Auteur Sujet: Le train qui en cachait un autre de Lucie Renard  (Lu 30736 fois)

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Le train qui en cachait un autre de Lucie Renard
« le: jeu. 28/11/2019 à 18:01 »
Le train qui en cachait un autre de Lucie Renard

 
Au lecteur
Cette histoire est une fiction. Selon la formule consacrée, toute ressemblance avec des personnes ou des faits, existant ou ayant existé, serait purement fortuite. Les lieux, les personnages, les événements sont tous, sans exception, issus de mon imagination et n’ont aucun lien avec des faits réels.
Ceci dit, Cher Lecteur, qui n’a pas rêvé un jour de se tromper de train, filer en sens inverse et prendre la poudre d’escampette ? Qui n’a pas souhaité, l’espace d’un instant, arrêter le temps ? Qui n’a pas contemplé une parenthèse dans sa vie, emprunté un jour le chemin des écoliers, volé un instant au temps qui passe ? Dans le monde actuel où tout va si vite, arrêtons un instant le temps qui passe, pour sentir au fond de soi son cœur battre fort et suivre le flot de la vie dans nos veines.
Il y a toujours ce moment où la vie reste en suspens avant de reprendre sa course inéluctable. Parfois, cet instant, on arrive à l’attraper au vol, à embarquer sur son tapis volant, cheveux au vent et cœur battant, à virevolter dans un tourbillon de bonheur. C’est de ce vent que sont fait les danses de la joie et les plus beaux souvenirs.
Dans ce roman, je vous invite, une fois n’est pas coutume, à emprunter un autre train, celui de la voie B. Regardez par la fenêtre, je vous souhaite d’y découvrir des paysages insolites et émouvants.
Lucie Renard

 

Prologue

Il y a toujours ce moment où la vie reste en suspens avant de reprendre sa course inéluctable.
J’ouvris les yeux. Ma vue rencontra un plafond blanc à la peinture écaillée. Je fus immédiatement éblouie par la clarté ambiante. Ma gorge était aussi sèche que si elle était tapissée de papier de verre. Je me trouvais dans une chambre, plutôt petite, dont la grande fenêtre était dépourvue de rideaux. Le soleil pénétrait largement dans la pièce, éclairant les murs vert pâle qui avaient sans doute connu une teinte plus uniforme dans le passé. En face de moi, un écran de télévision hors d’âge était accroché.
Je tentai de bouger. Je sentis un petit capuchon glisser de mon index. Il s’agissait d’un appareil destiné à couvrir mon doigt et relié par un câble à une machine qui traçait des courbes sur un écran. Mon bras était perforé par le cathéter d’une perfusion. Le lit émit un grincement métallique sinistre quand j’essayai de me relever. Il fallait que je boive. Je posai les yeux sur une carafe d’eau et un verre, seuls objets sur une tablette à roulettes en formica à ma gauche. Je levai le bras, ce qui me demanda un grand effort. Pourquoi me semblait-il si lourd ? Je m’emmêlai dans le tuyau de la perfusion. Je décollai le sparadrap et retirai le petit tuyau de mon bras, délicatement. Une goutte de sang perla. J’appuyai mon pouce sur ma peau pour favoriser la coagulation. Une chanson me vint à l’esprit, un chanteur dont les airs mélancoliques emplissaient les ondes de la radio quand j’étais petite.
« Jimmy s’éveille dans l’air idéal
Le paradis clair d’une chambre d’hôpital… »
L’hôpital… C’était là que j’étais. Les murs verts, le lit médicalisé, les appareils. Aucun doute. Que faisais-je ici ? Je me redressai. Je me servi un peu d’eau que je bus doucement. Je me souvenais : Boire doucement, gorgée par gorgée. Je suivais la consigne muette que me dictait mon cerveau embué. Quelle heure était-il ? Je n’en savais rien. Aucun appareil ne donnait l’heure, dans cette chambre. Je tentai de me lever du lit. Je posai un pied par terre, puis le second. Le sol se mit à vaciller et je me rassis un peu brutalement sur le drap. Je touchai ma tête. Je sentis un bandage qui m’entourait le crâne, des sourcils à la nuque en passant par les tempes. C’était un épais pansement. Étais-je blessée ? Je devais me lever, en savoir davantage, parler à quelqu’un. J’entamai une nouvelle tentative, doucement, en me tenant aux barreaux du lit. J’étais debout. La tête me tournait un peu mais c’était supportable. Je me dirigeai vers la porte et l’ouvris…
 
Première Partie
 
I

“Tell me somethin', girl / Are you happy in this modern world? / Or do you need more? / Is there somethin' else you're searchin' for? / I'm falling…”
Lady Gaga / Bradley Cooper - Shallow (OST A star is born – 2018)

Dis-moi, demoiselle / Es-tu heureuse dans ce monde moderne ? / Ou voudrais-tu quelque chose en plus ? Cherches-tu autre chose ? Je tombe…

*****
Deux semaines plus tôt…
Il y a des jours qui ont commencé comme tous les autres. Comme la veille et l’avant-veille, le soleil s’était levé. Ça aurait dû être une journée normale.
Mais de petits grains de sable, presqu’imperceptibles à l’œil nu, sont venus se glisser subrepticement dans les rouages. Et soudain, toute la machinerie a déraillé.
*****
Janvier. Avec soulagement, je sentis que le train ralentissait, signifiant son arrivée en gare. Le wagon était bondé, rempli de gens à la mine pâle et maussade, engoncés dans les lourds manteaux d’hiver. Le chauffage turbinait à plein régime dans l’habitacle, incitant à une désagréable somnolence.
L’homme près de moi, qui serrait d’une main sa mallette dont les coins carrés me rentraient dans la cuisse, et de l’autre s’agrippait à la barre qui suivait la ligne du plafond du wagon, semblait balloté à chaque mouvement de la machine. Je songeais en moi-même qu’on aurait pu l’informer que les soi-disant « quarante-huit heures de fraicheur » promises par les publicités pour déodorants n’étaient que mensonge. Les effluves qu’il dégageait, libérées par son bras levé haut, étaient si acides qu’elles me piquaient les yeux.
Enfin, le monstre de métal s’arrêta. Les portes s’ouvrirent alors que, de son ventre, s’extrayait la marée humaine. Parfois, un gémissement trahissait un pied écrasé ou une côte endolorie par un coup de coude. Je touchai du pied la terre ferme ! Enfin ! Je pris une grande bouffée d’oxygène, avant de me rendre compte que sans doute, j’avais retenu ma respiration bien trop longtemps. L’air traversa mes poumons et le froid me brûla. Je restai un instant sans bouger, sur le quai, bousculée par le flot des travailleurs pressés de rejoindre la chaleur accueillante de leur foyer.
C’était ainsi, à chaque perturbation quelconque du trafic ferroviaire : des trains bondés, des usagers en colère, une fin d’après-midi qui, rajoutant cette lassitude à la fatigue du travail, faisait souhaiter que la journée s’arrête enfin pour laisser la place à la nuit.
Comme un automate, j’ai suivi le flot des voyageurs jusqu’au bout du quai. J’ai emprunté le passage sous-terrain pour ressortir devant la gare, traversé le hall où de pauvres hères étaient avachis sur les banquettes défraichies. Je suis sortie dans le froid glacé et la nuit.
Pour rejoindre le centre-ville, il n’y avait que le pont qui surplombait la Moselle à emprunter. Le vent me glaçait jusqu’aux os. Machinalement, je rapprochai les pans de mon manteau autour de moi et resserrai la ceinture de laine. Je regrettai que la coquetterie m’ait retenue d’enfiler un bonnet. J’aurais aimé le doux contact de la laine au tissage serré contre mes oreilles et mes tempes. Sous l’action du froid, je sentais déjà poindre un mal de tête qui, je le savais déjà, ne me quitterait pas de la soirée.
Enfin, j’arrivai en vue de notre immeuble. L’architecture de la fin du XIXème siècle m’imposait toujours du respect. J’aimais les arcades lourdes, la pierre de taille, la solide porte de bois aux moulures travaillées, les balustrades des balcons en fer forgé. Je glissais ma clé dans la serrure de la lourde porte, je poussai le battant et m’engouffrai dans l’immeuble. Une fois dans le couloir central, une odeur d’agrume pourri me piqua les narines. Je soupirai : encore un voisin qui avait laissé sa poubelle trop longtemps sur le palier. Le manque de civisme des habitants de cet immeuble me lassait. Je m’adossai quelques secondes au battant de la porte. Je m’accordai le temps de prendre une profonde inspiration, de souffler tout l’air compris dans mes poumons. Je me sentais comme un acteur de théâtre sur le point d’entrer en scène. J’allai jouer le deuxième acte de la grande mascarade de ma vie. Lumière, musique. Je me concentrai sur le souffle qui filtrait entre mes lèvres, jusqu’à ce que les battements de mon cœur aient ralenti. Puis je grimpai les escaliers jusqu’au palier du troisième étage.
J’actionnai ma clé et ouvris la porte. Mon regard se porta immédiatement sur le capharnaüm habituel, sans surprise : deux baskets disséminés dans deux coins de l’entrée, un blouson jeté à même le sol, un sac à dos béant dont sortaient trois livres et deux cahiers, une casquette des New York Yankees posée sur le ficus, les feuilles de ce dernier qui jonchaient le parquet de bois vernis. Je pris une profonde inspiration, avant d’appeler :
—   Bastieeeeenn!
Aucun son ne me répondit. Je retirai mon manteau, l’accrochai à la patère, retirai mes chaussures et bougeai mes orteils endoloris. Puis, je renouvelai mon appel :
—   Bastieeeeenn!
Un bruit d’ours qui se hisse hors de sa tanière me parvint. Une porte qui s’ouvre, puis une cavalcade. Le visage enfantin encerclé de boucles blondes qu’il arborait encore quelques années en arrière se superposa à la face renfrognée de l’adolescent qu’était devenu mon petit prince. Il jeta un œil prudent, essayant de déterminer ce qui justifiait sa convocation dans l’entrée, avant de battre en retraite.
—   Bastieeeeenn! Combien de fois je devrai te dire qu’on ne bazarde pas ses affaires aux quatre coins de l’entrée ?
—   J’arrive, Maman, minute !
Effectivement, il réapparu, une esquisse de sourire gêné sur les lèvres. Il tenait un cahier dans les tons verts, son cahier de liaison du collège, apparemment.
—   J’ai juste un petit truc à te faire signer, pendant que je range tout ça.
Il me tendit le cahier, tout en me lançant un regard prudent.
—   Ça va, maman ? Tu as passé une bonne journée au boulot ?
Je levai un sourcil circonspect. C’était bien la première fois qu’un de mes enfants se souciait de ma journée de travail. Je répondis par un hochement de tête et me concentrai sur le cahier vert, ouvert à la page qui me concernait. Il y avait quelques lignes manuscrites, rédigées d’une petite écriture serrée et penchée.
« Nous vous informons que nous avons des raisons de croire que l’attitude et le comportement de votre fils sont préoccupants. Ainsi, nous vous prions de bien vouloir vous présenter le jeudi 24 janvier à 16h au bureau de la Proviseure du collège. Cordialement. »
S’en suivait une signature illisible. Je relis ces mots pour la troisième fois, afin d’être sûre de bien les comprendre. Je me tournai vers Bastien, qui semblait tout entier concentré sur le fait d’aligner les paires de chaussures sur le meuble prévu à cet effet. Il évitait mon regard.
—   Bastien ?
—   Hmmmmm ?
—   Bastien, regarde-moi s’il te plait.
Il osa un coup d’œil en coin, fuyant.
—   Oui, maman ?
—   Tu veux bien m’expliquer ce que signifie cette convocation chez la proviseure ?
Il fixait le bout de ses chaussettes et dessinait des huit avec les orteils de son pied gauche sur le parquet ciré.
—   C’est... C’est pas moi, en fait.
—   C’est pas toi, quoi ? Enfin, Bastien ! Écoute, j’ai eu une journée pas très marrante. Alors, mon niveau de patience est assez bas. J’aimerais que tu m’expliques pourquoi je suis convoquée au collège avant que je ne m’énerve vraiment. Ou bien, si tu préfères, on attend que Papa rentre et tu t’expliques devant lui.
Je savais que je bottais largement en touche sur ce point. Les chances que Marc-Antoine ne rentre du travail avant que les enfants ne soient allés se coucher étaient très minces, voire inexistantes. Son cabinet d’avocats avait récemment signé des contrats avec deux grosses sociétés financières internationales. Depuis, mon mari regagnait régulièrement le foyer à pas d’heure. Ces dernières semaines, sa présence à la maison pouvait s’apparenter à une vague visite touristique. Et encore, un vrai touriste aurait au moins pris des photos...
Bastien semblait chercher ses mots. Je le sentais fuyant. S’il avait pu dénicher un trou de souris suffisamment grand pour les contenir, lui, son Smartphone et ses écouteurs, sans doute n’aurait-il pas hésité à s’y engouffrer séance tenante. Hélas, il comprenait peu à peu qu’il n’y aurait pas d’échappatoire. Je décidai de ne pas le brusquer, de lui laisser le temps de venir à moi, avec ses mots. Je dénouai mon foulard et l’accrochai à un des crochets de la patère, par-dessus mon manteau. Je passai une main dans mes cheveux pour me donner une contenance. J’évitai de fixer mon fils, afin de ne pas lui imposer la pression de mon regard. Soudain, il se décida :
—   Il y a un gars du collège, il fumait un joint dans les toilettes. Il m’a demandé de lui tenir pendant qu’il allait pisser. Un pion est entré dans les WC à ce moment-là. Il m’a vu. Il a cru que c’était moi qui fumais...
—   Fumait quoi ? Un joint ?
—   Ben oui, tu sais, de la beuh, quoi !
—   Oui, merci, je sais de quoi il s’agit. Et tu fumais ça ?
—   Mais non ! Je t’ai dit, c’était pas moi, c’était l’autre gars !
—   Ne me crie pas dessus. Jusqu’à preuve du contraire, c’est toi qui es en tort, là, Bastien. Alors tu vas me faire le plaisir de me parler tranquillement. De quel garçon parles-tu ? Comment s’appelle-t-il ?
—   Je peux pas te le dire. C’est un type, tu le connais pas.
—   Je me doute que je ne le connais pas. Mais j’ai besoin de savoir son nom.
—   Maman, s’il te plait...
—   Bastien, qu’est-ce qu’il se passe ? Tu ne veux pas le dénoncer, c’est ça ? Tu te doutes un peu de ce qui va se passer si tu ne dis rien ?
—   Je vais être renvoyé ?
—   Tu vas peut-être aller en maison de redressement, Bastien, un genre de prison pour mineur.
—   Tu veux me faire flipper, là, maman.
—   Non, je te dis la réalité comme elle est. La drogue est illégale dans ce pays. Alors si ce n’était pas toi qui fumais, tu dois dire de qui il s’agissait.
—   Je ne fumais pas. Je n’ai jamais touché à ça.
—   Bon, alors, son nom, à ce type ?
—   Maman... Je vais avoir des ennuis.
—   Tu en as déjà, des ennuis. C’est un ami à toi ? Qu’est-ce que tu faisais avec lui ?
—   Mais rien ! Je sortais des toilettes, il est rentré. Il m’a filé son joint. Il m’a dit « Tiens–moi ma clope ». Il est allé pisser. Le pion est entré, il m’a vu et m’a emmené chez le CPE.
—   Et l’autre, il a fait quoi pendant ce temps ? Tu n’as pas dit que c’était son joint à lui ?
—   L’autre était dans une cabine de WC. J’ai pas osé dire que c’était à lui. Il a déjà tabassé plusieurs personnes, avec ses potes. C’est pas des tendres. Alors, j’ai rien dit. Je pensais que c’était juste une clope, que c’était pas grave. Puis le pion m’a dit que c’était un joint. Et j’ai flippé.
—   Bon. Va finir tes devoirs. Il faut que je réfléchisse. Mais ne te crois pas tiré d’affaire. On en reparlera plus tard.
—   OK.
—   Et, Bastien ?
—   Oui, Maman ?
—   Pour l’instant, je fais le choix de te faire confiance et de croire ce que tu me dis. J’espère que j’ai raison de faire ce choix-là. Parce que c’est grave, ce dont tu es accusé, tu sais.
—   Oui, Maman. Merci, Maman.
Il fila dans sa chambre, emportant avec lui le sac à dos béant qui laissait échapper des cahiers et des feuilles volantes. Je soupirai. J’avais bien besoin de ça, un fils de treize ans accusé de trafic de stupéfiants.
Je pris le chemin de la cuisine, machinalement. Contrairement à ce que j’avais dit à Bastien, je ne voulais pas penser, pas réfléchir à ce qu’il m’avait dit, pas maintenant. Je ne voulais pas de réaction épidermique, pas m’imaginer mon petit prince qui, quelques mois auparavant construisait méthodiquement des vaisseaux Star Wars en lego, devant un tribunal correctionnel.
 
II

« C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait que ta rose est si importante »
Antoine de Saint-Exupéry – Le Petit Prince (1943)
*****


Le temps passe, les enfants grandissent, l’innocence s’envole. On voudrait retenir dans nos mains quelques bribes de cette innocence volatile. Mais elle fuit, sans un regard en arrière.
Ce qui reste, ce sont les souvenirs, les images de cette innocence gravées au plus profond de nous. C’est de cette matière que sont faits les liens indéfectibles qui nous lient à ceux qui font un peu partie de nous.
*****
J’avançai vers la cuisine avec lassitude. Je faillis trébucher sur le chat qui s’était glissé entre mes jambes sans que je n’y fasse attention. La boule de poils émit un long miaulement plaintif, tout en revenant se frotter à mes chevilles. Je m’accroupis et caressai sa fourrure douce, au niveau des joues et sous le menton. Il se mit à ronronner, si fort que ce fut comme si tout le chat vibrait. Ce bruit rassurant eut l’effet d’un calmant immédiat sur mon rythme cardiaque. Je sentis même une esquisse de sourire se dessiner sur mes lèvres. Je m’adressai à la boule ronronnante.
—   Alors, tu as faim, mon gros Mouss ?
S’il était une question rhétorique, c’était bien celle-là. Moustache avait toujours faim et raffolait de plats en sauce où de fins filaments de volaille nageaient dans une sauce translucide à forte teneur en gélatine. Les lui servir m’écœurait, mais ma boule de poils adorée se jetait dessus comme s’il n’avait rien mangé depuis des semaines. Je retins donc ma respiration, le temps de vider le contenu du petit sachet dans une gamelle propre et de la poser sur le sol carrelé de la cuisine, à quelque distance du bol d’eau. Le félidé fit honneur à son repas.
Je lavai mes mains, appréciant le contact de l’eau tiède sur les paumes. Je les séchai machinalement. Je n’avais aucune idée originale pour la préparation du dîner. J’admirais parfois ces femmes qui se délectaient de passer des heures à mitonner des bons petits plats pour leur nombreuse famille et dont la cuisine diffusait toujours des effluves plus appétissants les uns que les autres. Je n’avais jamais vraiment aimé cuisiner. J’avais eu mes périodes gâteaux et pâtisserie, et j’avais aussi fait des crêpes tous les mercredis quand les enfants étaient petits. J’adorais manger des bonnes choses et varier les plaisirs gustatifs. Mais confectionner un repas relevait plus du supplice que du loisir à mes yeux. De guerre lasse, je remplis d’eau une grande casserole, ajoutai du sel et quelques gouttes d’huile d’olive. Je fouillai dans un placard à la recherche d’un pot de pesto vert bien dosé en basilic. Je vérifiai qu’il restait du parmesan dans le réfrigérateur, coupai en deux quelques tomates cerises. Un bon plat de pâtes au pesto, ça mettrait tout le monde d’accord.
Je montai dans ma chambre enlever mon tailleur et passer des vêtements confortables : un jean, un sweat-shirt à capuche, une paire de chaussettes en laine épaisse, une tenue qui agissait sur moi comme un cocon de protection. Moustache me suivit et sauta sur mon lit en ronronnant d’aise. Nous avions recueilli ce chat six ans auparavant. Un dimanche d’automne, comme nous nous promenions au bord d’une petite route de campagne, cédant à la bonne conscience que procurait le fait de faire une activité de plein air en famille, nous avions entendu un long miaulement plaintif. Élisa, grande amoureuse des animaux, nous avait aussitôt sommés de nous arrêter. Elle avait regardé dans toutes les directions à la recherche de l’origine du gémissement. Devant son empressement, nous lui avions prêté main forte. Soudain, Bastien avait déniché, à la racine d’un sapin, une petite boule de poils noirs et blancs, toute tremblante et tâchée de sang.
—   Ne le touche pas, il va te griffer, avait ordonné Marc-Antoine.
J’avais haussé les épaules et cherché la paire de gants en cuir qui ne quittaient pas mes poches de parka. Je m’étais approchée et j’avais découvert un petit chat, très maigre et très amoché. Sans doute avait-il été heurté par une voiture. Il saignait à plusieurs endroits. Malgré la douleur, il ne semblait pas agressif. Il avait même commencé à ronronner quand j’avais approché ma main gantée de son pelage. Je l’avais caressé. Il avait fermé les paupières.
—   Maman, il faut le prendre, l’emmener chez le vétérinaire ! avait affirmé Élisa.
—   Oui, Maman, c’est un pauvre chat blessé. Il faut le soigner, avait confirmé mon petit Bastien.
J’avais lancé un regard à Marc-Antoine, dont le verdict dicterait le sort de la pauvre bête. Il avait haussé les épaules.
—   Faites comme vous voulez, avait-il ronchonné, mais je ne veux pas de saletés dans ma voiture.
—   Merci Papaaaaa ! avaient lancé en cœur les deux enfants, arrachant une esquisse de sourire à leur père.
Élisa avait dénoué le sweat-shirt qu’elle avait accroché par les manches autour de sa taille quand, avant de sortir, je l’avais obligée à prendre un pull. Sans un mot, elle me l’avait tendu. J’avais abdiqué : un sweat-shirt contre un petit chat. J’avais enveloppé la petite bête dans le coton molletonné. Un ronronnement sourd s’échappait du vêtement, alors que nous refaisions le chemin en sens inverse vers la voiture.
Nous avions fait soigner le petit chat. Nous l’avions affublé du premier nom de chat qui avait traversé l’imagination de Bastien : « Moustache ». Nous l’avions nourri. Il avait repris du poil de la bête. Nous l’avions gardé. De chat errant, il s’était plutôt bien habitué à la vie de salon. Le goût du confort, peut-être mêlé à une certaine reconnaissance pour ceux qui l’avaient un jour sauvé d’une mort probable, avait accéléré son adaptation. Il était le petit chat le plus gentil et le plus câlin du monde, sans aucun doute. C’était tout naturellement qu’il avait trouvé sa place parmi nous, contredisant les grandes théories de Marc-Antoine qui avait toujours clamé qu’il n’y aurait « jamais d’animaux domestique dans notre appartement parce que les animaux c’est trop de tracas ».
Je redescendis dans la cuisine. L’eau bouillait. J’y jetai les spaghettis. Je fis réchauffer la sauce. Dans quelques minutes, le repas serait prêt. Il n’y avait plus qu’à dresser la table. Je songeai à râler sur les enfants pour leur demander d’accomplir leur part de travaux domestiques, puis je renonçai. J’aurais aussi vite fait de m’en charger seule. Les pâtes étaient cuites. Je les égouttai avant d’appeler :
—   Les enfants ! A table !
La voix de Bastien me répondit :
—   J’arrive !
Le fait que cette affirmation ne soit pas accompagnée d’un bruit de pas me laissait anticiper que quelques minutes au moins se passeraient avant que l’un ou l’autre ne daigne se déplacer jusqu’à la table du dîner. Je dénichai une bouteille de vin blanc entamée dans le réfrigérateur. J’hésitai puis, finalement, me servis un verre. Le repas était prêt, mais il n’y avait toujours pas de convives.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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