Auteur Sujet: Les Grues blanches de Alexandre Page  (Lu 98214 fois)

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Les Grues blanches de Alexandre Page
« le: jeu. 29/06/2023 à 17:48 »
Les Grues blanches de Alexandre Page



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Chapitre 1

Il boucla sa valise en un cliquetis sonore. Sa vie se refermait sur ce petit bruit aigu qui prit une ampleur inattendue dans la chambre silencieuse. Il frappa Félix comme un coup de poignard, car il lui rappelait l’insignifiance de ce qu’il emportait et tout ce qu’il s’apprêtait à laisser derrière lui. Il ne s’agissait pas de biens matériels, d’œuvres d’art ou de bijoux, il n’y avait rien de tout cela dans l’appartement. Il allait quitter des murs gris, des meubles branlants, une rue souvent boueuse bordée de maisons aux façades tristes et de cours seulement égayées, à la belle saison, des roses trémières qui poussaient sauvages au pied des clôtures. D’amis, il n’en avait pas beaucoup, plus beaucoup, la plupart s’étaient déjà dispersés, à l’est, à l’ouest, certains, à peine plus âgés que lui, reposaient en terre. Cela ne lui donnait pas le regret de partir. Il regrettait plutôt les souvenirs, bons ou mauvais, qui étaient attachés à ce bric-à-brac. En le regardant, les images affluaient, et il redoutait que le temps et l’éloignement finissent par les atténuer dans sa mémoire. Il le craignait, comme l’on craint de perdre une part de soi. Il s’apprêtait à fuir une ville qu’il n’avait jamais trouvée très belle et qui, sous peu, le serait moins encore… Puis il y avait ce frère. Il avait répété plusieurs fois, « Félia, Félia, pourquoi fais-tu cela ? Reste », avant de se taire finalement devant l’inefficacité de ses mots. Le jeune Félia avait pris sa décision, irrévocable, celle de partir, de quitter la terre qui l’avait vu naître, qui l’avait vu grandir, mais qui allait passer bientôt sous le joug d’une force à laquelle il refusait lui-même de se soumettre. Il avait attendu l'ultime moment, il avait espéré jusqu’au bout qu’il en allât autrement, mais c’était la fin du mois d’octobre, et il ne se faisait plus d’illusions, les fumées et les grondements se rapprochaient, les nuits étaient continuellement illuminées d’éclairs sans orage et les trilles chaleureux de l’accenteur mouchet dans les lauriers fleurs ne suffisaient pas à dissimuler la calamité qui s’avançait, imminente. Il ignorait où il irait, où l’emmènerait le dernier bateau au départ de Sébastopol, il ignorait même à quoi ressemblerait sa vie à venir, si le destin lui en promettait une, mais il savait qu’il devait partir, que tout était préférable à la botte fasciste qui foulerait bientôt ces terres.
Son frère n’avait pas cet état d’esprit. Il avait l’intention de rester. Ceux qui ne le connaissaient pas bien auraient pu croire qu’il le faisait par fatalisme, qu’un jour, ce fascisme que son frère fuyait le rattraperait au bout du monde, puisqu’en quelques semaines, il avait déjà traversé l’Europe. Pourquoi tenter d'échapper à l’inévitable ? D’autres auraient pu croire qu’il restait pour combattre, mais il n’en était rien. En vérité, il n’était pas facile de savoir pourquoi Kazia se refusait à partir, même en le connaissant bien, car jamais il n’avait pu parler honnêtement de ce qu’il pensait vraiment du régime qui s’apprêtait à battre en retraite face au nouveau venu. Jamais il n’avait pu s'exprimer ouvertement à son frère qui ne l’aurait pas compris, à son père qui peut-être l’aurait dénoncé aux autorités pour dissidence, moins encore à ses amis, à ses voisins qui tous lui auraient tourné le dos à moins de le trahir. Kazia était réfractaire à croire spontanément ce qu’on lui présentait comme une vérité définitive ; il avait toujours eu cette volonté de contradiction. D’ailleurs, il était né avec un pied bot comme pour contrevenir au désir de son père d’en faire un vigoureux soldat de l’Armée rouge. Il trouvait étrange cette facilité des gens à s’abandonner au profit du « régime », à suivre le chemin tracé que ce dernier exigeait de son peuple. Sans oser l’admettre publiquement, lorsqu’on le traitait de « Bakounine », car cela arrivait, il le prenait avec fierté.
À cause de tout ce qu’il ne pouvait pas dire, personne ne connaissait bien Kazia, nul ne pouvait le comprendre, et parce que lui seul savait tout ce qu’il devait taire pour vivre sous ce « régime de liberté », il était le seul à voir dans la botte de l’ennemi un coup de pied salvateur. Félia était différent, sûrement car plus proche de son père. Il marchait droit sur ses deux pieds, et s’il avait été plus âgé, il aurait pu faire un vrai soldat de l’Armée rouge. Le père Boïno avait imprégné son fils d’imagerie patriotique, aux questionnements de l’enfant, il avait toujours répondu comme un commissaire du peuple et assuré à Félia qu’il n’était possible de vivre pour un Soviétique nulle part ailleurs qu’en terre soviétique. Il avait mis ses paroles en acte, lorsqu’engagé volontaire durant la guerre russo-finlandaise, il avait disparu. Disparu, c’était par ce terme que sa mort avait été annoncée à ses fils, car son corps, prétendument, n’avait pas été retrouvé. Disparu, cela ouvrait la porte à toutes les spéculations. Pour Félia, il était mort pour la liberté, pour la patrie, en héros ; il n’avait pu passer chez l’ennemi. Pour Kazia également il était mort, mais pour un régime qui travestissait son sacrifice en disparition de sorte à cacher ses pertes, à dissimuler ses échecs, plutôt que d’honorer ses héros. Kazia et Félia pensaient différemment, mais ils partageaient un point commun avec leur père dans la force de leurs convictions, et quoiqu’ils fussent frères, ces dernières devaient les séparer en cette fin octobre, mois d’automne que l’on dit être le plus beau en Crimée, mais sur lequel s’appesantissait, en cette année 1941, la chape de plomb de la guerre et du chagrin. Le libérateur de l’un était l’oppresseur de l’autre, et comme l’on annonçait le départ du dernier bateau pour évacuer la Crimée, Félia avait fait le choix de l'exil pour revenir le jour où cette terre redeviendrait soviétique :
— Tu es mon frère Kazia, et tu es ma famille. Mais la patrie, c’est plus que cela. Il n’y a plus rien à faire ici. Je pars, mais je reviendrai, et je porterai un uniforme et je tiendrai un fusil. Je te le promets, et j’espère qu’alors nous nous comprendrons.
Ce fut sur ces derniers mots que Félia s’en alla, une simple valise dans la main, sa carte du Komsomol sur le cœur, dans une poche de sa veste délavée. Il laissa ouverte derrière lui la porte de l’appartement. Son frère n’essaya pas de le retenir, et après qu’il eut disparu dans les escaliers, il se contenta de pousser un soupir. Il n’y avait rien d’autre à faire, car s’il ne croyait pas au régime soviétique, Kazia ne croyait pas plus en Dieu ni à une force supérieure. Il n’imaginait pas qu’une bonne âme garderait Félia, il n’y avait personne à prier ou à invoquer. Il y avait à maudire sûrement, mais il n’en avait pas la volonté en cet instant, préférant se diriger vers la fenêtre pour voir s’éloigner son frère dans la rue qui s’agitait.
L’animation était forte dans les rues de Simferopol, comme elle l’était depuis plusieurs semaines, comme elle l’est probablement dans toutes les villes à l’aube d’un bouleversement majeur. Mais en ce 31 octobre, l’agitation prenait une dimension particulière, car ce pouvait bien être le dernier jour avant le basculement. Le doute était permis. Les troupes soviétiques n’avaient pas traversé la ville en direction du sud, ce qui laissait penser qu’elles tenaient encore les positions du nord. Cependant, les rumeurs n’étaient pas bonnes, et certaines d’entre elles, venues des villages à l’est et à l’ouest de la ville, évoquaient une déroute de l’Armée rouge. Elle contournait Simferopol, consciente de son incapacité à conserver la place, pour rejoindre directement Sébastopol, où les nombreuses fortifications offraient de plus grandes chances de victoire. Félia avait longtemps refusé de le croire, mais toute la ville était en état de siège ; en état de siège avec des murailles dérisoires et l’absence de troupes pour la défendre. Il était idéaliste mais pas idiot et voyait bien la tournure que prenait la bataille de Crimée. La retraite stratégique, telle qu’elle était présentée depuis le début de la guerre par le Sovimformburo , se poursuivrait au moins jusqu’à Simferopol, et tous espéraient qu’elle s’arrêterait devant la forteresse de Sébastopol.
Les évacuations continuaient depuis la fin du mois d’août. Elles avaient concerné d’abord les usines et entreprises essentielles et leur personnel, cibles faciles pour l’aviation allemande, qui avaient été déménagés plus à l’arrière, parfois jusqu’à Tachkent. Puis avaient suivi les archives et le personnel administratif, des membres du Parti, des Juifs aussi, comme l’on disait que les Allemands les traitaient avec une particulière cruauté. Enfin, tous ceux qui désiraient partir pouvaient le faire, par leurs propres moyens ou en montant dans l’un des camions affrétés au rapatriement des exilés vers Sébastopol, seule porte ouverte pour quitter la Crimée depuis que les Allemands gardaient l’isthme de Perekop. Elle ne le resterait peut-être pas longtemps, car l’étau se resserrait sur elle, et isolée, prise dans les mâchoires de la bête, combien de temps pouvait-elle tenir ? Le moment viendrait où Sébastopol également se fermerait aux réfugiés et où la Crimée deviendrait une prison. Ce moment approchait, puisque les évacuations qui se préparaient à la fin du mois d’octobre devaient être les dernières. Un paquebot allait faire son ultime voyage pour récupérer les candidats à l'exil à Yalta, puis à Sébastopol avant de quitter la Crimée. L’intention de Félia était de le rejoindre, de monter à bord, d’aller à l’arrière, de trouver un moyen de s’engager dans l’armée malgré son trop jeune âge et de revenir en Crimée en héros, participant au défilé de la victoire dans les rues de la ville. Il voulait partir pour mieux rentrer, car même s’il n’avait jamais quitté sa terre natale, il sentait bien, au fond de lui, qu’il ne pouvait demeurer loin d’elle assez longtemps pour ne pas subir le mal du pays.
Le point de rendez-vous pour les ultimes candidats à l’exil se situait rue Pouchkine. Ce fut là que Félia se dirigea, laissant les rues boueuses des faubourgs pour les avenues rectilignes, ombragées, bordées de maisons basses et blanches de la ceinture russe de Simferopol. Un vent frais descendu des montagnes voisines soufflait légèrement, le ciel nébuleux promettait une journée couverte, peut-être pluvieuse, le fond de l’air était humide, la rosée était tombée avec abondance dans la nuit. Félia rabattit son col et accéléra le pas pour se réchauffer autant que pour éviter de trop sombrer dans la mélancolie en en finissant au plus vite avec ce désagréable moment du départ.
Rue Pouchkine, un alignement de camions Amo-3 attendait là, embarquant les passagers qui se présentaient munis de leurs papiers, car la crainte légitime d’espions infiltrés pour le compte de l’Allemagne planait, et il était possible que les Allemands utilisassent le flux de réfugiés pour faire entrer à Sébastopol quelques-uns de leurs agents. Malgré l’heure précoce du jour, les camions étaient bien pleins, de femmes, d’enfants, de vieillards, mais d’hommes également qui avaient à employer mieux leurs bras ailleurs que dans la ville sous Occupation où on exigerait d’eux qu’ils servent le Reich. Félia guetta un véhicule où il y avait encore de la place, se faufilant dans la foule des candidats à l’exil et de ceux qui restaient et leur faisaient leurs « au revoir ». Sous les caryatides de la façade du théâtre Gorki, il y avait un camion vide vers lequel se dirigea Félia, déjà prêt à montrer ses papiers au soldat qui se tenait devant, mais ce dernier le repoussa brutalement :
— Mes papiers ! lança Félia, désappointé.
— Ce camion n’est pas pour toi, il est pour la troupe du théâtre !
Félia comprit pourquoi ce camion était vide à la différence des autres qui débordaient de monde, mais alors qu’il s’apprêtait à longer encore la file de véhicules dans l’espoir d’être plus chanceux, une voix chaude et puissante s’éleva derrière lui :
— Allons camarade, ce jeune garçon n’est pas très encombrant, il devrait bien pouvoir faire la route avec nous ! Qu’il monte !
Félia se retourna et fit face à un peloton d’hommes et de femmes en costumes gris et marrons munis de valises. De prime abord, ils ressemblaient à n’importe qui, mais comme Félia l’avait remarqué dans l’intonation de la voix qui venait de parler, comme il le voyait dans la gestuelle et le charisme de l’homme qui s’avançait près du soldat, il ne s’agissait pas de n’importe qui. L’inconnu présenta ses papiers au soldat et ajouta :
— Nous sommes la troupe du théâtre Gorki. Ce camion est le nôtre et nous embarquons ce jeune homme avec nous, et tous ceux qui pourront monter s’il reste de la place. Nous sommes nombreux, mais nous voyageons léger.
Le soldat ne fit pas d’objection. Il inspecta brièvement les documents de chaque passager et ceux de Félia qui monta en dernier, s’asseyant aux côtés d’une petite femme blonde qui, même pour lui, adolescent de taille moyenne, paraissait frêle et gracile. Elle voisinait avec l’homme qui avait interpellé le soldat et qui l’avait aidée à grimper à bord en l’appelant « Shourochka ». Maintenant, ils se tenaient par la main. Un couple, à peu près du même âge, lui faisait face. L’homme se distinguait par son élégance et il était le seul à porter la cravate. Il avait l’air calme et serein, au contraire de la femme qui avait passé son bras sous le sien et s’appuyait sur son épaule. Les traits tirés, la mine fatiguée, elle semblait ne pas avoir dormi d’un vrai sommeil depuis plusieurs jours, et habillée aussi élégamment que son voisin, elle donnait l’impression de se rendre à un enterrement. Ses yeux sombres brillants croisèrent ceux de Félia qui les détourna pour ne pas la dévisager. En regardant ailleurs, il ne put s’empêcher de fixer un autre passager qui, malgré son chapeau descendu bas sur le front, lui fit immédiatement penser à Lénine. Il en avait la moustache, le front haut et fuyant, les yeux d’un bleu perçant, et ce masque traduisait la même autorité et la même détermination que le père de la Révolution. Ce n’était pas Lénine, mais cet homme avait des airs, et Félia sourit de la surprise qu’il lui avait causée.
En outre, avaient pris place dans le camion une femme et trois hommes, moins distingués, moins charismatiques, chez lesquels Félia ne voyait pas l’aisance et la faconde d’acteurs de renom. Deux d’entre eux, installés dans le fond du camion, gardaient une mine dure et figée. L’un d’eux surtout donnait ce sentiment, car ses yeux, profondément enfoncés sous des arcades sourcilières proéminentes, laissaient presque imaginer deux orbites noires, et il ne desserrait pas sa large mâchoire carrée. Le troisième homme, qui se tenait seul, n’avait pas l’apathie des deux premiers. Ses traits fins et son regard mélancolique trahissaient plutôt une inquiétude latente, si bien que son voisin, l’homme à la cravate, lui glissa :
— Olejka est un garçon prudent et débrouillard, il ne risque rien.
— Il est jeune et impétueux…
— Il ne pouvait pas abandonner sa mère, et puisque sa maladie lui interdit un voyage aussi chaotique que celui qui nous attend… Mais il faut lui faire confiance, il a eu de bons modèles !
— Dima  dit vrai, il ne fera rien d’imprudent.
La femme qui avait parlé de la sorte murmura néanmoins un discret « je l’espère » en terminant sa phrase. Elle étrennait un chapeau à plume un peu excentrique compte tenu de la situation. C’était sa seule excentricité, car pour le reste, elle portait un tailleur gris et semblait avoir privilégié, à l'image de ses compagnons, la discrétion à l’exubérance. Discrète, ce n’était pas vraiment ainsi que Félia imaginait une troupe de théâtre qu’il concevait plutôt comme une troupe de cirque, colorée et bruyante, mais les circonstances ne se prêtaient pas au tapage, et hors de la scène, les gens de spectacle sont souvent, plus que le reste du monde, discrets, voire timides.
Lui-même n’osait pas parler. Ces inconnus l’impressionnaient, puis il n’avait pas le cœur à ça, et enfin, le brouhaha rendait les échanges pénibles, alors, il préférait se taire en attendant que les camions partissent. Ce fut sa voisine, Shourochka,  qui le tira de son mutisme :
— Vous voyagez seul, mon garçon ? dit-elle en ne quittant pas Félia de ses grands yeux bleus.
Elle lui souriait malgré le contexte qui s’y prêtait peu, et comme elle souriait, il manqua de sourire également, car la grandeur de ses yeux dans son petit visage enfantin, les pommettes proéminentes que lui dessinait son sourire et son nez trop long lui donnaient des airs comiques. Félia avait le cœur froid et les pensées tristes, mais ce visage et cette voix le réconfortèrent instantanément. Il y avait chez cette femme cette indéfinissable tendresse des gentils personnages de contes pour enfants. Elle paraissait si distante de la réalité du monde qui l’entourait, des camions militaires, des soldats en armes, des pauvres réfugiés, des bombes dans le lointain, du sang qui coulait sur toute la péninsule ! Comme Félia restait silencieux, s’égarant dans ses pensées, elle reprit :
— Eh bien, êtes-vous muet ?
Félia se ressaisit et se contenta de répondre simplement « Oui » et « Non » à la première et à la deuxième questions qui lui avaient été posées.
— Vous rejoignez votre famille ? continua la dénommée Shourochka, sans se froisser des réponses laconiques du jeune homme.
— Allons ma chérie, tu vois bien que ce garçon n’a pas envie de bavarder ! lui adressa son voisin sur le ton d’une fausse réprimande.
— Non, non, cela ne m’importune pas, répliqua Félia. Simplement, mon cœur est triste… Mais je sais que parler est un bon moyen de l’oublier. Non, je pars seul vers la solitude, mais j’espère trouver dans l’armée une autre famille. Quand j’aurai l’âge, bientôt, de m’engager.
— Voilà bien un projet nourri par la jeunesse !
Félia eut l’impression d’entendre un reproche, mais n’osa pas le faire remarquer à l’homme qui lui parlait, un individu imposant, grisonnant déjà, mais d’une grande vigueur, ce que sa voix grave et forte traduisait sans mal. L’homme reprit :
— Mais allons, puisque nous sommes appelés à faire les soixante prochains kilomètres côte à côte, ce qui signifie bien six heures de voyage sur nos bonnes routes de Crimée, peut-être devrions-nous nous présenter ? Tu as ici — je me permets de te tutoyer — quelques dignes représentants de la troupe du Théâtre dramatique académique russe de Crimée. Cette femme curieuse, mais quelle femme ne l’est pas, est ma chère épouse, Alexandra, mais nous la nommons tous Shourochka. Alexandra Peregonets, ce nom te parle peut-être. Puisque nous en sommes aux dames, avec ce chapeau à plume d’un autre temps, mais qui lui va à ravir, c’est notre costumière, Elizaveta Koucherenko, et voici la troisième de nos Grâces, Zoya Yakovleva, une des plus éminentes comédiennes de l’Union soviétique. La réplique pleine d’emphase de son panégyriste tira un sourire discret à cette dernière, tandis que les présentations se poursuivaient :
— À ses côtés, son époux, notre toujours élégant Dmitri Dobrosmislov. C’est un peu moi, mais en plus jeune et en plus beau ! Il tient nos premiers rôles masculins. Et cet homme qu’on pourrait prendre pour notre camarade Lénine qu’il a d’ailleurs interprété sur scène, c’est Yakov Smolenski, Yasha pour ses amis. Puis il y a nos techniciens, ceux sans lesquels nos représentations n’auraient pas la même âme. Nikolaï Barichev, notre chef décorateur, qui s’inquiète pour Olejka, son jeune apprenti, qui ne vient pas avec nous pour des raisons personnelles. Et au fond du camion, Ilya Ozerov et Pavel Tchetchetkine, notre chef costumier et notre ingénieur de scène. Il ne faut pas se fier à leur allure de brigand, le premier s’y connaît mieux en dentelles que n’importe quelle femme, et le second peut calculer de tête la vitesse de chute d’une sphère ovoïde dans l’espace poussiéreux et obscur d’une scène de théâtre !
— Si seulement un tel objet existait ! répliqua l’ingénieur, narquois.
— En mathématiques, je croyais que rien n’était impossible ! Il me faut encore me présenter, Anatoli Ivanovitch Dobkevitch, comédien et quelque peu chef d’orchestre de cette troupe à laquelle il manque cependant des éléments primordiaux. Mais je l’ai déjà dit, certains ont des raisons de rester, et d’autres, de partir, et nous sommes de ceux-là, nous comme toi…
— Félix, Félix Stanislavovitch Boïno, mais tout le monde me nomme Félia. Jusqu’à il y a peu, j’étais élève de 9e année, avant la fermeture des écoles et des gymnases.
— Pour devenir soldat, bientôt !
— Cela vous choque-t-il ? rétorqua Félia.
— Oh, non ! s’exclama Dobkevitch. Depuis le début de la guerre, nous avons parcouru le front, visité les hôpitaux, fait des représentations pour les valides et pour les blessés, tentant d’apporter un peu de lumière dans les ténèbres. Ce n’est pas ta volonté de devenir soldat qui me choque mon garçon, le combat est légitime et c’est bien normal de défendre sa terre, mais comme il est dommage de vivre un temps où nos futurs savants, nos futurs artistes, nos futurs médecins, plutôt que de fréquenter l’école doivent devenir soldats. Surtout lorsqu’on songe à tout ce qu’il faudra reconstruire de civilisation après le passage des fascistes.
L’intonation dans la voix de Dobkevitch déclina en prononçant ces derniers mots, comme s’il n’osait pas les dire à voix haute ou qu’il les pensa à demi et ne les exprimait que pour lui. Au même moment, les moteurs des camions se mirent en route, et avec leur ronflement bruyant, une épaisse fumée d’échappement et une désagréable odeur d’essence emplirent l’air, si bien que les plus sensibles apposèrent un mouchoir sur leur nez. Le convoi se préparait au départ, et après les premiers mètres, lents et angoissants, car les candidats malheureux à l’exil tentaient encore de s’accrocher aux véhicules pour monter à bord, ce que ne permettait pas la soldatesque, les camions accélèrent et les asphyxiantes fumées du démarrage se dissipèrent assez pour rendre l’atmosphère respirable. Tout le monde resta silencieux, se contentant d'observer les maisons et les immeubles défiler, de humer dans le vent les derniers parfums familiers, d’emporter une dernière fois, au milieu des moteurs vrombissants, le cri délicat de l’accenteur mouchet dans les lauriers-roses. À bord, tous ignoraient combien de temps ils seraient étrangers à ce monde qui était le leur, et si les comédiens de la troupe avaient cette habitude du nomadisme et n’éprouvaient pas à un très haut degré le déchirement de la séparation, ce n’était pas le cas de Félia qui, tout en ayant à cœur d’imprimer en lui tous les sensations et souvenirs qu’il emportait de Simferopol, préférait parfois regarder ses chaussures et observer discrètement ses compagnons de voyage pour moins ressentir la mélancolie qui l’étreignait. Elle le poursuivit au moins jusqu’au parc Lénine, au sud de la ville, qui marquait presque la sortie de Simferopol. Félia tournait le dos au parc, cela lui allait bien, il ne voulait pas le contempler, mais le vent d’automne soufflait dans les arbres. Les feuilles jaunies s’envolaient et les tilleuls semèrent à son passage leurs frondaisons fanées sur le convoi. Une feuille d’un jaune si clair qu’il se confondait avec ses cheveux tomba sur Shourochka. Elle la prit en souriant, et la montrant à Félia, lui dit, en le tutoyant désormais comme le faisait son époux :
— Vois-tu, la feuille du tilleul à la forme d’un cœur. Elle symbolise l’amour, mais elle console également les âmes esseulées. La nature nous entend sans que l’on ait besoin de parler, et elle nous offre ses présents pour nous réconforter. Prends-la et fais-la sécher. Je la tiens d’un ami, et je te la donne.
Félia la prit, la glissa dans sa poche, là où il avait aussi placé sa carte du Komsomol. Il ne trouva rien à répondre, mais sur l’instant, il se sentit mieux, apaisé, ce qu’il devait moins à cette feuille qu’il prenait sans trop savoir pourquoi, qu’à la voix douce et au sourire bienveillant de sa voisine.
Après le parc Lénine, il y avait quelques petits villages dans la périphérie sud de la ville, des villages tatars faits de bric et de broc qui donnaient déjà l’impression que la civilisation se fondait dans la steppe alentour. En été, elles étaient belles ces grandes étendues d’herbes folles parsemées d’arbres et d’arbustes en bosquets sur un fond immuable de ciel bleu, toujours bercées par le souffle du vent marin qui pénétrait jusque dans ces profondeurs avec une légère odeur de sel. Les coquelicots poussaient en vastes troupes à la belle saison, au milieu des blés, de l’orge, jusqu’au temps des moissons. Les Tatars fauchaient sous le soleil brûlant, donnant à la steppe des airs stériles, tandis que seule dépassait de la terre, dans les champs, l’éteule des tiges coupées. Puis venait la morne saison, celle qui rendait le paysage triste, car le ciel bleu virait plus souvent au gris, le soleil écrasant chauffait moins, et le jaune de la steppe cédait la place au brun de la terre retournée par les laboureurs. Partout l’on entendait s’élever dans les campagnes le couinement caractéristique des majare  des paysans tatars qui grinçaient au rythme lent et régulier des bœufs qui les tiraient. Le ciel était gris, la terre était brune ; les couleurs des villages tatars. Un puits à la margelle grise et usée, au milieu d’une place terreuse cernée de maisons de terre étroitement serrées les unes contre les autres pour affronter la mauvaise saison et ses neiges parfois généreuses, voilà à quoi ressemblaient immuablement les bourgades tatares sur la route de Sébastopol. La seule animation tenait généralement à un chien aboyant au passage du convoi, et aux poules, oies et canards qui devaient s’écarter précipitamment du chemin en piaillant pour témoigner leur réprobation. Puis, il y avait toujours ce vieillard au teint de bronze, assis sur la margelle du puits, les deux paumes reposant sur sa canne, arborant la toque en peau de mouton noir et la veste en peau de mouton blanc caractéristiques des paysans tatars, au visage dur et au regard impénétrable, que rien ne semblait pouvoir troubler ou impressionner, pas même le passage inhabituel d’un convoi de camions aux couleurs de l’armée soviétique.
Le convoi, sur les routes chaotiques de Crimée, arriva, après une bonne heure et demie, à Bakhtchissaraï, ville à peu près à mi-distance de Simferopol et Sébastopol, à une trentaine de kilomètres de chacune d’elles. Comme les camions entraient dans les premiers faubourgs de l’historique cité, Dobkevitch se mit à déclamer des vers qu’il connaissait par cœur :

Les hordes de Ghirey, comme un brûlant orage,
Un jour, dans la Pologne ont porté le ravage ;
Et leur fougueux essaim, qui vainquit en courant,
Partout se répandit comme l’eau du torrent. 

Il se tut un instant, et ajouta :
— Connais-tu tes classiques Félia ? Ces vers de Pouchkine ont un écho étrange avec notre époque, ne trouves-tu pas ? Ils sont tirés de La Fontaine de Bakhtchissaraï.
Félia l’ignorait, il n’avait pas la même culture poétique que son frère. Il connaissait Pouchkine, il connaissait ce poème, mais pas assez bien pour en identifier les vers, et son esprit n’était pas disposé à faire l’effort de s’en souvenir. Bakhtchissaraï n’avait rien de romantique, n’avait pas la magie des temps anciens, et la ville, privée de sa superbe depuis la chute des Khans, se trouvait encore moins belle dans les tourments de la guerre. Le pittoresque de la vieille capitale tatare souffrait de la présence de soldats, de véhicules militaires, de barrages, et surtout de l’agitation produite par cette présence sur l’axe majeur qui traversait la ville, agitation qui ne semblait pas liée à des préparatifs défensifs mais à une retraite précipitée. Au premier barrage, le convoi fut arrêté et une discussion s’engagea entre officiers, dont la teneur échappa aux passagers, jusqu’à sa conclusion qui sema la consternation et la déception parmi eux : le convoi était contraint de faire demi-tour. Les passagers qui désiraient débarquer à Bakhtchissaraï le pouvaient, les autres retourneraient à Simferopol. Dobkevitch demanda au chauffeur de quoi il était question, mais ce dernier ignorait la raison de cette volte-face. À ce moment, Dmitri Dobromislov se leva et se jura d’aller aux nouvelles, n’acceptant pas de rester ainsi, sans explication :
— Il est probable qu’ils ne te diront rien ! lança Dobkevitch au moment où son ami quittait déjà le camion avec une aisance que ne laissait pas soupçonner son allure empruntée.
— Ils ne diront probablement rien à l’acteur, mais je suis un vétéran de l’Armée rouge, et je saurai bien rendre un de ces soldats bavard ! répliqua Dobromislov.
— Il n’y a pas plus habile que Dima pour faire parler les taiseux ! poursuivit son épouse, Zoya Yakovleva.
Le groupe patienta de longues minutes, tandis que plusieurs camions, déjà, faisaient demi-tour, et que d’autres attendaient seulement que la place se libérât pour faire de même :
— S’il ne revient pas, il va être oublié ici ! déclara sur un ton faussement plaisantin Yakov Smolenski.
— Sébastopol est peut-être tombée ?
Ces mots de la costumière, Elisaveta Koucherenko, figèrent ses compagnons qui se turent et s’immobilisèrent, Dobkevitch se rasseyant même, alors qu’il se tenait debout pour mieux voir ce qui se passait aux alentours. Il finit par reprendre :
— Non, c’est peu probable, pas si vite…
Finalement, les explications vinrent avec le retour de Dobromislov qui, la mine grave, fut aussitôt assailli de questions :
— Oui, oui, j’ai des nouvelles ! Une grande chance, je suis tombé sur un officier qui avait servi avec moi contre les Basmatchi  d’Asie centrale ! Il a été loquace au-delà de mes espérances ! Nous repartons à Simferopol, car il est inutile d’aller plus au sud. Le siège de Sébastopol a commencé. Les opérations sont lointaines encore, mais les civils ne sont plus acceptés dans la ville et les places restantes à bord de l’Armenia ne sont attribuées qu’au personnel des hôpitaux militaires et aux habitants de Sébastopol. Elle est devenue une nasse. Seuls les soldats s’y rendent, ceux-ci et ceux du général Petrov qui s’acheminent d’Odessa pour renforcer les défenses de la ville. En vérité, tous nos soldats foulant le sol de Crimée ont pour ordre d’évacuer leur position et d’aller défendre Sébastopol. A priori, la consigne initiale était de nous laisser ici, de charger les camions de matériels et de vivres et de les envoyer également là-bas. Estimons-nous chanceux, il semble que la présence dans notre convoi de femmes et d’enfants incapables de faire trente kilomètres à pied nous autorise un retour à Simferopol.
— Les fascistes sont donc si proches ! soupira Shourochka.
— Il n’a rien dit à ce sujet, mais c’est comme s’il avait tout dit, répondit Dobrosmislov. S’ils évacuent si précipitamment, ce n’est pas à cause du blocus maritime qui se referme sur Sébastopol, c’est parce que la menace terrestre pèse lourd sur Simferopol et Bakhtchissaraï. La route vers Sébastopol est peut-être déjà coupée.
— Ils devraient tenir ! s’exclama Félia qui était resté jusqu’alors taiseux dans son coin.
— Sébastopol tiendra, répliqua Dobkevitch, mais ici, les défenses sont insuffisantes. Il aurait fallu six mois de plus pour les préparer convenablement.
Après la surprise et l’indignation vinrent la désillusion devant cet exil avorté et la certitude, à l’instant où le camion fit demi-tour, qu’il ramenait entre les mains des fascistes ceux-là même qui espéraient leur échapper. La chute de Simferopol était une question de jours, et il n’y avait désormais plus aucune possibilité de fuite, puisque les Allemands avaient capturé l’isthme de Perekop et dominaient les mers. Parce que le siège de Sébastopol avait éclaté avec quelques heures d'avance, les derniers candidats à l’exil se trouvaient privés d’une place à bord de l’Armenia. La nouvelle donna des regrets aux refoulés, certains songeant qu’ils auraient dû partir plus tôt, même à pied si nécessaire, qu’il fallait craindre ce genre de mauvaises surprises en s’y prenant au dernier moment alors que la situation du conflit évoluait si rapidement.
Le 6 novembre 1941, touché par la bombe d’un Heinkel He 111, l’Armenia coula, entraînant avec lui ses dix mille passagers au fond de la mer Noire.

Chapitre 2

Kazia travaillait chez l’imprimeur Tavrida, où il exerçait le métier de compositeur, activité qu’il pratiquait pour vivre, car sa véritable passion n’était pas de mettre en forme les textes des autres, mais de les écrire lui-même. Il aimait les poètes, surtout les anciens poètes russes, ceux qui racontaient Kitej et les exploits du tsar Saltan, ceux qui lui permettaient de voler au-dessus du triste monde aux côtés d’Ivan Tsarévitch sur son tapis magique. Il les lisait et écrivait des œuvres inspirées de ses lectures, incapable cependant d’avoir l’audace de les présenter à d'autres qu’à son frère qui, avant la guerre, se plaisait parfois à les illustrer de miniatures amusantes. Son frère, il pensait ne plus le revoir avant longtemps, et en rentrant du travail, le soir, il eut la surprise de le trouver attablé, sa valise non encore défaite, sa veste sur les épaules, le visage fermé, dans l’appartement plongé dans la pénombre :
— Tu as donc changé d’avis ? demanda Kazia en allumant une simple bougie en stéarine qu’il plaça au centre de la pièce pour repousser les ténèbres grandissantes alors que le jour diminuait.
Félia expliqua à son frère les raisons de sa présence, sur un ton qui alternait entre la colère et la déception, le jeune homme s’emportant tantôt contre lui, tantôt contre les autres, criant surtout la souffrance que lui causait son impuissance, condamné à présent à un destin sur lequel il n’avait plus prise :
— Je crois qu’il faut malheureusement admettre que notre fière armée nous abandonne tous aux mains des terribles fascistes ! lança Kazia, sarcastique, en allant raviver le poêle.
Félia ne répliqua rien à son frère qui, tout en le piquant dans ses convictions, n’avait pas tort. Félia pensait pareillement sans oser le dire, et sans oser même reconnaître qu’il le pensait aussi. L’abandon, c’était le sentiment qu’il éprouvait surtout, et il se remémorait, amer, tous les efforts vains de ces derniers mois et ses espoirs qu’il jugeait à présent grotesques. Comme les belles journées de juin qui avaient laissé place aux grises journées d’octobre, l’enthousiasme qui avait fait vibrer Simferopol aux débuts de la guerre avait été supplanté par la désillusion. Félia se ressouvenait du 23 juin 1941, une chaude journée à l'image de tant d’autres en Crimée, animée des cohortes de volontaires qui, dans tout Simferopol, accrochaient des fleurs de grenadiers à leur veston après s’être engagés dans la 51e armée. La veille, les avions allemands avaient jeté des bombes sur Sébastopol, le lendemain, 4000 soldats se tenaient prêts à défendre la péninsule de Crimée contre l’invasion fasciste, avec pour mission de conserver le Syvach et l’isthme de Perekop. À cette époque, l’Armée rouge faisait la fine bouche, et n’ayant pas l’âge de s’engager, Félia avait été refoulé. Il s’en trouvait d’autant plus honteux, lorsqu’ils voyaient les futures infirmières militaires, dont les cours avaient ouvert en juillet 1941, qui rejoindraient le front pendant qu’on le condamnait à rester à l’arrière. Il avait fini par oublier l’affront en faisant comme tous les autres jeunes de son âge, ainsi que tous les vieillards et tous les civils capables de brandir une pelle et une pioche, en creusant des fossés antichars autour de la ville, en érigeant des barricades, en préparant la défense de la deuxième ligne à défaut de tenir la première. Il imaginait sauver la vie d’un soldat à chaque pelletée de terre jetée sur le remblai, il n’aspirait qu’à creuser plus profondément le fossé pour que s’y engloutissent les chars allemands, et aux côtés de ses camarades, de ses professeurs, de ses voisins, du matin au soir, sans relâche et sans ressentir la fatigue, il excavait, ravinait, labourait le sol. Il n’avait pas de fusil, pas d’uniforme, mais il était comme un soldat du génie, un sapeur, et il croyait que le jour où les Allemands se tiendraient devant ces fossés serait assez lointain pour tenir lui-même une arme plutôt qu’une pelle. Il avait d’autant plus la conviction d’être utile que l’armée préparait les défenses aériennes de la ville et formait des artilleurs. Simferopol pouvait devenir sérieusement un terrain de guerre, et l’Armée rouge n’allait pas l’abandonner mais en faire une ligne solide en cas de défaites sur l’isthme de Perekop et à Armiansk. Jusqu’en août, la position des autorités avait été de nier l’hypothèse d’une retraite sans lutte. Les usines produisaient plus d’armement, les conserveries, plus de vivres, les affiches de propagande réclamaient toujours plus de linge, de sang, d’argent, ce qui disait l’âpreté des combats menés par les héros de la 51e armée sans rien dévoiler des difficultés réelles qu’ils rencontraient. Puis, aux exigences de productivité avaient succédé les premières évacuations. Félia avait vu là de la prudence, car les bombardiers allemands pouvaient facilement détruire des cibles stratégiques si près du front. Kazia n’avait pas cherché à le désillusionner, traversant différemment ces lourdes semaines d’attente. Parce qu’il avait un métier important comme relais de la propagande, la guerre n’avait pas changé son activité, et son handicap lui permettait d’échapper à la honte du planqué. De ce point de vue, il ne regrettait pas son existence sans bouleversement. Cette guerre entre fascistes ne le concernait en rien, et lorsque son frère s’étonnait de son flegme, de sa passivité à l’aube d’un cataclysme, il se contentait de répondre qu’une simple fourmi n’a pas à craindre le lion. Être une fourmi menant sa vie aussi sereinement que possible à bord d’un frêle esquif sur une mer agitée, c’était là l’ambition de Kazia. Il ne pouvait pas calmer la tempête, tenter de résister aux vagues risquait seulement de le faire chavirer et il avait la conviction que son frère finirait un jour par comprendre cette attitude. Mais en attendant de voir Félia recevoir l’illumination, il partageait sa vision avec une certaine Macha. Macha était arrivée dans la vie de Kazia comme cette fraîcheur vivifiante entre la canicule et l’orage. Elle vivait avec son père, infirme de la Première Guerre mondiale, à quelques rues de l’appartement des frères Boïno, et exerçait le métier de dactylo. Puisqu’il payait mal, mais surtout pour son propre plaisir, elle chantait également certains soirs dans un club de la ville, L’Arlequin, où Kazia l’avait rencontrée pour la première fois après une journée de travail, faisant halte moins pour le verre que pour la chanson. Lui voulait vivre de poésie sans oser le dire, elle de la chanson, sans en avoir l’opportunité. D’après ce que Kazia avait dit à son frère, c’était ce goût contrarié pour les arts qui les avait rapprochés. En discutant ensemble, ils s’évadaient de leur réalité monotone, et se prenaient à rêver, parfois, de ce qu’une autre vie pouvait leur permettre d’accomplir. Macha était peut-être la seule personne, en dehors de son frère, avec laquelle Kazia parlait des poésies qu’il écrivait, mais avec Macha, ils se retrouvaient en harmonie d’idées, ils se comprenaient parfaitement, et peut-être car il jalousait cette complicité, Félia n’aimait pas Macha. Il considérait son influence pernicieuse, même s’il ne pouvait que soupçonner ce qu’elle soufflait à son frère. Félia était persuadé que sans Macha, Kazia aurait été plus disposé à se rapprocher de lui, à se délester de quelques-uns de ses jugements et de ses certitudes. Mais il avait cette femme, si compréhensive, si artiste, qui l’inspirait, car après tout, tandis qu’il cachait ses vers, elle montait courageusement sur scène pour chanter, même lorsque son humeur et celle du public étouffaient sous l’affliction. Elle l’attirait vers elle, occupait ses pensées. Pour Félia, et sans qu’il n’eût rien de particulier à lui reprocher, c’était déjà trop pour la considérer avec bienveillance. Il savait que sur le refus de son frère de le suivre en exil planait l’ombre de Macha qu’il ne pouvait quitter. Il l’avait choisie elle plutôt que son frère, et même si pour Félia cela valait mieux que de refuser l’exil par choix du fascisme, l’atteinte ne l’avait pas laissé insensible. Mais de ce sujet, il n’était désormais plus question, puisque la route de Sébastopol était close. À présent, Félia avait d’autres personnes à sermonner que Macha. Regardant par la fenêtre, la nuit était tombée, et dans un lointain qui ne l’était pas tant que cela, le crépuscule ne semblait pas totalement arrivé à son terme. Des flashs d’un blanc métallique, et d’autres, oranges, qui mourraient en épaisses fumées noires de poix assez hautes pour masquer la lune de leurs rouleaux opaques, donnaient le sentiment que le soleil n’était pas complètement couché. Des bruits diffus parvenaient aux oreilles des deux frères comme les borborygmes continus d’un géant de conte. Parfois, l’un d’eux s’élevait plus fort, et sur la table, dans son gobelet de fer blanc, le thé fumant que s’était servi Kazia se ridait de fines vaguelettes. L’ennemi approchait, il était aux portes de Simferopol, et ses cohortes conquérantes ne tarderaient pas à descendre des montagnes en feu.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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