Comme le jour et la nuit-Nos différences-T3 de Marjorie LevasseurPour l'acheter :
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Adam
Après avoir observé pendant plusieurs minutes le ballet des pompiers allant et venant entre leur camion et le bâtiment en échangeant leurs directives, je constate avec soulagement que le feu s’éteint paisiblement. Le début d’incendie n’a heureusement pas eu le temps d’occasionner trop de dégâts au petit chalet scindé en deux logements distincts que monsieur Fouchet me loue pour moitié à un prix défiant toute concurrence.
L’inconvénient avec la mitoyenneté, c’est que vous n’avez pas la moindre intimité, enfin… tout dépend du voisin — ou de la voisine, en l’occurrence.
Je pourrais m’y habituer, après tout ma vie est un long fleuve tranquille qui ne captive pas les foules. Mais lorsque l’on vit à côté d’une folle dangereuse à deux doigts de mettre le feu à un chalet entier avec un simple bâton d’encens — on se demande bien comment elle a fait son compte — il est bien difficile de rester serein. À côté d’elle, mon ancien voisin, monsieur Guillermin, qui était pourtant un vieux grincheux acariâtre, était d’un reposant !
J’habite Chamonix depuis toujours. Je n’ai quitté ma ville natale qu’afin de poursuivre mes études à Grenoble pour devenir professeur. Depuis tout petit — si tant est que j’aie été, un jour, de petite taille — j’aime le bon air et le calme de nos montagnes, les sites à couper le souffle et la bienveillance des gens que j’ai côtoyés pendant toute ma vie. Je suis un Haut-Savoyard pur et dur, soucieux de la nature. Je n’aurais donc pas souhaité la voir partir en fumée. Comme le chalet est à deux pas d’un bois, nous avons vraiment frôlé la catastrophe.
J’observe de loin ma voisine se faire gentiment houspiller par l’un des pompiers. Avec le regard de Chat Potté qu’elle lui sert — un regard ourlé de longs cils blonds fardés de mascara — je me doute qu’elle essaie de l’amadouer en lui affirmant, la bouche en cœur, que « Juré, elle n’utilisera plus jamais d’encens ». Et vu le sourire que ce soldat du feu lui rend, le numéro de charme semble bien fonctionner.
Je lève les yeux au ciel. Quand je les repose sur elle, les siens m’envisagent d’un air moqueur. Elle est jolie et elle le sait. Et elle n’ignore pas que son charme me fait, à moi, autant d’effet que du mercurochrome sur une jambe de bois. Son air enjôleur me laisse de marbre. Je préfère rester aussi loin que possible d’elle et des problèmes qu’elle est susceptible de créer. De ME créer.
Depuis qu’elle a emménagé de l’autre côté du mur, je me suis juré de ne jamais, ô grand jamais, baisser ma garde. Cette fille me rend déjà complètement dingue quand je la tiens à distance, je n’ose imaginer ce qu’il adviendrait de moi si je la laissais s’engouffrer, ne serait-ce que de quelques pas, dans ma sphère intime.
Non, je préfère ne pas y penser…
Chapitre 1
Adam
Quand un voisin déménage, c’est comme lors d’une rupture. On sait ce que l’on perd, mais le mystère demeure sur ce qui nous attend. J’exagère à peine ! Monsieur Guillermin était le locataire de monsieur Fouchet depuis plus de dix ans lorsque j’ai investi mes quartiers. S’il n’était pas particulièrement aimable, au moins était-il discret. Je n’ai jamais eu à m’en plaindre et je crois pouvoir dire que la réciproque était vraie.
Moi qui aspire au calme et à la tranquillité lorsque je suis chez moi, j’ai vraiment joué de malchance le jour où cette blondinette ridiculement petite — sans discrimination aucune, tout me paraît ridiculement petit du haut de mon mètre quatre-vingt-dix-huit — est venue s’installer à côté. Depuis qu’elle vit dans l’autre partie du chalet, je n’ai pas souvenir d’avoir dormi une seule nuit complète ou pu profiter d’un répit pour faire une microsieste, sans être réveillé en fanfare.
Quand elle est chez elle, elle écoute de la musique à toute heure du jour et de la nuit. Et ses goûts en la matière sont particulièrement éclectiques : de Mozart à NTM en passant par Céline Dion, tout y passe. Pour le plus grand malheur de mes oreilles. Moi qui ne jure que par Led Zeppelin, les Pixies ou encore Radiohead, je suis servi !
De plus, j’ai une voisine particulièrement expansive. Que ce soit lors des fêtes qu’elle organise une à deux fois par semaine et durant lesquelles elle braille comme une forcenée pour se faire entendre par ses invités, ou ses parties de jambes en l’air avec des apollons au regard de braise, la demoiselle est la personne la plus bruyante que j’aie eu l’occasion de côtoyer. Et je m’en serais bien passé… Depuis que miss Casta vit à côté, ma vie est devenue un véritable enfer…
Miss Casta… Et dire qu’elle n’est même pas venue se présenter quand elle s’est installée ! Si je n’avais pas eu la curiosité de regarder sur sa boîte aux lettres, je serais encore en train de m’interroger sur son nom de famille. Par contre, aucun prénom : c’est Mlle Casta. Point. Une adepte des ouvertures de chakra sur fond de musique bizarre et de bâton d’encens brûlé. Quand elle est chez elle — parce que cela lui arrive de s’absenter de son domicile pendant plusieurs jours. Et dans ce cas, je suis le plus heureux des hommes : enfin tranquille !
Malheureusement, cela n’arrive pas aussi souvent que je le voudrais. Je ne sais pas trop dans quel domaine elle travaille. J’ai déduit de ses absences habituelles à l’heure du déjeuner et à celle du dîner jusqu’à son retour entre 23 h et minuit — du moins quand je suis en week-end ou pendant les vacances scolaires — qu’elle devait occuper un emploi dans la restauration ou quelque chose dans le même genre.
Non, je n’épie pas ses allées et venues. Pas le moins du monde. Elle fait juste un tintamarre du diable quand elle part de son domicile ou y revient : elle adore claquer les portes. Je pourrais tout à fait lui rendre la pareille, mais ce n’est pas mon style. Si un jour les choses dérapent, je ne veux pas qu’on ait quoi que ce soit à me reprocher. D’ailleurs, quand on y pense, ce début d’incendie, c’est déjà un sacré dérapage et j’avoue que lorsque je me suis retrouvé face à elle, après avoir senti l’odeur de brûlé venant de son logement, j’ai perdu mon sang-froid. La peur aidant, sans doute, les mots sont sortis tout seuls de ma bouche. Des mots qui ne font, d’habitude, pas partie de mon vocabulaire, surtout quand je m’adresse à une femme. Mais là, je suis parti en cacahuète, je l’avoue !
J’ai bien vu qu’elle tentait de s’excuser et de me calmer en m’affirmant que ce n’était pas grand-chose et qu’elle avait prévenu les pompiers qui n’allaient pas tarder à prendre les choses en main, mais j’étais trop énervé pour l’écouter. Cet accident, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Qu’elle écoute sa musique trop fort et qu’elle ait l’orgasme bruyant passe encore, mais qu’elle fiche le feu à mon domicile, non. Elle a dépassé les bornes !
Après ça, nos relations de voisinage — si rares soient-elles — ne vont pas aller en s’améliorant, j’en ai conscience. Et dire que mon pote Maxime m’a conseillé il y a peu de mettre de l’eau dans mon vin, d’essayer de prendre les choses avec philosophie… Avec philosophie ! Il en a de bonnes ! On voit bien que ce n’est pas lui qui vit à côté d’une folle furieuse, apprentie pyromane de surcroît !
Non, lui, il a carrément emménagé avec sa voisine ! Maxime a rencontré Marie il y a un peu plus d’un an et demi lorsqu’elle est venue s’installer dans l’appartement situé sur le même palier que le sien. Depuis, leur histoire a évolué de façon plus intime. Malgré leurs onze années d’écart, ils sont tombés amoureux. Ils ont quitté leurs domiciles respectifs et vivent à présent dans un logement plus grand avec Antonin, le neveu de Max, et Rambo, le chat de Marie. Ils nagent littéralement dans le bonheur. Après qu’il a perdu sa sœur dans un accident tragique et qu’il s’est vu confier la garde d’Antonin du jour au lendemain, l’obligeant ainsi à quitter la Haute-Savoie où il enseignait, je me suis fait du souci pour lui. Mais même si sa présence me manque parfois, je suis vraiment heureux pour mon vieux pote.
Moi, ce genre de chose n’est pas près de m’arriver. Tomber amoureux de ma voisine, je veux dire. Je ne désespère pas de trouver un jour la femme de ma vie, mais celle-ci n’est certainement pas la fille déjantée qui vit à côté de chez moi. Je connais très peu de choses sur elle, mais je suis à peu près certain que nous ne pourrions pas nous supporter si nous devions cohabiter. C’est déjà difficile avec un mur entre nous…
Chapitre 2
Mlle Casta
Adam Périllat…
J’ai bien cru qu’il allait m’arracher les yeux ! Quand il est apparu sur le seuil de ma porte, les traits déformés par la colère — ou la peur ? — et les yeux fous, à travers la fumée produite par l’embrasement de mes rideaux, j’ai cru voir Lucifer sortir des flammes de l’Enfer ! Je n’ai pas arrêté de m’excuser, mais cette armoire à glace aux allures de Mr. Propre ne veut rien entendre. Ce n’est pas de ma faute si le bâton d’encens que j’ai allumé a mis le feu au rideau. C’est à cause d’un courant d’air…
C’est bien la première fois que je le voyais s’énerver, lui qui n’a jamais eu un mot plus haut que l’autre, toujours placide et sans saveur. C’est presque dommage… s’il affichait un sourire sur ses lèvres, je suis certaine qu’il serait charmant. Mais voilà… chaque fois qu’il me croise, il prend son air renfrogné et marmonne dans sa barbe… Au sens propre comme au sens figuré, même si elle n’est pas bien fournie, juste un collier de poils bruns qui accentue le carré de sa mâchoire et une légère moustache. Ses yeux couleur chocolat me fusillent dès qu’ils en ont l’occasion…
J’ai longtemps été tentée de croire que ce mec devait être d’un ennui mortel jusqu’à ce que j’entende du rock résonner dans son appartement. Du rock… On est forcément un peu exubérant quand on écoute ce genre de musique, non ? En tout cas, c’est le cas de mon père qui ne jure que par ce style musical. D’ailleurs, le rock’n’roll a fini par m’écorcher les oreilles avec les années… Ou sont-ce juste les conséquences qu’a eues le statut de bassiste de mon paternel sur ma vie qui ont provoqué cette aversion ?
Bref… comme je n’avais pas envie de profiter des goûts musicaux discutables de mon voisin, je me suis mise à mettre ma sono à fond. OK, ce n’est pas très sympa — il n’y est pour rien dans mon désamour du rock — et certainement pas très civilisé, c’est d’ailleurs peut-être l’une des raisons qui ont tué notre relation de voisinage dans l’œuf, mais je n’en pouvais plus. Oh, ce n’est pas que le volume était haut, non, pas du tout, pour ça Adam Périllat est plutôt respectueux des autres — contrairement à moi — c’est juste… Enfin voilà, quoi !
Après ça, je n’ai plus jamais entendu la voix de Mick Jagger à travers le mur qui sépare nos deux logements. Je ne pense pas qu’il ait arrêté d’écouter les Rolling Stones, mais sans doute a-t-il opté pour l’utilisation d’un casque. En tout cas, il ne m’a jamais fait la moindre remarque… D’ailleurs, cette absence de réaction m’horripile tellement que j’en fais deux fois plus, histoire d’obtenir ne serait-ce qu’un frémissement de mâchoire, un reproche déguisé… J’organise des fêtes, invite mes conquêtes à dormir chez moi, en m’exprimant le plus bruyamment possible dans les deux cas. Rien n’y fait.
On pourrait se demander pourquoi je mets tant d’énergie à essayer d’énerver mon voisin. Je crois qu’en tant qu’actrice — je n’en fais pas mon métier, ce ne sont pas les quelques représentations mensuelles à la MJC de Chamonix qui assureraient ma subsistance — j’ai besoin d’attirer l’attention sur moi, et son indifférence à mon égard me perturbe. Je suis loin d’être moche, tous les hommes que j’ai eus dans ma vie n’ont eu de cesse de me dire que j’étais, je cite, « un joli petit lot ». Mais Adam Périllat semble complètement hermétique à mon charme naturel. Je vais finir par penser qu’il n’aime pas les femmes… Enfin, quelle importance après tout ? Musclor et moi n’avons absolument rien en commun, j’en suis persuadée.
Rien que ça, tiens… Ses gros biceps. Je suis certaine qu’il passe des heures à soulever de la fonte, certainement face à un miroir d’ailleurs, comme tous les body-buildés. Moi, mes seules activités physiques se limitent aux trente minutes de vélo que je fais pour me rendre à la brasserie où je travaille comme serveuse et en revenir, et aux galipettes auxquelles je m’adonne avec mes amants occasionnels — galipettes, soit dit en passant, qui ne me font pas brûler énormément de calories tant je m’ennuie.
Bref, Adam Périllat et moi sommes totalement différents. Je suis sûre que c’est un maniaque de l’ordre et du contrôle. Il n’y a qu’à voir son côté du jardin avec ses haies impeccablement taillées, son gazon tondu une fois par semaine en été (tous les mercredis après-midi, sans exception). La vie de ce mec doit manquer cruellement de fantaisie. Il doit passer ses soirées à lire des pavés de plusieurs centaines de pages sur la Révolution française ou la physique quantique. Il ne reçoit jamais personne et sort très peu, sauf pour aller courir, faire ses courses ou se rendre à son travail — travail dont j’ignore les spécificités. Il doit être videur de boîte de nuit ou bibliothécaire… Oui, je sais, ce sont deux professions qui paraissent absolument aux antipodes l’une de l’autre.
Moi, je vis dans un joyeux bordel. J’aime le désordre, il n’y a que quand mon salon est sens dessus dessous que je retrouve les choses. Et puis, comme le dit une citation attribuée, à tort ou à raison, à Einstein : un bureau bien rangé est le signe d’un esprit dérangé. Je suis donc tout à fait saine d’esprit ! N’en déplaise à mon voisin qui a eu le culot de me traiter de folle ! J’ai été tellement abasourdie — ayant plutôt été habituée à son mutisme — que sur le coup, j’ai cruellement manqué de repartie. Depuis que les pompiers sont partis, je n’arrête pas de l’insulter… dans ma tête, évidemment. Mais ça me fait un bien fou !