Auteur Sujet: Jef, ombre et lumière de Guy Boisberranger  (Lu 6471 fois)

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Jef, ombre et lumière de Guy Boisberranger
« le: jeu. 11/03/2021 à 15:25 »
Jef, ombre et lumière de Guy Boisberranger

Chapitres 2 à 4 fournis par l'auteur


CHAPITRE 2


L’avion les posa à Louxor au petit matin. Les « voyageurs » avaient encore au programme la visite du temple d’Amon avant de reprendre l’avion pour Paris. Jef ne se joignit pas à eux. Un taxi, commandé par Anah, l’attendait pour le conduire sur le site de Deir El-Bahari, au temple d’Hatchepsout. Florence, sous un prétexte futile, voulut l’accompagner. Il refusa :
   — Je dois y retourner seul. Je veux comprendre ce qui m’est arrivé. C’est là que tout a commencé.
Le chauffeur du taxi, un jeune homme d’une vingtaine d’années, se présenta dans un français très approximatif : Il s’appelait Mario, il était chrétien, copte. Il étudiait pour devenir assistant social et faisait le chauffeur pour payer ses études. Il aurait aimé bavarder toute la route, mais Jef était plongé dans son passé. Il le contraignit au silence.
Il voulait s’imprégner du contexte de la visite familiale au temple d’Hatchepsout. C’était il y a vingt ans. Il avait 19 ans à l’époque, en 1997. Depuis la rentrée il était étudiant à Montpellier, université Paul Valéry, en première année de sociologie, et il logeait à la cité universitaire du Vert-Bois. À peine installé, les cours juste annoncés, les premiers copains à peine repérés, il avait repris l’avion pour Le Caire. Il était venu rejoindre sa famille, père, mère et jeune sœur, pour fêter le double anniversaire de ses parents, nés il y avait cinquante ans, à six jours d’intervalle. Il avait insisté pour participer à cet évènement familial hautement symbolique. C’était tout du moins ce qu’il avait prétexté pour les décider à lui payer le voyage. En réalité, il voulait rentrer pour retrouver Catherine, la belle qui lui enflammait le cœur.
La famille de Jef était installée au Caire depuis trois ans. Son père, Claude Sainte-Croix, était prof d’histoire-géo au lycée français. Et pas seulement : il intervenait également à l’université du Caire et il accompagnait souvent, en tant qu’égyptologue reconnu, les visiteurs francophones de marque dans leurs périples sur les sites antiques. Sa maman, également enseignante de son métier, avait obtenu un congé pour suivre son mari, ce qu’elle faisait du mieux qu’elle pouvait en s’intégrant notamment à la vie très mondaine des « expats » français et plus généralement, occidentaux. Sa sœur, Laurence, de presque deux ans sa cadette, était une élève choyée du lycée, parce que championne en gymnastique. Cela lui permettait de passer plus de temps à vaquer avec ses copines qu’à somnoler en cours. Catherine, justement, avait été sa grande amie jusqu’à ce que Jef s’en mêle.
Jef avait fréquenté ce même lycée jusqu’à son bac, en juin dernier. Il n’avait pas eu besoin, lui, de protection. Il avait eu une scolarité modèle, disputant la première place à deux rivales, et réussi son bac avec mention Très Bien. Ce challenge ne l’avait pas empêché d’être de toutes les sorties en ville, de toutes les « party’s » privées dont profitait cette jeunesse très privilégiée. Mais, à y regarder de plus près, il y paraissait plus observateur que véritable participant. Pas une de ces jolies adolescentes qui lui faisaient les yeux doux n’arrivait à lui arracher plus qu’une sympathie convenue. Aucun de ses camarades boutonneux ne sut l’amener à adhérer à leurs emballements. Pas d’ami, pas de petite amie. Pas d’excès de boissons, pas de drogues.
Cela s’était passé ainsi, sans histoire, deux pleines années, et la moitié de la troisième. Il fallut cette soirée de milieu de terminale pour qu’il se révèle enfin.
Cette « party » avait débuté comme les autres. C’était le samedi de février qui suivait la semaine du bac blanc. Ils avaient rendez-vous chez Olivier. Les parents du garçon saluèrent les premiers arrivants puis s’éclipsèrent pour un dîner en ville. Jef vint, accompagné par sa sœur, Laurence, alors élève de première, et par son inséparable amie, Catherine.
Dès la porte franchie les deux jeunes filles s’envolèrent pour rejoindre le petit groupe de fans qui tournoyaient autour d’Étienne. C’était un beau garçon au teint mat, aux yeux sombres, coiffé d’une longue mèche romantique, le visage traversé par le sourire dents blanches et régulières de rigueur. Il était la coqueluche de ces filles. Jef, qui ne le connaissait que bon dernier de sa classe, ne comprenait pas cette fascination.
Comme à son habitude il alla s’installer sur le canapé qui jouxtait la chaîne hi-fi et se mit à consulter la collection de CD. Il ne fallut pas longtemps pour que l’un ou l’autre de ses camarades de classe ne vienne l’interroger sur quelques points des épreuves de ce bac blanc. Dès lors, il partagea son temps entre eux, le buffet où il venait se rassasier et la chaîne qu’il fournissait en musiques.
Jusqu’à ce que, relativement tard, sa sœur n’accoure, affolée, et le tirant par la main, le sorte de son canapé.
— Il faut que tu viennes. Vite ! C’est grave, il se passe des choses dans la chambre des parents.
Jef ne comprit rien mais la suivit. Elle se précipita vers l’escalier, grimpa en courant et frappa fort à la porte de la chambre, fermée à clé.
Une jeune fille au regard apeuré leur ouvrit. Sur le lit étaient assises, jambes croisées, deux autres filles, également apeurées. Face à elles, accroupis sur le sol, deux garçons, comme paralysés. « Tous des élèves de première » pensa Jef. Sur le lit, entre filles et garçons, une bouteille de whisky bien entamée. Dans l’air, l’odeur très forte du cannabis.
— Ils sont dans la salle de bains, ils sont enfermés. Il y a du grabuge !
C’était la jeunette qui avait ouvert qui parlait.
Laurence corrigea :
— Ce n’est pas ils ! C’est Elle, Catherine, qui est enfermée.
— Quoi, Catherine ? demanda Jef.
— C’est Catherine, avec Étienne. Elle a crié et tambouriné à la porte pour sortir. Il ne veut pas.
Jef l’entendit pleurer.
Il n’était pas du genre à se mêler des affaires des autres, encore moins de cette sorte d’affaires de cul. Il n’était pas non plus du genre à chercher la bagarre. Mais là, c’était Catherine : celle qui est comme chez elle à la maison ; celle dont la chevelure rouquine flambe dans les contre-jours ; celle qui vous accroche de ses yeux verts ; celle dont le visage ponctué de points de rousseur donne envie de les compter un par un, juste pour déclencher son rire cristallin. C’était la Catherine-copine-de-sa-sœur, qu’il taquinait et provoquait quand il la voyait grignoter son chocolat noir : « Tu vas bientôt être si ronde qu’on ne pourra plus se croiser dans le couloir ».
Et maintenant il l’entendait pleurer dans la salle de bains.
Il cogna à la porte : « Étienne, tu ouvres ! » Il cogna plus fort et agita la clenche. « Étienne fissa, où j’enfonce la porte ». Laurence, qui était à ses côtés, appela : « Cathy, ça va ? Cathy, réponds ! » Cathy pleurait toujours. On entendait Étienne la gronder.
Jef bouscula la porte de ses épaules, une fois, deux fois.
— Étienne, si tu n’ouvres pas tout de suite, je défonce la porte.
— Un instant, merde, elle s’habille.
Jef vit rouge, prit de l’élan. Laurence se plaqua à lui pour le retenir.
— Attends, elle s’habille.
En suivit un long silence. Puis on entendit le loquet tourner. La porte s’entre-ouvrit. Étienne glissa sa tête, le sourire béat. Rassuré de ne voir aucun adulte, il se coula lentement dehors, de biais, et lança fièrement à sa petite troupe :
— La salle de bains est libre, profitez-en au lieu de vous morfondre.
Par la porte entrebâillée Jef distingua Catherine, enveloppée dans un peignoir de bain beige, les yeux humides et rouges, complètement tétanisée.
Laurence voulut rentrer dans la salle de bains mais Étienne lui barra le chemin.
— Attends un instant, chacune son tour !
Elle le gifla. Il voulut l’agripper. Jef s’interposa. Étienne, interloqué, se laissa tirer dans la chambre. Jef se planta contre la porte de la salle de bains.
— Maintenant vous sortez tous. Et pas un mot de ce qui s’est passé. Allez sortez. Étienne dehors ! Laurence s’il te plaît, tu évacues tout ce petit monde.
Ils s’éclipsèrent, têtes basses.
Jef ferma la porte de la chambre à clé et se dirigea vers la salle de bains. Il frappa légèrement à la porte : « Je peux ? ». La porte s’ouvrit et Catherine, en larmes, se jeta dans ses bras. Il sentit ses seins, son ventre, ses cuisses chaudes contre lui. « Excuse-moi, dit-elle, c’est tout de ma faute. Pardonne-moi. »
Elle appuie sa tête sur sa poitrine ; elle le serre, se love contre lui.
Jef est troublé. Elle n’est que la copine de sa sœur. Leurs contacts physiques se limitaient à des bousculades d’ados, à des jeux de mains à peine coquins. D’instinct, il la console, la caresse : les cheveux, le visage, la nuque. Il a peur de savoir. Il hésite à demander. La question fuse avant qu’il n’ait décidé.
— Il s’est passé quelque chose ?
— Il m’a forcée, j’ai crié… C’est une brute.
— Mais… Tu es à poil ?
— Pardonne-moi. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Par défi, pour faire la nique aux autres filles, parce qu’elles m’agaçaient avec leurs manières. J’avais bu et fumé…
— Fumé quoi ? Du shit ?
— Oui, il nous a fait fumer.
— Je ne comprends pas. Pourquoi ?
— Je t’ai dit, je ne sais pas. Pardonne-moi, s’il te plaît pardonne-moi.
Pardonner ? Pourquoi lui ? Pardonner quoi ?
Mais elle lui avait pris son visage entre ses deux mains et déjà posé un baiser sur ses lèvres.
***
Ce baiser dont vingt ans plus tard, à cet instant même dans le taxi, Jef sent la douceur comme s’il venait d’être posé. Il était mouillé de larmes, il était léger comme un souffle, tendre et tiède. Il était magique, si bref qu’il ne pouvait qu’attiser son désir.
Il avait à son tour pris son visage entre ses mains et murmuré son nom à l’infini. « Catherine, Catherine, Catherine… », comme les plus belles notes de musique qu’il puisse enchaîner.
Mario, le chauffeur de taxi, l’interpelle.
— Vous me dites quelque chose ?
Il se secoue.
— Non, non ! Juste, je pensais… Merci Mario.
Il regarda par la fenêtre. Mario avait tourné à gauche. Ils allaient arriver.
***
C’était le 17 novembre, l’année 1997, quelques jours après son retour au Caire. Son père avait décidé de fêter leurs anniversaires par une visite des plus beaux sites archéologiques de la Haute Égypte : trois jours pour contempler les deux temples d’Abou Simbel, celui d’Hatchepsout sur le site de Deir el-Bahari et pour finir, le grandiose domaine de Karnac. Il avait proposé à quelques amis très proches de se joindre au cercle familial. Étaient venus les Marquais, autre couple d’enseignants, installés en Égypte depuis toujours, et surtout les Bars qui avaient accueilli les Sainte-Croix à leur arrivée et les avaient initiés aux us et coutumes de la société cairote. Michel Bars était un résident suisse, hôtelier aussi discret que bien introduit, qui demandait parfois à Claude Sainte-Croix d’accompagner ses riches clients dans leurs périples en Haute Égypte. Ils avaient d’autant plus sympathisé que leurs filles, Laurence et Catherine, étaient devenues des amies inséparables.
***
Mario avait stoppé son taxi devant l’entrée du cirque de falaises au fond duquel s’élève, majestueux au milieu des vestiges des autres, le temple de la très fameuse reine pharaon Hatchepsout. Il avait ouvert la portière de Jef sans que celui-ci ne manifeste la moindre intention de s’extirper.
—   C’est là-bas Monsieur Jef, pour prendre le billet, le bâtiment à gauche.
—   Je sais, Mario, je connais.
Mario attendit patiemment que cet étrange visiteur s’extraie de la voiture.
Jef s’avança lentement vers le guichet, puis le poste de contrôle. Il marcha un instant sur l’esplanade, vers le temple, encore à l’ombre, puis s’arrêta. Le ciel était d’un bleu intense, des bourrasques soulevaient des nuages de sable. Il tendit sa main ouverte ; elle fut saisie par le vent, comme par une autre main.
C’était main dans la main, qu’ils avaient attaqué la longue rampe qui mène en haut du temple. Sa sœur, Laurence, était quelques mètres devant eux, froissée d’avoir été reléguée au rôle de chaperon. Les parents étaient encore au parking, en cercle autour de son père, officiant en place du guide.
Jef aurait mille fois préféré rester au Caire avec Catherine. Son père s’était inquiété de son manque de curiosité pour ce qu’il appelait « l’origine de toutes les civilisations ». Jef avait cédé. Le principal était d’être avec elle.
Ils étaient éclos amoureux de cette sinistre soirée de débauche de février 1997. Ils ne s’étaient plus quittés. Laurence s’était d’abord réjouie de cette liaison entre son frère et son amie mais avait vite déchanté. Certes les apparences n’avaient pas changé : Catherine continuait à fréquenter quotidiennement la maison des Sainte-Croix. Mais elle ne faisait plus qu’une courte apparition dans la chambre de Laurence, juste pour lui demander d’être complice, avant de rejoindre longuement la chambre de son frère. Pour les familles, Jef était toujours le chaperon des sorties nocturnes des deux filles, alors qu’en vérité les rôles étaient inversés.
Ils s’étaient jurés de s’aimer pour la vie, mais ne se sentaient pas libres pour autant. Ils restaient perturbés par les circonstances dans lesquelles leur amour avait vu le jour. Catherine était dévorée de honte et Jef voulait se démarquer, aux yeux de sa belle, du machisme d’Étienne. Entraînés par la passion, leurs mains, leurs bouches avaient parcouru réciproquement leurs corps et découvert des plaisirs délicieux. Mais ils avaient refoulé d’un commun accord le plus fort de leur désir. Jamais, jusqu’à la nuit passée, n’avaient-ils fait l’amour.
Cette dernière nuit avait été sublime. Ils étaient arrivés à l’Estabe Hotel de Louxor dans l’après-midi. Tard dans la nuit, Jef avait toqué à la porte de la chambre des filles. Laurence avait ouvert et compris. Elle prit la clé de la chambre de son frère et se retira avec un sourire amer.
De faire l’amour, ces jeunes connaissaient tout, par les films, les livres, les confidences. Mais du mystère de l’accomplir, ils ne savaient rien. Ils furent éblouis. Nus, serrés l’un contre l’autre pour n’être qu’un, sans autre préliminaire que la main de Catherine guidant le sexe de Jef, ils s’étaient unis avec une extrême douceur, s’obligeant à garder les yeux dans les yeux, alors que la crispation de leurs visages et le rythme de leurs souffles disaient combien chacun était plongé au plus profond de lui-même. L’émotion qui les possédait n’avait pas de mot pour se dire. Ils franchirent en silence les frontières du plaisir extrême pour s’ouvrir, unis, à un éden où seul l’amour permet d’accéder. Cela se fit une première fois plus vite qu’ils n’auraient voulu, puis d’autres fois, les propulsant plus loin encore sous ce nouveau Ciel.
C’est toujours possédés par l’intensité de leurs sentiments qu’ils avaient attaqué, le lendemain matin, main dans la main, ces longues rampes qui conduisent au cœur du temple de la reine Hatchepsout. Ils n’eurent pas le temps de réaliser ce qui se passait. Les claquements des tirs firent se retourner Laurence. Ce fut en lisant l’effroi sur son visage que Jef sortit de son ravissement. Il se retourna et vit, derrière eux, ces hommes en noir, la kalachnikov portée en avant, crachant leurs rafales, et la panique s’installer.
Laurence l’appelait.
— Jef, vite ! On saute !
Elle courut vers le bord de la rampe, déjà haute de quelque trois mètres, et s’élança dans le vide du haut du parapet.
Jef agrippa Catherine, figée sur place, peut-être déjà par la peur ou peut-être encore par son enchantement. Il la tira de toutes ses forces vers le bord de la rampe et la hissa sur le parapet. Il la sentit déséquilibrée, mais il ne la lâcha pas.
— Saute, Catherine ! Vite ! Saute !
Trois mètres de haut, elle n’osait pas.
Il fit alors l’erreur de sa vie. Au lieu de se mettre derrière elle pour la protéger des tirs et la pousser à sauter, il fit autrement.
Il sauta en premier. Il roula au sol et se redressa, bras écartés, pour la recevoir.
— Catherine, vas-y, saute ! Je te reçois dans mes bras…
Elle restait là, au-dessus de lui, frissonnante, paralysée.
Le crépitement des Kalachs se rapprochait, les cris de panique s’intensifiaient.
Il la vit alors se redresser brusquement, la tête tirée en arrière. Puis elle s’affaissa, déséquilibrée et chuta lourdement en avant. Il voulut la recevoir dans ses bras. Il tomba à son tour. Elle était là, à côté de lui, au sol, inerte, les bras étales, la tête ensanglantée, les yeux révulsés.
Jef se mit à genoux, penché sur elle, incapable de respirer, incapable de crier, de pleurer, du moindre geste.
Laurence accourut. Elle avait tout compris. Elle attrapa la main de Jef. Elle le souleva, forte de tout ce qu’elle avait acquis dans ses épreuves athlétiques, petite sœur héroïque, fantastique. Elle courut plaquée le long de la rampe, le tirant derrière elle.
Ils s’abritèrent dans les ruines. Ils entendaient les échos sourds des claquements secs des tirs, les cris de terreur, les gémissements de douleur, le crissement des pas affolés, le bruit mat des chutes. Puis vint le silence, interminable. Laurence serrait fort son frère, agité par un tremblement continu. Jef se souvint des mains fermes qui l’empoignèrent pour le déposer sur un brancard. Puis plus rien.
***
Les mains de Mario venaient de le saisir pour l’aider à se redresser. Il était là, au bas de la rampe, tombé à genoux, courbé, les mains sur le visage, à pleurer. Il n’arrivait pas à maîtriser les longs gémissements qui le secouaient.
— Monsieur Jef, j’ai compris. Vous auriez dû me le dire. C’était horrible, mes parents m’ont raconté.
Un groupe de touristes chinois, agité et bavard, les dépassa sans même les regarder. Il essuya ses larmes d’un pan de sa chemise. Il se laissa conduire jusqu’au taxi. Ils reprirent la route, silencieux. À l’arrivée à l’aéroport de Louxor, après avoir réglé sa note, prêt à rejoindre son groupe de voyageurs, il fut retenu des deux mains par Mario.
— Monsieur Jef, s’il te plaît, il faut nous pardonner.
Jef ne sut pas quoi répondre. Il se demanda pourquoi c’étaient toujours les innocents qui demandaient pardon.
***
 
CHAPITRE 3


Quand Jef sort de l’hôpital international de Louxor, le corps de Catherine a déjà été mis en bière et rapatrié en Suisse. Très dépressif, il est reconduit chez ses parents, au Caire. Il ne veut pas y rester. Il rejette brutalement les appels à la raison de son père, les approches plus tendres de sa mère, même les élans affectueux de sa sœur. Il demande à repartir au plus vite, sans même attendre les vacances de Noël. La tension familiale est telle que son père se résout à écourter son séjour.
Il atterrit à Montpellier le mardi 2 décembre 1997, à la nuit tombée. Il fait froid. Personne pour l’accueillir, personne pour le conduire. Il prend un taxi et se fait déposer dans sa résidence universitaire. Il se retrouve seul dans sa chambre d’étudiant. Il pleure comme un gamin. Le lendemain il sèche les cours, les jours suivants également. Les congés d’hiver arrivent. La cité se vide sans même qu’il s’en aperçoive.
Sa peine s’est muée en un profond sentiment de culpabilité. Il a eu très vite l’idée de rejoindre sa bien-aimée, idée aussi vite abandonnée parce qu’insensée pour l’athée intégral qu’il est, « de naissance », comme disait son père. Il se souvient de Camus, du mythe de Sysiphe décortiqué en cours de philo, et décide d’assumer l’absurdité de sa vie.
Il passe le réveillon de Noël dans sa chambre. Le 31 au soir, il flâne, le vague à l’âme, au milieu de la foule qui clame sa joie place de la Comédie. Au lieu de se laisser arracher au désespoir par ce feu de vie, il s’accroche à des pensées macabres ; il déraisonne.
Il commence le second trimestre dans cet état d’esprit. Il s’installe dans la solitude. Il ne répond à aucun des courriers véhéments de sa mère, il ne reçoit pas les avances timides de ses camarades. Il déambule dans la cité, il erre dans la fac. Il assiste bien à quelques cours, certains qui n’ont aucun rapport avec son cursus, mais ne se présente à aucun des examens partiels de février 98. Il ne réagit pas aux premières menaces d’exclusion qui lui arrivent de l’administration universitaire.
***

Car l’administration ne l’a pas oublié. Là-bas, au Service de la Scolarité, son dossier grossit jour après jour, des notifications d’absences aux cours, aux travaux pratiques et aux examens et des signalements, par la comptabilité, de l’absence de règlement des loyers. La Chef de service, pourtant laxiste, décide de se couvrir en confiant le sort de Jef à la commission adéquate. Encore faut-il préparer les pièces à remettre et rédiger la note de synthèse.
Elle a son idée, une petite mesquinerie pour la « nouvelle » qu’on lui a imposée et qu’elle n’aime pas. Avant de quitter le service, toujours la dernière, elle dépose le dossier ficelé accompagné de ses consignes, bien en vue, sur le bureau de Patricia.
Patricia trouve le dossier et le post-it en arrivant le matin. Elle s’agace de se voir attribuer en catimini cette tâche rebutante. Car il s’agit de préparer l’exclusion d’un petit étudiant qui, très probablement, veut simplement profiter de l’université pour manger et coucher ! Elle maudit sa chef et pousse le « paquet » dans un coin de son bureau.
Jef ne sait rien de ce qui se trame. Il est habité par des idées de plus en plus noires. Si finalement « l’enfer est sur terre », Sisyphe a tort d’insister. Autant se laisser mourir. Il ne mange plus, reste affalé sur son lit à regarder les nuages qui défilent. Catherine l’obsède, arc-boutée sur le parapet, versant dans le vide, sanglante à ses pieds.
Mourir ! Mais la mort ne viendra pas toute seule. Il doit la provoquer tant qu’il en a l’énergie. Demain…
Patricia laisse le dossier de côté toute la journée. Elle en parle le soir à Sophie, qui s’offusque de son laxisme. Elle l’ouvre le lendemain matin, dès son arrivée au bureau.
Elle passe en revue la fiche d’inscription de Jef : elle s’arrête sur la photo, de belle facture, laissant deviner un joli garçon. Elle consulte la copie de sa carte d’identité : elle tilte sur sa taille : imposante ! Elle relit par deux fois son adresse familiale : en Égypte s’il vous plaît ! En plus, des parents enseignants, catégorie A, la meilleure des bourses, une chambre en cité U… Pas de quoi se plaindre, le jeune homme !
Plus loin dans le dossier, sont classées les notifications d’absences et d’impayés. Des masses ! Pas très justifié, tout ça. Peut-être un branleur, à l’université juste pour draguer et baiser…
Tout en dessous du dossier, elle découvre cette enveloppe timbrée d’Égypte, tamponnée de la date de réception – le 16 décembre 1997 - à laquelle est agrafée une lettre élégamment calligraphiée.
Elle est du père, Monsieur Sainte-Croix. Il voulait excuser et surtout expliquer l’absence de son fils. Il parlait d’un voyage familial à la découverte de la Haute Égypte et de leur présence malencontreuse sur les lieux de l’attentat d’Hatchepsout. Non, il ne leur était rien arrivé, à aucun de sa famille ; mais son fils, Jef, avait de ses yeux vu l’exécution de sa petite amie, et était parti rejoindre l’université Paul Valéry encore très traumatisé.
Dans un dernier paragraphe, il priait l’administration universitaire de faire preuve d’indulgence à son égard et, surtout, de le prévenir de la moindre manifestation dépressive de son fils.
La première réflexion très professionnelle de Patricia est que cette lettre aurait dû être dirigée vers les services sociaux, qui auraient probablement convoqué ce jeune homme.
Une soudaine intuition la fait revenir sur ce passage où le père parle d’un attentat. « Hatchepsout » lui rappelle quelque chose… Ah oui, il parle aussi de Deir El-Bahari. D’où se souvient-elle de ces noms étranges ?
Ça lui revient.
Elle se souvient de l’article de Libé sur l’attentat, monstrueux massacre des touristes, tirés comme des lapins. Il laissa très peu de survivants.
Et là, elle en tenait un !
Elle doit le coincer : peut-être ce midi, dans la queue du resto-U.
Jef s’est levé ce même matin avec les idées claires. Il avait examiné les fixations de la rampe de son escalier. Il savait ce qu’il lui restait à faire. Il sortit, négligea le petit-déjeuner, et prit le bus pour le centre-ville. Il trouva sans mal le magasin qu’il cherchait, questionna le vendeur et acheta le matériel, qu’il fit mettre dans un sac. Il prit le chemin de retour, cette fois-ci à pied. Il arriva sur le campus juste à l’heure du déjeuner. Ça se bousculait dans le hall du resto-U.
C’est alors qu’il est accosté par cette fille. Elle l’a repéré de loin, dépassant les autres têtes. Elle se présente comme « journaliste ». Il veut fuir mais elle l’appelle par son nom, elle dit le reconnaître et connaître son histoire. Il reste pantois. Elle lui demande un récit de l’attentat.
Il ne cherche pas à comprendre. Il oppose un refus net à la requête et s’éloigne. Mais la journaliste, « Patricia », se fait collante à ses pas. Elle veut une explication : pourquoi lui refuse-t-il un « sujet » ? Ce n’est pas juste. C’est son avenir qui est en jeu, elle ne lui veut aucun mal, rien qu’un témoignage.
Il s’arrête.
— Cela ne peut pas être « rien » qu’un témoignage !
Il a lâché cela sans réfléchir. Elle renchérit :
— Expliquez-vous !
Il fait sa mauvaise tête, bougonne et s’éclipse encore.
Mais on ne se débarrasse pas si facilement de Patricia. Elle a du répondant : Vingt-neuf ans de galère depuis que, « née sous X », elle a été remise à la DASS. Elle est du Bas-Chaville, du quartier de la Mare Adam, d’une de ces grandes barres de l’avenue Roger Salengro. Elle y a passé son adolescence, malmenée par des voyous. Avant c’était du n’importe quoi, ballottée de foyers de l’enfance en familles d’accueil. Après, elle s’était prise en main : départ pour Montpellier, petits boulots et cours au Greta. Elle est maintenant en CDD au Service de la Scolarité de l’université Paul Valéry. C’est là qu’elle a découvert l’histoire de Jef. Ce fut le déclic : elle avait trouvé son sujet pour asseoir sa candidature au poste de journaliste.
Car, de journaliste elle n’en a pour l’instant que l’ambition. Elle est simple correspondante, en charge de reporter les évènements marquants de la vie universitaire et estudiantine. Ses piges sont bien reçues au journal : « Vous écrivez bien ; c’est vivant et documenté. Continuez comme cela et vous aurez toutes vos chances d’intégrer la Maison. »
Pour elle, c’est simple : il faut que Jef lui déballe son histoire !
Elle récupère son adresse dans le dossier : chambre 121, bâtiment A, Cité du Vert-Bois. Elle s’y rend le soir même et cogne à sa porte. Il ouvre, l’aperçoit et s’apprête à refermer. Agile comme une chatte, elle s’est déjà faufilée dans la petite chambre. Tout de suite elle le rassure :
— Je ne suis pas en train de te draguer, je n’aime que les filles.
— Que me voulez-vous ?
— Tu peux me tutoyer, je ne suis pas si vieille que ça. J’ai une info pour toi.
Jef s’énerve :
— Que me voulez-vous ?
— Je viens de te le dire. J’ai une info pour toi et tu ferais bien de m’écouter.
Jef cède :
— Allez-y.
— C’est à propos de ton exclusion… Mais on pourrait peut-être s’installer, c’est un peu long.
Elle a fait de ses yeux le tour de la chambre et choisi la chaise qui jouxte la table de travail.
— Tu vas terminer SDF si nous n’agissons pas !
Jef comprend de moins en moins. Elle poursuit :
— Je travaille à la scolarité de l’université. C’est moi qui gère ton dossier. Ils veulent t’exclure. Je peux mettre le dossier sous le coude un moment. Mais tu imagines le risque que je prends.
— Mais… Vous n’êtes pas journaliste ?
Ah, cette Patricia, quel bagou !
— Si, pigiste. Je t’explique.
Elle lui raconte l’histoire, lui décrit sa situation, ses ambitions.
— Tu comprends, ce qu’il me faut pour qu’ils me recrutent, c’est ton sujet.
— Vous voulez parler du massacre ?
—  Oui, de l’attentat. J’ai besoin de ton témoignage. Le deal : tu me racontes ton histoire, ce qui s’est passé, ce que tu as vu, entendu. Juste du vrai. Et moi je t’évite d’être éjecté.
Il y a un silence.
Jef s’assoit sur le lit, les coudes sur les genoux, la tête dans ses mains. Il n’en est plus là, à se préoccuper de son sort terrestre.
Patricia renchérit :
— Je bloque ton dossier ; cela te laisse le temps de te ressaisir ; et l’article te servira pour te justifier.
Mais Jef ne se sent plus capable d’affronter le monde des vivants. Il ne veut se souvenir que de Catherine. Catherine son amour, Catherine qui s’arrête au bord de la rampe, lui qui saute, Catherine qui chute, déjà morte, dans ses bras. L’attentat ? Le massacre ? Il veut chasser à jamais ce cauchemar qui le réveille toutes les nuits, trempé de sueur.
— Je ne peux pas, vous comprenez ça ? J’étais dedans. C’était l’horreur. Je ne veux plus le revivre toutes les nuits.
Il se lève. Il est furieux. Il va à la porte et l’ouvre.
— Sortez, fichez-moi la paix !
Patricia reste assise sur sa chaise. Elle le regarde, ce grand garçon trop maigre, cramponné à la porte, dont la colère déjà s’effrite, dont l’assurance commence à faire défaut. Elle comprend qu’elle a réveillé un traumatisme insoutenable. Elle connaît la douleur, elle en a eu son compte. Elle comprend aussi qu’il s’est épuisé à tenter de chasser l’horreur de son esprit. Elle pense à s’effacer, franchir la porte, la tête rentrée dans les épaules. Elle oubliera l’opportunité qui l’a conduite ici. Quelle importance ! Il en viendra d’autres.
Elle allait partir quand elle voit le sac au pied de la table, ce même sac bleu et blanc qu’il tenait en main ce midi, dans le hall. Il est entrouvert ; elle devine, non, elle voit clairement le rouleau de corde.
La question n’est plus « reportage ou pas » ! C’est d’instinct qu’elle ne peut plus le lâcher. Cela a toujours été comme ça. La souffrance des autres lui colle à la peau. Normalement elle la sent venir et arrive à s’éloigner avant d’être touchée. Mais là, toute à ses affaires, elle a été surprise.
Elle doit agir.
— Désolée, désolée Jef. Reviens t’asseoir, on va faire autrement. On va te sortir de là. Viens, on va trouver une solution.
De toute façon Jef ne tient plus debout. Il retourne s’asseoir sur le lit, de nouveau les coudes sur les genoux, la tête dans les mains. Patricia va fermer la porte qu’il a laissée ouverte et vient s’asseoir à ses côtés. Elle le sent misérable. Elle lui frotte le dos de sa main, une fois, deux fois, suffisamment de fois pour qu’elle le sente, imperceptiblement, se décrisper.
— Écoute, je suis désolée. Je vais bloquer ton dossier le temps qu’on me rappelle à l’ordre. On verra pour la suite. Mais tu ne peux pas rester là, Jef. Il faut qu’on fasse quelque chose.
Jef est paumé. Il n’est plus lui. Il renonce à refouler la chaleur de cette main qui pénètre son dos. Cela fait si longtemps qu’il est seul, qu’il a froid.
— Je n’en peux plus.
— Je sais, on va t’aider.
— Tu ne peux pas m’aider. Je l’ai tuée.
— On ne va pas discuter là, je vais t’emmener chez moi. Tu vas d’abord te reposer.
— Mais je l’ai tuée !
— Laisse-moi faire. T’inquiète pas. Tu vas juste souffler, après on verra. Je connais, tu sais…
Elle est debout, elle le tire par le bras. Il se lève.
— Allez, on y va. Pour tes affaires, on verra plus tard.
Il la suit, elle ferme la porte. Ils traversent la cité, retrouvent sa voiture. Il s’assoit et se laisse conduire.
Patricia habite rue Subleyras, à l’ouest de Montpellier, un petit appartement au troisième, sous les toits. Le bâtiment est un peu délabré, l’appartement est une antiquité, ce qui lui vaut un loyer plutôt modeste. Elle y vit chez son amie, Sophie, en déplacement ces jours-ci ; il pourra dormir sur le canapé-lit, dans la pièce qui tient lieu de bureau. Patricia lui explique tout, chemin faisant. Comme cela ne suffit pas à occuper le temps, et qu’elle ne veut pas le laisser plonger dans son passé, elle lui parle encore de son histoire : son âge, 29 ans, d’où elle vient, et surtout comment elle a rencontré Sophie :
— Tu verras, elle est super, bien plus belle que moi, surtout plus intelligente ! Elle est prof au Greta, là où j’ai fait ma formation. J’ai tout de suite tilté sur elle et je ne sais pas pourquoi, je me suis dit qu’elle aussi devait être lesbienne. Voilà, je suis partie à sa conquête et ça a marché. J’ai joué à la petite misérable qui avait besoin d’elle. Elle m’a pris sous son giron, jusqu’à m’inviter à loger chez elle ; et là c’est moi qui ai pris, si on peut dire, les choses en main !
Elle aurait bien poursuivi, bloqués qu’ils étaient dans les bouchons. Mais elle se dit que l’amour n’était pas le sujet à développer dans son état, et laissa la fin du parcours se faire en silence.

***

CHAPITRE 4


On est en février 1998. La tramontane souffle en rafales 3 jours durant. Les fenêtres tremblent et laissent passer le vent froid. Le chauffage, fait d’appareils hétéroclites et vétustes, est inefficace. Jef s’emmitoufle et se recroqueville dans ses pensées.
Patricia part tôt le matin. Pendant trois jours ils se voient peu, juste pour dîner. Il l’écoute. Elle lui parle du journal, de son chef, qui ne sait pas qu’elle est homosexuelle : « s’il l’apprend, il me vire » ; de son projet : « entrer au journal par la petite porte et me faire reconnaître comme vraie journaliste » ; de son couple, avec Sophie : « enfin le bonheur ! ».
Elle l’entend crier la nuit. Elle ne bouge pas.
Puis Sophie débarque un après-midi.  Elle trouve Jef, seul, assis sur le canapé, dans le bureau. Il n’explique rien, elle ne comprend rien. Elle se réfugie dans sa chambre. Le soir les deux filles se frittent. Sophie sort de l’appartement en claquant la porte. Patricia vient s’asseoir dans le bureau, le visage crispé, le regard sévère. « Tu aurais quand même pu t’expliquer. J’ai beau dire, elle croit maintenant que nous sommes amants… Et que c’est moi qui te drague. »
Jef s’excuse, se lève, se dit prêt à partir. Juste, qu’elle lui évite l’expulsion quelques jours encore, qu’il puisse se retourner.
— Non, tu n’as pas compris, Jef. Il n’est pas question que tu partes. J’ai des idées, on va trouver une solution.
— De quoi tu parles ? Quelle solution ?
— Attends, je vais m’expliquer avec Sophie et on va parler tous les trois. Tu verras, elle est super. On va trouver.
Elle sort à son tour. Elles reviennent toutes les deux dans la nuit. Jef n’a pas mangé ; il s’est couché sur le canapé ; il a éteint les lumières du bureau ; il ne dort pas.
Elles s’installent dans la cuisine ; il les entend pouffer. Elles doivent boire et fumer. Fumer quoi ? Il se retourne contre le mur. Il écoute encore quand elles vont à la salle de bains. Elles se taquinent et poussent de petits cris. L’une pisse et tire la chasse, l’autre se brosse les dents. Puis, elles vont dans leur chambre. Il les entend distinctement s’aimer. Elles lui rappellent Catherine, ses soupirs de plaisir ce soir-là. Alors, il n’y peut rien, il bande, la première fois depuis leur nuit d’amour. « Catherine, je t’aime ». Il s’endort avec elle.
Au réveil, le vent a tourné au sud. Il pleut, il fait presque chaud. Il se lève, à entendre les filles bavarder bruyamment. Il les trouve toutes les deux, la brune et la blonde, prenant leur petit-déjeuner à la cuisine. Elles le convient à se joindre à elles. À les voir là, détendues, encore en pyjama, sans fards, les cheveux défaits, il réalise qu’ils sont en week-end.
Sophie est une blonde ; un visage délicieux où s’épanouissent deux joues toutes rondes ; des seins fermes qui tirent sur l’échancrure du pyjama ; des poignets comme des allumettes, de petites mains aux longs doigts effilés. Son regard très bleu plonge dans celui de Jef et ne le quitte pas. Il y discerne de la bienveillance. Elle va, simplement à le regarder, absorber son attention tout le temps du petit-déjeuner, jusqu’à ce que Patricia, qui s’est rassise après avoir débarrassé la table, lui prenne la main et, d’une voix ferme, pose les termes de la suite :
— Jef, maintenant nous devons parler sérieusement !
Jef ne sait rien faire d’autre que d’écouter.
— Sophie et moi avons décidé de nous occuper de toi. Nous allons te sortir de ce trou noir dans lequel tu t’es perdu. Ta douleur est à toi, ne t’inquiète pas, nous ne te la prendrons pas. Mais maintenant, toi, tu es des nôtres. Cela s’est fait comme cela : ni toi, ni nous n’y pouvons rien, nous sommes maintenant une communauté. Une communauté fraternelle ! Sophie et moi, nous tenons la corde qui va te ramener à la surface. Puis, une fois les deux pieds sur terre, tu pourras emporter ta douleur où tu voudras.
Sophie lui attrape l’autre main et la serre entre les deux siennes. Elle ne dit rien, juste retient le trop-plein d’émotion qui lui crispe la mâchoire.
Ainsi tenu en mains, Jef se livre. Il ne comprend pas comment c’est arrivé. Il a disjoncté. Ce n’est pas la faute à la douleur, comme elles disent, ce n’est pas même la culpabilité de ne pas avoir sauvé son amie, ni même la culpabilité tout court d’être en vie : tout cela, on le lui a expliqué, c’est son fardeau pour la vie. Mais peuvent-elles un instant imaginer l’invraisemblable barbarie, sauvagerie, qu’il a vécue ? Ces hommes en noir, à la voix rauque, aux gestes assurés qui sèment froidement la mort ! Les hurlements, le sang partout, les touristes qui s’écroulent ! Les barbares qui progressent sur la rampe, qui cherchent les rescapés, qui tuent encore ! Soixante-dix morts, peut-être plus de blessés, il ne sait pas. Peuvent-elles comprendre que c’est sa vision du monde qui bascule ? Que c’est la négation de tout ce qu’il avait compris de la vie ?
Les deux filles ne lui lâchent pas les mains. Sophie a les larmes aux yeux, Patricia a gardé, elle, toute sa maîtrise. Jef parle encore longtemps de ce monde qu’il ne reconnaît plus, de ses camarades qui lui paraissent des étrangers, de son père qui l’a tanné toute son enfance avec la civilisation, de sa mère dont l’immense tendresse est d’une planète à des années-lumière de celle qu’il découvre…
Mais alors qu’il raconte, le regard profond de Sophie doucement le pénètre, le possède et dissout progressivement ses pensées funestes ; au point que, soudainement, son discours s’épuise : il reste sans voix, à les regarder.
— Nous sommes là, Jef. Tout va bien se passer. On va t’expliquer.
Elles l’emmènent en voiture vers le littoral. Ils se garent au Grand Travers, entre La Grande Motte et Carnon. Ils marchent le long de la plage. Le vent de sud, qui souffle fort, chasse la pluie. Les nuages rasent la dune. La mer est grosse. Les vagues déferlent. Il faut crier pour se faire entendre.
— Parle-nous de toi : qui es-tu, d’où viens-tu ?
Jef raconte ses parents enseignants à Grenoble, lui élève à l’école primaire du Jardin de Ville, puis collégien à Stendhal, jusqu’en juin 1994. Ils habitaient dans la vieille ville, rue Chenoise, un de ces antiques immeubles faits de pierres de taille, avec l’escalier majestueux qui grimpe de la cour vers les galeries extérieures qui desservent les entrées d’appartements. C’était un quartier où coexistaient, à l’époque, deux communautés : la Maghrébine, montante, et la Sicilienne, qui lui cédait peu à peu la place.
Au début tout se passait bien. Sa famille entretenait de bons rapports avec tout le monde. Sa maman faisait ses courses indistinctement chez les uns et les autres. Jef jouait avec eux, au club de foot du quartier. Son père s’émerveillait de l’intégration de tous et en tirait toutes sortes de leçons optimistes sur l’humanité.
— Et puis lentement les choses se gâtèrent.
Jef s’avance devant elles et se retourne, pour mieux se faire entendre :
— D’abord il y eut ce cambriolage, l’été 92, les pleurs de ma mère à qui on avait volé ses bijoux qui étaient surtout des souvenirs, la rage de mon père à trouver l’appartement saccagé en retour de vacances. Il y eut surtout, derrière les beaux discours paternels, la méfiance qui s’installa.
Il marche maintenant à reculons et s’agite.
— Puis il y eut ce drame, un soir, dans la cour de notre immeuble. C’était au printemps de l’année suivante. On avait des amis à dîner. Cela discutait fort, je crois de politique. C’était au printemps, les fenêtres étaient ouvertes. Il y eut des cris, des pas précipités, des appels au secours. Puis des coups de feu qui venaient de la cour. Et lentement une mélopée s’est élevée, faite des voix aiguës des femmes et des grondements des hommes. Nous sommes sortis sur la galerie et avons vu toute la cour envahie. Au milieu, au sol, un jeune garçon dans une flaque de sang.
Il s'arrête, troublé par le souvenir.
— Nous avons su, le lendemain, qu’il s’agissait d’un règlement de comptes entre les deux communautés, sur fond de lutte pour le contrôle du trafic de la drogue.
Il retourne à leurs côtés pour conclure.
— Les choses ne furent plus jamais pareilles. Mes parents avaient peur pour nous. Laurence, ma jeune sœur, n’avait plus le droit de sortir qu’accompagnée. Mes copains du foot n’étaient plus les bienvenus. Un autre jour, en juillet 1993, ma mère trouva dans notre montée d’escalier, un paquet de drogue caché sous une pierre. Elle avertit la police qui se saisit du paquet et procéda à des perquisitions. Depuis, nous recevions des menaces de mort. Ma mère voulait que nous déménagions.
Peu de temps après, en novembre, mon père nous annonça qu’il était muté au lycée français du Caire et que nous partions nous y installer dès la fin de l’année scolaire : « Vous verrez là-bas le vrai visage accueillant de l’Afrique. Ici, ils vont mal ; c’est nous qui n’avons pas su les accueillir ».
Jef se tait. Le bruit mêlé des vagues et du vent reprend le dessus. Sophie passe sa main sous le bras de Jef et s’arrête face à la mer.
Patricia se poste devant eux. Elle crie.
— On a un plan.
Et elle explique : Son journal est continuellement à la recherche de stagiaires pour faire du terrain « pas cher » pour le compte des rédacteurs. Par exemple, là, celui qui s’occupe du tourisme va devoir remplacer celle qui termine son stage et n’a pas l’intention de rempiler. C’est simple : il s’agit de ramasser des infos sur les activités touristiques de la région, de visiter des équipements, et principalement de préparer le fascicule destiné aux vacanciers de l’été.
Jef voudrait l’interrompre pour lui dire qu’il n’y connaît rien à tout cela. Mais elle lui signifie d’un geste de la main de la laisser poursuivre.
— Ils ne peuvent prendre en stage, c’est la loi, que des jeunes en cours de formation. Ils cherchent dans les domaines correspondants à leur spécialité. Enfin c’est vague : la fille qui termine était à la fac de langues !
Jef lève les deux bras, mains croisées.
— Oui, je sais, poursuit Patricia, tu es en sociologie ; et en plus je te vois mal obtenir un certificat confirmant ton assiduité. Cela n’a pas d’importance : Sophie va te délivrer une attestation du Greta, comme quoi tu es en formation d’accompagnateur de tourisme. Et moi, je le connais ce rédacteur. Je vais te présenter : cela passera comme une lettre à la poste !
Elle se tait. On n’entend plus que le grondement des vagues. Les trois reprennent lentement leur marche. Sophie prend la main de Patricia. Jef ramasse un bois flotté. Des goélands planent, immobiles, au-dessus d’eux. Les filles se sourient. Puis elles se plantent devant Jef.
— Alors, ça te dit ?
— Vous êtes folles, complètement folles ! Ça ne marchera jamais !
Patricia éclate de rire.
— Et en plus, je dirai que tu es mon chéri. Cela rassurera mon chef !
Sophie joue à se rebiffer.
— Attends un peu, que je vous y prenne !
Elle rit à son tour :
— On a aussi pensé que tu pouvais rester loger chez nous. Le deal serait, comme tu as du temps et nous pas, qu’en contrepartie tu fasses les courses et les repas du soir.
Et Patricia renchérit…
— Comme cela, pour le journal, nous habitons ensemble ! Tu seras ma couverture !
…Puis prend Sophie dans ses bras, la soulève et l’embrasse sur la bouche. Libertines, ravies de leur coup, elles se lancent dans une valse folle, trébuchent, et courent attraper Jef par les mains pour l’entraîner dans une ronde. Jef résiste à peine, freine la ronde mais leur sourit. Elles le regardent et attendent.
— Alors, tu décides quoi ?
Il sourit sans complexe.
— Ah les filles !
Elles rient.
— Alors c’est oui ?
— Vous êtes super. Il faut que je réfléchisse. On rentre.
Ils retournent vers la voiture. Ils s’activent, courent presque. Ils se dispersent, s’entrecroisent, se regroupent puis se dispersent encore. L’une ramasse un coquillage, l’autre trace de son pied un cœur dans le sable, lui agite ses poings.
— Tu l’auras, ton témoignage.
C’est venu tout seul. Elle le regarde, victorieuse. Elle claque son poing dans sa main.
— Alors c’est oui…
Il la regarde de face et répond, solennel :
—   C’est oui !
Sophie a entendu. Elle ne dit rien, se détourne, trop émue.
Ils prennent la route, retrouvent une pluie battante avant Montpellier. Ils s’arrêtent un temps dans un bistrot pour avaler un sandwich. L’après-midi, avec Sophie cette fois, il va chercher ses affaires à la résidence universitaire. Au bas de la résidence, il jette discrètement la corde dans la poubelle.
Sur le retour, elle parle avec émerveillement de sa copine. Il l’écoute vaguement, encore incrédule de ce qui lui arrive. Mardi, Patricia le présente au rédacteur « tourisme ». Il commence son stage la semaine suivante. Le soir même ils ouvrent une bouteille de crémant et trinquent « à la fraternité ».
Pour Jef, c’est l’espérance d’une nouvelle vie.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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