Auteur Sujet: Les carnets de Lou-Anne T2 de Isabelle Morot-Sir  (Lu 8954 fois)

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Les carnets de Lou-Anne T2 de Isabelle Morot-Sir
« le: jeu. 03/01/2019 à 16:36 »
Les carnets de Lou-Anne T2 de Isabelle Morot-Sir
La Questrice


« Relève-toi seul, n’attends rien de personne »
Renan de Dunvar


Une brise venue de l’océan, effleure les corolles des fleurs à papillons qui poussent en grappes dans des pots suspendus à la rambarde du balcon. Elle caresse ma joue dans un même mouvement, m’apportant une moiteur salée me rappelant Marseille, ma ville natale. Elle soulève les feuilles de mon carnet, amenant en plus de l’odeur des embruns, la fraîcheur piquante de l’automne. Je frissonne, mais je ne renoncerai pas au plaisir d’être là, dans cette tranquillité, suspendue au-dessus des flots apaisés de la Fleur, la rivière qui traverse la petite bourgade, et lui a offert son nom du même coup.
Vivefleur est une minuscule ville côtière, toujours animée, plus bruyante et agitée qu’on pourrait l’imaginer. Alors, installée dans l’alcôve protégée de mon balcon, je peux laisser mes pensées vagabonder, loin du bruit des ruelles qui ne monte qu’imperceptiblement vers moi. Parfois un batelier me hèle depuis sa barque. Il passe en un chuintement délicat sur les eaux qui l’emportent vers la place du marché. Je réponds d’un geste, d’un sourire et je retrouve ma quiétude. Quelques papillons, ultimes survivants de l’été, viennent encore hardiment butiner les dernières fleurs. Je contemple leur vol, fragile, tout en suçotant mon stylo Bic, seul anachronisme que je me permets. Oui j’avoue, je ne parviens toujours qu’avec maladresse à me servir d’une plume d’oie ! D’un geste plus inconscient que réfléchi, je tripote la clef qui ne me quitte jamais, et qui reste cachée dans la chaleur de mes seins.
Elle recèle tout ce que je suis, que j’étais, ce passé pas si lointain où j’avais un avenir tout tracé sous un uniforme qui n’appartient pas à cette réalité. Mes pensées s’égarent encore. Ma main hésite sur ce qu’elle doit écrire, et pour l’instant, ce carnet promet d’être aussi décousu que le précédent. Voilà que j’y parle de fleurs, de papillons et… n’ai-je pas des mois de retard à rattraper sur mes confidences ?
Il faut dire que Sir Robert vient tout juste de me laisser ce nouveau carnet entre les mains, m’assénant, de son ton péremptoire, qu’il était plus que temps que je poursuive mon histoire. Comme toujours, j’ai hoché la tête, autant pour lui faire plaisir que parce que je sais qu’il a raison. J’ignore qui lira mes lignes, qui se plongera dans ces mots, ils ne sont que les retranscriptions de mes actes et de mes pensées, rédigés comme ils me viennent. À cela Sir Robert hocherait les épaules, rejetant cette question dans un abîme de dédain. 
Comme je ne peux rien lui refuser, je suis là, tirant un châle sur mes épaules et m’évertuant à ânonner quelques phrases. Il faut dire que le vieux Chevalier a pris une place centrale dans ma vie, il est devenu ce père dont rêvent toutes les petites filles, éclipsant mon père biologique qui, resté dans mon propre univers, ne peut rien pour moi. Sir Robert lui, est là. Nous voici réunis tout autant par le hasard, que par une solide affection. Je peux bien l’avouer sur ces feuilles, après tout qui ira les lire, surtout en français ? J’aime ce vieux héros, j’aime son regard sans filtre sur le monde, son monde, j’aime même le ton sentencieux qu’il emploie afin de corriger les fautes que je commets encore dans l’emploi du Commun, cette langue véhiculaire que tous parlent, quelles que soient leurs origines.
Si cela le rassure que je m’épanche sur papier, alors soit.
Je frissonne malgré le châle et ma robe. Du bout de l’orteil je retire une sandale et glisse mon pied nu dans la tiédeur douce, moelleuse, diffusée par Baveux, qui dort, comme à son habitude, répandu en tas sous la table. Sous la caresse de mon pied, il exhale un soupir et s’étale un peu plus. Sous son poids la table vacille. J’en ai pris l’habitude, je retiens ma tasse de tisane d’une main, mon carnet de l’autre, attendant la stabilisation qui ne tarde pas. Mon pied gratouillant le monceau endormi, les sourcils froncés, je me demande par quel bout je vais pouvoir débuter le résumé de ces six mois de vie. Tout en délicatesse mon compagnon laisse vrombir d’amples ronflements, me faisant sourire et peut-être trouver le bout de mon histoire.
Baveux a débarqué dans mon quotidien, cela fait déjà quelques mois. En réalité, les événements se sont enchaînés après que Sir Robert m’a officiellement adoptée comme sa fille légitime. La courte cérémonie s’était déroulée devant le Baron Vartag de Dunrad, évidemment secondé par la silhouette incontournable de son Chevalier, le capitaine de cette petite cité, Renan de Dunvar. Rien dans les visages âpres des deux Darvars n’indiquait la moindre émotion, alors que mon propre cœur faisait des bonds : j’étais à présent non plus Lou-Anne Deschamps, mais Lou-Anne de Malandre des Champs de France. C’était beaucoup plus prestigieux, j’en conviens !
En signant le parchemin, je vis la main de mon vieux héros trembler imperceptiblement : nous nous étions tous deux trouvé une nouvelle famille et filiation, et ce choix n’avait rien d’anodin. À la suite de cet événement, Sir Robert décréta que je devais avoir mon indépendance. En dédommagement, certes bien inégal, de son château de Malandre, rasé durant la guerre, il avait reçu une petite maison dans la ville de Vivefleur. Il l’avait cependant méprisée, car rien ne remplacerait le château érigé par ses ancêtres ! De surcroit une maison de bourgeois confortable ne convenait pas à un Chevalier, du moins n’était-il pas assez vieux pour ça. Il avait donc préféré la rude solitude de la tour de baleine, désaffectée depuis le décret interdisant la chasse aux cétacés. Là, en compagnie de Tybur, il pouvait ressasser ses histoires de batailles, à peine troublé par les clameurs aigres des mouettes.
La maison, elle, était toujours là, attendant que quelqu’un veuille bien venir l’occuper. Un soir, alors que je lisais, rencognée contre le feu qui repoussait la fraîcheur printanière, Sir Robert me considéra de son œil incisif, lâchant d’un ton, qui je crois, n’admettait aucune réplique :
—  Il est temps que tu ailles voler de tes propres ailes, tu ne peux pas rester toute ta vie entre deux vieux.
— Mais…
— Pas d’argutie ! Tu as une vie à vivre, des expériences à mener, des rencontres à faire et ce n’est pas ici que tu y parviendras. Dès demain nous irons à Vivefleur où j’ai une habitation.
J’ai encore tenté d’ouvrir la bouche, mais son expression me l’a fait refermer. Après tout il n’avait pas tort, je menais seule ma vie, et ce depuis des années avant que le destin ou le hasard ne conduise mes pas jusqu’ici, jusque dans cette tour. Il était sans doute temps que je reprenne mon indépendance.
J’ai alors seulement murmuré, posant ma main sur l’une des siennes, abimées par tant de combats :
— Vous me manquerez… Nos soirées me manqueront.
— Nous ne serons pas si loin, et tu as autre chose à faire que rester au coin du feu, tu es bien trop jeune et jolie pour ça !
La discussion était close. Dès le lendemain matin, il m’emmenait comme il l’avait proposé, voir cette fameuse résidence. C’était une petite maison à colombages et torchis crème, pour l’heure les deux en piètre état. Elle comportait un étage qui s’avançait en encorbellement au-dessus de la ruelle la desservant, lui donnant un air à la fois dynamique et doux. Par un côté elle surplombait la Fleur, tandis que par un autre elle donnait sur une petite cour fermée par une écurie, et les murailles grises des fortifications de la ville. Elle me plut instantanément. Il en est ainsi des coups de foudre, et ce fut mon cas ce matin-là : je tombais raide amoureuse de cette modeste demeure, malgré ses défauts, malgré sa vétusté, elle était je crois le foyer dont j’avais toujours rêvé.
La porte d’entrée arrondie s’ouvrait sur un hall minuscule que je jugeais cependant très pratique : je me voyais déjà y ranger mes bottes boueuses et ma cape trempée de neige. On continuait ensuite sur une pièce d’un beau volume dans laquelle trônait une imposante cheminée en granite. Un escalier, lui aussi en pierre, partait à l’assaut de la pièce unique de l’étage. De là où j’étais, je ne pouvais qu’en deviner les contours, car déjà Tybur m’entraînait vers la pièce principale à son avis : la cuisine. Il n’avait pas tout à fait tort. La cuisine occupait une belle et grande salle rendue lumineuse grâce à deux larges fenêtres à meneaux, donnant à la fois sur la cour et sur la ruelle. Une porte vitrée permettait un accès rapide vers un potager que j’imaginais déjà dans un recoin ensoleillé. Quelques plants de courgettes grimperaient hardiment sur un pan de la grange, tandis que des pieds de tomates s’épanouiraient dans des buttes tirées au cordeau. Je voyais déjà un rosier illuminer la façade de son éclatante douceur, tandis qu’il embaumerait toute la maison de ses fragrances délicates. Mais Tybur me secoua, me ramenant dans le présent de cette cuisine poussiéreuse et pleine de promesses. Une grande cheminée, vis-à-vis de celle de la précédente pièce, permettrait de mijoter maintes soupes, tandis qu’un four attenant n’attendait que de pouvoir cuire pâtés et gratins. L’œil de Tybur s’illuminait à ces évocations, alors que le fumet d’une bouillabaisse venait insidieusement titiller mon imagination. Un évier en pierre devant la fenêtre, permettait de laver la vaisselle, tout en gardant un œil sur la rue et ses possibles commérages. De lourdes planches polies par l’usage, constituaient un plan de travail en L, occupant deux murs à lui seul. Des étagères complétaient l’aménagement.
Tybur bavait, sa capacité imaginative semblant aussi étendue que la mienne. Sir Robert, ultime pragmatique, me lança un coup d’œil mi-interrogatif, mi-goguenard :
— Alors cette idée d’indépendance, qu’en dis-tu ? 
Bien sûr je ne pouvais qu’en penser le plus grand bien, étant à présent sous le charme de cette demeure, qui semblait dessinée pour moi.
Fidèle à son esprit de décision, il ne lui fallut que quelques jours pour qu’il trouve des ouvriers susceptibles de réviser la toiture en lauze et refaire un torchis neuf sur toute la façade. Ensuite armés de brosses et d’huile de coude, nous nous sommes attaqués, Tybur et moi, à un intense et vigoureux nettoyage. Aucune poussière ou saleté ne semblait devoir résister à la poigne du vieux soldat, tandis que je peinais sur le balayage des grandes dalles du rez-de-chaussée. J’étais donc là, en train de chasser des armées d’araignées nichées traîtreusement dans des recoins, lorsqu’un bruit sourd de pas, accompagné d’un cliquetis d’acier et froissement de cuir, me fit sursauter. Je me retournais, armée de mon balai en paille, prête à en découdre, quand je me retrouvais face au capitaine de la garde de Vivefleur, Renan de Dunvar. Il me décocha un coup d’œil un peu trop moqueur, tandis qu’il occupait soudain toute la salle de sa silhouette aussi massive qu’une armoire normande. Je reposais mon balai, tentant sans y parvenir, de retrouver un semblant de dignité. Hélas, quelques toiles crasseuses s’accrochaient dans mes cheveux, tandis que ma robe et mon visage, je peux en être certaine, me faisaient passer pour le sosie de Cendrillon.
Je relevais la tête, carrais les épaules, réajustant une mèche échappée comme des dizaines d’autres de ma queue de cheval. Cela n’eut pour seul effet que d’étaler un peu de poussière sur ma joue. Tant pis. Après tout, qu’est-ce que ce monceau d’arrogance venait faire dans mon futur bureau et salon, hein ?
Il abaissa vers moi son regard gris, aussi clair que les glaces de ses contrées natales, et comme toujours un frisson d’agacement me parcourut tout entière. Je fronçais les sourcils, me retenant de lui balancer mon balai. Je me contentais de lâcher d’un ton énervé :
— Capitaine, vous venez m’aider à combattre les araignées ?
Sa voix roula, prononçant le Commun comme le ferait un concasseur.
— Du tout, vous vous en sortez parfaitement sans moi ! J’ai juste ouï dire que vous comptiez emménager, seule, dans cette masure.
Furieuse qu’il traite ma future habitation d’un terme aussi dévalorisant, je me redressais de toute ma taille, qui, j’en avais bien conscience, semblait ridicule face à un tel colosse. « Peu importe, les plus grands tombent de plus haut », ricanais-je en mon for intérieur.
— Oui et alors ? J’enfreins une loi quelconque de vouloir habiter seule dans cet adorable cottage ?
Ma voix appuya plus que nécessaire sur les derniers mots, alors que mon regard soutenait le sien.
Une brève crispation parcourut ses traits, tandis qu’il serrait les mâchoires, réprimant un soupir irrité.
— Non évidemment ! Mais il est toutefois fort imprudent qu’une damoiselle, même…hum, telle que vous, reste seule.
Dans son regard je pouvais lire à la place du « hum » un « même une furie telle que vous » qui paradoxalement me mit en joie. Tiens je lui tapais tout autant sur les nerfs que je le supposais ! J’ouvris la bouche afin de répliquer vertement, soutenue par plusieurs générations de féministes, mais il poursuivit sans même me laisser le plaisir de répliquer :
— J’ai donc songé qu’il vous faudrait un garde du corps, et le voici.
Sur le coup je crus avoir mal saisi ; je restai stupide, avant de comprendre enfin qu’il me montrait son chien, assis comme un poney à côté de lui. Le mastard noiraud bâilla, montrant une dentition digne d’un T-Rex.
C’est ainsi que Baveux, aimable croisement entre un dinosaure et un quadripode impérial ou TB-TT, entra dans ma vie. Ne manquait plus que la musique de Star Wars résonne, accompagnée par un chouette menu déroulant jaune sur fond de ciel étoilé, et tout aurait été parfait. Je m’étais donc retrouvée avec le chien, dont le nom en Darvar m’était imprononçable. Une vague ressemblance phonétique, et je le surnommais Baveux, aimable molosse au grand cœur et à la capacité de sommeil sans limite. J’espérais simplement que jamais le capitaine ne puisse comprendre un seul mot de français et sache comment j’avais renommé le gros tas velu. Pardon, son noble chien de combat.
À la vue du poney canin Sir Robert n’avait émis aucune réflexion, tout juste avait-il soulevé un sourcil interrogateur, auquel j’avais répondu d’un vague haussement d’épaules. Tybur lui, avait râlé et vitupéré, pire que Rosita après son boulanger de mari ! Un quart d’heure plus tard il partageait avec lui un saucisson…
 
Oh quelqu’un toque à la porte, je reconnais le bruit sourd et impérieux du heurtoir. Baveux redresse la tête, tandis que j’entends Monsieur Caillou se déplacer et ouvrir la porte d’entrée. Je reprendrai mes confidences plus tard. Une nouvelle affaire m’attend, du moins je l’espère !
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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