Les Miroirs Cambusier de Giovanni PortelliRecueil de nouvelles : Extrait : Sommeil de plomb
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Hiver 2013
Dans son lit médicalisé, Fabian Marcani fait peine à voir. Les cheveux ébouriffés, poivre et sel, les traits tirés, les yeux enfoncés, des traces de griffes récentes sur le visage et les bras, on le croirait tout juste réchappé d’un règlement de comptes. Toutefois le jeune Niçois sort d’une toute autre échauffourée. L’homme qui vient lui rendre visite n’est d’ailleurs pas sans connaître les effets secondaires du phénomène auquel il a été soumis. Grand, affable, distingué dans une tenue sobre cependant, il peut avoir entre cinquante et soixante ans. Fabian ne sait pas encore l’estimer lorsque celui-ci reprend la parole, après les présentations d’usage :
– Cheveux blancs, contusions, tremblements, fractures mineures. Pertes de mémoire immédiate, possibles terreurs nocturnes les premiers temps.
Fabian a acquiescé malgré lui à chaque conséquence énoncée sans vraiment mettre un mot sur le diagnostic qui tarde à sortir de la bouche de l’érudit :
– Ce sont les séquelles non exhaustives de votre triste expérience.
– Que m’est-il arrivé au juste ?
– Vous devez vous en douter.
– Tout ça à cause d’un stupide miroir ?
– Non, pas un stupide miroir, mais ce qu’il était supposé renfermer. Une prison de verre demeure un réceptacle capricieux, à l’hermétisme incertain, d’autant plus quand on l’associe à quelque chose d’aussi cyclique qu’un horoscope. Mais rassurez-vous, grâce à la loyauté d’une personne de confiance, vous êtes désormais parfaitement tiré d’affaire.
– Alors, hésite le jeune homme alité, qui note la gravité soudaine de son hôte à l’évocation de cet ami, je pourrais rentrer chez moi ?
– Bien sûr, rentrez chez vous, retrouvez votre fiancée, fondez une famille même, dans cette jolie maison que vous ne manquerez pas de restaurer avec goût, j’en suis convaincu.
– Je ne pense pas que je saurai remettre les pieds dans cette baraque…
– Voilà quelque chose de stupide en revanche. La maison n’a rien à voir avec ce qui vous est arrivé. Les murs n’ont pas eu le temps d’être imprégnés d’une quelconque énergie. Nous pourrons procéder à un nettoyage préventif si cela peut vous rassurer, cela dit.
– Quand bien même. Je ne sais pas si elle me pardonnera…
– C’est bien la toute première qualité d’une femme, le pardon. Vous étiez convalescent, souffrant d’un mal difficile à traiter, qui a bien failli vous emporter corps et âme. Bref, je ne pense pas que ce soit susceptible d’avoir entamé le lien qui vous unit. On ne vient pas vivre à l’autre bout du pays pour une tiède relation sans avenir, ne pensez-vous pas ?
– J’imagine. Mais que me vaut toute cette attention ?
– Notre Fondation existe précisément pour les cas dans votre genre, M. Marcani. Vous n’avez pas à vous inquiéter, nous assumerons le défraiement des conséquences de votre malheureuse expérience, ad vitam æternam.
– C’est donc que vous admettez une part de responsabilité dans ce qui m’est arrivé ?
– Indirectement, soyez-en assuré. Certes nous sommes au fait des mécanismes qui régissaient le miroir. Cependant son acquisition et le cheminement de son auteur jusqu’à vous demeurent un mystère entier pour notre communauté. Vous imaginez bien que nous aimerions prémunir les gens de ce genre de menaces plutôt que de simplement leur venir en aide une fois le mal à l’ouvrage.
Un frisson glacé parcourt le dos du Provençal à l’évocation de ces derniers mots. Brusquement privé de forces, il s’affaisse contre son oreiller de prendre conscience du danger mortel auquel il vient d’échapper grâce à…
– Et Faustine ?
– C’est le sujet même de ma venue, jeune homme. J’ai besoin que vous me racontiez à présent les circonstances comme le déroulement de ce qui vous est arrivé.
– Je ne saurais même pas par où commencer. Je suis tellement fatigué…
– Une personne de confiance a risqué sa vie pour vous sauver. Permettez-moi d’insister, votre récit est certainement la seule compensation que vous pourrez apporter aux efforts consentis par notre Fondation pour vous secourir. En outre, le temps nous manque pour ajourner cet entretien.
Fabian cherche à se redresser pour ne pas garder cet air avachi qui ne lui ressemble pas. Mais l’énergie lui manque pour s’asseoir sans que des étoiles ne se mettent à danser devant ses yeux. Le sexagénaire retire tranquillement son manteau sombre, dévoilant une chemise impeccable. Le Niçois remarque qu’il porte des vêtements de marque taillés sur mesure. L’ancien prend enfin la liberté de plier son pardessus pour le déposer sur le lit voisin inoccupé, avant de s’y asseoir, faute de chaise dans la chambre. Les mains appuyées sur le rebord du lit, il sourit au convalescent :
– Nous voilà plus à l’aise, n’est-ce pas ? J’imagine que vous tordre le cou pour soutenir mon regard n’est pas un exercice des plus agréables en ce moment. À présent, voulez-vous bien me conter, cher monsieur, dans quelles circonstances vous êtes venu vivre dans cette remarquable ville de Cambrai.
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Été 2007
Lorsque Faustine s’était mise à voir la vie en couleurs, elle avait un moment souffert de violents maux de tête. Puis le sens s’était affiné, sa vue éclaircie petit à petit et, comme un instrument dont on prend l’habitude à force de pratique et d’humilité, l’adolescente avait appris à capter ces fréquences parasites, parallèles à notre réalité, sans en devenir à nouveau le jouet et mettre qui que ce fut en danger. Elle avait donc été présentée à Martin par sa mère et conduite à la Fondation comme Iphigénie l’avait été des années auparavant. Le professeur qui gardait une très haute opinion de l’aînée voulut adjoindre sa sœur à la session en cours, bien que celle-ci soit déjà bien engagée :
– Il n’y a guère que trois paliers à franchir, jeune fille. Celui d’éclairé, puis d’initié et enfin d’éveillé. Rares sont ceux qui accèdent cela dit à ce dernier rang. Mais tu as des prédispositions inédites, semble-t-il.
Ce jour-là, sa mère avait trouvé la précipitation de son vieil ami inattendue mais ne s’était pas formalisée d’un enthousiasme qu’elle ne lui connaissait simplement pas. Assez rapidement, la pétillante rousse avait intégré une chambre d’étudiante avec trois autres jeunes filles hélas non francophones, probablement aussi sensibles qu’elle à l’entre-deux. Jennifer n’avait pas apprécié ce revirement de situation alors que sa copine ne partait jamais où que ce fut en vacances, les finances de sa mère interdisant le moindre extra estival. Quant à son père, il n’était pas supposé les revoir, sa sœur et elle, avant la Toussaint.
Leur amour naissant les remplissait toutes deux de sentiments très forts et la jalousie ne manquait pas au tableau clinique. Les rares week-ends que les jeunes filles passèrent ensemble cet été-là furent une succession de disputes et de réconciliations aussi promptes, au grand désarroi de leurs mères respectives. Iphigénie profita de cette période agitée pour partir en mission pour la Fondation, en binôme avec un autre initié. Ainsi avait-elle régulièrement des nouvelles de la progression de sa sœur, qui était affectueusement surnommée Miss tâches de rousseur. Cela devait beaucoup asticoter celle-ci qui n’assumait pas du tout ses pourtant charmantes éphélides.
La Fondation possédait plusieurs propriétés, léguées pour la plupart par ses premiers membres. La famille de Martin entrait en l’occurrence parmi l’une des plus influentes et des plus respectées de cette congrégation secrète. L’ami d’Élodie était d’ailleurs très apprécié et ses cours reconnus aux quatre coins du monde par les initiés qui avaient fini leur cursus à ses côtés.
Protéger le terrestre de l’inhumain était leur credo. Pour rallier leur cause, il était nécessaire de réunir plusieurs conditions. La première était de posséder la capacité de capter l’énergie d’autres champs vibratoires, que ce soit par le recours à des accessoires, ou de façon spontanée comme Faustine et sa famille. La seconde était d’embrasser la philosophie de la Fondation, à savoir dédier son talent au plus grand nombre, et non à des fins lucratives, voire simplement honorifiques. La formation consistait à assimiler le paradigme de Germont, qui exposait différentes techniques pour se projeter en sécurité dans l’entre-deux lorsque la situation le requérait, celles pour isoler ou purger un site ou des objets sensibles, celles enfin pour protéger ou traiter les personnes désaccordées.
Martin avait le goût d’enseigner et cela faisait des années que les listes d’attente s’allongeaient pour assister à ses sessions bisannuelles. À l’issue de ces premières semaines de dégrossissement, l’adolescente reprit les cours au lycée, dans la parfaite continuité de son baccalauréat.
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Hiver 2013
Fabian fixe un instant le plafond de sa chambre avant de soupirer. Par où commencer ?
– Quel hasard m’a conduit là ? Une rencontre l’été dernier. Une femme lumineuse, intelligente, qui pose sur vous un regard de ceux qui vous donnent l’impression d’être important. C’est précieux, ça. Elle avait déjà un travail sûr, donc je suis venu ici, dans le Nord. Moi, je suis maçon et plaquiste, mais surtout tâcheron. Je suis les chantiers et lorsqu’ils sont finis, je cherche le suivant. Les jolies cloisons, les salles de bain, le carrelage, la faïence, c’est mon rayon. Ce qui me fait marrer parfois, c’est la façon dont les clients me mettent à tous les jours, me tutoient alors qu’on ne se connaît pas, juste parce que je ne suis qu’un ouvrier. Un gars qui bosse de ses mains, on le regarde avec suffisance parce qu’il a les cheveux blancs de poussière et du map sur le jean, dès huit heures du matin.
Mes collègues, ils ont un peu la gueule des marins d’Amsterdam que chantait Brel. Mais dans leurs rêves, il y a des enfants qui courent. Et quelque part, il y a de la poésie en eux. Même si elle s’exprime mal, qu’elle cherche ses mots, elle vaut celle des livres qu’on nous donnait au collège. Mon paternel n’avait pas spécialement de tunes alors quand j’allais à l’école, je savais déjà jusqu’au prix de la gomme dans ma trousse. J’ai appris à compter sur les tables de la dèche, vous voyez ?
– Oui, je n’ai pas toujours joui d’aisance matérielle, le rejoint Martin comme le plaquiste semble chercher un assentiment dans son regard devenu lointain.
– Bon, on n’était pas non plus à la cloche, modère Fabian. Je n’avais pas le cartable avec le dernier guignol à la mode, ni les chaussures qui clignotent. Je n’étais pas mal fagoté non plus. Juste il fallait faire attention à nos affaires, quoi !
– L’école est le terreau de bien des frustrations. De là, il appartient à chacun d’en extraire la motivation de sortir de soi-même, même si les conditions s’accumulent rarement pour le permettre, je le concède.
– Voilà ! Du coup, j’ai surtout cherché un moyen de bosser rapidement. J’étais bon en français, mais la littérature, ça ne nourrit pas les gamins de mon milieu. Alors j’ai mis les mains dans le ciment et la pierre, de l’or blanc quand on connaît son métier. Aujourd’hui, j’ai vingt-neuf ans. La maison, on l’a eue pour une bouchée de pain et, la couverture exceptée, je vais tout refaire de mes mains, un week-end après l’autre, de fond de sac de ciment en plaque de BA13 . Bref, je ne vais pas vous pondre un moratoire pour ma profession. Vous n’êtes pas là pour ça, de toute façon. Seulement, raconter ma vie, déballer tout ça, ce n’est pas dans mes habitudes. Donc je pense que je suis en train de me disperser, là. Vous avez raison, en fait, si je ne le fais pas rapidement, avec le temps, ma mémoire va me jouer des tours et je risque de tout embrouiller.
– Assurément. À présent, l’oriente Martin, faisant montre d’une patience et d’une attention remarquablement soutenues, si vous me racontiez à quelle occasion vous avez acquis le miroir au Bélier ? Ce serait un bon moyen d’enchaîner.
– Oh ça doit remonter à quelques semaines, pas beaucoup plus, même si je n’ai plus vraiment la notion du temps ici . Cela faisait quoi, trois mois, que j’étais arrivé dans le Cambrésis et comme je ne connaissais personne à part ma copine, j’avais besoin de me refaire un cercle d’amis. Les amis pour moi, c’est important. J’ai toujours trouvé du travail grâce à mes relations. Et je dois encore en décrocher un, la maison ne va pas se payer toute seule. Enfin, une fois que ce poignet-là sera retapé. Ma nana aussi aime être entourée d’amis. C’est une des choses qui nous ont rapprochés. Elle était descendue sur Nice pour les vacances d’été avec des copines.
– À Nice, le corrige Martin, agacé par cette tournure à la mode.
– Hein ? Ah oui ! Je trimais une fois de plus sur un chantier au black au lieu de prendre mes congés comme les autres ! Tous les jours, elle venait avec ses copines casser la croûte dans le resto dont je refaisais le premier étage avec un collègue électricien. Nous avons fini par leur montrer les coins sympas. De base, ce n’est pas ce qui manque dans l’arrière-pays niçois…
– À la base… Pardon, continuez, je ne dis plus rien.
– Euh ! Ouais, donc on a discuté, on s’est amusé et de fil en aiguille j’ai fini par planter mes petits boulots et la Méditerranée pour le Nord, un peu sur un coup de tête, c’est vrai. Quand on a emménagé ensemble, elle débutait son internat au CHU. Du coup, on se voit en coup de vent. Bizarrement, je ne me souviens déjà plus du jour exact où les rêves ont commencé. En revanche, je n’ai pas oublié quand j’ai fait le premier. Stéphanie, autant la nommer, ce sera plus facile, avait invité des connaissances à elle, un soir qu’elle n’était pas de garde. La plupart venait du milieu hospitalier, mais pas seulement. Il y avait aussi ce couple de jeunes retraités que nous avons la chance de compter parmi nos voisins. Ce sont des gens ouverts et chaleureux, des Chtimis, quoi ! Chacun avait emmené quelque chose pour notre pendaison de crémaillère, bien que la maison soit encore au stade du taudis à mon sens ! Comme cadeau, ces fameux voisins ont dégoté dans leur grenier ou à Emmaüs, je ne les vois pas débusquer ça ailleurs, un miroir en plâtre avec une affreuse tête de bouc, d’une qualité irréprochable, c’est vrai, mais fin laid, comme dirait ma femme.
– Un Bélier en fait, intervient Martin, le regard dans le vide, cherchant à isoler et ne retenir que les détails importants dans l’incroyable débit de paroles du maçon. Le bouc est le mâle de la chèvre, pas un ovidé.
– Si vous voulez ! De toute façon, moche comme ça, je l’aurais mis aux encombrants dès la semaine suivante si Stéphanie n’avait pas eu peur de vexer les anciens de capter cette horreur sur le trottoir entre les poubelles. J’ai donc cédé. Et puis, il fallait bien qu’elle puisse se regarder pour se maquiller avant de partir à l’hôpital. Alors un coup de marteau plus loin, il était accroché dans l’entrée de la salle de bain. La soirée terminée, vus le chantier et l’heure avancée, on est allé se coucher direct. Comme on dit, il ferait jour le lendemain ! Et c’est cette nuit-là que les « rêves » ont commencé.
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Courant 2009
Gallipouy Airlines blog tenu par « CelticFaustine »
« Salut les blog-potes !
Un ami, c'est une personne avec qui on tisse des liens autour de moments variés, soit bons, soit mauvais. Un tissu relationnel enrichi de petites attentions, de partages, de dialogues, un patchwork de choses mises de part et d'autre qui nourrissent un lien de connivence, de partage et de confiance. Toutefois, cette amitié, on n'y jette pas tout ce qu'on peut mettre dans un lien familial ou amoureux. Il y a même des choses qu'on ne livre pas dans ces deux dernières relations et qu'on garde pour soi, son jardin secret.
Lorsqu'on est différent, soit touché par le handicap, la maladie ou une faculté atypique, on se trouve toujours chanceux lorsque on peut la cacher aux autres, cette différence. Au nom de la sacro-sainte normalité, de ce besoin de rentrer dans le rang inculqué tant par nos gouvernements, nos cultures que par nos religions, pour ne pas dire ancré dans notre ADN. On a tendance à masquer ce qui pourrait nous mettre en retrait ou en difficulté. Or pour rien au monde je n’ai envie de passer pour un phénomène de foire, tant pour préserver mes proches, ma vie privée que pour garder la vie que je me suis construite.
Ainsi ce blog n'est-il pas connu de mes proches et la probabilité pour qu'ils tombent dessus est infime puisque, de toute façon, il faudrait qu'ils fassent le lien entre le personnage de Faustine et la jeune femme qu'ils fréquentent au quotidien. C'est là tout le poids du secret. Ici, sur cette page, je suis libre de parler de mon homosexualité, de dire qu'un prof de math me sort par les yeux ou évoquer ma médiumnité sans que cela ne porte à conséquence sur votre regard. Après tout, ceux qui me voient d'un mauvais œil ne sauraient aller plus loin que des commentaires certes déplaisants, mais très vite effacés une fois le PC éteint. Ici, ma liberté d'expression n'est pas entravée par mon contexte social ou familial. Dans la vraie vie, mes actes comme mes paroles portent à conséquence… »
La Fondation avait élu domicile dans une ancienne abbaye cistercienne, perdue au milieu d’une forêt domaniale. Après la Révolution, l’édifice avait été converti en orphelinat. Mais, suite à la disparition remarquée de plusieurs jeunes gens dans la forêt, celui-ci avait été fermé à la fin du siècle suivant avant d’être racheté des années plus tard par les ancêtres de Martin. Depuis, de nombreux travaux avaient dû être entrepris pour restaurer les lieux laissés dans un état déplorable, signes indéniables des maltraitances perpétrées là durant des décennies.
Lorsque Faustine y entamait sa troisième saison de formation, elle n’était pas encore assez affûtée pour ressentir les nombreux témoignages des souffrances imprimées dans certaines ailes du bâtiment. Elle avait d’abord acquis les fondamentaux de toute activité liée au paranormal, à commencer par délier le vrai du faux entre les fantasmes véhiculés par la fiction depuis des siècles et les faits qualifiés. Dans un second temps, elle apprendrait la mise en sécurité, la préservation de son identité comme de ses objectifs sous la forme d’ateliers et de mises en situation, d’improvisation et de simulations variées. Il fallait être préparé à toute éventualité, tant humaine que non ordinaire.
Des pires rencontres qu’on peut faire en fouinant autour d’un phénomène inexpliqué, c’est certainement des humains dont il faut se méfier le plus. De l’autre côté, ce n’est guère plus risqué que d’aller au zoo, si on prend soin de ne pas mettre la main derrière les barreaux. En définitive, la plupart des inhumains sont aussi indifférents à notre réalité que nous ne soupçonnons guère leur présence depuis des millénaires. L’Humanité a été lentement conditionnée pour ne plus penser à eux, aussi ont-ils fini par nous ignorer à leur tour, dans leur grande majorité. Les portes demeuraient, mais devaient rester fermées pour la sécurité de tous. La Fondation veillait donc depuis longtemps à ce que celles-ci ne soient ni découvertes ni rouvertes. Martin expliquait qu’il n’avait pas fallu grand-chose pour que les mauvaises habitudes prennent le pas sur la discipline :
– La normalité était depuis toujours une condition intrinsèque à l’acceptation des individus dans nos sociétés. Ce n’était pas une mauvaise idée au départ, parce que les conditions établies à l’origine tenaient surtout compte de comportements susceptibles de suggérer une influence directe d’intelligences inhumaines. Mais siècle après siècle, le pouvoir a passé de main en main, les normes évolué et les préjugés fini par prendre le pas sur le savoir. Des livres avaient bien été écrits sur la base des témoignages des anciens. L’interprétation de ces livres devint cependant la nouvelle ligne de conduite, davantage que leur contenu. L’éducation prodiguée par les érudits à ceux qui ne savaient pas lire, pendant des millénaires, produisit des parties de téléphone arabe en cascade, et n’en sont sortis que de profonds préjugés et d’intolérables inégalités, toujours ancrés dans nos sociétés actuelles, et prompts à s’accroître aux moindres périodes difficiles. À l’échelle de notre réalité, le jugement de valeur sur la couleur de peau, l’inégalité avec les femmes, le mépris des plus faibles, tout cela s’est mis en place et enraciné dans les mentalités comme autant de fondations quasi inébranlables.
Les grands courants religieux s’étaient enracinés, même les guerres et les dictatures à côté n’avaient laissé plus de traces que des chiures de mouche à l’échelle de l’Histoire de l’Humanité. Seulement l’intensité de leurs horreurs permettait de reléguer au second plan la persistance de ces quelques mouvements, prônant quant à eux des symboles positifs, la culture, l’altruisme et l’amour, vernis détournant l’attention d’une fortune inestimable et d’un pouvoir absolu.
– Un seul levier leur suffisait pour mettre en place ce système, la peur de la mort opposée à la promesse d’une survivance, expliqua le professeur. On ne sait pas si l’emploi de cette peur fut instauré par l’Ordre lui-même, duquel nous tenons notre savoir, qui avait assuré sa survivance jusqu’à manquer disparaître pendant l’Inquisition. Je dis bien pendant et non à cause de. La culture populaire fait souvent l’amalgame entre l’Inquisition, l’Église et la plupart des épouvantables crimes en grande partie perpétrés par des tribunaux improvisés, dirigés par des notables locaux, voire des villages entiers, de façon indépendante et malheureusement souvent arbitraire. L’Ordre qui a précédé notre jeune et modeste Fondation est seulement connu des plus érudits théologiens. Nous sommes cependant les seuls à avoir hérité de son savoir ancestral que je vais vous dispenser. On lui doit la plupart de ces comptines que vous chantiez enfants, largement reprises et diluées à travers les âges par la culture populaire, tout comme les gravures qui composaient les jeux de tarot ont fini par céder la place à d’innocentes scènes de vie quotidienne. Mais, grâce à ces moyens détournés, les connaissances sur l’entre-deux ont survécu à des siècles d’obscurantisme imbécile, dont la fange éclabousse encore largement la dentelle de nos manières élaborées, aux points ridiculement fragiles lorsque se fait sentir la pression de la première épidémie ou aux prémices d’une guerre.
De l’avis de Faustine, la pièce choisie pour les leçons était démesurée et particulièrement fraîche, malgré les grandes vitres qui donnaient sur un jardin lumineux. L’ancien réfectoire des orphelins donnait en effet l’impression de s’étirer inutilement en longueur. Les voûtes d’ogives en brique du plafond rebondissaient sans fin, de colonne en colonne, au pied desquelles le sol carrelé de noir et de blanc, fendu par endroits, renvoyait à l’austérité des temps passés. Empilés simplement au bout de cette immense salle, ses tables et ses bancs d’origine avaient été restaurés et servaient toujours, lors de séminaires internationaux, par exemple. En temps normal, seule une paire de tables et quelques chaises plus confortables meublaient cet endroit, du côté des fenêtres, où les quelques francophones hébergés cette saison frissonnaient de certaines anecdotes dont leur enseignant émaillait ses leçons.
Martin dirigeait celles-ci, mais aussi les cours en allemand, en espagnol et en arabe. D’autres formateurs qui partageaient le savoir des « initiés » dans d’autres idiomes tenaient eux-aussi des sessions de trois à cinq personnes. Faustine n’avait donc suivi que les cours de ce mentor, duquel elle acquit rapidement la certitude de ses supériorités culturelle et intellectuelle. Elle développerait un profond attachement à son égard. Elle l’assimilerait même un temps à un proche, pour compenser quelque part le fait de ne pratiquement pas connaître ses grand-parents, d’avoir grandi loin de la Bretagne natale de ses géniteurs.
– Au final, peu importent la connaissance de l’entre-deux, voire de l’au-delà ou même la seule certitude de leur existence par les prédicateurs, tant que les ouailles sont convaincues en masse d’une tutelle divine, voire d’une forme de jugement aussi incontournable que l’issue de leurs vies terrestres. Les quelques réfractaires à ces notions implantées dès l’enfance dans la plupart des dogmes, n’ont jamais eu l’aura nécessaire pour prétendre enrayer la machine mystique dont la longévité défie jusqu’aux plus anciennes traces de notre existence sur cette planète. Oui, jeune homme ?
– Vous estimez donc que les courants religieux devraient disparaître ? intervient l’un des auditeurs autorisé ici à le faire, dont Faustine n’a pas encore appris le nom, l’ayant jugé trop familier d’emblée avec elle.
– On pourrait en effet conclure cela de mon discours si je n’abordais pas l’impact de cette situation sur la réalité non ordinaire. La parole est créatrice. Voilà une phrase que vous avez déjà dû entendre, qui a été largement reprise, même si peu de gens savent la teneur exacte de celle-ci. Vous voyez, lorsqu’un certain nombre de personnes finit par croire en la même chose, cela donne de la substance à celle-ci dans l’entre-deux. Dès lors cette forme d’énergie collective peut à son tour rétroagir sur la matière et les événements. Cette force s’appelle un égrégore. Ah ! Certains sont déjà coutumiers de cette appellation, à ce que je vois. Comme un banc de poissons forme virtuellement un plus gros poisson devant un prédateur isolé, cette entité constitue une barrière entre notre réalité et la plupart des créatures qui évoluent dans l’entre-deux. Celles-ci auraient pu nous réduire à néant sans même s’en apercevoir, comme une personne lambda piétine une motte sans même avoir conscience de détruire une fourmilière.
L’image parla aussitôt aux jeunes gens qui étaient pendus aux lèvres de Martin, même si Faustine ne captait pas toutes les notions qui se succédaient dans la bouche de l’orateur :
– Les courants religieux sont donc autant de piliers que nous alimentons tous ensemble pour former un dôme protecteur autour de notre monde, un peu à l’image de ces colonnes qui portent les voûtes de cette salle. Évidemment, cela n’empêche pas le salpêtre de s’infiltrer ça et là, au revêtement de subir l’assaut de notre respiration et de s’écailler de ci, de là. Les incursions néfastes ou même inconscientes dans notre réalité existent. L’une provoquera une catastrophe naturelle, l’autre une défaillance électronique inexplicable. Malgré tout, à force d’ajustements, au même titre que la nature a varié sa palette selon le climat et les possibilités du lieu, notre capacité d’adaptation a autorisé la survie de notre espèce face à cette menace pratiquement intangible, la progression de notre culture et de notre civilisation jusqu’au niveau, certes modeste, auquel nous sommes parvenus aujourd’hui. Finalement, sur la base de sacrifices hélas toujours perceptibles à notre époque, notamment les inégalités de classe et de genre qui persistent entre les humains, nous avons survécu dans un contexte résolument plus hostile qu’il n’y paraît. Pouvions-nous tous sentir l’invisible à l’origine, par une connexion moins ténue à ce milieu ? Ou bien certains éléments tels que vous ont-ils montré la voie à l’époque, capables de ressentir les lignes de fuite entre les mondes ? Empirisme ou perception extrasensorielle ? Nous avons un début de réponse dans les édifices religieux hérités du passé. Leur orientation, le choix de leur emplacement, tout cela constitue la marque d’une connaissance profonde, et non le fruit du hasard. Plus nous creusons notre passé, plus celui-ci donne des clefs pour réduire le scepticisme. Et si le doute persiste entre ces murs, je vous invite à remonter aux sources de la conception de la cathédrale de Chartres ou la genèse du magnifique site de Rocamadour. Vous soulèverez probablement davantage de questions que vous n’aurez de certitudes à leur confronter. Je vous sens pensive, Faustine. Tout va bien ?
Il avait pris l’habitude de vouvoyer tous ses nouveaux élèves, fussent-ils aussi proches de lui que la rousse, qui en effet sentait une forme d’appréhension lui serrer le ventre à mesure que le discours de Martin dessinait les contours de l’univers qu’elle commençait tout juste à percevoir. Elle fit un timide non de la tête, mais il n’en fallut pas davantage au mentor pour rebondir :
– Oui, il va être question de forces surnaturelles. Oui, il y a une réalité autre, autour de nous en ce moment même, mais que les choses soient claires. La fréquence de ce genre de manifestations reste extrêmement faible. En comparaison, vous serez frappés cent fois par la foudre avant de tomber sur un vrai cas d’infestation. Et vous passerez encore cent fois à côté de manifestations mineures de présence surnaturelle avant de croiser une personne ou un objet désaccordés. Certes, vous êtes plus sensibles à ces événements. Cela dit, cela ne change pas notre contexte, sauf si vous commencez à focaliser vos pensées sur vos peurs. J’y reviendrai plus tard, mais les intentions que vous nourrissez influent directement sur la nature des convergences que vous vivrez. Nourrissez la joie et la bonne humeur, vous ne ferez pas fuir les problèmes, mais vous serez mieux armés pour y faire face. Même si la vie vous offre dix raisons de pleurer, trouvez-en une onzième de sourire. Aussi noire que soit la nuit, il suffira toujours de la lueur d’une bougie pour en déchirer le voile.