Auteur Sujet: Les héritiers de Nàdar (Alba) de Terry Dunes-Carreto  (Lu 8729 fois)

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Les héritiers de Nàdar (Alba) de Terry Dunes-Carreto
« le: ven. 06/09/2019 à 16:48 »
Les héritiers de Nàdar (Alba) de Terry Dunes-Carreto



PREMIÈRE PARTIE

CHIMÈRES


1 AU COMMENCEMENT

La douleur fut brève mais intense, si bien qu'elle m'obligeât à me relever brutalement, dans un fugace espoir de retrouver un brin de souffle. Cette impression qu'on essayait de m'arracher la colonne vertébrale : cette marque, le long de mon dos, avait beau se trouver là depuis ma naissance, j'en ressentais encore les morsures, telle une brûlure vive, chaque matin qui m'était donné. Lorsque mon regard tenta en vain de chercher un objet ou une forme rassurante autour de moi dans le but de m'apaiser, la première chose que je vis fut mon reflet dans le grand miroir de la coiffeuse posée en face, parsemée de rayures et d'irrégulières traces de poussière. Le souffle court, le visage ruisselant, une bouffée de chaleur désagréable et une unique larme coulant lentement sur ma joue droite, je n'eus d'autres choix que de scruter les lignes distinctes de mon visage, déformées par les aspérités de ce vieux miroir. Je restais pourtant là, assise sur mon immense lit à baldaquin et passais longuement mes doigts entre les plis des draps tout en m’agrippant, comme si une force surhumaine était sur le point de m'en arracher.
Une pluie forte et assourdissante frappait les carreaux des fenêtres. Seul un petit lampadaire sur St. George's Mews éclairait la pièce par l'ouverture et laissait apparaître les murs usés de la chambre. Je posais mon regard sur le vieux papier-peint qui se décollait légèrement ; à d'autres endroits, c'était l'humidité et la moisissure qui avaient envahi les moulures et le plafond. Quel triste tableau... Près de la fenêtre, seule une petite commode aux formes incurvées avait été posée là, tentant désespérément d'orner le mur sale et la tapisserie décolorée. Il fallait que je fasse quelque chose, je ne pouvais plus vivre dans un tel endroit... Un vent léger commença à souffler et quelques branches du jeune cognassier de l'arrière-cour claquèrent en rythme sur les carreaux. Il en résulta une gigantesque et funèbre danse, presque fantomatique, de leurs ombres sur le pan de mur juste en face, tout près de moi. Je frissonnais alors. La pièce, d'ordinaire démodée et inintéressante, se montrait ici sur son jour le plus effrayant. La scène aurait pu m'encourager à me lever mais je restais silencieuse et béate à la vue du spectacle. Peut-être était-ce le fruit de mon imagination lorsque j'entrevis les ombres chinoises de deux branches qui s'entrelaçaient majestueusement dans une remarquable étreinte. La beauté de ma vision me fit sourire et j'y trouvais là un apaisement probant. Ma douleur semblait s'atténuer peu à peu. Bien sûr, elle ne disparaissait pas... jamais.
Un bruit sourd de verre brisé au rez-de-chaussée interrompit la semi-plénitude dans laquelle je me trouvais. Après un sursaut puis un juron, je me précipitai vers le coffre au pied de mon lit pour attraper ma robe de chambre. Je parcourus ensuite à tâtons le pan du mur se trouvant près de la porte de la chambre pour allumer la lumière, mais lorsque j’enclenchai l'interrupteur, rien ne se produisit.
— Classique..., marmonnai-je, en levant les yeux au ciel.
Je saisis alors une lampe de poche dans le petit tiroir de la table de chevet, après l'avoir pratiquement arrachée de son coffre en forçant l'ouverture, puis descendis les marches de moquette usée qui menaient à l'entrée de la maison. Le compteur se trouvait dans une petite boîte électrique à l'intérieur du placard de l'entrée. Seule une porte tenait encore sur ses gonds et des toiles d’araignées d'une épaisseur phénoménale parementaient le fond des étagères. Je levai la petite manette pour rétablir l'électricité mais rien n'en découla.
— Non... pas maintenant... grommelai-je.
En espérant de tout cœur que la panne fût générale, je pris soin de vérifier par l'immense fenêtre du salon si le réverbère devant l'entrée de la maison, les porches des voisins ainsi que les minuscules et lointaines fenêtres de l'immeuble de Hill View sur Primrose Hill Road, avaient ne serait-ce qu'une seule petite loupiote allumée, mais, encore une fois, le néant. Devant moi, bien sûr, à travers l'allée d'arbres et de buissons, l'obscurité du parc de Primrose Hill. Un second bruit de fracas retentit derrière moi, et, après m'être maudite de sursauter au moindre bruit un soir d'orage, je me dirigeai vers la salle à manger en prenant soin de ne pas manquer les deux marches qui séparaient les pièces et qui m'avaient si souvent, depuis mon arrivée, emportée face contre terre. La grande baie-vitrée de la salle à manger, donnant sur une ancienne mais majestueuse véranda ouvrant elle-même sur l'arrière-cour, semblait ne présenter aucun dommage. C'est lorsque j'entrevis une marre d'eau derrière le vieux fauteuil élimé de famille que je compris que plusieurs branches du cognassier avaient traversé les carreaux sous la force du vent. Après avoir enfilé des bottes et une parka, je courus vers la petite remise qui se trouvait au fond du jardin. La pluie battait à mes oreilles et je sentais déjà la fatigue me ronger progressivement. J'étais pourtant bien habituée à ce genre d'averses, puisque ma dernière demeure se trouvait dans le sud de la France. Là-bas, le temps y était en général ensoleillé et doux dans l'année et pratiquement caniculaire l'été. Mais parfois, à mon grand désespoir, les orages, associés à la chaleur, y était violents et assourdissants. Dans tous les cas, le seul moment de l'année où je me sentais quasiment en harmonie avec l'atmosphère extérieure était durant le printemps, ce qui m'emmena à penser à quel point j'avais été idiote de m'installer à Londres en plein mois de novembre !
Comme le reste de la maison, du sous-sol au grenier, en passant par leur propriétaire, la remise était dans un piteux état : deux pelles reliées par une multitude de toiles d'araignées, un seau en plastique fendu ne contenant rien de bien connu à ce jour ; quelques étagères tenaient encore sur leurs supports mais l'une d'entre elles avait succombé au poids d'une cagette pleine d'outils rouillés. Sur le sol, j'aperçus une grande bâche recouverte de terre. J’entrepris de m'en servir de protection pour recouvrir une partie de la véranda : la tâche ne fut pas aisée, puisque cette même véranda devait faire plus de deux mètres cinquante de hauteur et le carreau cassé se trouvait sur la partie pentue juste au-dessus de l'ossature principale. Je pris l’escabeau posé sur la façade de la maison, puis m'agrippai à la structure et à la gouttière métallique. Il ne me restait plus qu'à attacher les ficelles de la bâche sur le fleuron, et la tendre en la reliant au tronc de l'arbre et à un piquet dans l'herbe, pour permettre à l'eau de s'écouler sur la pelouse du jardin, et non dans ma véranda. L'affaire aurait été terminée en quelques minutes si je n'avais pas été aussi faible ou si le déluge actuel ne m'obstruait pas la vue dès que je levais la tête ; bien sûr, pour couronner le tout, l'escabeau était extrêmement glissant. C'est d'ailleurs ce dernier qui faillit mettre un terme aux deux semaines dans le nouveau boulot que j'avais entamé, en me fracturant la cheville, me laissant ainsi dans le plâtre pendant qu'un jeune novice viendrait certainement me voler la place. Étrangement, ma chute fut beaucoup plus douillette que ce que j'aurais pu penser : je sentis quelque chose de rugueux m'attraper la jambe et la tirer. Au lieu de tomber sur ma jambe droite, je me retrouvai allongée sur le dos, les quatre pattes en l'air. À ce moment-là, j'aurais juré entrevoir une ombre fine et rapide s'évanouir dans les airs. En me relevant brusquement, je pris soin de jeter un coup d'œil à la surface sur laquelle je m'étais littéralement étalée : là où aurait dû se trouver un amas de mousse ou bien même de l'herbe fraîche et dense, jonchaient vulgairement de nombreux cailloux aux surfaces irrégulières et de hautes orties. Comment avais-je pu ne pas me blesser en tombant sur tout ceci ? Une large flaque d'eau entourait le pied du cognassier qui me surplombait. L'espace d'un instant, je crus y entrevoir plusieurs tâches de lumière qui scintillaient de façon extrêmement irrégulières. Pourtant, lorsque je levai la tête, ma perception fut, une nouvelle fois, mise à l'épreuve puisque les nombreux coings bien mûrs qui se balançaient au rythme de lourdes gouttes d'eau, avaient pourtant une couleur bien terne, reflétant la teinte sombre du ciel. Ces visions incessantes ne m'encourageaient guère à m'affirmer sur ma normalité.
Comme la France ne me manquait guère, tout ce qui pouvait éloigner mes pensées de ce pays de malheur me rendait d'autant plus joyeuse : la bruine, la grisaille, la verdure, l'architecture brute et ancienne de ma maison et les traditions, déversées sur cette étoffe écossaise de famille aux carreaux verts et aux lignes bleu-violettes qui gisait sur la petite table basse. Fuir la France aurait dû m'apporter stabilité et plénitude, pourtant je le sentais au fond de moi... depuis mon arrivée, même si mon corps perpétuait cette volonté de me nuire comme il l'avait toujours fait, ce fut toute ma raison qui s'éloignait à présent de moi. Je restai là un moment à observer le comportement et la résistance de la bâche que je venais d'attacher. Malgré les inconvénients qu'incombait un déménagement au mois de novembre dans une ville comme Londres, je me surprenais à apprécier ces moments où je pouvais, seule, faire le vide et écouter fredonner le vent et tambouriner la pluie. Je m'assis dans le vieux fauteuil et, emmitouflée dans une chaude couverture de laine à carreaux aux couleurs du clan Reid, je fermai les yeux, sentant mon corps tourmenté devenir extrêmement léger et ma tête s'enfoncer dans le dossier... à mon plus grand plaisir, je m'endormis.

Je pus vérifier, tous les matins depuis mon arrivée, si j'étais faite pour cette vie londonienne. Les Londoniens avaient cette façon si paisible, ancrée dans une normalité affligeante, et si obstinée de se diriger vers les transports en commun et leurs lieux de travail. L'empressement permanent de la populace n'empêchait en aucun cas les uns et les autres de rester courtois face aux longues queues d'attente ou aux quais de métro bondés, ce qui n'aurait certainement pas été le cas dans une ville comme Paris.
Le lendemain de mon arrivée, deux semaines auparavant, j'avais trouvé important de chercher du travail au plus vite, bien qu'il n'y eût aucune urgence, ni aucune nécessité, grâce à l'argent que j'avais de côté et celui de la vente de la maison en France. J'avais donc entamé des recherches pour donner des cours à domicile, démarche qui s'avéra très efficace puisque je fus très vite remarquée par une association qui cherchait une personne polyglotte. Mes journées furent vite bien remplies. Le petit Jack, sur Eton Avenue, rattrapait son retard en français, exactement comme le vieux Douglas, mon voisin de rue, désireux d'apprendre toujours plus ; les jeunes Alice, de High Barnett, et Emma, du quartier de Brixton, avaient sérieusement besoin d'aide en espagnol ; enfin un groupe de trentenaires, faisant partie d'une autre association sur Stukeley Street, désiraient s'initier au mandarin.
— Vous avez toujours été enseignante ? me demanda l'une des élèves un matin.
— À vrai dire, c'est la première fois, avouai-je.
L'élève semblait déconcertée par ma réponse.
— J'ai passé de nombreuses années à étudier les langues... entre autres.
— Entre autres ? Vous avez étudié autre chose ? demanda l'élève.
— La communication et l'audiovisuel.
— Mais quel âge avez-vous, si je peux me permettre ?
— Vingt-huit ans.
Encore une fois, l'élève fut décontenancée.
— J'ai fait plusieurs cursus à l'université... en même temps.
Bien sûr, je n'allais pas lui narrer toute l'histoire : les raisons de ces études mais surtout les épreuves que j'avais traversées pour en arriver là où je me trouvais aujourd'hui. Elle me sourit légèrement mais semblait pensive.
— Vous dites que vous avez étudié l'audiovisuel ?
J'acquiesçai sans trop savoir ce que j'avais déclenché. Alice  me questionna alors sur le genre de carrière que j'espérais avoir et il parut important que je mentionne ma volonté d'utiliser le plus grand nombre de mes compétences dans l'avenir. L'élève me demanda l'autorisation de donner mon numéro de téléphone à une connaissance à elle sans réellement me dire de quoi il s'agissait. J'acceptai alors sans trop me poser de questions. Pourquoi pas ? Cependant, un sentiment étrange m'envahit lorsque je repris la route à pied pour rejoindre la station métro de Tottenham Court Road. Ce genre de prise de risques inconsidérée n'aurait jamais été une option de là où je venais.
Je m'assis nonchalamment sur une banquette du métro et attendis patiemment le départ. Embarquée sur la Northern Line , je ne fis pas tout de suite attention aux gens qui se trouvaient autour de moi. Quelle erreur de ma part ! À ma droite, une mère de famille tentait désespérément de calmer son enfant en hurlant près des portes et, à sa gauche, trois jeunes filles, habillées de minijupes et ayant un penchant pour les décolletés plongeants, gloussaient à s'en rompre les cordes vocales. Sur la banquette, à côté de moi, une femme d'un certain âge poussa un juron presque indistinct dirigé vers ces adolescentes puis dodelina la tête en ma direction. Elle semblait vraisemblablement vouloir obtenir mon approbation. Je lui souris poliment en signe de réponse, puis détournai la tête pour éviter d'engager la conversation. Bien que je n'eus, à ce moment-là, aucune admiration envers ces jeunes filles qui, à mon goût, étaient bien trop jeunes pour adopter un style pareil et qui, il faut le dire, me cassaient les oreilles, je n'appréciais guère ce genre de remarques publiques et encore moins cette manie de vouloir absolument prendre à parti un entourage inconnu.
À chaque arrêt, le vent frais s'engouffra par les portes du métro et je dus maintenir plusieurs fois mes cheveux, beaucoup trop longs selon moi, pour éviter de gêner la personne à mes côtés, déjà bien remontée par les déboires amoureux sans intérêts des jeunes filles « dénudées » de la rame. Je m'attardai sur le nouage de mes cheveux d'un geste presque répétitif et ennuyeux, les yeux rivés sur le sol. Jetant encore une fois un coup d’œil autour de moi, je remarquai alors que je n'étais pas la seule rouquine du wagon, ce qui fut des plus plaisants : rares furent les moments où ma couleur de cheveux ne fut pas mentionnée au détour d'une conversation lorsque j'habitais en France, et les moqueries allaient bon train... J'arrêtai mon regard sur un personnage que je n'avais pas encore observé et qui se trouvait pourtant juste en face de moi. L'homme cerné, le visage creux, les dents jaunes et un sourire malveillant aux lèvres, me fixait avec insistance. Sentant le malaise s'installer, je jetai plusieurs coups d’œil à ma montre et m'efforçai de l'ignorer. Mais l'homme marmonna quelques mots incompréhensibles ; je pus, cependant, très clairement entendre les mots « bonne », « nana » et « putain » à de nombreuses reprises. Je remarquai une bouteille de bière dans sa main droite et pus admirer l'étendu de la propreté de cet homme quand je vis l'état de ses ongles. Il se redressa légèrement, le regard vitreux mais affamé, en laissant échapper un relent nauséabond, mélange d'alcool et de cigarette froide. J'entendis la vieille dame à côté de moi grommeler en signe de protestation avant de se lever pour aller s'asseoir plus loin. Même si cette femme ne pouvait en aucun cas m'aider dans la situation actuelle, je me sentis abandonnée et horriblement seule face à l'individu. Au lieu de l'ignorer, je préférai alors affronter son regard et son odeur désagréable plutôt que de fuir.
— T'en veux ? dit-il rapidement en me montrant sa bouteille de bière.
Malgré ma volonté de ne pas lui montrer mon dégoût, mon angoisse ou encore ma lassitude, je ne pus contrôler les prémices d'une légère grimace et fis « non » poliment de la tête.
— Dommage... t'aurais besoin d'un bon remontant d'après moi ! reprit-il en pointant du doigt son propre visage, faisant apparemment référence à la pâleur habituelle de ma peau.
Il s'avança encore pour se rapprocher de moi si bien qu'il oscillait maintenant au bord de la banquette, les bras appuyés sur les genoux, sa bouteille passant régulièrement de sa main gauche à sa main droite. Il parcourut le moindre espace découvert de mon visage, puis de mon cou, puis descendit ses yeux sur le reste de mon corps comme si son imagination, très certainement exacerbée par l'alcool, pouvait transpercer les vêtements d'hiver que je portais. Emplie d'un vif sentiment de malaise, et comme pour bloquer sa vision, je fermai machinalement les pans de ma veste tout en croisant les bras. C'est à ce moment que je décidai de faire mine de regarder ailleurs. L'erreur...
— Hé, beauté, faut pas avoir peur de moi, hein ?
Au moment où il finit sa phrase, il s'avança encore plus et posa sa main la plus crasseuse sur mon genou gauche. D'un mouvement violent, partagée entre l'aversion et la peur, je repoussai son bras du revers de la main.
— Dégagez vos sales pattes de là ! protestai-je, le regard noir.
Je décidai de me lever et de me rapprocher d'une zone du wagon beaucoup plus peuplée, mais une douleur fugace à l'estomac me figea sur place. Je fus alors incapable de me lever, ni de bouger un seul membre de mon corps. Une bouffée de chaleur m'envahit soudain lorsque l'ivrogne, visiblement en colère, fit mine de se lever vers moi, la main levée. Je fermai les yeux par réflexe, comme si cela pouvait me protéger des coups que j'allais recevoir. Rien ne se produisit. J'ouvris les yeux pour finalement les lever prudemment et contempler cette silhouette sombre au-dessus de moi m'empêchant toute vision de mon agresseur. L'inconnu resta dos à moi un long moment, lui faisant face, son bras gauche tendu comme pour refermer son aura protectrice autour de moi. Je frissonnai à présent et me sentis légèrement vaciller lorsque mon regard se troubla. J'étais habituée aux malaises mais cette fois-ci, ce n'était pas qu'une simple faiblesse... quelque chose se produisait à l'intérieur de moi... quelque chose d'inconnu. Les sièges d'à côté étaient vides, le wagon ne devait pas contenir plus d'une dizaine de personnes... pensai-je, alors pourquoi donc cet homme s'était positionné à cet endroit précis si ce n'était pour me sauver la mise ? Je ne le voyais que de dos mais, ne pouvant me lever ou bouger, je pris soin de l'observer longuement : il était grand, mince et arborait une capuche qui ne laissait rien entrevoir de ses cheveux ou de son visage. Il portait une veste en cuir à manches longues et son jean, délavé et légèrement serré, me laissait imaginer des jambes longues et arquées. Ses bottines en cuir, dont les lacets avaient été négligemment noués, recouvraient le bas de son jean. Sa main droite était agrippée fermement à la barre de sécurité au-dessus de moi et je pus alors apercevoir un tatouage autour de son majeur qui s'apparentait à une sorte de bague celtique.
Le métro ralentit légèrement à l'approche d'une station fermée pour travaux. Malgré le brouhaha de la rame et ce sifflement incessant à mes oreilles, je pus entendre quelques bribes de leur conversation animée.
— Tu permets, ducon, je parlais à la d'moizelle, grommela l'ivrogne.
— La demoiselle n'a pas envie de vous parler, laissez-la tranquille, répondit l'homme calmement.
Sa voix était grave mais suave, presque envoûtante.
— J'te demande pas ton avis...
J'entrevis l'inconnu bouger le bras gauche qui me protégeait en avant. Il me semblait qu'il venait de repousser l'agresseur sur sa banquette avec vivacité et force. Le métro, en pleine accélération, ne me permit plus d'entendre quoique ce soit, mais la discussion entre eux parut particulièrement houleuse au vu de leurs mouvements. J'avais d'ailleurs l'impression que l'homme au blouson faisait son possible pour éviter que l'ivrogne ne pose les yeux sur moi et, de ce fait, l'obligeait à se tenir dos à moi. Le wagon ralentit puis entra en gare de Camden Town.
 — Terminus, tu descends là, dit brutalement l'homme.
Sa voix était beaucoup moins douce et on pouvait y déceler toute la colère qui l'habitait. Il attrapa l'ivrogne par le col, lui-même tentait de se débattre, et l'attira vers les portes du wagon. Tapant plusieurs fois sur le bouton qui contrôlait l'ouverture, l'inconnu poussa un « Ferme-la ! » sonore couvrant ainsi les différents jurons que l'autre homme poussait à tue-tête. Ils sortirent tous les deux de la rame et, exténuée par la douleur, je me précipitai vers la fenêtre en m'accrochant aux barres de sécurité, puis les deux mains plaquées sur la vitre. L'inconnu poussa le soûlard sur le bord du quai et tenta de lui faire peur en le menaçant. Les portes se refermèrent sur eux et j'eus à peine le temps d'articuler « Merci » à travers la fenêtre.
Il m'avait été impossible de mettre un visage sur mon mystérieux sauveur cet après-midi-là et je fus incapable de penser à autre chose qu'à ce qu'il s'était passé toute la soirée : que lui avait-il dit pour qu'il change de comportement ? Pourquoi cet inconnu avait-il tenu à intervenir ?
C'était un fait, je détestais me faire accoster ou siffler dans la rue même si j'en avais aujourd'hui l'habitude. Je ne savais jamais comment me comporter : fuir, baisser la tête ou alors rire aux éclats telle une poule au milieu d'une brochette de coqs en rut. Mes amies, lorsque j'habitais encore en France, me répétaient incessamment que je devrais prendre ces « attaques » à la rigolade ou bien me sentir flattée. On m'avait parfois fait comprendre que je représentais une attraction pour les jeunes hommes là-bas : attirés par l'inconnu ou l'étranger, ce physique si « british » et le nombre infime de jeunes femmes rousses à la peau pâle et aux yeux clairs dans le sud du pays ne pouvaient qu'encourager les hommes à m'aborder par curiosité. Malheureusement, depuis plusieurs années maintenant, je n'avais pas la force, ni le cœur à me laisser gentiment draguer. Mes forces m'avaient, elles, abandonnée bien avant l'âge de raison et mon cœur, justement, n'avait plus la volonté de s'ouvrir.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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