne le fait de rencontrer des prétendants en quelques minutes, les uns après les autres. Le but consiste à déterminer s’il existe des affinités entre les individus, afin d’envisager, ou non, un deuxième rendez- vous galant.
2 Acronyme du site Web français viedemerde.fr. Le site recense des anecdotes de quelques lignes sur les désagréments de la vie quotidienne. Le ton employé se veut humoristique.
3 Terme se rapportant à des bières à fermentation basse.
 
—   Pff ! RI-DI-CU-LE ! On doit avoir le même âge. Si ça se trouve, t’es même plus jeune que moi. Un conseil : mets-la en veilleuse. Déjà que tu ne ressembles à rien, si tu l’ouvres, c’est encore pire. À cette allure-là, tu vas faire fuir tous les mecs et tu finiras vieille fille.
Atterrée, Victoria scruta le pack de boissons énergétiques qu’il tenait entre les mains, avant de le fixer avec des éclairs.
—   Je ne vous permets pas ! Si vous êtes si pressé, pourquoi venir dans une boutique spécialisée, juste pour des Red Bull ?
—   J’ai… mes raisons. Je n’ai pas de temps à perdre avec une cruche sans charme comme toi. En plus d’être moche, t’as pas oublié d’être bête. Je dois apporter ces boissons à un pot de bienvenue. J’espère que la nouvelle recrue ne sera pas aussi cruche que toi et qu’elle les appréciera.
Il a un pot de bienvenue, lui aussi ? C’est notre seul point commun… Mais pourquoi je cherche des points communs avec lui ? Ce n’est pas comme si c’était mon genre de mec. Je plains sa nouvelle collègue. Je me demande quel est son boulot. Vu comment il est méprisant, il est soit mannequin pour un petit catalogue de rien du tout, soit vendeur de produits de luxe. Tout dans l’apparence, rien dans la tête.
—   Quelle idée ! Les Red Bull ont un goût un peu spécial qui ne plaît pas à tout le monde, alors pourquoi vous…
—   Imagine qu’elle ait deux de tension. Ça la réveillera. Les Red Bull, c’est comme l’amour ; ça donne des ailes. Si elle n’aime vraiment pas, je les garderai pour moi. Dans les deux cas, je suis gagnant. De toute façon, je gagne toujours.
—   C’est sûr, au concours du plus antipathique, vous gagneriez à coup sûr, marmonna Victoria entre ses dents, en espérant ne pas se faire entendre.
—   Laisse-moi payer mes boissons, au lieu d’aggraver ton cas. Toi là, le p’tit brun, merci de faire ton
job et de m’encaisser.
L’individu poussa Victoria et déposa ses boissons sur le comptoir. Son attitude déconcertante la musela. Elle s’interrogea sur le bien-fondé des Red Bull dont la condamnation pour publicité mensongère avait été relatée dans les journaux et sur Internet. L’information avait notamment été relayée par le site Hitek que son âme de « geekette » exhortait à suivre. L’article, qui datait du mois d’août 2019, commençait ainsi : « Canada : Red Bull ne donne pas d’ailes ». Offrir des Red Bull en guise de cadeau de bienvenue constituait un pari risqué, bien que l’apollon ne semblât pas s’en soucier. D’ailleurs, lui arrivait-il de s’intéresser à autre chose qu’à sa petite personne ? Lorsqu’il se trouva face à Bruno, ce dernier lui jeta un regard rempli de haine qui semblait n’avoir aucun rapport avec Victoria. C’était le genre de regard fixe et appuyé qui signifiait : « Un jour, j’aurai ta peau… »

*

Les mots rassurants de Bruno n’avaient pas rasséréné Victoria qui courut vers l’appartement de son oncle pour se changer. Elle était attendue à l’agence, mais qu’importe, l’apollon cynique l’avait vexée. S’il n’était pas capable de déceler son charme, elle éblouirait d’autres hommes. Prouver qu’un peu de sex-appeal sommeillait en elle constituait sa revanche du moment. Les propos du connard ne représentaient rien de plus que des remarques désobligeantes émanant d’un inconnu, alors pourquoi était-elle autant perturbée ? Était-ce à cause de son joli minois ? Elle ne l’avait vu qu’une fois et elle ne le recroiserait sans doute jamais. D’habitude, elle ripostait et reprenait le cours de sa vie comme si de rien n’était. Des gens mal lunés et des chercheurs d’embrouilles polluaient régulièrement les rues, les supermarchés et les transports en commun ; et leurs insultes injustifiées ne symbolisaient qu’un pet dans l’eau, comme l’avait souligné une amie chinoise qui aimait filer les métaphores.
 
Roger vivait dans le Vieux Genève, près de l’immeuble blanc où le compositeur Franz Liszt et Marie d’Agoult avaient vécu pendant un peu moins de deux ans. Certaines bâtisses méritaient d’être rénovées, mais Victoria adorait ce lieu chargé d’histoire avec ses rues pavées, ses arches et ses trésors médiévaux. Quinquagénaire fraîchement divorcé, Roger avait emménagé dans un trois-pièces avec deux chambres dont l’une était censée accueillir des invités. Elle lui servait en réalité de débarras. Peu avant la venue de Victoria, Véronique et son mari l’avaient désencombrée et arrangée pour qu’elle ressemble à une vraie chambre, à la hauteur de Vicky la cousine. Les meubles modernes blanc cassé juraient avec l’intérieur rustique de l’appartement, conçu dans les tons bruns. Malgré le désordre, Victoria s’y sentait bien, car il y régnait une atmosphère apaisante.
Tandis qu’elle troquait son pantalon gris rayé contre une robe prune à la coupe évasée, son téléphone retentit. C’était Véronique au bout du fil. À cause du relooking, elle avait oublié de la prévenir de son retard. Bien que sa cousine trentenaire bougonnât, elle ne lui en tint pas rigueur, car Alban, la star des rebound guys, ne s’était pas encore manifesté.

*

Cinq mâles âgés d’une vingtaine d’années attendaient Victoria autour des canapés beige clair de la salle d’attente, pendant qu’Enzo, le standardiste gay aux cheveux ondulés, répondait au téléphone. Les discussions autour de la nouvelle recrue et les pronostics concernant le retard d’Alban allaient bon train. Véronique s’était installée à son bureau pour jeter un œil aux derniers chiffres, avant de rejoindre les garçons.
L’agence Haut les cœurs se trouvait au quatrième étage d’un immeuble de la rue du Rhône, réputée pour ses boutiques prestigieuses, ses bureaux d’affaires et ses banques. Roger et Véronique l’avaient implantée dans des locaux lumineux et spacieux à l’architecture intemporelle, près du parking du Mont- Blanc et du magasin de chaussures Jimmy Choo. Située en contrebas de la vieille ville et très vaste, la rue revêtait des allures de boulevard ou d’avenue. Certains la comparaient à la Cinquième Avenue new- yorkaise. L’agence baignait dans un décor épuré et sobre avec ses murs gris perle, son mobilier blanc- beige et ses fenêtres aux châssis noir ébène. De prime abord, personne ne se doutait que les lieux abritaient une activité olé olé et non un cabinet de consulting notoire.
Sitôt le vestibule franchi, Victoria atterrit dans un grand open-space comprenant deux bureaux à l’entrée, un bar américain dans le coin gauche et un espace salon, composé de trois canapés bordant une table basse et formant une sorte de carré autour de celle-ci. Deux fauteuils avaient été placés à côté du canapé qui était installé en face de l’écran géant. Plaqué contre le mur, il surplombait le reste du mobilier, à la manière des salles d’attente de certaines entreprises du CAC 40.
Enzo et les rebound guys assaillirent Victoria.
—   Alors Miss Frouze, pas trop stressée ? s’exclama Willy, le plus jeune et le plus enjoué.
« Miss Flouze » ? Comme si j’étais pleine aux as, s’interrogea Victoria pendant que Véronique lui expliquait que les termes « frouze » et « shadock » désignaient en Suisse « un Français frontalier ».
Âgé de 22 ans et de petite taille, Willy avait les cheveux roux et une coupe Playmobil qui allait de pair avec un air moqueur qui ne le quittait jamais. Ses collègues semblaient plus sérieux et plus matures. Véronique réunit tout le monde autour du bureau réservé à Victoria et laissa Julian, le grand brun au look décontracté et aux cheveux hirsutes, lui exposer le système des rebound guys.
Différentes classes les caractérisaient. Comme aux Jeux Olympiques, ils appartenaient à la classe bronze, argent ou or, dont dépendait l’étendue des prestations. Les rebound guys de la classe bronze se limitaient aux sorties et aux divertissements, alors que ceux de la classe argent comprenaient les bisous sur la bouche. Pour bénéficier de relations sexuelles, il fallait s’adresser à la classe or.
 
Les rebound guys prirent tour à tour la parole pour se présenter. Willy et Arthur, le brun timide aux cheveux raides, faisaient partie de la classe bronze. Le premier préférait les sorties branchées, tandis que le second proposait des sorties culturelles. Parmi la classe argent, on recensait Julian, le passionné de danse, et Christophe, le rouquin taiseux aux cheveux bouclés, fan de mode et de surf. Au moment d’évoquer la classe or, Constant s’avança vers Victoria et lui baisa la main. Aimant déclamer des vers de Shakespeare et de Lord Byron, il portait une coupe au carré et des vêtements de l’époque victorienne.
—   J’espère qu’Alban ne va pas trop tarder, lança Véronique en regardant sa montre.
—   Alban ? réagit Victoria.
—   Oui, la classe or serait incomplète sans Alban. Monsieur se fait désirer.
—   S’il t’agace autant, pourquoi tu ne le sanctionnes pas ?
—   C’est la star de l’agence. Il est très convoité et il pèse lourd dans le chiffre d’affaires. Bref, si tu
as quelque chose à dire, dis-le, car je vois bien à ta tête que quelque chose te mine.
—   Durant tout ce temps, Roger et toi teniez un commerce de gigolos. Si j’étais vous, j’aurais honte. Je comprends mieux maintenant pourquoi vous restiez vagues sur votre activité. Et dire que j’ai accepté de vous aider.
Se sentant insultés, les rebound guys et Enzo la mitraillèrent du regard.
Véronique enjoignit à sa cousine de la suivre dans la cuisine. Pour se calmer, Victoria but un jus
d’ananas.
—   Je te demande d’essayer avant de juger. Ce sont de bons gars, et les clientes sont satisfaites. Je comprends que tu sois choquée, mais en Suisse, « les gigolos », pour reprendre ton expression, sont des travailleurs comme les autres avec une couverture sociale. Constant et Alban te l’expliqueront mieux que moi, puisqu’ils sont directement concernés. Si tu veux rentrer à Annecy, fais-le maintenant. Sinon, aide-moi à sortir les petits fours et les boissons. C’est censé être ton pot de bienvenue.
—   Je vais y réfléchir. Laisse-moi juste cinq minutes.
Pendant que Véronique retournait au salon, Victoria inspecta les autres pièces. À côté de la cuisine se trouvaient les toilettes et une salle de bains séparée. Une chambre à coucher, décorée avec goût dans les tons crème, lui faisait face. Un living-room, au milieu duquel trônaient un canapé vert pomme et un guéridon en merisier, jouxtait les bureaux des gérants, au fond du couloir.
La star des rebound guys arriva enfin. Véronique pointa sa montre dans sa direction, avec un petit soupir de mécontentement.
—   Albanie ! C’est à cette heure-ci que t’arrives ? T’as fait des folies de ton corps, hier ? le railla Willy.
—   Ne m’appelle pas comme ça ! Non. Je suis tombé sur une idiote pendant que j’achetais les boissons. Elle m’a tellement énervé que j’ai dû retourner chez moi pour me calmer.
—   Tu ne te laisses pas facilement déstabiliser, d’habitude, remarqua Julian. Je me demande qui était
cette jolie fille.
—   Personne. Juste une idiote. Mais… j’admets qu’elle était jolie. Elle est aussi jolie qu’elle est…
idiote. Je hais les idiotes, donc pas la peine d’imaginer n’importe quoi. Au fait, elle est où, la nouvelle ?
—   Madame boude parce qu’on n’est pas assez bien pour elle. Elle est aussi mignonne qu’elle est
méprisante, précisa Julian.
Voyant Victoria venir dans leur direction, Véronique les interrompit et fixa sa cousine droit dans les yeux, dans l’attente d’une réponse. Dos à Victoria, Alban continua à déblatérer sur l’idiote de la gare. Ayant reconnu son haut à capuche et sa voix, cette dernière pouffa.
—   Toi ?
—   Victoria. Ta nouvelle collègue qui déteste les Red Bull.
—   Dois-je en déduire que tu restes ? demanda Véronique, soulagée.
 
—   Oui. Et je m’excuse auprès de vous tous pour mon attitude de tout à l’heure. Je vais faire de mon
mieux pour vous aider.
—   Je n’ai pas tout suivi, mais je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Elle n’a pas l’air très dégourdie. Avec elle, on va droit à la catastrophe. È una schiappa4, s’exclama Alban, en la détaillant de la tête aux pieds.
—   J’ignore ce que tu viens de nous balancer en italien, mais ça ne me dit rien qui vaille. Je ne te permets pas de me juger ! Tu ne me connais même pas.
—   Pas la peine. J’en sais suffisamment. Jusqu’ici, je ne me suis jamais trompé sur les femmes, et
quand je dis qu’une femme est idiote, c’est une idiote.
—   Amen, Monsieur je fais tout mieux que les autres.
Amusés par leurs piques, les rebound guys parièrent sur celui qui tomberait amoureux le premier et comptèrent leurs billets. Alban et Victoria protestèrent en chœur, ce qui décupla la sonorité de leurs rires. Le pot de bienvenue se déroula dans une ambiance détendue. Malgré les vacheries qui sortaient de sa bouche, Alban ne put détacher son regard de Victoria qui l’intriguait. Elle paraissait idiote et naïve, mais les mots qu’elle échangeait avec les rebound guys montraient qu’elle possédait un esprit vif et rebelle.
Vers midi, Véronique expliqua à Victoria les tâches qui lui incomberaient. Assistée d’Enzo, elle devrait décrocher le téléphone, mettre à jour le site Internet et prendre les rendez-vous. La question des extras fut évoquée. Le rebound guy ayant obtenu le plus grand nombre de rendez-vous dans sa catégorie et dans le mois percevait une commission de cinq cents francs suisses et un bonus diamant qui consistait en une invitation pour deux dans un endroit sympa : une expo, une sortie au ciné, un resto de luxe ou un spa. Bien que la place d’homme du mois fût très prisée, la concurrence demeurait loyale. Saboter la réputation ou le rencard d’un rebound guy constituait un motif de licenciement.
Avec l’hospitalisation de Roger, les chiffres de l’agence se révélaient moins bons. En vue de lui donner une seconde jeunesse, en permettant à Victoria de comprendre l’utilité des rebound guys, Véronique avait organisé une soirée speed dating. Elle avait privatisé L’Odéon ; une brasserie suisse et française, à l’ambiance chaleureuse et au style boisé, qui pouvait contenir jusqu’à cent personnes. L’événement visait à fidéliser la clientèle et à dérider Victoria. À l’issue du speed dating, elle passerait une semaine en compagnie du rebound guy de son choix, afin de lui suggérer des idées de rendez-vous, tout en découvrant le métier. Qui était mieux placé qu’elle pour connaître les attentes des femmes de moins de 30 ans ? Peu convaincue, elle accepta néanmoins de jouer le jeu, face aux regards insistants braqués sur elle.

*

L’Odéon était situé dans le quartier populaire et animé de Plainpalais Jonction, qui regorgeait de bars, de lieux culturels et d’universités. Surnommé la Jonquille, et entouré par l’Arve et le Rhône, Plainpalais était peuplé d’étudiants. Alban y avait élu domicile pour sa proximité avec tout.
N’aimant pas le chiffre 7 qui lui rappelait le symbole nazi, Véronique avait dérogé à la règle classique du speed dating en sept minutes et avait fixé chaque tête-à-tête à dix. Malgré sa réticence, Victoria avait soigné son apparence et enfilé une robe de cocktail pourpre. Ses deux barrettes en strass mettaient en exergue sa chevelure marron qui s’arrêtait au niveau des omoplates. Son entrée fut aussitôt remarquée. Constant, le poetic lover, lui baisa la main pendant que Julian et Christophe la dévisageaient, épatés par

4 È una schiappa vient de l’italien. La phrase peut se traduire par : « Elle n’est pas douée. » En italien, essere una schiappa signifie « être nul dans un domaine ».
 
sa beauté. Tandis que les clientes gloussaient à la vue des rebound guys, Willy donna un coup de coude à Alban qui jouait sur son téléphone.
—   Elle est belle, non ?
—   Qui ça ? demanda Alban, sans décoller ses yeux de l’écran.
—   Miss Frouze. Lâche ton natel et regarde !
En Suisse, le natel désignait le smartphone, en référence à l’ancienne marque de téléphones mobiles
destinés aux voitures, Nationales Autotelefonnetz.
Devant l’insistance de Willy, Alban releva la tête avant de poursuivre sa partie.
—   Quelconque. Une vache en robe, ça reste une vache.
—   Quoi ? C’est toi qui es vache. C’est comme ça qu’on dit en France ?
—   Ouais, c’est comme ça qu’on dit en France. Va boire un verre et fiche-moi la paix.
Une fois seul, Alban observa Victoria avant de s’installer à une table. Quoi qu’elle entreprenne, elle l’agaçait. Même si tout en elle l’horripilait, ses yeux refusèrent de se poser ailleurs. Elle l’hypnotisait à la manière d’un fakir et il abhorrait ce qu’il ressentait en sa présence.
Pourquoi je réagis comme ça ? Elle est stupide et c’est un moulin à paroles. Des belles filles, j’en croise tous les jours ; des idiotes aussi. Alors pourquoi je n’arrive pas à l’ignorer ? J’ai des problèmes de vue. Elle n’est pas si belle que ça, mais sa façon de plaisanter avec Julian m’énerve. Si elle ne fait pas plus attention, il va la dévorer toute crue.
Après ce dernier vint le tour de Willy. Ne sachant quoi dire, il enchaîna les blagues. Victoria, qui croyait assister à un mauvais vaudeville, était pressée de passer au rebound guy suivant. Pour masquer son trouble devant sa cliente, dont le speed dating fut gâché par son inattention, Alban interpréta les Préludes de Bach sur le piano adossé au mur. Son morceau déclencha des cris d’excitation. Alors que ses fans se bousculaient vers lui, Victoria vit pour la première fois un sourire fleurir sur son visage. Bien qu’il parût faux, elle le trouvait beau. Elle se demandait donc à quoi il ressemblait lorsqu’il souriait en toute franchise.
—   Il est doué et il a l’air heureux quand il joue, fit-elle remarquer à Willy.
—   Quoi, tu ne le savais pas ?
—   Savoir quoi ?
—   Il a failli devenir pianiste professionnel, mais son père s’y est opposé. Tu connais Maître Costelli ?
—   L’avocat d’affaires dont toute la Suisse romande parle ?
—   C’est son père. Alban a abandonné la musique pour suivre ses traces. Tout ça à cause d’une fille…
—   À cause d’une fille ?
L’heure de changer de table sonna. Les révélations de Willy avaient perturbé Victoria. Elle se positionna en face d’Arthur à reculons. Timide et appréciant la simplicité, il évoqua avec elle sa passion pour le bricolage, le grand air et le jardinage. Victoria passa un bon moment, malgré un côté timoré qui le rendait presque efféminé. Christophe lui raconta comment il souhaitait relooker chaque femme. Féru de mode et esthète dans l’âme, il projetait d’ouvrir son propre salon de coiffure. Constant la noya sous une série de vers et de citations, ce qui le faisait apparaître comme quelqu’un de pédant que Molière aurait pu parodier. Elle se dirigea vers la table d’Alban, la gorge nouée. Il l’attendait les bras croisés et le regard froid. Son sourire de star avait disparu.
On dit souvent « le meilleur pour la fin ». Tu parles. Je sens que ça va être un cauchemar.
Contrairement aux autres, qui avaient brisé la glace les premiers, il la fixa sans bouger d’un iota. Mal à l’aise, Victoria réfléchit à un sujet de conversation. Il détourna les yeux pour regarder l’heure et bâilla, en exagérant les mouvements de sa mâchoire.
—   Tu pourrais faire un effort !
 
—   Ça va. On ne va pas se mentir. On ne se supporte pas. Je préfère que tu la boucles, plutôt que
d’entendre tes conneries.
—   Pour une fois, on est d’accord. Je te trouve odieux. Pourtant, je fais un effort pour Véronique et mon oncle. S’il n’en tenait qu’à moi, je ne serais plus ici. Je t’ai vu sourire et parler avec les clientes, alors tu pourrais faire pareil avec moi.
—   Les clientes ne sont pas aussi idiotes que toi. Elles sont…
Pendant qu’il la comparait à ses relations tarifées, une question lui traversa l’esprit. Il s’exprimait
sans l’accent helvétique et il portait un prénom français, ce qui attisait sa curiosité.
—   Au lieu de me descendre, dis-moi pourquoi tu portes un prénom français. Tu n’as pas non plus l’accent suisse.
—   Puisque t’as fait l’effort de ressembler à une fille ce soir, je vais te répondre. Ma grand-mère est normande et mes grands-parents vivent à Deauville. Fin de l’histoire. Tu ne deviendras jamais assez proche de moi pour que je te raconte ma vie, donc si tu veux élucider les mystères qui m’entourent, bon courage, Sherlock Holmes.
—   J’en ai suffisamment entendu.
—   Où est-ce que tu vas ? Les dix minutes ne sont pas encore écoulées.
—   Je rentre. Je perds mon temps avec toi.
—   Attends !
Il attrapa son poignet et l’invita à se rasseoir. Elle lui jeta un regard noir. Vu son attitude, il allait
devoir trouver une bonne excuse pour qu’elle reste.
—   Choisis-moi comme rebound guy. J’ai besoin d’argent pour monter un projet et ce n’est pas toujours évident de se mesurer à Constant pour conserver ses commissions. J’ai besoin d’idées novatrices pour vendre du rêve aux clientes. Tu as quasiment le même âge qu’elles et tu rêves sûrement du prince charmant, comme toutes les midinettes. Si tu m’aides, je te conseillerai pour que tu décroches un rencard avec le type qui bosse au magasin de boissons. J’ai vu qu’il te plaisait.
—   Où est l’arnaque ?
—   Nulle part. Tu me rends service, je te rends service. Tout le monde y gagne.
—   Désolée, mais c’est non. Tu l’as dit toi-même : « On ne se supporte pas ». Si je devais choisir
quelqu’un, ce serait Julian.
Julian… On dirait un ado attardé avec sa coupe en brosse. Pourquoi choisis-tu l’argent quand tu peux avoir l’or que tout le monde adule ?
Victoria quitta la table sans lui laisser le temps de rebondir. Julian, qui souhaitait la raccompagner pour mieux la connaître, posa une main sur son épaule.
—   T’as passé une bonne soirée ? demanda-t-il.
—   Disons que ça s’est mieux passé que prévu.
—   T’as déjà fait ton choix ?
—   C’est-à-dire que…
—   T’as la nuit pour réfléchir. Tu rentres avec qui ? Je t’escorte, si tu veux.
—   Pas la peine. Je m’en charge, s’interposa Alban, en agrippant le bras de Victoria.
—   Mais tu habites…
« Pas loin », s’apprêtait à prononcer Julian, tandis qu’Alban lui faisait signe de se taire. Déconcerté par son initiative, il rejoignit Willy et Christophe qui échangeaient leurs impressions sur les participantes. D’ordinaire, Alban écourtait les soirées de cet acabit et ne raccompagnait jamais personne. Il en allait de même pour ses rencards. Il maîtrisait l’art de s’éclipser sans vexer, et les clientes déboursaient des sommes folles pour le réserver. Respecté par ses homologues et encensé par les
 
femmes, il érigeait une barrière autour de lui. Tout en entretenant de bonnes relations avec son entourage, il veillait à ne pas devenir trop intime, car pour lui, « proximité » rimait avec « perdition ».

*

Le trajet du retour se déroula dans le silence, ce qui décontenança Victoria. Elle aurait dû décliner
l’offre d’Alban, mais sur le coup, aucun son n’était sorti de sa bouche.
Si c’est pour la fermer, ce n’était pas la peine de me raccompagner.
—   À quoi tu penses ? la questionna Alban.
—   Qui te dit que je pense à quelque chose ?
—   Tu n’es pas douée pour masquer ce que tu ressens. Tu n’es qu’une idiote qui n’a aucun self- control.
—   Et t’arrives à voir ça dans le noir ? Cette conversation est stérile. Je préfère rentrer seule. Laisse- moi.
Bientôt, il va me sortir qu’il est nyctalope.
—   Non. Ce n’est pas prudent.
—   Je saurai me défendre.
—   Ah oui ? Et si je fais ça ?
Il la poussa contre le mur d’un immeuble et lui bloqua les poignets. Ses yeux plongèrent dans les siens et il approcha ses lèvres. Quelques badauds avaient beau les dévisager, Alban s’en fichait. Il descendit sa main gauche le long de sa cuisse et remonta le bas de sa robe, avant de reculer d’un geste brusque. Des sentiments confus s’emparèrent d’elle. Elle était à la fois tétanisée et frustrée. Elle éprouvait de la colère face à l’humiliation qu’elle venait de subir, et en même temps, elle aurait voulu qu’il continue. Bien qu’elle détestât Alban, le déplacement de ses mains sur son corps lui avait fait de l’effet. Des larmes embuèrent ses yeux.
—   Tu pleures ? demanda-t-il en relevant son menton.
—   Non.
—   Excuse-moi. Je ne voulais pas t’effrayer. Je voulais juste te montrer combien les rues de Genève peuvent être dangereuses. Viens là.
Il la serra dans ses bras et elle trembla.
—   Tu as froid ou c’est la peur ?
—   Pourquoi tu fais ça ?
—   Chut. Une idiote n’est pas censée parler.
Il ôta sa veste et la posa sur ses épaules. Elle lui jeta un regard inquisiteur avant de l’enfiler, mais il demeurait impassible. Sa minute de gentillesse l’avait déstabilisée et réduite au silence. Au moment de lui souhaiter « bonne nuit », il la prit de nouveau dans ses bras et lui murmura à l’oreille « choisis-moi », avant de s’éloigner.
—   Mais… et ta veste ? s’écria-t-elle, en la brandissant.
—   Tu me la rendras demain.
Une fois à l’intérieur, elle s’affala sur le canapé et tenta de se remettre de ses émotions. Pourquoi Alban agissait-il ainsi avec elle ? Il soufflait le chaud et le froid. En bas de chez Roger, il s’était montré tendre après l’avoir torturée. Était-il en train de la manipuler pour qu’elle l’aide à amasser de l’argent, ou avait-il parié avec les autres qu’il lui volerait son cœur ? Elle avait perçu son je-m’en-foutisme, et Alban ne ressemblait pas à un coureur de jupons invétéré ne supportant pas la contrariété. Il maintenait une certaine distance avec les femmes, sauf lorsqu’il se trouvait en mode boulot. Elle se demandait s’il lui était déjà arrivé de tomber amoureux, car malgré son apparence humaine, il se montrait indifférent
 
ou aussi froid qu’une statue. Il souriait sur commande et taclait de manière systématique, comme un robot. D’après les vagues propos de Willy, l’amour avait déjà frappé à sa porte. Bien qu’elle voulût en apprendre plus sur lui, ses phrases assassines l’excédaient. À cause des événements de la soirée, elle se retourna plusieurs fois dans son lit et se leva à maintes reprises.

*

—   Comment se porte ma nièce chérie ? demanda Roger pendant qu’Alban le poussait en fauteuil roulant vers le distributeur de boissons. Elle ne m’a pas rendu visite, ces jours-ci.
Roger recouvrerait l’usage de ses jambes dans trois ou quatre mois, hors rééducation. Son opération de la prostate avait occasionné une infection nosocomiale qui lui avait bloqué la colonne vertébrale.
—   Elle a bien failli partir, mais elle est restée. Elle n’est pas très futée. J’ai dû lui démontrer de façon musclée les dangers de la ville. Tu aurais pu charger quelqu’un d’autre de veiller sur elle.
—   Tu es le seul à venir à bout de toutes les femmes. J’espère que tu n’es pas trop dur avec elle.
—   Elle me fait l’effet d’un punching-ball ou d’un prunier ; ça dépend. J’ai soit envie de la cogner, soit envie de la secouer. Elle m’insupporte. C’est la première fois que je rencontre un cas comme celui- là. Il faut bien le dire, Victoria est un cas.
—   Il me semble que je te dédommage suffisamment pour ça.
—   Me donner des dessous de table pour éduquer Victoria, c’est ça que t’appelles « dédommager » ? Elle est impossible. Elle arrive même à polluer l’air que je respire. Je ne sais pas si je pourrai veiller sur elle. En même temps, les autres ne sont pas fiables. Autant que je m’y colle…
Roger s’esclaffa. En tant que rebound guy, Alban était confronté à toutes sortes de clientes qu’il gérait sans broncher. Il vouait à Victoria une animosité gratuite et exacerbée, comme si sa présence mettait son cœur en péril. Dès qu’il s’agissait d’elle, ses propos et ses gestes constituaient une suite de contradictions. Il perdait pied sans s’en rendre compte.
—   Je me suis fait du souci pour rien. La graine a déjà germé, avant même que tu t’en aperçoives. Le train est en marche.
Alban leva un sourcil.
—   Que veux-tu dire par là ? Je déteste les énigmes.
—   Dans quelque temps, tu comprendras.
Les parents de Victoria vivaient à Canberra. Son père, ingénieur de profession, y avait été muté deux ans après son bac. Son oncle paternel veillait sur elle depuis Genève, situé à trois quarts d’heure de route d’Annecy. Le percevant comme un père de substitution, elle lui confiait ses peines de cœur, ainsi qu’à Anthony, son faux jumeau installé à Paris. L’éloignement géographique de son géniteur avait creusé un fossé entre eux. Autoritaire et peu démonstratif, John Decker avait élevé ses enfants à la dure, et en cas de pépin, ils se tournaient vers tonton Roger, le plus cool des tontons, qu’ils considéraient comme l’antithèse de leur père.
La dernière rupture de Victoria, aussi récente que douloureuse, l’avait dévastée. Thomas, son ex, avait prétexté qu’elle était trop bien pour lui, sans rien ajouter de plus. Sa phrase de lâche s’avérait tellement bateau qu’on l’entendait régulièrement dans les films. Roger maudissait sa saleté d’infection qu’il voyait pourtant comme un mal pour un bien. À l’instar d’Alban, Victoria avait le cœur brisé et se méfiait de l’amour. Or, sa nature idéaliste la poussait à garder un infime espoir. Elle estimait que la situation ne pouvait que s’améliorer, une fois qu’on avait touché le fond. Malgré leur caractère opposé, Roger trouvait Alban et Victoria parfaitement assortis et envisageait de les rapprocher, avec la complicité de Véronique et d’Enzo. Assister de loin à leur amour vache en train d’éclore l’enchantait.
« Les contraires s’attirent », répétait-il souvent. Son activité symbolisait une sorte de service après-
 
vente du cœur féminin en miettes. S’il soignait les inconnues, pourquoi n’agirait-il pas de même avec sa nièce et ses rebound guys avec lesquels il avait noué une relation paternaliste ?

*

Véronique convoqua Victoria dans son bureau pendant qu’elle tapotait sur son clavier.
—   Alors, la soirée speed dating s’est bien passée ?
—   Je n’ai pas eu à m’en plaindre.
—   Qui est l’heureux élu ? C’est la question à cinquante francs que tout le monde se pose.
Plus tôt dans la matinée, les rebound guys s’étaient précipités auprès de Victoria pour connaître l’identité du compagnon de la semaine. Bien qu’il fût exercé à temps partiel, leur job à l’agence leur rapportait gros. Victoria représentait la cerise sur le gâteau ou le petit plus qui ferait grimper leurs commissions en flèche. La veille, ils avaient découvert chez elle un côté mignon qu’ils souhaitaient davantage creuser. Ce qui s’apparentait à une corvée se révélait finalement plaisant pour eux.
—   Je ne sais pas. J’hésite entre Christophe et Julian. Qui me conseilles-tu ?
Même si Victoria trouvait Julian fun, elle se demandait s’il pouvait se montrer sérieux. Quant à Christophe, elle se voyait mal lui tirer les vers du nez à chaque rendez-vous, bien qu’il possédât un certain charme. Il se murait dans le silence, sauf pour évoquer ses passions.
—   Que penses-tu d’Alban ? suggéra Véronique. Victoria écarquilla les yeux.
—   Tu le fais exprès ? J’ai dit Christophe ou Julian, pas Alban. De toute façon, il n’est pas là.
—   C’est un choix parfait pour toi. Vous vous connaissez à peine, et pourtant, vous vous disputez comme un vieux couple. La tension sexuelle qui règne entre vous est si palpable, renchérit Véronique avec un rictus lourd de sens. Mais si vraiment tu t’y opposes, laissons le destin décider à ta place.
Elle lui fit signe de la suivre dans le salon et inscrivit les noms des rebound guys sur des bouts de papier. Elle ordonna à Enzo de les déposer dans un chapeau de magicien et de tirer au sort, mais l’arrivée d’Alban l’interrompit. Agacée de le voir et pressée d’en finir, Victoria soupira, ce qu’il lui rendit par un regard assassin tandis qu’Enzo lui expliquait la présence du chapeau entre ses mains. Willy l’invita à se dépêcher, sans quoi il procéderait au tirage lui-même. Au moment où Enzo s’exécuta, Victoria ferma les yeux et pria pour que les mains de Dieu ne désignent pas Alban.
—   Alban Costelli ! s’écria Enzo.
—   Ce n’est pas possible. T’as certainement mal lu, réagit-elle.
—   Ça ne me fait pas plus plaisir qu’à toi. Mais hier, tu m’as demandé de jouer le jeu, donc je joue le
jeu, intervint Alban.
—   Alors pourquoi voulais-tu que je te choisisse ?
—   J’ai dit ça, moi ? Tu n’as quand même pas cru que j’étais sérieux ? Je vais devoir supporter une fille fade doublée d’une idiote. Et dire que je ne serai même pas payé pour ça…
—   Quoi ? Comment oses-tu ?
—   Temps mort ! s’exclama Véronique. À partir de maintenant, je te laisse entre les mains d’Alban. Alors que Victoria réfléchissait aux coups du sort et à la manière dont un vulgaire bout de papier avait influé sur son destin hebdomadaire, Alban l’entraîna par la main vers la sortie. En se retournant, elle croisa le regard de sa traîtresse de cousine trentenaire qui lui adressa un « au revoir », le sourire jusqu’aux oreilles. Réunis autour du canapé, les rebound guys relancèrent les paris sur Alban et Victoria,
qu’ils comparaient à Laurel et Hardy. Avec sa petite corpulence de femme, Victoria incarnait Laurel.
Alban s’arrêta quelques instants sur le trottoir et la dévisagea.
—   Guenilles, haillons, mais tu n’es pas Cendrillon, la déprécia-t-il, fier de sa rime.
 
—   Je te demande pardon ? rétorqua Victoria, en le fixant comme s’il parlait le martien.
Ses propos, plus hermétiques que les poèmes récités par Constant, lui paraissaient aussi incompréhensibles que s’il s’était exprimé en langage codé ou en onomatopées ; en dépit de son aptitude pour les rimes, qui méritait d’être applaudie et louée.
—   Pour que tu ressembles à quelque chose, il va falloir t’acheter d’autres vêtements. On s’en
occupera demain.
—   Ne décide pas de ces choses-là tout seul. Au fait, pourquoi m’as-tu fait passer pour une menteuse devant les autres ?
—   C’est ta faute. Je déteste devoir m’expliquer et je déteste raconter ma vie. Mais par-dessus tout, je déteste perdre mon temps, comme en ce moment. Avant de passer la semaine ensemble, il y a certaines règles à établir.
Il la tira par la main jusque chez lui, en ignorant ses questions et ses remontrances. Elle songeait à ce qui aurait pu se produire s’il n’avait pas interrompu Enzo dans son tirage au sort. Elle aurait obtenu un résultat différent et serait tombée sur quelqu’un qui savait dialoguer, pas sur un apollon antipathique qui avait l’art de déprimer à lui seul toute une bande de joyeux lurons. Elle le percevait comme un poil à gratter ou comme la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Depuis qu’elle l’avait rencontré, il se manifestait toujours quand il ne fallait pas, et ses phrases assassines jetaient un tel froid que des scientifiques malveillants auraient pu faire appel à sa médisance pour inverser les climats de l’Égypte et du Groenland.

*

Alban vivait dans un vaste deux-pièces décoré façon fifties, faisant ainsi écho à la chaîne de restauration HD Diner. Dans le couloir menant aux toilettes, les affiches publicitaires des années cinquante avaient laissé place à du pop art. Alban raffolait des œuvres d’Andy Warhol, et à défaut de pouvoir s’en procurer des vraies, il chinait pour acquérir des copies fidèles aux originales. Tandis qu’il s’affairait en cuisine pour leur préparer à boire, Victoria fit le tour du salon en se disant que les couleurs vives de l’appartement, dont il émanait chaleur et gaieté, détonnaient avec le caractère inhospitalier de l’habitant des lieux. Elle le percevait davantage comme un troglodyte terré dans une grotte aussi obscure que lui, ou comme un termite lucifuge qui sortait la nuit pour croiser le moins de monde possible. Ses yeux furent rapidement attirés par la photo d’une jeune femme blonde d’environ leur âge, dont l’élégance et la beauté lui donnaient des complexes. Alban déposa un plateau au centre de la table et se racla la gorge pour arracher Victoria à ses pensées.
—   La fille sur la photo, c’est ta petite amie ?
—   C’est personne.
—   Tu conserves des photos de « personne » ? Elle est belle !
—   Ouais. Tout le contraire de toi.
—   Pas besoin de te montrer aussi cassant.
—   Arrête de jouer les fouines.
Il s’empara du cadre photo et le rangea dans un tiroir d’un geste brusque. Il ressemblait à un braqueur qui planquait le magot, et son regard lançait des éclairs.
Vu son attitude, j’ai tapé là où ça fait mal. Je suis vraiment idiote. S’il avait eu une petite amie, elle n’aurait jamais accepté qu’il couche avec d’autres filles pour de l’argent. Ce n’est pas non plus une raison pour se montrer aussi odieux.
Alban ne rouvrit la bouche que pour lui demander ce qu’elle souhaitait boire. Il l’abandonna quelques
minutes et se rendit dans sa chambre. Muni de son PC, il pianota sur son clavier et ordonna à Victoria
 
de se taire, avant même qu’elle n’émette le moindre son. Elle contint son agacement et l’observa. Il imprima son contenu en deux exemplaires dont l’un fut remis à Victoria. Après avoir lu les premières lignes, elle manqua de s’étrangler.
Il se prend pour Dieu ? Gâcher de l’encre pour ça, franchement… Tu rêves, si tu crois que je vais te laisser faire.
La feuille comportait des règles qui lui rappelaient Super Nanny ; l’émission de télé dans laquelle une nounou à lunettes qualifiée intervenait pour aider les parents démissionnaires. Cette dernière épinglait au mur des règles adressées à toute la famille, en vue de recadrer les gamins turbulents et réputés ingérables. La présentation soignée d’Alban contrastait avec le fond du document, qui s’avérait aussi détestable que son caractère.

« Les dix commandements d’Alban Costelli pour Victoria Decker :

1)   – apprendre à bien s’habiller pour ne pas faire honte à Alban ;

2)   – apprendre à parler de façon utile (éviter les questions) ;

3)   – suivre les conseils de séduction d’Alban pour séduire Bruno ;

4)   – conseiller Alban pour ses rendez-vous, uniquement quand Alban l’ordonnera ;

5)   – ne pas chercher à connaître la vie d’Alban ;

6)   – ne pas parler d’Alban aux autres, ni en bien ni en mal ;

7)   – ne pas se mettre en danger (Alban déteste jouer les sauveurs) ;

8)   – jouer le rôle de la cliente si Alban le veut ;

9)   – ne pas chercher à séduire Alban (c’est perdu d’avance) ;

10)   – ne pas tomber amoureuse d’Alban, au risque de le refroidir encore plus. »

—   Je m’y oppose farouchement ! lança Victoria, d’une voix plus aiguë que la normale.
—   Tu n’as pas vraiment le choix, vois-tu. Tu ne voudrais pas décevoir ton cher oncle, si ?
—   Non, mais ça ne t’autorise pas pour autant…
—   J’ai une idée.
Victoria le regarda d’un air méfiant.
—   Si tu arrives à me battre au bowling, on oublie les commandements et on fera comme tu voudras. Si tu le souhaites, je m’arrangerai pour que Julian me remplace. Sinon, tu seras obligée de respecter les règles.
—   C’est injuste ! Je n’y connais rien au bowling.
—   Arrête de piailler. Ne dit-on pas que la chance sourit aux débutants ?
L’image de Laura Marconi dans Nicky Larson défila dans sa tête. Pourquoi ne l’imiterait-elle pas pour frapper Alban avec une massue ? Il le méritait. Depuis leur rencontre, il n’avait jamais entrepris le moindre effort en vue de lui faciliter la vie ou de pacifier leur relation. Contrairement aux autres rebound
 
guys, il n’avait pas éprouvé d’empathie envers la frontalière dépaysée qu’elle représentait, et il se fichait royalement de ses éventuels problèmes d’acclimatation. Il lui renvoyait sa nullité en plein visage. Si elle lui en avait parlé, il aurait assumé, mais il se serait montré encore plus abject en dressant une liste exhaustive de ses défauts. Il l’aurait établie sous forme de puces ou de numéros, comme pour ses commandements débiles à respecter à la lettre. Aimant relever les défis, elle accepta sa proposition, même si celle-ci sentait le roussi. Il n’appréciait pas grand-chose, et ses grognements le rapprochaient de Grincheux dans Blanche-Neige et les Sept Nains. Or, ce qu’il abhorrait par-dessus tout, c’était de perdre. En lui proposant le bowling, il avait effectué un choix judicieux, car il savait que ses chances de le battre se révélaient infimes. Elle ne croyait pas à la chance du débutant qu’elle qualifiait de pure billevesée. Elle songea au loto auquel elle n’avait jamais joué. En la matière, sa chance du débutant consisterait surtout à rentrer bredouille.
 

2.

La Polo d’Alban se dirigea vers La Praille ; un quartier du canton de Genève connu pour ses zones industrielles, à mi-chemin entre les communes limitrophes de Carouge et de Lancy. Un centre commercial et un stade y avaient été construits. Victoria trouvait la dénomination hideuse. Elle évoquait pour elle l’enseigne d’une gargote ou une affaire louche, car La Praille rimait avec les restaurants Courtepaille et le mot « racaille ». À peine assis, Alban s’était transformé en pancarte d’interdiction avec ses phrases débutant par les adverbes « ne pas » suivis de l’infinitif. Victoria croyait entendre Jacques Dutronc dans Fais pas ci, fais pas ça dont le rythme et les paroles lui déplaisaient autant que les prohibitions d’Alban. À deux négations près, il aurait pu effectuer une reprise de cette chanson mythique qui était devenue le générique d’une série du même nom, en 2007. Son père, avec lequel elle avait toujours entretenu des rapports difficiles, ne se montrait pas aussi directif, ce qui ne jouait pas en faveur d’Alban. S’il se comportait ainsi à son âge, qu’adviendrait-il de lui dans vingt ans ? Dans ses consignes, il avait interdit à Victoria d’abaisser la vitre, d’allumer la radio et de s’endormir. Il ne voulait ni attraper froid, ni abîmer ses tympans, ni perdre son temps à la réveiller.
Avec son gros plafond métallique et ses drapeaux bleus et blancs qui flottaient au vent, le centre commercial de La Praille ressemblait plus à une institution européenne qu’à un bâtiment imposant accueillant des boutiques. Victoria resta ébahie quelques instants, avant que la voix hargneuse d’Alban ne la fasse ciller. Le paysage qu’elle avait aperçu en voiture lui avait semblé peu ragoûtant, mais le centre commercial possédait une façade majestueuse qui donnait envie de s’y introduire. De mémoire, il n’existait pas de pareil endroit en France.
Conformément aux desiderata d’Alban, ils s’arrêtèrent au bowling de La Praille, qui comportait une vingtaine de pistes. D’autres activités ludiques comme le billard, le ping-pong et les jeux d’arcade y étaient proposées, ce qui faisait ressurgir les impressions de Victoria par rapport au Laser Quest5 qu’elle avait testé en Irlande, lors d’un séjour linguistique. Tandis qu’Alban se renseignait sur la privatisation du lieu, elle se remémora l’aspect de son pistolet laser infrarouge qui aurait pu servir à équiper Yoda dans Star Wars. Elle n’avait jamais su viser et son équipe avait perdu à cause d’elle. L’assistance de son premier amour, accoutumé à endosser le rôle du sniper, n’avait rien changé.
Alban prit des notes sur son téléphone pour ses futurs rendez-vous et lui reprocha son air rêveur. Il l’entraîna vers le bar qui faisait face aux pistes de bowling. Les prix affichés lui paraissaient excessifs, même en les convertissant en euros. Devant son hésitation à consommer, alors qu’elle mourait de soif, Alban proposa de prendre tous les frais à sa charge. D’humeur généreuse, il lui offrit la possibilité de le battre dans une autre discipline que le bowling. Après avoir tergiversé, elle s’en tint à l’option initiale. Si elle choisissait le billard, sa maladresse la conduirait à faire voltiger les boules avec la queue qu’elle estimait inadaptée aux petites mains comme les siennes. Elle ne fournit aucune explication à Alban, de peur que son vocabulaire ambigu ne l’amène à la considérer comme une fille en manque ou obsédée par le sexe. Quant au ping-pong, elle l’avait éliminé d’office. Vu ses piètres prestations au lycée, Alban remporterait la partie en moins de cinq minutes. Pendant qu’elle sirotait son Peace & Love, un cocktail floral sans alcool, il anticipa sur le programme de la journée et dressa sur son portable la liste des

5 Le Laser Quest désigne une chaîne de jeux laser en salle, avec des effets spéciaux.
 
magasins où il l’accompagnerait. Elle protesta. Sans daigner lui jeter un regard, il lui rappela les termes de leur accord : seule une victoire lui permettrait d’y échapper.
Pendant qu’il réglait l’addition et qu’il réservait une piste, elle observa la position des joueurs et évalua la distance qui les séparait des quilles. S’agissait-il d’une question de force, comme au base- ball ? Il existait apparemment plusieurs manières de réussir un strike6. C’était comme pour les romans. Stendhal et Agatha Christie avaient tous deux remporté le succès, même si leur style d’écriture et leur genre littéraire différaient. Analyser les lancers de chacun lui embrouillait l’esprit, d’autant plus que les joueurs ne possédaient pas tous une corpulence identique.
En bon gentleman, Alban l’invita à débuter la partie. Elle choisit la boule en fonction de sa couleur, bien qu’elle s’aperçût, juste après l’avoir projetée, que certaines d’entre elles pesaient plus lourd. Elle s’en mordit les doigts. Bras croisés, Alban riait sous cape face à sa bêtise. Malgré une mauvaise trajectoire de départ, toutes les quilles furent renversées, à l’exception de deux, mais leur emplacement les rendait difficiles à atteindre. Elle allait devoir rivaliser d’adresse pour remporter avec un spare7. Contrairement à elle, Alban lança la boule en toute quiétude et réalisa un strike.
—   Shopping, ordonna-t-il, lorsque son téléphone retentit. Il s’absenta quelques minutes pour décrocher.
La partie n’est pas encore finie. Ne crie pas victoire trop vite ; c’est le cas de le dire. Je m’appelle Victoria, tout comme la souveraine qui a régné sur l’Angleterre durant soixante-trois ans. C’est un signe, grogna-t-elle. Grâce à Stéphane Bern et à l’émission Secrets d’Histoire, je te résumerai sa vie pendant que tu avaleras chaque quille que je renverserai.
Elle souleva les boules une par une et en évalua le poids. Lors du prochain tour, elle se saisirait de la plus légère pour obtenir plus d’élan. Pendant qu’elle élaborait sa stratégie, un jeune homme gringalet, et aux cheveux aussi bouclés que le footballeur Benjamin Pavard, s’avança vers elle. Si ses cheveux avaient été blonds, il aurait pu incarner Cupidon avec sa bouille d’ange. Il se présenta et lui expliqua les rudiments du bowling. Ses amis et lui fréquentaient souvent celui de La Praille. Lorsque Victoria avait effectué son lancer, il l’avait observée et sa maladresse l’avait touché. Installés au bar, ses amis le huèrent. Sans perdre contenance, il se positionna derrière elle et l’accompagna dans ses gestes. De loin, il donnait l’impression de l’étreindre.
—   On en profite. « Quand le chat n’est pas là, les souris dansent », s’agaça Alban qui s’était éloigné plus que prévu, en raison d’une mauvaise couverture mobile.
—   Et tu es son…
—   Ça ne te regarde pas.
Alban le dévisagea et lui fit signe de s’en aller. Le brun à la chevelure frisée rejoignit ses amis sans un mot. Alors que Victoria s’apprêtait à ouvrir la bouche, Alban soupira et reporta sa mauvaise humeur sur elle.
—   Tu laisses souvent des inconnus te tripoter ? la suspecta-t-il, en croisant ses bras et en tapotant du pied.
—   Non. Il m’apprenait juste à jouer correctement au bowling.
—   Je vais t’apprendre.
Elle lui lança un curieux regard, en se demandant quel événement s’était produit entre-temps pour
qu’il fasse preuve d’empathie. Ne supportant pas son air hébété, il fronça de nouveau les sourcils.
—   Quoi ? Tu veux ma photo ? Tu veux que je t’apprenne ou pas ? À moins que tu ne préfères
Frisette…


6 Au bowling, il s’agit de faire tomber l’ensemble des quilles lors du premier lancer de la boule.
7 Au bowling, le spare désigne le fait de renverser toutes les quilles en deux coups.
 
—   Non. Il s’appelle…
—   Ça ne m’intéresse pas. Prends la boule verte et mets-toi en position. Au bowling, ce n’est pas la force qui compte. C’est une question d’adresse et de vitesse. La position de tes pieds est primordiale. S’il existe des chaussures spéciales, réservées au bowling, ce n’est pas pour rien.
Elle suivit ses indications sans rechigner pendant qu’il se tenait derrière son dos. Après avoir vérifié la position de ses pieds, il l’aida à lancer. Se sentir encerclée par les bras d’Alban la rendait toute chose. Ses joues s’empourprèrent et son cœur battait si fort qu’il aurait pu se détacher de sa poitrine. Elle ne prêta pas attention à la vitesse de la boule dont la direction lui permit de marquer son premier strike. Elle fixa le sol, les yeux dans le vide, et revint à elle lorsque Alban claqua des doigts.
—   Tu n’es pas contente ?
Elle releva la tête vers lui, incapable de répondre.
—   Qu’est-ce que tu as ? Tu n’es pas malade, au moins ? Il posa la main sur son front, ce qui la fit tressaillir.
—   Ta température me semble correcte, mais… tu as les yeux anormalement brillants. À la réflexion, je crois que je les préfère comme ça. Ça te rend presque mignonne.
—   Non. C’est… c’est… c’est plutôt toi qui as de beaux yeux.
Elle regretta aussitôt ses paroles et sa voix chevrotante. Comment allait-il réagir ? Le connaissant, il se moquerait d’elle et lui rétorquerait : « Oui, je sais, pas comme toi. » Contre toute attente, il esquissa un sourire radieux, avant de l’inviter à poursuivre la partie. Comme elle l’avait imaginé à L’Odéon, son véritable sourire se révélait magnifique et le rendait d’autant plus attirant.
Ne pas craquer pour lui… Ne pas craquer pour lui… martela-t-elle tandis qu’Alban observait la
piste. Il est tellement orgueilleux. J’ai envie de le mettre au tapis pour voir sa tête de mec penaud.
Pleine de bonne volonté, elle lança chacune des boules en songeant aux conseils avisés de l’apollon grincheux. Face à ses gestes hésitants, celui-ci perdit patience et s’adressa à elle sur un ton militaire. L’enchaînement des verbes à l’impératif et les directives d’Alban la firent sortir de ses gonds, mais ce dernier ne semblait pas enclin à épargner ses oreilles. Plus elle protestait, plus il s’en donnait à cœur joie. Elle, qui souhaitait prendre son temps pour obtenir la meilleure trajectoire, vit ses espoirs anéantis. La chance du débutant, évoquée par Monsieur Je-sais-tout, l’avait lâchée. De toute façon, elle n’y avait jamais vraiment cru, et au vu des circonstances, elle trouvait plus judicieux de parler de poisse du débutant. Toutes les boules s’écartèrent de la piste, en raison du stress engendré par Alban le sadique. Des scènes de films, évoquant le harcèlement moral, défilèrent dans sa tête. Fulminer ne changerait rien au résultat. À moins d’un miracle qui remettrait les compteurs à zéro et ouvrirait la voie à une partie décisive, il ne lui restait plus qu’à savourer sa défaite, pendant qu’Alban, lui, fanfaronnerait.
« À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », pensa-t-elle, au moment où celui-ci lança sa dernière boule, non sans une certaine fierté.
Sans grande surprise, il battit Victoria à plate couture. Frustrée et en colère, elle le dévisagea en se mordant les lèvres, ce qui ne manqua pas de le faire réagir.
—   Tu tires une de ces têtes. Je trouve ton expression risible et particulièrement idiote. Sois fair-play ; j’ai gagné.
—   Que ? Quoi ? Tu… tu… Ce n’est pas…
—   Que, que, que. Quoi, quoi, quoi. Tu te prends pour un canard ?
—   Tu m’énerves à la fin ! Tu as vu de quelle manière tu as remporté la partie ?
—   Oui. Et alors ? Le talent, ça ne s’invente pas. Sois bonne joueuse, Coin-Coin. Malgré tous tes efforts, tu aurais perdu. Maintenant, shopping !
 
Tandis qu’Alban claquait des doigts pour clore la discussion, elle vociféra contre lui, comme pour vider son sac. Sa voix stridente lui perçait les tympans et lui donnait le sentiment d’être confronté à Chichi, la femme de Son Goku dans Dragon Ball.
La ferme, bordel ! À ce rythme-là, je vais devenir sourd. Elle est vraiment infatigable, dès qu’il s’agit de se comporter en idiote. Il faut que je trouve un truc. Si ça continue, on sera encore là à la fermeture. Et le temps, c’est de l’argent.
Il ferma les yeux et passa en revue toutes ses clientes, surtout les plus difficiles. Un cadeau hors de prix, une balade romantique ou des compliments appropriés suffisaient à calmer les ardeurs de n’importe quelle femme, mais pas celles de Victoria qui semblait plus coriace que la moyenne. Le déferlement de reproches qui lui était actuellement destiné retentissait suffisamment fort pour le lui rappeler. Plus il ruserait, plus elle l’éconduirait.
Alors qu’elle continuait à dresser son CV de mauvais bougre en hurlant, il se jeta sur elle et
l’embrassa avec une telle intensité que les jambes de Victoria se mirent à trembler.
On ne lutte pas contre Alban, petite idiote. Chaque fois que tu me prendras la tête, je t’embrasserai de cette façon. J’ai l’habitude, alors un baiser de plus ou de moins… Et comme je ne tomberai jamais amoureux de toi, je te conseille de ne pas t’attacher à moi, songea-t-il, avant de mettre fin au baiser.
Il fit de nouveau claquer ses doigts et s’éloigna des pistes avec nonchalance. Le voir récupérer leurs chaussures avec une telle indifférence raviva sa colère.
—   Pourquoi m’as-tu embrassée ? demanda-t-elle, honteuse d’avoir succombé à ses lèvres traîtresses qui ne visaient qu’à duper la gent féminine.
—   Pourquoi ? Parce que c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour te faire taire.
—   Et c’est tout ? Comment peux-tu embrasser sans rien ressentir ?
—   Ça suffit, les reproches. Agir de façon idiote ne te dérange pas, même si tu gênes les autres. Dis- toi que c’est pareil quand j’embrasse. Si les femmes tombent amoureuses, c’est leur problème, pas le mien. Et encore, je t’ai offert ma bouche, alors qu’il faut normalement payer pour en bénéficier.
—   Je ne sais pas si je dois te traiter de robot ou de monstre, mais je t’interdis de jouer avec moi.
—   Je ne suis ni l’un ni l’autre. Je ne fais que mon travail. Tu sauras désormais que je n’aime pas les
femmes bruyantes. Tu détestes les flatteries, alors il fallait que je trouve une ruse.
Tandis qu’elle s’apprêtait à riposter, Victoria sentit son ventre gargouiller.
—   Il ne manquait plus que ça !
—   Qu’y a-t-il, encore ?
—   Mon estomac crie famine. Tu n’as qu’à me laisser. On se retrouve quelque part, d’accord ?
Victoria se précipita vers la sortie. À l’affût du supermarché Coop, elle envisageait de se procurer des spécialités culinaires suisses qui apaiseraient son estomac affamé. L’index posé sur ses lèvres, elle songea même à s’approvisionner pour les jours suivants. Plus elle s’attarderait dans les rayons, plus Alban s’impatienterait. Il l’avait traînée à La Praille contre son gré et n’avait rien perdu de sa verve poétique de connard méprisant. En prenant en compte cet élément, Fortuna, la déesse de la Chance, allait peut-être œuvrer pour que les événements tournent à son avantage. Comme il se plaisait à le répéter, Alban gagnait toujours. La présence de la divinité à ses côtés se révélait donc superflue. Pour rentabiliser sa venue au centre commercial, Victoria devait acheter « utile ». Or, comme la chaîne Coop n’existait pas en France, elle prévoyait de dévaliser les rayons : d’une part, elle ravirait ses papilles, et d’autre part, Alban serait si agacé qu’il quitterait les lieux de son propre chef.
Une fois les achats effectués, elle retournerait vers lui, le regard aussi suppliant et attendrissant que Le Chat Potté dans Shrek. En la voyant tout sucre, tout miel, il accepterait sûrement de l’emmener chez Wendy’s ; la chaîne de restauration rapide américaine, découverte à Genève lorsqu’elle avait 10 ans.
 
Dans ses souvenirs, ils servaient de délicieuses gaufrettes glacées que l’on ne dénichait nulle part ailleurs.
—   Hé ! tu vas où, comme ça ? demanda ce dernier.
—   J’ai faim !
—   Tu ne réponds pas à ma question.
Au moment où il formula sa dernière phrase, Victoria se trouvait déjà quelques mètres plus loin. Tandis qu’elle hâtait le pas pour se débarrasser de lui au plus vite, une scène de l’anime Great Teacher Onizuka lui traversa l’esprit. Celui-ci portait sur les tribulations d’un professeur déjanté, aux méthodes d’enseignement peu ordinaires et jugées peu orthodoxes. Dans l’épisode 8 du manga, dont une partie se déroulait dans un bowling, Kunio Murai, l’un des élèves rebelles qui détestait le jeune professeur, avait lâché une boule sur les pieds de ce dernier. Cette vision comique déclencha un fou rire chez Victoria qui aurait bien voulu réserver le même sort à Alban, lors de leur session « combat de quilles ». Chancelante et sentant que ses ricanements sonores l’amenaient à dévier de sa trajectoire, elle se mit sur le côté, entre deux enseignes.
Qu’est-ce qu’elle fiche ? s’impatienta Alban en l’observant de loin. Elle fatigue déjà ? Pas très courageuse, la petite.
Une fois calmée, Victoria sortit un miroir de poche et vérifia que ni son eye-liner ni son mascara n’avaient coulé, à force de rire jusqu’aux larmes. Les marques avaient beau indiquer sur l’emballage que leurs produits de maquillage s’avéraient waterproof, on n’était jamais à l’abri d’une mauvaise surprise. D’ailleurs, elle l’avait d’ores et déjà expérimenté. Un peu de noir avait dégouliné au niveau des cils inférieurs ; et comme elle l’affirmait si bien, elle commençait à ressembler à un « panda ».
—   Il faut que j’aille aux toilettes pour arranger ça ! s’écria-t-elle pendant qu’on lui agrippait le bras.
Mais eh !
—   Pas sans moi. « Le temps c’est de l’argent », rouspéta une voix qu’elle pouvait aisément
reconnaître entre mille.
Elle se retourna brusquement et ne fut pas surprise de découvrir Alban, les sourcils froncés.
—   Tu ne vois pas dans quel état je suis ? J’irai aux toilettes, que tu le veuilles ou non. Et puis, si t’es pas content, tu n’as qu’à retourner à l’agence ; ça me fera des vacances.
Le regard de son interlocuteur se durcit. Il ne décrocha pas un mot. Passablement énervé, il introduisit son pouce dans sa bouche, avant de frotter les yeux de « l’insupportable Victoria » avec vigueur.
—   Problème résolu, fit-il, avant de jeter un œil à son pouce teinté de noir.
—   T’es vraiment dégoûtant ! J’ai ta salive sur mes yeux, maintenant ! Je vais encore plus devoir aller aux toilettes, protesta-t-elle, en repoussant violemment son torse pour l’éloigner d’elle.
—   Tu avais faim, je crois. Si t’arrives à la boucler, je t’emmènerai dans un endroit sympa, comme je
le fais d’habitude avec mes clientes.
—   Et je devrais me sentir flattée ? Il n’y a qu’un endroit qui m’intéresse : Wendy’s, mais je veux d’abord m’approvisionner en spécialités suisses chez Coop. Maintenant, je vais aux toilettes. Hors de question que je me balade avec ta bave sur moi. Puisque pour toi « le temps c’est de l’argent », on n’a qu’à se donner rendez-vous au supermarché. Toi, qui te vantes d’être un rebound guy en or, c’est l’occasion de te montrer sympa, en m’achetant de la bouffe suisse bien goûteuse.
Tu ne vas pas être déçue, songea-t-il, en affichant un rictus qui n’augurait rien de bon pour la suite. Pendant qu’il réfléchissait à ses emplettes culinaires, il frictionna ses mains avec du gel hydroalcoolique qu’il gardait toujours sur lui.
À l’instar des toilettes, les lavabos étaient tous occupés. Victoria s’impatienta. Voir ces femmes en file indienne, dont certaines étaient accompagnées de « leurs chiards braillards », lui rappelait les aires d’autoroute bondées et peu hygiéniques où elle s’était si souvent arrêtée. Sa nervosité augmenta lorsque
 
son portable retentit. Alban, peu adepte des longs textos, lui avait envoyé plusieurs sms à la suite pour l’inciter à se dépêcher. Chacun d’eux ne dépassait pas deux lignes. En la stressant ainsi, il se comportait comme le tortionnaire romain qui avait cherché à fouetter Ben-Hur sur la galère, afin qu’il rame plus vite. Seuls les moyens employés différaient. Le « harcèlement moral », lui, demeurait identique. Une fois les lavabos vacants, elle s’appliqua à rendre sa bouille présentable avec toute la lenteur du monde, en espérant avoir découragé Alban de l’attendre. Elle obtint gain de cause au bout du quinzième message reçu dans lequel il lui annonçait qu’il partait chez Coop avant elle.
Le regard de ce dernier se posa sur les boissons au cannabis de la marque Hempfy.
Pas une bonne idée, se dit-il. Elle va être défoncée et elle pourrait faire n’importe quoi. Déjà qu’elle n’est pas très fute-fute, on ne va pas en rajouter. Cela dit, il me vient quand même une idée…
Il sortit son téléphone et chercha son application dédiée aux listes de courses. Il l’avait choisie colorée afin de mieux s’y retrouver, car derrière son air je-m’en-foutiste et méprisant, on le considérait comme un professionnel de l’organisation, fana des listes en tous genres : liste des tâches, des clientes, des événements de l’agence, etc. Victoria avait bien spécifié qu’elle souhaitait découvrir des spécialités culinaires suisses. Qu’à cela ne tienne, ses papilles s’en souviendraient. Pendant qu’il composait le nom des articles sur son smartphone, un sourire digne de Lucifer déforma le visage d’Alban.
Il parcourut les rayons en quête des produits alimentaires Essento, conçus à base d’insectes. Il hésitait entre les snacks au « bon goût » de grillon et les steaks aux vers de farine. Il avait même anticipé la manière dont il s’y prendrait pour tromper Victoria sur « la marchandise » : il noierait les snacks insolites dans un gros bol de chips et intercalerait « la viande » entre deux pains burger. Ainsi, elle n’y verrait que du feu. Si elle se plaignait après avoir ingéré la nourriture, il agiterait sous son nez tout un tas d’articles de presse, vantant le succès de la start-up Essento, et portant sur la valeur nutritionnelle des insectes. Pour appuyer ses propos, il citerait en exemple Timon et Pumbaa qui devaient leur survie grâce à ces bestioles, dans le dessin animé Disney Le Roi Lion.
Sa joie s’estompa lorsqu’il découvrit que les étagères du supermarché ne contenaient aucun produit de la marque Essento. Les denrées aux insectes étaient vendues en quantités limitées dans une cinquantaine de Coop et il venait tout juste de s’en souvenir. Abandonner la partie ne lui ressemblait pas. Il contacta donc Willy, le plus farceur des rebound guys, pour qu’il effectue quelques emplettes. Il prétexta vouloir organiser un apéro afin de fêter dignement l’arrivée de Victoria au sein de l’agence. Il s’était mal comporté et prétendit auprès de son collègue qu’il souhaitait s’amender en satisfaisant ses désirs culinaires. D’abord étonné qu’une Frouze puisse réclamer « des douceurs aux bestioles », Willy se laissa convaincre par les explications d’Alban dont le sourire narquois rappelait le smiley malicieux et débordant de suffisance, auquel on associait la devise suivante : « Fais gaffe. Quelqu’un pourrait te jouer un mauvais tour. »
Vers la fin de l’appel, l’oreille de ce dernier fut distraite par les chamailleries du couple de quadras, stationné à côté de lui, le chariot vide. L’homme et la femme se querellaient à propos des boissons à servir aux six convives attendus pour le dîner. Après avoir passé en revue chaque invité, le nom de Rivella fut évoqué. Il s’agissait d’une boisson rafraîchissante suisse, fabriquée à base de lactosérum ou de petit-lait. Bien qu’exaspéré par les éclats de voix du couple, Alban estimait que leur dispute tombait à point nommé, car sans elle, l’idée de « la boisson jaune-verdâtre au lait coagulé » ne lui aurait jamais traversé l’esprit.
La perspective de Victoria s’étouffant avec un verre de Rivella produisait sur lui le même effet que la caféine ou la vitamine C : il avait recouvré la même énergie que le lapin rose et sautillant des pubs Duracell, relatives à des piles qui se voulaient durables. S’il avait joué de malchance avec les « amuse- bouches aux bestioles », il n’en allait pas de même avec les boissons tant désirées. Le rayon en était rempli et les cinq saveurs proposées par la marque y figuraient.
 
Le Rivella original, muni d’une étiquette rouge vif, fut d’emblée écarté par Alban qui jugeait son arôme trop insolite pour Victoria. Il préférait se moquer d’elle avec une boisson aux saveurs mélangées dont certaines sembleraient familières au palais de la jeune femme. Ainsi, il pourrait lui faire croire que la cause du problème n’était autre qu’elle, en cas de plainte ou de nausée.
Le Rivella Refresh, dont l’inscription renvoyait à l’été et au bleu des vagues, était décrit par l’enseigne comme quelque chose de « frais, pétillant, léger. » Alban était tenté, mais se demandait si les bulles n’allaient pas indisposer Victoria au point de la conduire directement aux toilettes. La scène provoquerait chez lui un fou rire de quelques secondes. Et après ? Elle resterait enfermée, assise sur une cuvette, et sa blague retomberait comme un soufflé. Il se mit à compter les points à voix haute :
—   Drôlerie : un point. Durée : zéro. On peut trouver mieux…
Le Rivella bleu foncé et pauvre en calories ne l’intéressait pas. Hormis la couleur et le sucre en
moins, il ne différait pas vraiment du Rivella original.
Alban hésitait surtout entre les Rivella vert et mauve. Opterait-il pour le thé vert ou la fleur de sureau ? Il cessa de gigoter et se gratta l’arrière du crâne, perdu dans ses réflexions. À ses yeux, Victoria incarnait « la cruche dans toute sa splendeur ». Il se l’imaginait bien en train de déguster un thé accompagné de gâteaux secs, entourée d’amies frustrées avec lesquelles elle passerait son temps à geindre, en utilisant une voix plaintive de circonstance. Le café était réservé aux « conquérants punchy » qui avaient besoin de carburer, contrairement à « l’autre idiote de Victoria ».
La fleur de sureau, dont on louait l’action diaphorétique, qui consistait à faciliter la transpiration, était préconisée en cas de surpoids et de troubles digestifs. Avec un tel argument, Victoria avalerait peut- être le Rivella mauve d’une traite, en faisant fi du goût qu’il trouvait aussi détestable que la personnalité de celle-ci, car pour lui, la plupart des femmes accordaient beaucoup d’importance à l’apparence physique. Il tirait cette conclusion des rendez-vous qu’il enchaînait.
Il avait découvert la fleur de sureau par le biais des bonbons à sucer Ricola. Quelques mois auparavant, il était arrivé à l’agence Haut les cœurs, la voix enrouée. Pour s’éclaircir la gorge avant un rencard qui lui rapporterait gros, il avait accepté les pastilles de Julian qui achetait toujours des sucreries sur le trajet. Il se souvenait du goût « infect » de la fleur de sureau, qui l’avait amené à se brosser les dents à trois reprises et de façon successive.
La fleur de sureau, c’est très bof ! songea-t-il, l’index posé sur ses lèvres, comme pour dire « chut ! ». Elle a plus une tête à avaler du thé vert, quelle que soit sa catégorie. Je la vois même préférer le Matcha, car c’est le plus répandu en Europe. Victoria est si… « quelconque ». Si elle n’aime pas la fleur de sureau, je vais être obligé de finir le Rivella « dégueu ». Je n’aime pas gâcher, et les mecs me laisseront me dépatouiller avec ma boisson. La solidarité « entre couilles » n’a plus aucune valeur de nos jours ! Depuis son téléphone, il se rendit sur le site Thé vert dont l’interface rappelait la couleur du bambou.
Les noms des différents thés apparaissaient en haut à droite et il ne retint que les noms japonais avec une terminaison en cha, signifiant thé en mandarin : « Shincha : thé vert de printemps ; Sencha : roi des thés verts, bénéfique pour la santé ; Genmaicha : apaisant et réchauffant ; Bancha : anti-acidité et faible en caféine ; Matcha : détox et antioxydant. » Il s’était ainsi renseigné pour concocter à Victoria un mélange « épicé », si jamais elle l’enquiquinait trop durant leur semaine en tête-à-tête, mais il devait préalablement s’assurer qu’elle aime véritablement le thé vert. La voyant déjà en train de vomir, il arbora un sourire espiègle et éloquent, indiquant qu’il préparerait un mauvais coup sous peu.
Après avoir déposé deux bouteilles de Rivella au thé vert dans son panier, il reprit sa liste de courses numérique, sur laquelle il avait noté toutes les provisions nécessaires à un « bon sandwich ». Il avait caché à Victoria que la chaîne de restauration rapide Wendy’s avait fermé ses portes sur le territoire suisse. Or, bien qu’il l’eût envisagé, le but de la manœuvre ne consistait pas à l’affamer. Car s’il agissait
 
ainsi, il s’attirerait de gros ennuis. Roger et Véronique l’avaient confiée à lui et il se sentait investi d’une
« mission » auprès d’eux : celle de prendre soin de Victoria comme d’un tacot pouvant s’avérer utile.
Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures, se dit-il, en se demandant pourquoi Victoria ne répondait pas aux messages.
Lui jouer un tour l’avait tellement absorbé qu’il avait presque oublié la halte de cette dernière aux toilettes, ainsi que les sms qui avaient suivi. Il se promit de l’appeler en sortant du supermarché et avait prévu de la retrouver près de la voiture si elle ne décrochait pas.
Abhorrant la foule, le vacarme et les activités en lien avec Victoria, qu’il considérait comme une perte de temps, il se surprit néanmoins à fureter dans les rayons, la mine réjouie. Il tâta et inspecta les produits culinaires de la même gamme, allant jusqu’à chercher ce qui justifiait l’écart de prix entre les différentes marques. Lui, d’ordinaire si peu enthousiaste, dès qu’on évoquait devant lui le champ lexical du mot « achat », fut étonné d’être devenu un « maniaque du supermarché ». Décortiquer les étiquettes nutritionnelles lui paraissait même plaisant. La minutie avec laquelle il choisissait chaque article pouvait laisser penser qu’il préparerait, dans quelques heures, un plat gastronomique pour sa dulcinée qu’il essayait d’impressionner.
La gaieté qu’il avait ressentie en sillonnant les rayons disparut lorsqu’il arriva à la caisse. L’hôtesse, qui s’apprêtait à partir en pause, beugla contre une cliente d’environ 20 ans, dont les réponses à côté de la plaque la faisaient apparaître comme une extraterrestre quittant son ovni pour la première fois. Méconnaissant le mot cornet qu’elle associait aux glaces italiennes, cette dernière lui fit part de son incompréhension. La caissière, de nature peu patiente, bouscula davantage la jeune femme :
—   Elle est sur Soleure, la bobette tablarde qui met le cheni ? Il faut arrêter de se rincer le gosier !
—   Ne me prenez pas pour une inculte et restez bien à votre place. Vous feriez mieux de répondre à ma question au lieu de m’insulter. Pourquoi me parlez-vous de cornet, alors que je n’ai pas acheté de crème glacée ? ! Je ne comprends pas tout, mais je sais que bobette signifie idiote et que tablarde veut dire dérangée ou folle, en Suisse… Donnez-moi un sac maintenant ou j’appelle votre responsable.
Alban, qui avait reconnu la voix tendue de Victoria et assisté au différend deux mètres plus loin, lui envoya un texto avant de bousculer les clients qui se trouvaient devant lui. Ne souhaitant pas s’attarder plus que de raison chez Coop, il se résigna à calmer le jeu avec la caissière. Au moment où il apparut devant elle, celle-ci le fixa avec des yeux médusés, en se demandant comment il avait pu jaillir sous ses yeux, tel un diable sortant de sa boîte.
Victoria consulta le sms reçu dont le contenu ressemblait à un cours de vocabulaire suisse :

« Tu n’en manques vraiment pas une ! Instruis-toi. Être sur Soleure = être pompette, mettre le cheni
= foutre le bordel ou mettre le désordre, se rincer le gosier = boire un petit coup, CORNET = SAC OU SACHET DE MAGASIN ! ! ! Ne me dis surtout pas merci. C’est vrai que t’es bobette. On a dû te le dire tellement de fois que tu connais ce mot par cœur… »

Ne supportant pas de se faire traiter de bobette deux fois de suite, et entendant des bribes de la conversation d’Alban avec la caissière, elle cria après lui. Pour arranger la situation, il se montra compatissant avec l’hôtesse, allant jusqu’à confirmer le statut de bobette de Victoria.
—   Pour qui tu te prends ? Tu n’es pas obligé de me rabaisser. Et tu oses répéter que je suis une bobette ? Je ne t’ai jamais demandé d’intervenir, surtout si c’est pour me ridiculiser. Je me débrouille très bien toute seule.
—   Ah oui, ça se voit. Je te signale que je fais ça pour ton bien. Attrape et attends-moi dans la voiture au lieu de chouiner, lui somma-t-il, en lui lançant son trousseau de clés et la carte magnétique donnant accès au parking.
 
—   Pourquoi me balances-tu la carte du parking ? Ne me dis pas que je vais devoir payer ? !
—   Quoi ? Ça te pose un problème ? On gagnera du temps si tu règles. Je paie déjà tes « spécialités suisses ».
Sur le point de répliquer, Victoria se ravisa. Une idée venait de lui traverser l’esprit, et elle sortit du supermarché sans demander son reste.
Je lui aurais bien fait bouffer sa carte, moi. Tu veux que je paie et tu veux te la jouer beau gosse ?
Crois-moi, tu ne vas pas être déçu du voyage…
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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