Auteur Sujet: Bien sous tous rapports de Magali Laguillaumie  (Lu 8644 fois)

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Bien sous tous rapports de Magali Laguillaumie
« le: jeu. 05/10/2017 à 17:01 »
Bien sous tous rapports de Magali Laguillaumie

Chapitre 1

La neige s’écrasait en gros flocons indolents sur la vitre aux barreaux exigus. Assis devant la table d’interrogatoire, l’homme d’âge moyen et menotté avait le regard perdu au plafond. Il étudiait l’algorithme des petits points noirs du Placoplatre. Pour un peu, il se serait cru de retour dans une salle de classe. L’administration, quelle qu’elle soit, utilisait les mêmes matériaux.

Le commissaire Garotti entra dans la pièce, suivi de son officier Garnier. Ils posèrent tous deux un regard peu amène sur le prévenu. Garotti recula une chaise et s’installa en face de l’homme. Son officier resta debout, face au prévenu, lui cachant une partie des flocons qui tombaient de plus en plus drus, de plus en plus compacts.

— Pourquoi Lola ? Tu l’aimais, non ? interrogea sans ambages Garotti.

L’homme menotté ne répondit pas, son regard marron vert se perdait dans les yeux de Garotti. À première vue, le prévenu avait fait usage de consommation illicite, il avait les yeux rougeoyants. Le commissaire le savait très bien, il en consommait au moment même de son arrestation, il y avait déjà une heure de cela. Une heure qu’on l’avait laissé seul dans cette pièce, et le prévenu restait là, amorphe, pas même une demande de café, d’avocat, de pause toilettes…

« Un bien étrange monsieur » se dit le commissaire en lui-même.

Il réitéra sa question.

— Pourquoi Lola ? Elle voulait te quitter c’est cela ? Tu n’étais plus assez bien pour elle ?

Le prévenu cilla du regard à cette dernière interrogation et répéta, comme hébété.

« Lola »

— Lola. Lola ne voulait pas me quitter, elle m’aimait, je ne sais pas pourquoi, mais elle m’aimait.

— Alors pourquoi ? Pourquoi l’as-tu tuée ?

— Ce n’est pas si simple, Monsieur.

— On dit, Monsieur l’officier de police judiciaire. En ce qui me concerne, c’est commissaire.

— Si je devais vous expliquer, il faudrait revenir plus de dix ans en arrière…

— C’est-à-dire ?

— C’est Lola qui voulait…

— C’est Lola qui voulait ?

Le commissaire cacha le dégoût qui allait poindre dans sa voix, face à la lâcheté de l’assassin de Lola dont la vie était pleine de promesses.

— Tu veux nous faire croire que cette femme, qui avait deux enfants, et qui venait de retrouver du travail, et dont la situation avec son époux s’arrangeait voulait mourir !

— Oui, commissaire, c’est ce que je dis. Peut-être même qu’elle ne m’aimait que pour cela.

De l’autre côté de la vitre sans tain, le commandant Bouchot écoutait attentivement, et gardait également un œil sur l’époux de la victime. Ce dernier devint rouge de colère en entendant les derniers mots du prévenu, ses poings se serrèrent dans ses poches et ses mâchoires se frottèrent l’une contre l’autre. Le commandant Bouchot, tapota l’épaule du veuf, en signe d’apaisement, puis décida de le faire sortir. D’un signe de tête, il l’indiqua au policier derrière eux. Ce dernier l’entraîna à l’écart, dans un bureau isolé, et loin, surtout de la salle d’interrogatoire.

Le commissaire Garotti soupira, puis enchaîna.

— Tu ferais mieux de tout nous dire, nous savons que c’est toi, nous avons toutes les preuves, mais si tu veux qu’on t’aide, il faut nous dire pourquoi ! Sans quoi, ça sera trente ans ferme, c’est certain.

— Pourquoi vous me tutoyez ? Je ne vous connais pas, vous ne me connaissez pas non plus

— Si tu veux, je te vouvoie et après, tu parleras ?

— Je veux voir mon avocat.

— Bien, comme tu voudras. Ça risque d’être un peu long, les avocats commis d’office sont un peu overbookés, actuellement, comme on dit à présent. À moins que tu aies un nom à nous donner ?

— Non, je ne connais pas d’avocat, voyez avec mon employeur, ils en ont sûrement à proposer.

Le prévenu retourna à son mutisme. Le commissaire et son officier sortirent de la salle d’interrogatoire, rejoignant le commandant Bouchot dans la salle attenante.

— Alors commandant, vous en pensez quoi ? Vous croyez que cet homme est lié aux autres affaires ?

— Je pense que oui, sincèrement.

— Il ne bouge pas d’un cil, émit l’officier, c’est surprenant

— Son emploi est certainement pour quelque chose dans la maîtrise de ses émotions, ajouta le commandant

— Ou sa forte consommation de cannabis, enchaîna le commissaire Garotti. De toute façon, je ne crois pas qu’il nous parlera. C’est une forte tête. C’est étrange de dire cela, quand on sait comment il est décrit par ses collègues, mais c’est pourtant une forte tête.

— Ou un fou, suggéra son officier.

— Peut-être, Jacques, peut-être…

 

Dans la salle d’interrogatoire, le prévenu ne bougeait pas. Ses mains enchaînées reposaient à plat sur le formica blanc usé. Il tourna la tête vers le miroir teinté, il savait parfaitement qu’on parlait de lui et du crime derrière cette pièce aux murs insonorisés. Un léger sourire, comme un frémissement, disparut vite de ses lèvres. Il tourna de nouveau la tête et son regard se perdit dans les flocons qui battaient la vitre à présent.

Dehors, malgré la neige, le froid et la nuit, les journalistes et les curieux se pressaient devant le commissariat de la petite ville tranquille de Sainte-Alix. Le crime avait eu lieu ici, ces circonstances et les personnes impliquées faisaient grand bruit, et grand ragot. Tous attendaient, impatiemment, le communiqué du commandant sur cette affaire, ça ferait grimper les tirages pour les journalistes, des histoires à raconter au coin du feu pour les badauds.

À une vingtaine de kilomètres de là, dans la maison de Lola, la famille, les amis entouraient de leur soutien les deux enfants. Clara n’était pas retournée au lycée depuis une semaine et n’y retournerait jamais, en tout cas, pas dans celui-là. Son frère, Gaétan, regardait tomber les flocons le regard vide. Un grand silence passait soudain dans cette pièce si pleine de bonne volonté, de tristesse et d’hébétude. Ce fut Clara qui rompit le silence la première.

— Quand est-ce qu’ils nous rendront le corps de Maman, qu’on puisse l’enterrer, que ce soit fini tout ça !

Son ton était dur et froid.

— Je crois qu’ils ont dit dans la semaine, sanglota sa grand-mère maternelle.

— Le plus vite sera le mieux ! lança son frère, une colère sourde dans la voix.

— Il ne faut pas parler comme ça de votre mère s’insurgea leur grand-père !

— Après ce qu’elle a fait, c’est finalement peut-être mérité, cria Gaétan !

— Tu ne sais pas, tu ne sais rien, peut-être que rien de tout cela n’est vrai, rugit son aïeul, ta mère était une femme bien, elle l’a toujours été, elle a toujours tout fait pour vous !

— Ce jour-là, elle nous a oubliés souffla Clara, en sortant de la pièce.

 

Gaétan sortit lui aussi de la pièce et se rendit dans sa chambre où il se jeta sur son lit et ferma les yeux, se promettant de ne pas penser, de ne pas dormir non plus, trop de cauchemars ces derniers jours, trop de trop… Et ces journalistes, il les haïssait. Sans qu’il s’en rende compte il glissa dans un sommeil sans rêve. Clara, elle, pleurait en silence, serrant les poings. Son regard tomba sur une photo de sa mère, punaisée sur son mur.

 

« À vingt ans, qu’elle était belle », pensa-t-elle.

 

Puis, la rage la prit. Elle sauta de son lit, arracha l’image et la déchira en confettis.

En bas, les amis soutenaient de leur parole et de leur silence, les parents de Lola, sa sœur, en attendant le retour de Joël.

 

*

 

— Nous allons le transférer au commissariat, commandant Bouchot, déclara le commissaire en observant à travers les persiennes la masse de curieux qui patientait sous la neige.

— Oui, je le sais, commissaire. Pour le moment, j’aimerais surtout éloigner les curieux de ce pas-de-porte !

— Nous allons devoir faire un communiqué, sans bien sûr leur faire part de cet élément, vous êtes d’accord ?

— C’est bien évident. Cet homme me dégoûte tellement, que j’apprécierais un accident, mais je dois faire mon devoir, lança le commandant, une pointe de rage dans la voix.

— Vous êtes toujours persuadé que ce n’est pas son seul crime ? interrogea le commissaire.

— J’en suis sûr, en fait, mais je n’arrive pas à lier les choses… La méthode est la même, mais les autres victimes n’ont pas de lien avec cet homme, enfin pas pour le moment.

— Vous pensez pouvoir lier ces cinq affaires ? Cela fait cinq ans que nous cherchons, votre brigade, sans compter les commissariats et gendarmeries de Sainte-Alix, de Mortagne-au-Perche, et notre commissariat central… Je pense que s’il était lié de près ou de loin à ces quatre précédents meurtres, nous aurions des preuves plus tangibles que vos soupçons…

— Je sais, l’interrompit le commandant, mais il y a quelque chose de trop lisse, chez cet individu. Il doit y avoir un lien, quelque chose qui nous a échappé, c’est certain.

— Qui sait, peut-être que son avocat saura le convaincre de tout avouer…

— Vous vous moquez ! Pour le moment nous n’avons rien… Rien, en tout cas, qui l’y relie… Et son avocat serait mal inspiré s’il lui faisait avouer ceux-là !

— Hormis votre intuition et la mienne, nous n’avons effectivement aucune preuve. Mais si déjà nous le mettons sous les barreaux pour trente ans, ce seront trente vies sauvées, enfin, si notre instinct ne nous trompe pas…

— Je vais faire raccompagner Monsieur Delague jusqu’à son domicile. Je ne crois pas que sa présence dans nos locaux soit indispensable pour le moment, et ses enfants ont sûrement besoin de lui.

— Il serait bon qu’il ne tombe pas sur tous ces curieux, commandant !

— J’y veillerai, j’y veillerai.

 

Le gendarme quitta la pièce et rejoignit le veuf. Il donna ses ordres à son adjudant et retourna dans la pièce au miroir sans tain, d’où il observa le prévenu durant plusieurs minutes.

 

« Toi, mon coco, si tu n’es pas le meurtrier, alors tu le connais, et tu le connais même très bien… Mais je suis sûr que c’est toi, et je t’aurais, j’en fais la promesse. Tu as fini de jouer avec nous ! »

 

Il sortit de la pièce et se dirigea vers la machine à café. Une longue nuit les attendait tous.

 

*

 

Joël Delague n’avait aucun désir de suivre le planton jusqu’à l’estafette de la gendarmerie, d’être ramené chez lui. Ce qu’il voulait, c’était casser la figure de ce bel empaffé, lui faire aussi mal qu’il avait mal… Mal d’être cocu, mal d’avoir perdu la femme de sa vie, car malgré cette faute, Lola, restait dans son cœur à cette place. Comment ce gringalet de meurtrier pouvait-il croire que Lola l’avait aimé ? Comment Lola aurait-elle pu aimer un type pareil ? Joël Delague en avait mal à la tête, à force de se poser toutes ces questions, à force de nier la réalité. Il se surprit à penser qu’en descendant du véhicule de gendarmerie, il la retrouverait à table avec les enfants, inquiète et en colère parce qu’il n’avait pas prévenu de son retard… Puis aussi fugace que fut cette image, celle de sa femme retrouvée morte, photos des gendarmes à l’appui, revint avec plus de force encore. Au début, bien sûr, c’est lui qu’on avait interrogé, cuisiné, puis relâché… C’est là aussi qu’il avait appris qu’il était cocu, et bien cocu. Bien sûr, il s’en était douté, l’avait soupçonné d’avoir des cornes, mais c’était Lola. À Lola, Joël aurait tout pardonné, même ça… Oui, même ça.

La route bien enneigée allait être longue, Joël le savait, de vingt minutes de route, on allait passer à trente ou quarante, il ferma les yeux. Il tenta d’oublier, son amertume, sa haine, ses questions, sa colère… Car oui, il était en colère, contre Lola, et surtout contre lui-même… Qu’avait-il mal fait pour qu’elle le trompe et qu’elle en meurt ? Quelle était sa part de responsabilité dans le choix de sa femme de devenir infidèle ? Et puis surtout, comment, devant les enfants, ne pas avoir l’air d’un cocu ? Comment ne pas dire du mal de leur mère ? Comment faire comme si, malgré tout, elle méritait toujours leur amour, à tous ? Joël ne savait pas, c’était trop compliqué pour lui. Une larme roula sur sa joue tandis qu’il traversait Brou, et des effluves de souvenir de ses premières rencontres avec Lola lui revinrent comme des baumes au cœur. Il referma les yeux et se laissa bercer par les souvenirs des jours heureux.

Dans le ronron continu du moteur, et le crachotement des informations sur le canal de la gendarmerie, Joël fut interrompu dans ses doux souvenirs par un flash.

 

« Ma femme n’avait pas de journal intime, pourtant, elle devait bien écrire son histoire avec lui quelque part. Lola n’a jamais su tenir sa langue, or aucune de ses amies n’était au courant de cette liaison… Pourquoi les gendarmes et la police n’ont pas fouillé son ordinateur ? Elle a dû en parler quelque part, je connais Lola, elle n’aurait pas pu garder un si grand secret ! »

 

Il referma les yeux, et se promit de fouiller l’ordinateur de sa femme le soir même.

Enfin la voiture s’arrêta devant son domicile, les gendarmes ne l’accompagnèrent pas jusqu’à la porte d’entrée, d’ailleurs il préférait. Il ne se retourna pas non plus lorsqu’ils firent demi-tour, il resta un moment interdit devant sa propre maison. Devoir rentrer dans cette maison ou bientôt même le parfum de Lola aurait disparu semblait trop difficile, et même s’il savait qu’à l’intérieur, il aurait le soutien de leurs amis, du reste peu nombreux, et de la famille de Lola, il n’avait pas envie, ni de les voir, ni de leur parler, ni de les entendre. Il tourna la poignée et pénétra dans la maison où seul le ronron du chauffage brisait le silence.

 

*

 

À Sainte-Alix, dans son intérieur tout confort alloué par l’administration, le proviseur venait de recevoir la confirmation que le prévenu allait rencontrer son avocat dans les minutes qui venaient. L’académie était claire, aucun commentaire, rien ne devait filtrer, il fallait garder profil bas jusqu’à ce que l’affaire s’étouffe d’elle-même. Il reposa le combiné sur son socle, et songea que l’académie se trompait s’il croyait empêcher les ragots des professeurs et des élèves après une telle affaire, d’ailleurs ces mêmes ragots circulaient depuis la découverte du corps dans son établissement. Il déposa un baiser sur le front de son épouse et retourna à son travail… Oui il fallait bien que la vie continue…

 

*

 

L’avocate se présenta avec difficulté au commissariat de Sainte-Alix, des informations avaient filtré, et la foule massée devant ce dernier était encore plus nombreuse que devant la gendarmerie. Le prévenu, à ce que lui expliqua le planton de l’entrée, n’était pas encore arrivé jusqu’ici mais ne saurait tarder.

« Ça commence bien… marmonna l’avocate. »

C’était une jolie brune d’environ trente-cinq ans dont les yeux bleus éclairaient le visage. Elle était vêtue d’un tailleur noir, austère et bon marché, rehaussé d’une écharpe bordeaux.

On lui indiqua une pièce où attendre son client. Elle ouvrit son attaché-case et compulsa les bribes de dossier qu’on avait bien voulu lui laisser.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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