Auteur Sujet: La Perle des confins de Philippe Rimauro  (Lu 14638 fois)

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La Perle des confins de Philippe Rimauro
« le: jeu. 05/01/2023 à 17:44 »
La Perle des confins de Philippe Rimauro



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PROLOGUE
Longtemps, je me suis crue au cœur de l'Histoire des hommes. Je pensais la façonner, je pensais même qu'elle m'appartenait. Mais l'on n'est jamais que son jouet. Après avoir balayé mon existence en un instant, elle s'était récrite, sans moi. Jusqu'à ce jour où, bien des années après que l'on m'eut oubliée, sans mobile, elle me rappela à elle.

***
Semblables à de fragiles araignées acrobates suspendues à leur fil, deux silhouettes se balançaient le long d'une paroi rocheuse. Avec nonchalance, elles toisaient un dédale de falaises vertigineuses qui se disputaient l'écho d'un torrent rugissant dans le tréfonds.
— Ça va Marcik ? hurla l'homme de tête.
— Tu parles, on est chargé comm'des mules !
— Arrête de râler et magne-toi de remonter, on a déjà pris trop de retard !
— J't'en foutrai moi du r'tard, maugréa Marcik pour lui-même.
Accrochées à leur dos, d'énormes hottes dégorgeaient des fleurs d'une plante grasse qui poussait sur la roche. Les muscles luisants d'efforts, ils se hissaient de prise en prise, assurés de leur seule corde aussi usée et crasseuse que leurs vêtements. Les deux forçats semblaient souffrir le martyre ; car à l'épreuve physique, s'ajoutait une chaleur accablante que le crépuscule qui envahissait les gorges ne suffisait pas à apaiser.
Soudain, un pan entier de la falaise se disloqua sous les pieds de Marcik. Surpris, il perdit prise et chuta de quelques mètres avant que sa corde ne le stoppât net dans un claquement sourd. Au-dessous, les rochers rebondissaient lourdement sur les reliefs de la paroi, tandis que le contenu de sa hotte se répandait au fond des gorges.
— Rien de cassé ? s'inquiéta mollement son compagnon alerté par le bruit.
Marcik était sain et sauf, mais le labeur d'une journée harassante avait été réduit à néant.
— Putain, fait chier ! ragea-t-il tant de douleur que de colère.
Son acolyte haussa les épaules et continua son ascension sans montrer plus de compassion.
— Quelle merde ! exulta Marcik.
Péniblement, il reprit l'escalade jusqu'à arriver à hauteur d'une caverne mise au jour par l'éboulis. Meurtri et à bout de souffle, il s'y hissa avant de s'asseoir sur le rebord et d'y déposer sa hotte. Tout en époussetant ses hardes, il vérifia qu'il n'était pas blessé. La corde lui avait brûlé le dos et le torse, mais il n'y prêta pas plus d'attention. Ce qui semblait l'inquiéter davantage, c'était sa hotte, vide, qu'il regardait dépité.
— C'tait bien la peine... soupira-t-il au bord des larmes.
En se relevant, il se rendit compte que l'excavation était profonde, et à la faveur des rayons d'un soleil rasant, un reflet attira son attention. Il y regarda plus attentivement et aperçut ce qui ressemblait à un ancien véhicule partiellement enseveli.
Soutenu par sa corde, il se pencha vers l'extérieur de la caverne.
— Galen ! Y'a quelqu'chose ici ! J'vais voir.
— Tu fais chier Marcik, on n'a pas toute la journée !
Ignorant la réponse de Galen, il donna du mou à la corde et s'avança dans la pénombre. À peine eut-il fait quelques pas que ses pieds heurtèrent quelque chose. Baissant les yeux, il découvrit un crâne et des ossements humains.
— Bordel, mais qu'est-ce que c'est qu'ça... s'exclama-t-il dans un mouvement de recul.

***
L'heure de mon rappel à l'Histoire avait sonné.

1ÈRE PARTIE
-
REVENANTE
LE RÉVEIL

Suspendus dans un ailleurs insondable, le temps et l'espace s'abandonnaient à une danse éthérée, à une danse incessante, enivrante, une danse où vie et mort se mêlaient, se muaient. Sans cesse, se modelaient des ersatz de mondes éphémères où ce qui avait été côtoyait ce qui serait, où ce qui était n'avait plus rien de tangible. Un instant, il y avait tout, il n'y avait rien. L'instant d'après, il n'y avait rien, il y avait tout.
Un chaos des plus absolu.
Mais pourtant, ébranlant chaque fois un peu plus les récursions infernales, irrésistiblement, une chronologie s'imposait à la paralysie du temps, une logique d'existence tentait de dompter l'espace. Et soudain, il y eut une déchirure, un éclair d'une violence inouïe qui fit que tout se volatilisa.
Ma conscience avait jailli.
D'abord, je fus perdue : « Qui ? Quoi ? Où ?». Ces questions étaient restées si longtemps sans réponse que déjà un voile de folie menaçait de m'envelopper, que déjà mon esprit à peine éveillé se délitait.
C'est alors que je le sentis. Las, engourdi, comme endormi depuis des jours. Mon corps criait : « J'ai froid ! J'ai mal ! ». Je n'avais pourtant aucun moyen de l'apaiser tant il refusait de se mouvoir, tant il demeurait inerte, déconnecté.
Et puis, lentement, j'entendis monter des bruits de pas, irréguliers, lourds et inquiétants. Une angoisse aveugle me saisit. Le son se fit plus net, plus rapide ; il prit méthodiquement le rythme cadencé d'un métronome. Naïvement, je compris. Ces battements sourds était ceux de mon cœur. Et tandis que la froide douleur lancinante qui m'habitait se transformait peu à peu en de tièdes fourmillements, je m'éveillais.
Calme et réconfortante, une voix d'homme se fit entendre. Quelqu'un me chuchotait des mots à l'oreille, des mots inintelligibles. De tout mon être, j'essayai de rompre l'isolement, de répondre à cet appel. Mais, éteint, mon corps se dérobait toujours aussi puissamment à ma volonté.
Soudain, cédant enfin à mes injonctions, mes paupières s'ouvrirent. La voix qui s'étaient un instant tue résonna à nouveau, plus insistante, accompagnée de caresses sur mes mains muettes. Doucement, le brouillard blanc qui tapissait ma vue s'estompa, et je découvris cet homme qui était penché sur moi.
Ce fut d'abord ses yeux qui captèrent mon regard. Ils étaient d'un bleu céleste qui brillait d'un éclat magnifique, presque hypnotique. Je remarquai ensuite son collier de barbe grisonnante et le large sourire bienveillant qui s'y faufilait. C'est seulement après quelques instants que je finis par m'étonner de sa tenue, une grossière tunique sombre, brodée ça et là de petites étoiles blanches ; on aurait dit un costume de carnaval.
Étais-je en plein songe ?
Moi, je gisais sur un étroit lit au milieu d'une petite pièce faiblement éclairée. Le lieu m'était familier, mais mes souvenirs peinaient à revenir. L'air frais et âcre, la forte odeur de renfermé. Était-ce une cellule ? Avaient-ils fini par me capturer ? La confusion régnait toujours dans mon esprit.
Sans même le désirer, dans un gémissement haletant, mes premiers mots surgirent : « Je... boire ». Le vieillard, interloqué, me répondit par des paroles incompréhensibles. Je grimaçai. Il me fit un signe amical de la main, puis se pencha pour fouiller ce que je devinais être un sac posé à ses pieds. Complétant une scène que je trouvais toujours aussi improbable, il se releva tenant en main une gourde en métal cabossé et une grappe de gros raisins noirs. Il me mima alors consécutivement les actions de boire et de manger, les associant chacune à un mot différent. Péniblement, je répétai celui correspondant à la gourde. Aussitôt, il en ôta le capuchon, et avec une extrême attention, il fit couler un mince filet entre mes lèvres encore insensibles. Et moi de sentir cette eau fraîche glissant dans ma gorge.
Je ne rêvais pas.
L'homme agita ensuite la grappe de raisins au-dessus de ma tête. Comme j'acquiesçai du regard, toujours avec la plus grande des attentions, il m'aida à me redresser sur ma couche, osant à peine me frôler, manipulant mon corps engourdi comme si mes os étaient faits de cristal, comme si ma chair était la plus précieuse et la plus fragile des chairs.
Voyant la combinaison qui m'habillait, j'eus un flash : j'étais dans le sarcophage thérapeutique, dans l'ambulance ! Peu à peu, tout se remit en place dans ma tête : le coup d'état, le raid à l'Ascenseur Spatial avec Longar et Valec, la gigantesque explosion dans la partie urbaine au loin, la fuite à bord de ce véhicule, l'onde choc, le crash.
— Tenez, mangez, me dit l'étranger d'un ton paternel en approchant un grain de raisin de ma bouche.
Derrière un petit accent râpeux auquel je n'étais pas habituée, j'avais enfin compris ses paroles ; j'avais reconnu sa langue à la sonorité familière, fatidique. Submergée de souvenirs, de sensations, je n'eus le temps ni de m'en rassurer ni de m'en inquiéter, n'ayant pas la force de lutter face au vertige qui me prit, je m'évanouis.

***
Flottant dans les airs équipés de nos ceintures anti-G, Longar, Valec et moi placions les explosifs sur les câbles de l'Ascenseur Spatial. Notre sabotage touchait à sa fin lorsque Longar me fit signe de regarder derrière moi. Me retournant, je fus figée d'horreur. Une explosion gigantesque venait d'avoir lieu dans la cité principale, et bien qu'encore loin sur l'horizon, la boule de feu engendrée semblait embraser le ciel lui-même.
— Il ne faut pas rester là ! me cria Valec à plusieurs reprises.
Mais je bougeai pas. Vide de tout sentiment, je regardai le déluge de flammes s'avancer jusqu'à ce qu'il finît par m'envelopper, jusqu'à mon réveil, étonnamment sereine.

***
Attentif, l'homme en tunique m'observait.
— Hé-ho, fit-il en penchant la tête vers moi. Comment vous sentez-vous ?
Je me mis à le fixer sans penser à lui répondre.
— Je vous ai trop brusquée tout à l'heure. Je vous prie de m'excuser.
Encore, je le regardai sans parole, toute étonnée de son accent, de son élocution singulière. Il sourit complaisamment.
— Je vous parle, mais... Peut-être ne me comprenez-vous pas.
À mon tour je tentai de lui sourire de mes lèvres encore atrophiée.
— Si... je vous comprends, dis-je dans sa langue. Tout à l'heure, ce n'était pas de votre faute. Je suis... si faible.
Ma voix était chancelante, elle sonnait comme un râle. J'en fus mortifiée.
— Par les Stellaires ! Vous me comprenez ?
Ses yeux luisaient d'espoir.
— Par les stellaires ? ... Oui... Bonjour. Qui êtes-vous ?
— Bonjour, répéta-t-il enjoué. Je suis Maître Kritonsk. Vous venez de sortir d'une longue période de dormance. Vous êtes en phase de réveil depuis plusieurs jours. D'après les moniteurs, vous êtes en parfaite santé. Vos forces vous reviendront.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? L'explosion ?
— Je suis désolé, j'ignore ce qu'il s'est passé. Nous avons retrouvé votre véhicule enseveli sous des tonnes de gravas.
Sa réponse m'inquiéta.
— Combien de temps j'ai été en sommeil ?
— Reposez-vous. Nous parlerons de tout cela plus tard.
Il me contempla un instant de ses yeux transparents. Sa bienveillance semblait sincère, sa fascination aussi. Pourtant, sa question qui fusa ensuite éveilla ma vigilance.
— Puis-je vous demander votre nom ?
S'il n'avait pas pu savoir par lui-même, c'était qu'il n'était pas des leurs. Cet accent, cette tenue ; bien sûr qu'il n'était pas des leurs. Mais je n'avais de toute manière guère le choix de ma réponse ; je me devais de rester fidèle cette imposture qui me préservait depuis si longtemps maintenant.
— Elikya.
Comme il restait interdit, je me répétai d'un ton plus appliqué.
— Je m'appelle Elikya. Elikya Keito.
— Enchanté, réagit-il enfin. Elikya, vous pourrez compter sur moi jusqu'à votre total rétablissement.
J'exhalai un gémissement plaintif en tentant de redresser la tête.
— Attendez, ne forcez pas, je vais vous aider.
Toujours aussi prévenant, il me releva légèrement dans le sarcophage. À nouveau, ma tête se mit à tourner, mais je parvins cette fois-ci à ne pas perdre connaissance.
— Merci, balbutiai-je.
Il faisait sombre ; seuls de timides rayons de soleil s'immisçaient à l'intérieur par les vitres de la double porte du fond. Je me trouvais bien dans le véhicule ambulancier que Longar, Valec et moi avions pris pour fuir cette immense explosion dont Kritonsk semblait tout ignorer. Assis sur le siège infirmier, il se tenait à ma droite. Sur le mur derrière lui, visiblement intacte, clignotait la console de commande des équipements médicaux. Enfin, dans mon dos, je devinais l'accès vers la cabine de pilotage. Rien n'avait bougé, tout semblait en ordre.
— S'il vous plaît, suppliai-je d'un regard plaintif, j'ai vraiment besoin de savoir ; depuis combien de temps je suis ici ?
Son front se creusa de rides embarrassées.
— Je... Autant vous l'avouer de suite, vous êtes restée en dormance pendant très longtemps. Trop longtemps.
— Combien de temps ?
— Un peu plus de 34 Révols, répondit-il posément à l'affût de ma réaction.
Le nombre me parut monstrueux.
— On est quelle année ? demandai-je paniquée.
Je savais que, sur Desdéra, une Révol représentait plus de 4,5 années universelles, mais je n'osais pas faire le calcul ; je voulais l'entendre de sa bouche.
Il sembla désarçonné par ma question, et au lieu de me répondre, il se contenta de quelques mots compatissants qui échouèrent à m'apaiser. En réflexe, comme pour tenter de conjurer de cette réalité trop abrupte, frénétiquement, j'entamai un long monologue artificiel de ma voix encore frêle.
— Je suis le docteur Keito. J'étais en poste à l'hôpital central de l'Ascenseur Spatial. De là-haut, j'ai vu une immense explosion, au loin, dans la ville. J'ai pu fuir, avec deux autres personnes, à bord de cette ambulance, puis... puis le souffle de l'explosion nous a rattrapé. Nous ne contrôlions plus rien, l'aéronef a été projeté au sol et... nous avons été ensevelis. Un des hommes est mort dans l'accident. J'étais  grièvement blessée. L'autre homme m'a aidé à m'installer dans le sarcophage thérapeutique pour que je puisse être soignée. Il... il devait ensuite sortir chercher des secours et... c'était il y a 34 Révols ?
Je m'étais effondrée dans un sanglot.
— Chut, me souffla-t-il. Calmez-vous. Tout va bien. Vous êtes en sécurité ici.
Mais je ne l'écoutais plus. Je tressaillais de désespoir, d'angoisse, de sidération. Je m'entendis gémir. Je sentis mon corps choir. Mon regard se figea, s'éteignit au monde extérieur, et se posa sur mon âme, égaré.

CLOÎTRÉE DANS LE VÉHICULE

Jour après jour, Kritonsk m'avait veillée. Mais il semblait déçu – ou peut-être même contrarié – de la lenteur de mon éveil à la vie. Car entre mutisme et discours décousus, captive de mes pires tourments, j'avais passé la majeure partie du temps à somnoler, laissant la mélancolie la plus aigre m'accompagner dans une torpeur morbide. J'avais perdu tout ce qui pouvait l'être. Je crus ne jamais pouvoir surmonter mon désespoir. Je crus ne plus rien souhaiter d'autre que la fin. Pourtant, un matin, le déclic se produisit.
Réveillée avant lui par les rayons du soleil qui dardaient au travers des fenêtres du véhicule, je m'étais mise à l'observer, assoupi sur la banquette murale, enroulé dans une belle cape assortie à ses yeux. « Il m'a encore veillée toute la nuit » avais-je pensé attendrie. Et j'avais osé laisser mon esprit s'aventurer dans quelques souvenirs de bonheur refoulés : ma petite enfance sur Ténova, nos vacances en famille au chalet, la sieste digestive du grand-père à l'ombre des arbres, le petit marais où nous allions attraper grenouilles et têtards avec Kiya... bien avant le cauchemar de notre séparation. Je venais de comprendre. Voilà bien longtemps que j'avais tout perdu, bien avant ces 34 Révols volées. Et même si j'étais désormais orpheline de ma vie – orpheline de ma sœur – j'avais peut-être là une nouvelle chance. Le regard rivé au plafond, je me surpris à savourer l'instant, je sentis à nouveau cette soif d'espoir qui m'avait toujours guidé.
Le silence était total. Il devait être encore très tôt. J'entendis Kritonsk bouger. Je tournai la tête vers lui et le découvris en train de me scruter.
— Bonjour, lui dis-je en esquissant mon plus beau sourire.
— Bonjour.
— Je vous remercie de m'avoir veillée.
D'une mimique un peu lasse, il me sourit à son tour.
— Je veux dire, durant tous ces jours, j'étais tellement... et vous étiez là, tout le temps.
— Je vous l'ai dit. Vous pourrez compter sur moi jusqu'à votre total rétablissement.
Il se leva et s'avança vers la double porte. Il en ouvrit doucement un battant et se pencha au dehors. Malgré son âge, il avait fière allure, et son étrange tunique lui donnait l'apparence d'une altesse toute droit sortie des livres d'antiquité.
— Allez quérir Marco, qu'il prépare nos petits-déjeuner, lança-t-il.
Je n'entendis pas de réponse, juste des bruits de pas s'éloignant. Kritonsk referma la porte et revint vers moi, toujours avec cette même prestance, comme si chacun de ses gestes était calculé.
— Vous avez bonne mine ce matin. Comment vous sentez-vous ?
— Mieux, bien mieux.
Ma réponse avait fusé d'un ton si enjoué qu'il s'arrêta net et me fixa d'une attention ravivée.
— Vous semblez de belle humeur, seriez-vous d'attaque pour que nous discutions un peu ?
— Oui, bien sûr, avec plaisir.
— Je suis heureux de l'entendre. Enfin. J'ai tant de choses à te demander !
Pour la première fois, il m'avait tutoyée. Je le remarquai, mais ne réagis pas. Il poursuivit.
— J'ai eu le temps d'analyser le véhicule avant ta sortie d'hibernation. J'y ai trouvé une multitude d'équipements. Si tu le veux bien, je vais te les montrer ; j'aurais quelques questions à te poser.
— D'accord, lui répondis-je toujours aussi allègre.
Il m'aida à me mettre en position assise dans le sarcophage, puis se pencha pour ouvrir une première cassette posée à ses pieds.
Je l'observai. Sa gestuelle était exquise, chacun de ses mouvements était toujours légèrement plus ample que nécessaire, tantôt élégant, tantôt surfait.
— Dans cette boîte, dit-il, j'ai retrouvé des vêtements de femme très élaborés. Tes vêtements sans doute.
Il en sortit un débardeur, un pantalon, des sous-vêtements, et enfin, une paire de chaussures.
— Le tissu est vraiment de très bonne facture. Le plus surprenant est la qualité de ces chaussures ; nous serions aujourd'hui bien incapables de telles prouesses.
Les bras et les mains encore partiellement atrophiés, je manipulai lentement les vêtements qu'il avait déposés sur mon ventre. C'était bien les miens ; je revoyais Valec les ranger dans la cassette après m'avoir aidé à me glisser dans le sarcophage thérapeutique. Un petit bracelet noir tomba du milieu des affaires. Kritonsk le vit, mais ne s'y intéressa pas. Pour ma part, je le reconnus aussitôt, c'était mon Polymorphe.
— Ces habits sont bien les miens, dis-je feignant de ne pas le remarquer.
Je remis le précieux objet dans la boule de vêtements et la poussai en sa direction. Il les rangea dans leur cassette, la posa par terre et en prit une autre.
— Ensuite, il y a celle-ci dont le contenu m'intrigue ; peut-être sauras-tu m'expliquer ?
Il en sortit quelques uns des équipements du raid que Valec avait dû laisser ici pour moi. À leur vue, un frisson fit palpiter mon cœur ; j'eus peur qu'il ne finît par avoir des soupçons. Je tâchai de rester aussi naturelle que possible tandis qu'il me les décrivait.
— Il y a cette ceinture pour le moins curieuse, deux petits sacs à dos, et cet espèce de pistolet à gâchette.
Il avait dit ce dernier mot en renâclant comme s'il s'eut agit d'une incongruité. Puis il se mit à me fixer ; son regard limpide semblait vouloir me mettre à nu.
— Reconnais-tu ces équipements ?
Essayait-il de me piéger ? D'un œil avisé, j'avais rapidement remarqué que le pistolet était totalement déchargé, sa nature non-conventionnelle lui avait donc sans doute échappé. Je tentai une réponse prudente en embrassant son regard.
— Ce pistolet, je crois que c'est une arme incapacitante.
— Oh, je vois...
La ceinture semblait également vide de toute énergie.
— Et cette ceinture, c'est une anti-G.
— Une anti-G ? grimaça-t-il.
— Oui, une anti-G, réaffirmai-je circonspecte face à son ignorance. Ça permet de se déplacer dans les airs sur de courtes distances.
— Oh, voilà qui est très intéressant, s'illumina-t-il.
Il se mit à scruter le pistolet et la ceinture sous toutes les coutures. Je fus surprise qu'il n'essayât pas de les mettre en marche ; peut-être avait-il déjà constaté qu'il n'y avait plus d'énergie.
— Quant aux sacs à dos, lui lançai-je rassurée par son air curieux, je pense que vous aviez deviné tout seul.
— Oui, effectivement, s'amusa-t-il. Je te remercie pour ces quelques éclaircissements.
Pensif, il rangea le tout dans le caisson.
— Mais je m'interroge quant à la présence de tels objets dans un véhicule médical, lança-t-il en se redressant vers moi.
Cherchant également à justifier sa possible découverte d'autres équipements du commando, j'improvisai.
— Un des hommes qui a fuit avec moi était agent de sécurité à l'hôpital, il s'agit de ses équipements, rangés ici dans l'urgence après le crash.
Il ne sembla qu'à moitié satisfait de ma réponse, mais n'osa pas insister.
— Bien, bien, médita-t-il. Quoi qu'il en soit, les Sachems seront fascinés par tous ces objets en si bon état de conservation.
— Les Sachems ? répétai-je dubitative.
— Ah ! Les Sachems ! Ce sont nos dirigeants, un peu plus que ça à vrai dire. Ce sont eux qui assurent notre survie depuis le Grand Cataclysme, grâce à l'héritage des Stellaires.
— Le Grand Cataclysme ? Les Stellaires ? Je suis désolée, je suis un peu perdue.
— Oh, ce n'est rien. Tu apprendras à te faire à notre nouveau monde. D'autant que d'après ton témoignage, tu as assisté au Grand Cataclysme ! Te rends-tu compte ! Toi et tes compagnons disparus êtes contemporains des Stellaires !
Il semblait exalté et allait se lancer dans un monologue lorsque l'on frappa à la porte.
— Ah ! Notre petit-déjeuner ! s'interrompit-il.
Il alla ouvrir d'un pas guilleret.
J'étais perplexe. C'était à se demander qui était le plus ignorant des deux. Et même s'il semblait bienveillant, j'allais devoir être très prudente.
— Elikya ? m’interpella-t-il.
Perdue dans mes pensées, je sursautai.
— Tu es bien rêveuse. Ne te fais pas de souci. Je suis sûr que ta découverte sera une bénédiction pour tout le monde.
Sans attendre de réponse de ma part, il posa sur mes cuisses un bol de fruits coupés en petits morceaux, et toujours cette vieille gourde bosselée.
— Vas-y, mange ! Tu as encore besoin de reprendre des forces.
Avec une certaine maladresse, je commençai à porter à ma bouche les dés de fruit. Kritonsk m'observa un temps, puis finit par intervenir face à ma détresse.
— Attends, je vais t'aider.
— Je... je suis désolée.
Je bafouillais. J'étais honteuse – vexée – de ma déchéance.
— Ne sois pas si dure avec toi. Tes forces reviendront vite.
Il m'assista ainsi dans ma tâche, patiemment, pendant de longues minutes. Et peu à peu, mon embarras fit place à du soulagement. Car sous son regard affable, je parvins fièrement à terminer mon bol de fruits sans son assistance.
Toutefois, ces quelques efforts m'avaient épuisée ; Kritonsk s'en rendit compte et il partit s'affairer à l'avant du véhicule, me laissant seule quelques instants. Lasse, je m'assoupis rapidement.

***
« Kiya, sœurette, j'avais toujours espéré que nous nous retrouverions un jour, une fois le conflit terminé. En fait, je ne vivais que pour ça, pour te revoir. Avais-tu reçu mes messages ? Avais-tu compris ma fuite, ma disparition ? Tu donnais un sens à ma vie – à ma lutte – et je ressens un terrible vide, désormais que je te survis. »
Je venais doucement de me réveiller, sans chagrin, mais avec un énorme sentiment de vide. À nouveau, mes songes avaient été envahis d'images du passé. Kritonsk était à mes côtés.
— J'ai dormi longtemps ?
— Non, à peine quelques minutes.
Un peu fourbue, je bougeai péniblement mes membres pour me délasser. Il me regarda sans rien dire, attendant que j'eus fini.
— Je suis heureux de voir que tu vas de mieux en mieux.
Curieuse de relier les événements qui m'avaient mené ici, je ne pus m'empêcher de le questionner à propos de mes compagnons.
— J'aimerais savoir... vous avez retrouvé d'autres personnes ?
— Oh. Tu sais, beaucoup de temps s'est écoulé ; tu étais seule ici...
Il hésita un moment.
— Mais puisque tu vas mieux, je pense qu'il faut que je te montre quelque chose.
Je lui lançai un regard avide.
— En fait, poursuivit-il, il s'agit de la vidéo enregistrée dans l'ordinateur de bord. On peut y voir un homme qui s'adresse à toi, je crois.
À ces mots, mon cœur se mit à battre la chamade.
— S'il vous plaît, montrez-la moi.
— Fort bien.
Il se retourna, puis, un peu gauche, manipula la console.
Un écran holographique apparut devant moi. Annoncé par un petit bip sonore, un premier message commença. Il était daté du 112ème sol d'hiver de la 5ème Révol, il était 2 heures 43. J'y reconnus aussitôt Valec.
— Après des heures à creuser le sol, commença-t-il, j'ai finalement réussi à atteindre la surface. J'y ai installé une balise de détresse, mais les choses me semblent plutôt mal engagées. C'était il y a deux jours déjà, et je n'ai reçu aucune nouvelle des secours, aucun message du tout à vrai dire. Dehors l'atmosphère est terriblement polluée. Un épais nuage de poussières cache partiellement la lumière du soleil ; on n'y voit pas à dix mètres ! Comme j'ai encore suffisamment d'eau et de nourriture pour plusieurs jours, je... j'ai décidé de partir en exploration vers le nord ; ils ont peut-être été moins touchés là-bas.
Son regard se troubla et il n'osa plus fixer la caméra.
— Je sais que tu vas m'en vouloir, reprit-il, mais... j'ai décidé de ne pas te réveiller. Tes soins étaient terminés, mais j'ai préféré te plonger en dormance profonde, pour te préserver, pour économiser les vivres. Ici, tu ne crains rien, la caverne est abritée et les réserves d'énergie sont largement suffisantes. Je reviens vite.
— Fin de message, clôtura laconiquement l'ordinateur de bord.
Un bip retentit à nouveau ; un deuxième message suivait. Il avait été enregistré douze jours plus tard, à 3 heures 51. Valec y apparut abattu, visiblement épuisé.
— J'ai exploré les environs. Je n'ai pas trouvé âme qui vive, je... j'ai bien peur que nous ne soyons les seuls survivants. Dehors, je n'ai rien reconnu, tout est dévasté, c'est horrible. Mes réserves d'eau et de nourriture sont épuisées. Je suis juste revenu me reposer et récupérer quelques équipements. Je vais tenter une exploration vers l'ouest, peut-être que des gens auront trouvé refuge dans les montagnes... si elles sont toujours là. Je...
Il soupira puis fit un sourire qui cachait mal son désespoir.
— Je te promets de revenir te chercher. Je... Souhaite-moi bonne chance !
— Fin d'enregistrement, coupa la voix monocorde de l'ordinateur.
— C'est tout, confirma Kritonsk. Il n'y a rien d'autre. Est-ce bien un des hommes qui était avec toi ?
— Oui, répondis-je sans voix.
Valec avait bel et bien réussi à sortir, mais il avait échoué à trouver des secours... il y avait plus de 34 Révols de cela. Doucement, sans bruit, je me mis à pleurer. 34 Révols, plus de 153 ans, une éternité. 153, ce nombre hantait mon esprit, lorsque soudain, une idée incongrue me vint et me glaça le sang.
— Je...
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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